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VOYAGE
D'UN NATURALISTE
AUTOUR DU MONDE
AUTRES OUVRAGES DE CHARLES DARWIN
L’ Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Lulte pour
l'existence dans la nature. traduit d’après la sixième édition, par
J.-J. Mouunié. 1 vol. in-8°.
La Descendance de l'homme et la Sélection sexuelle, traduit par J.-J. Mou-
LINIÉ, avec préface par Carl Vogt. Deuxième édition, revue par
* M. E. Bargier. 2 vol. in-8° avec gravures.
De la Variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication,
traduit par J.-J. MouuinNté, avec préface par Carl Vogt. 2 vol. in-8° avec
gravures.
De la Fécondation des orchidées par les insecies el du bun résultat du croi-
sement, traduit par L. RÉRoLLE. In-8° avec gravures.
L'Ecpression des émotions chez l'homme et les animaux, traduit par Samuel
Poza et René Benoit. 4 vol. in-8° avec gravures et photographies
PARIS. — TYPOGRAPHIE A. HENNUYER, RUE D'ARCET, 7.
VOYAGE
D'UN NATURALISTE
AUTOUR DU MONDE
FAIT A BORD DU NAVIRE LE BEAGLE
DE 1831 A 1836
PAR
CHARLES DARWIN, M.A., F.R.S., ETC.
TRADUIT DE L ANGLAIS
PAR M. ED. BARBIER
PARIS
C. REINWALD ET Ce, LIBRAIRES-EDITEURS
15, RUE DES SAINTS-PERES, 13
1873
Tous droits réservés
Archibaid Cary Cooiicga
and
Clarence Leonard Hay
Arril 7, 1799.
nw
PRÉFACE DE L'AUTEUR
J'ai dit dans la préface de la première édition de cet
ouvrage, et dans la partie zoologique du Voyage du Beagle,
à la suite de quelles circonstances je fus amené à me join-
dre à cette expédition autour du monde. Le capitaine
Fitz-Roy, commandant de l'expédition, désirait avoir un
naturaliste à bord de son navire et offrait de lui céder
partie de son appartement. Je me présentai, et, grâce à
l’obligeance du capitaine Beaufort, ingénieur hydrographe,
les lords de l'Amirauté voulurent bien accepter mes ser-
vices. Qu'il me soit donc permis d'exprimer toute ma re-
connaissance au capitaine Fitz-Roy, car c'est à lui que je
suis redevable d'avoir pu étudier l'histoire naturelle des
différents pays que nous avons visités. J'ajoute que, pen-
dant les cinq années que nous avons passées ensemble,
j'ai toujours trouvé'en lui un ami sincère et dévoué. Je
désire aussi exprimer toute ma gratitude aux officiers du
Beagle‘, qui ont toujours été pleins de bonté pour moi.
Ce volume contient, sous forme de journal, l'histoire
de notre voyage et quelques brèves observations sur l'his-
toire naturelle et la géologie qui m ont semblé de nature
à intéresser le public. Dans cette nouvelle édition, j'ai
considérablement raccourci quelques parties et j'en ai
1 Je saisis cette occasion pour remercier tout particulièrement M. Bynoe,
médecin du Beagle, qui m'a soigné avec le plus grand dévouement à Val-
paraiso.
L
ll PREFACE DE L AUTEUR.
étendu quelques autres, afin de rendre le volume plus
accessible 4 tous les lecteurs. Mais les naturalistes vou-
dront bien se souvenir que, pour les détails, il leur faut
consulter les grandes publications qui comprennent les
résultats scientifiques de l'expédition. Ainsi, l’ouvrage
traitant l'histoire naturelle de l’expédition contient un
Mémoire du professeur Owen, sur les mammifères fos-
siles ; un Mémoire de M. Waterhouse, sur les mammifères
vivants ; un Mémoire de M. Gould, sur les oiseaux ; un Mé-
moire du révérend L. Jenyns, sur les poissons; et un Mé-
moire de M. Bell, sur les reptiles. J'ai ajouté à la description
de chaque espèce quelques observations sur ses habitudes
et son habitat. Ces travaux, que je dois au zèle désintéressé
de ces savants, n'auraient pas pu être entrepris sans la libé-
ralité des lords commissaires du Trésor qui, sur la de-
mande du chancelier de l'Echiquier, ont bien voulu nous
allouer une somme 1 000 livres sterling pour défrayer par-
tie des dépenses que nécessitait cette publication.
J'ai publié moi-même quelques volumes sur la struc-
ture et la distribution des récifs de corail: sur les Iles volca-
niques visitées pendant le voyage du Beacte; et sur la
Géologie de l'Amérique méridionale. Le sixième volume des
Geological Transactions contient deux Mémoires que j'ai
écrits sur les Blocs erratiques et sur les Phénoménes volca-
niques dans l'Amérique méridionale. MM. Waterhouse,
Walter, Newman et White ont publié déjà plusieurs Mé«
moires intéressants sur les insectes que j'ai recucillis et
j'espère qu’il en sera publié d’autres encore, Le docteur
J. Hooker doit donner, dans son grand ouvrage sur la Flore
de l'hémisphère austral, la description des plantes que j'ai
rapportées des parties méridionales de l'Amérique. 11 a
d’ailleurs publié dans les Linnean Transactions un Mé-
moire séparé sur la flore de l'archipel Galapagos. Le pro-
fesseur Henslow a publié une liste des plantes que j'ai
PRÉFACE DE L'AUTEUR. Ill
recueillies aux îles Keeling ; et le révérend J.-M. Berkeley
a décrit mes plantes cryptogames.
J'aurai d'ailleurs le plaisir d'indiquer, dans le courant
de cet ouvrage, l'assistance que m'ont prétée plusieurs
autres naturalistes distingués. Mais qu'il me soit permis
ici de remercier sincèrement le professeur Henslow, car
c'est lui qui, alors que je suivais les cours de l'Université
de Cambridge, m'a donné le goût de l’histoire naturelle ;
c'est lui qui, pendant mon absence, a bien voulu se char-
ger des collections que j'envoyais de temps en temps en
Angleterre; c'est lui enfin qui, par ses lettres, a dirigé mes
recherches, et qui, en un mot, s’est toujours montré pour
moi l’ami le pfus dévoué.
Juin 4845.
SECONDE PRÉFACE
de profite d’une nouvelle édition de mon journal pour
corriger quelques erreurs. J'ai dit à la page 38 que la
plus grande partie des coquillages enfouis avec les mam-
mifères éteints à Punta Alta, près de Bahia Blanca, appar-
tenaient à des espèces encore existantes. Ces coquillages
ont été depuis examinés par M. Alcide d’Orbigny et il
déclare que tous sont récents (Observations géologiques
dans l'Amérique méridionale, p. 83). M. Auguste Bravard
a dernièrement décrit cette région dans un ouvrage espa-
gnol (Observaciones geologicas, 1857); il exprime l'opinion
que les ossements des mammifères éteints, se trouvant
dans les couches inférieures des Pampas, ont été entraînés
par les eaux et qu'ils ont été subséquemment enfouis avec
des coquillages encore existants. Mais j’avoue que les re-
marques de M. Rravard ne sont pas de nature à me con-
vaincre. Il croit, en effet, que tout l'énorme dépôt des
Pampas, comme les dunes de sable, est de formation sous-
aérienne; cela me semble une théorie insoutenable.
Jc donne à la page 406 une liste des oiseaux habitant
l'archipel Galapagos. De nouvelles recherches ont prouvé
que quelques-uns de ces oiseaux, que l'on croyait alors
confinés dans ces îles, se trouvent sur le continent amé-
ricain. M. Sclater, l’éminent ornithologue, m'apprend que
VI SECONDE PRÉFACE.
tel est le cas pour le Stria punctatissima, pour le Pyroce-
phalus nanus et probablement aussi pour l'Otus galapa-
goensis et pour le Zenatda galapagoensis. Ainsi donc, le
nombre des oiseaux indigènes sa réduit à vingt-trois, ou
probablement à vingt et un. M. Sclater croit qu'une ou
deux de ces espèces indigènes sont plutôt des variétés que
des espèces, ce qui m'a toujours paru fort probable.
Le docteur Günther (Zoolog. Soc., 24 janvier 1859) af-
firme que le serpent dont je parle, p. 409, et que, d’après
M. Bibron, je considère comme identique avec l'espèce
chilienne, est une espèce particulière qui n'habite aucun
autre pays.
{er février 1860,
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
Le Voyage d'un naturaliste autour du monde, écrit à la
demande du capitaine Fitz-Roy, faisait partie dans le prin-
cipe de la relation que le commandant du Beagle a publiée
en 1839. M. Charles Darwin, après avoir revu son journal
de voyage, en fit paraître une seconde édition en 1845.
Cet ouvrage a été alors stéréotypé et n'a pas été modifié
dans les éditions subséquentes.
Faut-il regretter que cet intéressant récit de voyage soit
resté tel que l’auteur l’a écrit il y a trente ans? Sans doute
la science a, depuis cette époque, fait d'énormes progres ;
sans doute les différents pays qu'a visités M. Darwin ont
complétément changé d'aspect et quelques-uns, presque
déserts alors, sont aujourd'hui de puissants Etats. Mais
ces quelques imperfections, si on peut employer cette
expression, ne sont-elles pas compensées et au delà par
la saveur toute particulière qu'offre un ouvrage datant de
la jeunesse de l'illustre naturaliste? n'est-il pas, en
outre, profondément intéressant d'assister à l’éclosion des
idées que M. Darwin devait plus tard exposer avec tant
d'autorité et de génie dans son ouvrage sur l'Origine des
espèces? Ecoutons d'ailleurs le jugement que, dans son
Histoire de la création, M. Heckel porte sur cet ouvrage :
« À peine âgé de vingt-deux ans, en 1831, M. Darwin
fut appelé à prendre part à une expédition scientifique,
envoyée par le gouvernement anglais pour reconnaître en
Vill PREFACE DU TRADUCTEUR.
détail l'extrémité méridionale du continent américain et
explorer divers points de la mer du Sud. Comme beaucoup
d'autres expéditions célèbres préparées en Angleterre,
celle-ci était chargée de résoudre à la fois des problèmes
scientifiques et des questions pratiques relatives à l'art
nautique. Le navire, commandé par le capitaine Fitz-
Roy, portait un nom symboliquement frappant : il s'ap-
pelait le Beagle, c'est-à-dire le Limier. Le voyage du
Beagle, qui dura cinq ans, eut la plus grande influence sur
le développement intellectuel de Darwin, et dès lors,
quand il foula pour la première fois le sol de l'Amérique
du Sud, germait en lui l'idée de la théorie généalogique
que plus tard il réussit à développer complétement. La
relation du voyage a été écrite par Darwin, sous une forme
très-intéressante, et, chemin faisant, je vous en recom-
mande la lecture. Dans cette relation, bien supérieure à
la moyenne habituelle de ces sortes d'ouvrages, on fait
non-seulement connaissance avec l’aimable personnalité
de Darwin, mais encore on trouve des traces nombreuses
de la voie qu'il a suivie pour arriver à ses idées. »
E. BARBIER.
VOYAGE DUN NATURALISTE
AUTOUR DU MONDE
CHAPITRE | ©
Porto-Praya. — Ribeira-Grande. — Poussière atmosphérique chargée d’infu-
soires. — Habitudes d’une limace de mer et d’un poulpe. — Rochers de Saint-
Paul; ils ne sont pas d’origine volcanique. — Incrustations singulières. — Les
insectes sont les premiers colons des tles. — Fernando-Noronha. — Bahia. —
Rocs polis. — Habitudes d’un Diodon. — Conferves et infusoires marins. —
Causes de la coloration de la mer.
San-lago. — Iles du Cap-Vert.
Après avoir été deux fois repoussé par de terribles tempêtes
du sud-ouest, le vaisseau de Sa Majesté le Beagle, brick de dix
canons, sous le commandement du capitaine Fitz-Roy, de la
marine royale, sortit du port de Devonport le 27 décembre 1831.
L'expédition avait pour mission de compléter l’étude des côtes de
la Patagonie et de la Terre de Feu, étude commencée sous les
ordres du capitaine King, de 1826 à 1830 — de relever les plans
des côtes du Chili, du Pérou et de quelques îles du Pacifique —
et enfin de faire une série d'observations chronométriques autour
du monde. Le 6 janvier, nous arrivons à Ténériffe, où l’on nous
empêche de débarquer dans la crainte que nous n’apportions le
choléra. Le lendemain matin, nous voyons le soleil se lever
derrière la rugueuse silhouette de la plus grande des îles Canaries;
il illumine tout à coup le pic de Ténériffe, pendant que les
parties inférieures de l’île sont encore voilées de légères vapeurs:
première journée délicieuse, suivie de tant d’autres dont le
souvenir ne s’effacera jamais. Le 46 janvier 1832, nous jetons
l'ancre à Porto-Praya, dans l’île San-Jago, l’île la plus considé-
rable de l’archipel du Cap-Vert.
4
2 SAN-IAGO. —— ILES DU CAP-VERT.
Vu de la mer, le voisinage de Porto-Praya offre un aspect
désolé, Les feux volcaniques du passé, la chaleur brûlante d’un
soleil tropical ont, presque partout, rendu le sol impropre à
supporter la moindre végétation. Le pays s'élève en plateaux
successifs, coupés de quelques collines affectant la forme de cônes
tronqués, et une chaîne irrégulière de montagnes plus élevées
borne l'horizon. Le paysage, contemplé à travers l’atmosphère
brumeuse particulière à ce climat, offre un grand intérêt, en
admettant toutefois qu’un homme qui vient de débarquer et
qui traverse pour la première fois un bosquet de cocotiers puisse
songer à autre chose qu’au bonheur qu’il ressent. On pense
probablement, avec beaucoup de raison d’ailleurs, que cette île
est fort insignifiante; mais pour qui n'a jamais vu que les paysages
de l’Angleterre, l'aspect tout nouveau d’une terre absolument
stérile possède une sorte de grandeur qu'une végétation plus
abondante détruirait entièrement. C’est à peine si l’on peut
découvrir une seule feuille verte dans toute l'étendue de ces
immenses plaines de lave; cependant des troupeaux de chèvres
et quelques vaches parviennent à trouver leur subsistance dans ces
lieux désolés. Il pleut rarement, sauf pendant une petite partie de
l’année; la pluie tombe alors à torrents, immédiatement après, une
abondante végétation envahit chaque crevasse. Ces plantes se fanent
d'ailleurs presque aussi vite qu'elles ont poussé et les animaux se
nourrissent de ce foin naturel. Lors de notre séjour, il n'avait pas
plu depuis un an. A l’époque de la découverte de l’île, le voisinage
de Porto-Praya était ombragé d'arbres nombreux! dont la des-
truction, ordonnée avec tant d’insouciance, a causé ici, comme à
Sainte -Hélène et dans quelques - unes des îles Canaries, une
stérilité presque absolue. Des buissons d’arbrisseaux dépourvus
de feuilles occupent la partie inférieure de vallées larges et plates,
qui, pendant les quelques jours de la saison des pluies, se trans-
forment en rivières. Bien peu de créatures vivantes habitent ces
vallées ; l’oiseau le plus commun est un martin-pêcheur (Alcedo
tagoensis), qui se pose stupidement sur les branches du ricin et
s’élance de là pour saisir les sauterelles et les lézards. Cet oiseau
porte de vives couleurs, mais il n’est pas aussi beau que l'espèce
européenne ; il diffère aussi considérablement de son congénère
1 J’emprunte ce fait au docteur E. Dieffenbach, qui l’a constaté dans la tra-
duction allemande de la première édition de ce journal.
RIBRINA -GRANDE. 8
d'Europe par sa manière de voler, par ses habitudes et par
son affection pour les vallées les plus séches, qu’il habite ordinai-
rement.
Je me rends, en compagnie de deux des officiers du vais-
seau, à Ribeira-Grande, village situé à quelques kilomètres à l’est
de Porto-Praya. Jusqu'à la vallée de Saint-Martin, le paysage
conserve son aspect brun monotone, mais là, un petit cours d’eau
donne naissance à une riche végétation. Une heure après, nous
arrivons à Ribeira-Grande et nous sommes tout surpris de nous
trouver en présence d’une grande forteresse en ruines et d’une
cathédrale. Avant l’ensablement de son port, ce petit village était.
la ville la plus considérable de l’île; l’aspect de ce village, quelque
pittoresque que soit sa position, n’est pas sans provoquer une pro-
fonde mélancolie. Nous prenons pour guide un pâtre nègre et
pour interprète un Espagnol qui a fait la guerre de la Péninsule ;
ils nous font visiter une multitude d’édifices et principalement une
ancienne église où sont enterrés les gouverneurs et les capitaines
généraux de l'île. Quelques-unes de ces tombes portent la date
du seizième siècle ‘, et, seuls, les ornements héraldiques qui les
recouvrent nous rappellent l’Europe dans ce coin perdu. Cette
église, ou plutôt cette chapelle, forme un des côtés d’une place au
milieu de laquelle croît un bosquet de bananiers ; un hôpital con-
tenant environ une douzaine de misérables habitants occupe un
des autres côtés de la même place.
Nous retournons à la venda pour diner. Une foule considérable
d'hommes, de femmes et d'enfants, tous aussi noirs que le jais, se
réunissent pour nous examiner. Notre guide et notre interprète,
fort joyeux compagnons, éclatent de rire à chacun de nos gestes,
à chacune de nos paroles. Avant de quitter la ville, nous visitons
la cathédrale, qui ne nous paraît pas aussi riche que la petite
église, mais qui s’enorgueillit de la possession d’un petit orgue
aux sons singulièrement peu harmonieux. Nous donnons quelques
shillings au prêtre nègre, et l'Espagnol, lui caressant la tête, dit
avec beaucoup de candeur qu’il pense que la couleur de la peau
a peu d'importance. Nous retournons alors à Porto-Praya aussi
vite que nos poneys peuvent nous porter.
Un autre jour, nous partons à cheval pour aller visiter le village
3 Les files du Cap-Vert ont été découvertes en 1449. Nous avons vu la tombe
d’un évêque qui porte la date de 1571; une autre tombe, ornée d’un écusson
composé d’une main et d’un poignard. porte la date de 1497,
4 SAN-IAGO. —— ILES DU CAP-VERT.
de Saint-Domingo, situé presque au centre de l’île. Nous trouvons,
au beau milieu d’une plaine, quelques acacias rabougris; les
vents alizés, soufflant continuellement dans la même direction,
ont courbé le sommet de ces arbres de telle sorte que, quelque-
fois, le sommet forme un angle droit avec le tronc. La direction
des branches est exactement nord-est par nord, et sud-ouest par
sud ; ces girouettes naturelles doivent indiquer la direction domi-
nante des vents. Le passage des voyageurs laisse si peu de traces
sur ce sol aride, que là nous nous égarons et, pensant aller à
San-Domingo, nous nous dirigeons sur Fuentes. Nous ne nous
apercevons de notre erreur qu'après notre arrivée à Fuentes, fort
heureux d'ailleurs de nous être trompés. Fuentes est un joli village
bâti sur le bord d’un petit ruisseau ; là tout paraît prospérer, a
l'exception toutefois de ce qui devrait prospérer le plus, les
habitants. Nous rencontrons de nombreux enfants noirs, com-
plétement nus et paraissant fort misérables; ils portaient des
paquets de bois 4 briler presque aussi gros qu’eux.
Nous voyons auprés de Fuentes une bande considérable de
pintades, il y en avait au moins cinquante ou soixante ; ces oiseaux,
extrêmement sauvages, ne se laissent pas approcher. Dès qu'ils
nous apercoivent, ils prennent la fuite, tout comme le font les
perdrix les jours pluvieux de septembre, en courant la téte ren-
versée en arrière. Si on les poursuit, les pintades s’envolent immé-
diatement.
Le paysage qui entoure San-Domingo possède une beauté à
laquelle on est loin de s'attendre quand on considère le caractère
triste et sombre du reste de l’île. Ce village est situé au fond d’une
vallée environnée de hautes murailles déchiquetées de laves stra-
tifiées. Ces rochers noirs forment un contraste frappant avec le
vert splendide de la végétation qui borde un petit ruisseau d’eau
très-claire. Nous arrivons par hasard un jour de grande fête, et
le village est encombré de monde. En revenant, nous rejoi-
gnons une troupe composée d'environ une vingtaine de jeunes
négresses habillées avec beaucoup de goût ; des turbans et de grands
châles aux couleurs voyantes font ressortir leur peau noire et leur
linge, aussi blanc que la neige. Dès que nous nous approchons
d'elles, elles se retournent, jettent leurs châles à terre et se
mettent à chanter avec beaucoup d’énergie une chanson sauvage
tout en marquant la mesure en se frappant les jambes avec les
mains. Nous leur jetons quelques vintéms, qu'elles reçoivent en
POUSSIÈRE ATMOSPHÉRIQUE. $
éclatant de rire, et nous les quittons au moment où leur chant
reprend avec plus d'énergie encore.
Un matin, par un temps singulièrement clair, les contours des
montagnes éloignées se détachent de la façon la plus nette sur une
bande de nuages bleu foncé. A en juger par les apparences et par
les cas analogues en Angleterre, je supposai que l’air était saturé
d'humidité. Rien de semblable ; l’hygromètre indiquait une diffé-
rence de 29°,6 entre la température de l'air et le point auquel la
rosée se fût condensée ; différence qui se montait à près du double
de celle que j'avais observée les jours précédents. Des éclairs conti-
nuels accompagnaient cette sécheresse extraordinaire de l’atmos-
phére. N’est-il pas fort remarquable de trouver une transparence
de l’air aussi parfaite jointe à un tel état du temps ?
L’atmosphére est ordinairement brumeuse; cette brume provient
de la chute d’une poussière impalpable qui endommage quelque
peu nos instruments astronomiques. La veille de notre arrivée à
Porto-Praya, j'avais recueilli un petit paquet de cette fine poussière
brune, que la toile métallique de la girouette placée au sommet du
grand mât semblait avoir tamisée au passage. M. Lyell m'a aussi
donné quatre paquets de poussière tombée sur un navire à quel-
ques centaines de milles au nord de ces îles. Le professeur Ehren-
berg‘ trouve que cette poussière est constituée en grande partie
par des infusoires revétus de carapaces siliceuses et des tissus sili-
ceux de plantes. Dans cinq petits paquets que je lui ai envoyés, il a
reconnu la présence de soixante-sept formes organiques différentes!
Les infusoires, à l'exception de deux espèces marines, habitent
tous l’eau douce. A ma connaissance, on a constaté la chute de
poussières identiques dans quinze vaisseaux différents, voguant
sur l’Atlantique à des distances considérables de toute côte. La
direction du vent au moment de la chute de cette poussière, le fait
qu’elle tombe toujours pendant le mois où le harmattan élève, à
des hauteurs considérables dans l'atmosphère, d’épais nuages de
poussière, nous autorisent à affirmer qu'elle vient d'Afrique. Et
cependant, fait fort singulier, bien que le professeur Ehrenberg
connaisse plusieurs espèces d’infusoires particulières à l'Afrique, il .
ne retrouve pas une seule de ces espèces dans la poussière que je
4 Je saisis cette occasion pour remercier cet illustre naturaliste de l'obli-
geance avec laquelle il a examiné un grand nombre de mes spécimens. J’ai
adressé (juin 1845) à la Société de géologie un mémoire complet sur la chute de
cette poussière.
6 SAN-IAGO. =— ILES DU CAP-VERT.
lui ai envoyée; tout au contraire, il y trouve deux espèces que
jusqu’à présent on n’a découvertes que dans l'Amérique du Sud.
Cette poussière tombe en quantité telle, qu’elle salit tout à bord et
qu’elle blesse les yeux ; quelquefois même elle obscurcit l’atmos-
phère à un tel point, que des bâtiments se sont perdus et jetés à la
côte. Elle est souvent tombée sur des vaisseaux éloignés de la côte
d'Afrique de plusieurs centaines de milles et même de plus de
1 000 milles (1600 kilomètres), et à des points distants de plus de
4 600 milles dans la direction du nord au sud. J’ai été fort surpris
de trouver, dans de la poussière recueillie à bord d’un bâtiment, à
300 milles (480 kilomètres) de la terre, des particules de pierre
ayant environ le millième d’un pouce carré, mélangées à des ma-
tières plus fines. En présence de ce fait on n’a pas lieu d’être sur-
pris de la dissémination des sporules beaucoup plus petits et beau-
coup plus légers des plantes cryptogames.
La géologie de cette île constitue la partie la plus intéressante
de son histoire naturelle. Dès qu'on entre dans le port, on aperçoit,
dans la dune qui fait face à la mer, une bande blanche parfaitement
horizontale qui s'étend sur une distance de plusieurs milles le long
de la côte et qui se trouve placée à une hauteur d'environ 45 pieds
(13 mètres) au-dessus du niveau de l’eau. Quand on examine de plus
près cette couche blanche, on trouve qu’elle consiste en matières
calcaires qui contiennent de nombreux coquillages dont la plupart
existent encore sur la côte voisine. Cette couche repose sur d’an-
ciennes roches volcaniques et a été recouverte à son tour par une
coulée de basalte qui a du se précipiter dans la mer, alors que cette
couche blanche renfermant les coquillages reposait au fond des
eaux. Il est fort intéressant de remarquer les modifications apportées
dans la masse friable par la chaleur des laves qui l'ont recouverte ;
partie de cette masse a été transformée en craie cristalline, partie
en une pierre tachetée compacte. Partout où les scories de la
surface inférieure du courant de lave ont touché la chaux, elle se
trouve convertie en groupes de fibres admirablement radiées, res-
semblant à de l’arragonite. Les couches de lave s'élèvent en ter-
rasses successives légèrement inclinées vers l’intérieur, d’où sont
sortis dans l’origine les déluges de pierre en fusion. Aucun signe
d'activité volcanique ne s’est, je crois, manifesté à San-lago depuis
les temps historiques. Il est même rare qu’on puisse découvrir la
forme d’un cratère au sommet des nombreuses collines formées de
cendres rouges, cependant on peut distinguer sur la côte les couches
HABITUDES D'UN POULRE. 7
de lave les plus récentes ; elles forment en effet des lignes de dunes
moins élevées, mais qui s'’avancent beaucoup plus loin que les
laves anciennes; la hauteur relative des dunes indique donc, en
quelque sorte, l’antiquité des laves,
J'observai, pendant mon séjour, les habitudes de quelques ani-
maux marins. Un des plus communs est une grande aplysie.
Cette limace de mer a environ $ pouces de long ; elle est de cou-
leur jaune sale, veiné de pourpre. De chaque côté de la surface
inférieure ou du pied, cet animal porte une large membrane qui
paraît jouer quelquefois le rôle de ventilateur et qui fait passer
un courant d’eau sur les branchies dorsales ou las poumons. Cette
limace se nourrit des herbes marines délicates qui poussent au
milieu des pierres partout où l’eau est houeuse et peu profonde.
J'ai trouvé dans son estomac plusieurs petits cailloux, comme on en
trouve parfois dans le gésier d’un oiseau. Quand on dérange cette
limace, elle émet une liqueur d'un rouge-pourpre fort brillant qui
teint l’eau l’espace d’un pied environ tout autour d'elle. Outre ce
moyen de défense, le corps de cet animal est recouvert d'une sorte
de sécrétion acide qui, placée sur la peau, produit une sensation
de brûlure semblable à celle que produit la physalie ou frégate.
Un Octopus ou poulpe m’a aussi beaucoup intéressé, et j’ai passé
de longues heures à étudier ses habitudes. Bien que communs
dans les flaques que laisse la marée en se retirant, ces animaux ne
s’attrapent pas facilement. Au moyen de leurs longs bras et de
leurs sucoirs, ils parviennent à se fourrer dans des crevasses fort
étroites et, une fois 1a, il faut employer une grande force pour les
en faire sortir, D'autres fois, ils s’élancent, la queue en avant, avec
la rapidité d’une flèche, d’un côté à l’autre de la flaque et colorent
en même temps l'eau en répandant autour d’eux une sorte d’encre
marron foncé. Ces animaux ont aussi la faculté très-extraordinaire
de changer de couleur pour échapper aux regards. Ils semblent
varier les teintes de leur corps selon la nature du terrain sur
lequel ils passent; quand ils se trouvent dans un endroit où l’eau
est profonde, ils revétent ordinairement une teinte pourpre bru-
nâtre ; mais, quand on les place sur la terre ou dans un endroit où
l'eau est peu profonde, cette teinte foncée disparaît pour faire
place à une teinte vert jaunâtre. Si on examine plus attentivement
la couleur de ces animaux, on voit qu'ils sont gris et recouverts
de nombreuses taches jaune vif; quelques-unes de ces taches
varient en intensité, les autres apparaissent et disparaissent conti-
$ ROCHERS DE SAINT-PAUL,
nuellement. Ces modifications de couleur s’effectuent de telle
façon, qu’on dirait voir passer constamment sur le corps de l’animal
des nuages colorés variant du rouge-jacinthe au brun marron !.
Toute partie de leur corps soumise à un léger choc galvanique
devient presque noire; on peut produire un effet semblable,
quoique moins accentué, en leur grattant la peau avec une
aiguille. Ces nuages ou ces bouffées de couleur, comme on pourrait
les appeler, sont produits, dit-on, par l’expansion et par la con-
traction successives de vésicules fort petites contenant des fluides
diversement colorés ?.
Ce poulpe exhibe sa facylté de changer de couleur, et pendant
qu'il nage et pendant qu'il reste stationnaire au fond de l’eau. Un
de ces animaux, qui semblait parfaitement comprendre que je le
surveillais, m’amusait beaucoup en employant tous les moyens pos-
sibles pour se soustraire à mes regards. Il restait immobile pendant
quelque temps, puis il avancait furlivement l’espace d’un pouce
ou deux, tout comme fait le chat qui cherche à se rapprocher
d’une souris; quelquefois il changeait de couleur; il s’avanca
ainsi jusqu'à ce que, ayant atteint une partie de la flaque où l’eau
était plus profonde, il s’élanca en s’enveloppant d’un nuage d’encre
pour cacher le trou où il s’était réfugié.
Plus d’une fois, pendant que je cherchais des animaux marins,
la tête à environ 2 pieds au-dessus des rochers de la côte, je
reçus un jet d’eau en pleine figure, jet accompagné d’un léger bruit
discordant. Tout d’abord je cherchai en vain d’où me venait cette
eau, puis je découvris qu'elle était lancée par un poulpe, et, quoi-
qu’il fût bien caché dans un trou, ce jet me le faisait découvrir.
Cet animal possède certainement le pouvoir de lancer de l’eau, et
je suis persuadé qu'il peut viser et atteindre un but avec assez de
certitude en modifiant la direction du tube ou du siphon qu'il
porte à la partie inférieure de son corps. Ces animaux portent
difficilement leur tête, aussi ont-ils beaucoup de peine à se trainer
quand on les place sur le sol. J’en gardai un pendant quelque temps
dans la cabine et je m’apercus qu'il émet une légère phospho-
rescence dans l’obscurité.
LES ROCHERS DE SainT-Pavt. — En traversant l'Atlantique, nous
mettons en panne, pendant la matinée du 416 février, dans le
1 Term : que j’emprunte à la nomenclature de Patrick Symes.
3 Voir Encyclop. of Anat, and Physiol., art. CEPHALOPODA.
INCRUSTATIONS SINGULIERES. 9
voisinage immédiat de l’île Saint-Paul. Cet amas de rochers est
situé par 0° 58° de latitude nord et 29° 43’ de longitude ouest ; il
se trouve à 540 milles (865 kilomètres) de la côte d'Amérique et
à 350 (560 kilomètres) de l’île de Fernando-Noronha. Le point le
plus élevé de l’île Saint-Paul se trouve à 50 pieds seulement au-
dessus du niveau de la mer; la circonférence entière de l'ile n’at-
teint pas trois quarts de mille. Ce petit point s'élève abruptement
des profondeurs de l’Océan. Sa constitution minéralogique est
fort complexe; dans quelques endroits, le roc se compose de
hornstein ; dans d’autres, de feldspath ; on y trouve aussi quel-
ques veines de serpentine. Fait remarquable : toutes les petites
îles qui se trouvent à une grande distance d’un continent dans le
Pacifique, dans l’Atlantique ou dans l’océan Indien, à l'exception
des îles Seychelles et de ce petit rocher, sont, je crois, composées
de matières corallines ou de matières éruptives, La nature volca-
nique de ces îles océaniques constitue évidemment une extension
de la loi qui veut qu’une grande majorité des volcans, actuelle-
ment en activité, se trouvent près des côtes ou dans des îles au mi-
lieu de la mer et résultent des mêmes causes, qu’elles soient chi-
miques ou mécaniques.
Les rochers de Saint-Paul, vus d’une certaine distance, sont d’une
blancheur éblouissante. Cette couleur est due, en partie, aux excré-
ments d'une immense multitude d'oiseaux de mer et, en partie, à
un revêtement formé d'une substance dure, brillante, ayant l’éclatde
la nacre, qui adhère fortement à la surface des rochers. Si on l’exa-
mine à la loupe, on s'aperçoit que ce revètement consiste en couches
nombreuses extrêmement minces ; son épaisseur totale se monte à
environ un dixième de pouce. Cette substance contient des matières
animales en grande quantité et sa formation est due, sans aucun
doute, à l’action de la pluie et de l’écume de la mer. J'ai trouvé à
l’Ascension et sur les petites îles Abrolhos, au-dessous de quelques
petites masses de guano, certains corps affectant la forme de
rameaux qui se sont évidemment formés de la même manière que
le revêtement blanc de ces rochers. Ces corps ramifiés ressemblent
si parfaitement à certaines nullipores (famille de plantes marines
calcaires fort dures), que dernièrement, en examinant ma collection
un peu à la hâte, je ne m’apercus pas de la différence. L’extrémité
globulaire des rameaux a la même conformation que la nacre,
ou que l’émail des dents, mais elle est assez dure pour rayer le verre.
Peut-être ne serait-il pas hors de propos de mentionner ici que,
10 ROCHERS DE SAINT-PAUL.
sur une partie de la côte de l’Ascension où se trouvent d'immenses
amas de sable coquillier, l’eau de la mer dépose, sur les rochers
exposés à l’action de la marée, une incrustation qui ressemble à
certaines plantes cryptogames (Marchantia) qu’on remarque sou-
vent sur les murs humides ; on pourra juger de cette ressemblance
par la figure suivante. La surface des feuillages est admirablement
lustrée; les parties qui se trouvent pleinement exposées à la
lumière sont noir de jais, mais celles qui se trouvent sous un
rebord de rocher restent grises. J'ai montré à plusieurs géologues
des spécimens de ces incrustations, et tous ont été d'avis qu’elles
ont une origine volcanique ou ignée ! La dureté et la diaphanéité
de ces incrustations, leur poli, qui est aussi parfait que celui des
plus beaux coquillages, l'odeur qu’elles émettent et la perte de leur
couleur quand on les soumet à l'action du chalumeau, tout prouve
* leur intime analogie avec les coquillages marins vivants. On sait,
en outre, que, dans les coquillages, les parties habituellement
recouvertes ou masquées par le corps de l’animal ont une couleur
plus pâle que celles qui sont pleinement exposées à la lumière,
fait qui, nous venons de le voir, se trouve exact pour ces incrus-
tations.
Quand nous nous rappelons que la chaux, sous forme de phos-
phate ou de carbonate, entre dans la composition des parties
dures, telles que les os et les coquilles de tous les animaux vivants,
il est fort intéressant, au point de vue physiologique, de trouver
des substances plus dures que l'émail des dents, des surfaces colo-
rées aussi bien polies que celles d’un coquillage, affectant aussi la
forme de quelques-unes des productions végétales les plus infimes,
FAUNE. il
reconstituées avec des matières organiques mortes par des moyens
inorganiques '.
On ne trouve que deux sortes d’oiseaux sur Jes rochers de Saint-
Paul : le fou et le benét. Le premier est une espace d’oie, le second
un sterne. Ces deux oiseaux ont un caractère si tranquille, si bête,
ils sont si peu accoutumés à recevoir des visiteurs, que j'aurais
pu en tuer autant que j'aurais voulu avec mon marteau de
géologue. Le fou dépose ses œufs sur le roc nu; le sterne, au
contraire, construit un nid fort simple avec des herbes marines. A
côté d’un grand nombre de ces nids se trouvait un petit poisson
volant que le mâle, je le suppose, avait apporté pour la femelle en
train de couver. Un gros crabe fort actif (Grapsus) qui hubite les
crevasses du rocher me donnait un spectacle fort divertissant ; dès
que j'avais dérangé la couveuse, il venait voler le poisson placé
auprès du nid. Sir W. Symonds, une des quelques personnes qui
ont débarqué sur ces rochers, me dit qu’il a vu ces mêmes
crabes prendre les jeunes oiseaux dans les nids et les dévorer. Il ne
pousse pas une seule plante, pas même un seul lichen sur cette
ile ; cependant plusieurs insectes et plusieurs araignées l’habitent.
Voici, je crois, la liste complète de la faune terrestre : une mouche
(Olfersea) qui vit sur le fou et un acarus qui a dû être importé par
les oiseaux dont il est le parasite ; un petit ver brun qui appartient
à une espèce qui vit sur les plumes; un scarabée (Quedius) et un
cloporte qui vit dans les excréments des oiseaux; enfin de nom-
breuses araignées qui, je Je suppose, chassent activement ces petits
compagnons des oiseaux de mer. Il y a tout lieu de croire que
Ja description si souvent répétée, d’après laquelle de magnifiques
palmiers, de splendides plantes tropicales, puis des oiseaux et enfin
l’homme s'emparent, dès leur formation, des îles coraliennes du
Pacifique, il y a tout lieu de croire, dis-je, que cette description
n’est pas tout à fait correcte. Au lieu de toute cette poésie, il faut
1 M. Horner et sir David Brewster ont décrit (Philosophical Transactions,
1836, p. 65) une singulière « substance artificielle ressemblant à la nacre». Cette
substance se dépose en lames brunes, minces, transparentes, admirablement po-
lies, possédant des propriétés optiques particulières à l’intérieur d’un vase dans
lequel on fait rapidement tourner dans l’eau un tissu enduit d’abord de glu, puis
de chaux. Cette substance est beaucoup plus molle, plus transparente, et con-
tient plus de matières animales que les incrustations naturelles de l’Ascension ;
mais c'est encore là une preuve de la facilité avec laquelle le carbonate de chaux
et les matières animales se combinent pour former une substance solide ressem-
blant à de la nacre.
42 FERNANDO-NORONHA.
malheureusement le dire pour rester dans le vrai, les premiers ha-
bitants des terres océaniques nouvellement formées consistent
en insectes parasites qui vivent sur les plumes des oiseaux ou se
nourrissent de leurs excréments, outre d’ignobles araignées.
Le plus petit rocher des mers tropicales sert de support à d’in-
nombrables sortes de plantes marines, à des quantités incroyables
d'animaux mi- partie végétaux, mi-partie animaux; aussi se
trouve-t-il entouré de poissons en grand nombre. Nos marins, dans
les bateaux de pêche, avaient à lutter constamment avec les
requins pour savoir à qui appartiendrait la plus grosse part des
poissons qui avaient mordu à l’hamecon. On m'a dit qu'on avait
découvert un rocher près des Bermudes, rocher situé à une grande
profondeur, par le seul fait qu’on avait vu un nombre considérable
de poissons dans le voisinage. |
FERNANDO-NoRONHA, 20 février 1832.— Autant que j’ai pu en juger
par les quelques heures passées en cet endroit, cette ile est d’origine
volcanique, mais non pas probablement de date récente. Son ca-
ractère le plus remarquable consiste en une colline conique,
ayant environ 1 (00 pieds (300 mètres) d’élévation , dont la partie
supérieure est fort escarpée et dont un des côtés surplombe
la base. Ce rocher est phonolithique et divisé en colonnes irré-
gulières. On est d’abord disposé à croire, en voyant une de ces
masses isolées, qu'elle s’est élevée soudain à l’état demi-fluide.
Mais j'ai pu me rendre compte à Sainte-Hélène que des colonnes
de forme et de constitution à peu près analogues provenaient de
l'injection du roc en fusion dans des couches molles qui, en se dé-
plaçant, avaient servi pour ainsi dire de moules à ces gigantesques
obélisques. L'ile entière est couverte de bois, mais la sécheresse du
climat est telle, qu'il n’y a pas la moindre verdure. D’immenses
masses de rochers, disposés en colonnes, ombragés par des arbres
ressemblant à des lauriers et ornés d’autres arbres portant de belles
fleurs roses, mais sans une seule feuille, forment un admirable
premier plan à mi-hauteur de la montagne.
BAHIA OU SAN-SALvADOn, BRésiL, 29 février. — Quelle délicieuse
journée ! Mais le terme délicieux est bien trop faible pour exprimer
les sentiments d'un naturaliste qui, pour la première fo':, erre
dans une forêt brésilienne. L’élégance des herbes, la nouveauté
des plantes parasites, la beauté des fleurs, le vert éblouissant du
feuillage, mais par-dessus tout la vigueur et l'éclat général de la
BAHIA. — BRÉSIL. 48
végélation, me remplissent d’admiration. Un étrange mélange de
bruit et de silence règne dans toutes les parties couvertes du bois.
Les insectes font un tel bruit, qu’on peut les entendre du vaisseau
qui a jeté l’ancre à plusieurs centaines de mètres de la côte;
cependant, à l’intérieur de la forêt, il semble régner un silence
universel. Quiconque aime l’histoire naturelle éprouve en un jour
comme celui-là un plaisir, une joie plus intense qu'il ne peut
espérer en éprouver à nouveau. Après avoir erré pendant quelques
heures, je reviens au lieu d'embarquement, mais, avant d’y arri-
ver, un orage tropical me surprend, j'essaye de m’abriter sous un
arbre au feuillage si épais, qu’une averse, telle que nous les avons
en Angleterre, ne l'aurait jamais traversé ; ici, au contraire, un
petit torrent coule le long du tronc au bout de quelques minutes.
C’est à cette violence des ondées qu'il faut attribuer la verdure qui
pousse dans les fourrés les plus épais; si les averses, en effet, res-
semblaient à celles des climats tempérés, la plus grande partie
de l’eau tombée serait absorbée et s’évaporerait avant d’avoir pu
atteindre le sol. Je n’essayerai pas actuellement de décrire la
magnificence de cette admirable baie, parce que, à notre retour,
nous nous y arrétames une seconde fois et que j'aurai sujet d’en
parler à nouveau.
Partout où le roc solide se fait jour sur toute la côte du Brésil,
sur une longueur d’au moins 2000 milles (3 200 kilométres) et cer-
tainement à une distance considérable à l’intérieur des terres, ce
roc appartient 4 la formation granitique. Le fait que cette im-
mense superficie est composée de matériaux que la plupart des
géologues croient avoir cristallisés alors qu’ils étaient échauffés
et sous une grande pression, donne lieu à bien des réflexions cu-
rieuses. Cet effet s’est-il produit sous les eaux d’un profond océan ?
Des couches supérieures s’étendaient-elles sur celte première for-
mation, couches enlevées depuis? Est-il possible de croire qu'un
agent, quel qu'il soit, aussi puissant qu’on puisse le supposer, ait
pu dénuder le granit sur une superficie de tant de milliers de
lieues carrées, si l’on n’admet en même temps que cet agent est
à l’œuvre depuis un temps infini ?
À une petite distance de la ville, en un point où un petit ruisseau
se jette dans la mer, j'ai pu’ observer un fait qui se rapporte à un
sujet discuté par Humboldt!. Les roches siénitiques des cataractes
Personal Narralice, vol. V, part, 1, p. 18.
44 BAHIA. — BRESIL.
de l’Orénoque, du Nil et du Congo sont recouvertes d’une sub-
stance noire et semblent avoir été polies avec de la plombagine.
Cette couche, extrêmement mince, a été analysée par Berzélius
et, selon lui, elle se compose d’oxydes de fer et de manganèse. Sur
l’Orénoque, cette couche noire se trouve sur les rochers recouverts
périodiquement par les inondations et seulement aux endroits ot
le fleuve a un courant très-rapide, ou, pour employer l'expression
des Indiens, « les rochers sont noirs là où les eaux sont blanches ».
Dans le petit ruisseau dont je parle, le revêtement des rochers est
d’un beau brun au lieu d’être noir et me semble composé seule-
ment de matières ferrugineuses. Des spécimens de collection ne
sauraient donner une juste idée de ces belles roches brunes, admi-
rablement polies, qui resplendissent aux rayons du soleil. Bien que
le ruisseau coule toujours, le revêtement ne se produit qu'aux
endroits où les hautes vagues viennent battre de temps en temps
le rocher, ce qui prouve que le ressac doit servir d'agent polisseur
quand il s’agit des cataractes des grandes rivières. Le mouvement
de la marée doit aussi correspondre aux inondations périodiques ;
le même effel se produit donc dans des circonstances qui semblent
toutes différentes, mais qui au fond sont analogues. On ne peut
guère expliquer cependant l’origine de ces revêtements d’oxydes
métalliques qui semblent cimentés aux rochers, et on peut, je
crois, expliquer encore moins que leur épaisseur reste toujours la
même.
Je m’amusai beaucoup un jour à étudier les habitudes d’un
Diodon antennatus qu'on avait pris près de la côte. On sait que
ce poisson, à la peau flasque, possède la singulière faculté de se
gonfler de façon à se transformer presque en une boule. Si on
le sort de l’eau pendant quelques instants, il absorbe, dès qu’on
le remet à Ja mer, une quantité considérahle d’eau et d’air par
la bouche et peut-être aussi par les branchies. Il absorbe cette
eau et cet air par deux moyens différents : il aspire fortement lair
qu'il repousse ensuite dans la cavité de son corps, et il l'empêche
de ressortir au moyen d’une contraction musculaire visible à
l'extérieur. L’eau, au contraire, entre de facon continue dans sa
bouche qu'il tient ouverte et immobile ; cette inglutition de l'eau
doit donc dépendre d’une succion. La peau de l'abdomen est beau-
coup plus flasque que celle du dos, aussi, quand ce poisson se
gonfle, le ventre se distend-il beaucoup plus à la surface inférieure
. qu’à la surface supérieure et, en conséquence, il flotte le dos en
HABITUDES D'UN DIGDON. 48
bas. Cuvier doute que le diodon puisse nager dans cette position ;
néanmoins il peut alors non-seulement s’avancer en droite ligne,
mais aussi tourner à droite et à gauche. Il effectue ce dernier
mouvement en se servant uniquement de ses nageoires pectorales;
la queue, en effet, s’affaisse et il ne s’en sert pas. Le corps devient
si parfaitement léger, grâce à l’air qu’il contient, que les bran-
chies se trouvent en dehors de l’eau, mais le courant d’eau qui
entre par la bouche s'écoule constamment par ces ouvertures.
Après être resté gonflé pendant quelque temps, le diodon
chasse ordinairement l'air et l’eau avec une force considérable par
les branchies et par la bouche. I] peut se débarrasser À volonté
d’une partie de l’eau qu’il a laissée entrer. Il paraît donc probable
qu’il n’absorbe en partie ce liquide que pour régulariser sa gra-
vité spécifique. Le diodon possède plusieurs moyens de défense. I
peut faire une terrible morsure et rejeter l’eau par la bouche à
une certaine distance, tout en faisant un bruit singulier en agitant
ses mâchoires. En outre, le gonflement de son corps fait redresser
les papilles qui couvrent sa peau et qui se transformént alors en
pointes acérées. Mais la circonstance la plus curieuse est que la
peau de son ventre sécréte, quand on vient 4 la toucher, une ma-
titre fibreuse d'un rouge-carmin admirable qui tache le papier et
ivoire d’une façon si permanente, que des taches que j’ai obtenues
de cette maniére sont encore tout aussi brillantes qu’au premier
jour. J’ignore absolument quelle peut être la nature ou l'usage
de cette sécrétion. Le docteur Allan de Forres m'a affirmé avoir
souvent trouvé un diodon vivant et le corps gonflé dans l'estomac
d'un requin ; il s’est en outre assuré que cet animal parvient à se
faire un passage en dévorant non-seulement les parois de l’esto-
mac, mais encoré les côtés du monstre qu'il finit ainsi par tuer.
Qui se serait imaginé qu'un petit poisson, si mou, si insignifiant,
pat parvenir à détruire le requin, si grand et si sauvage ?
18 mars. — Nous quittons Bahia. Quelques jours après, à peu
de distance des petites îles Abrolhos, j’observai que Ja mer avait
revélu une teinte brun rougedtre. Observée à la loupe, toute la
surface de l’eau paraissait couverte de brins de foin haché et dont
les extrémités seraient déchiquetées. Ce sont de petites conferves en
paquets cylindriques, contenant environ cinquante ou soixante de
ces petites plantes. M. Berkeley m’apprend qu’elles appartiennent
à la même espèce (Trichodesmium erythræum) que celles trouvées
sur une grande étendue de la mer Rouge et qui ont valu ce nom
16 CONFERVES ET INFUSOIRES MARINS.
à cette mer'. Le nombre de ces plantules doit être infini; notre
vaisseau en traversa plusieurs bandes, dont l’une avait environ
10 mètres de largeur et qui, à en juger par la décoloration de l’eau,
devait avoir au moins 2 milles et demi de longueur. On parle de
ces conferves dans presque tous les longs voyages. Elles semblent
fort communes surtout dans les mers qui avoisinent l’Australie, et
au large du cap Leeuwin j’observai une espèce voisine, mais plus
petite et évidemment différente. Le capitaine Cook, dans son troi-
sième voyage, remarque que les matelots donnent à ces végétaux
le nom de sciure de mer.
Auprès de Keeling-Atoll, dans l'océan Indien, j’observai de
nombreuses petites masses de conferves ayant quelques pouces
carrés, consistant en longs fils cylindriques fort minces, si minces
même, qu’à peine pouvait-on les distinguer à l’œil nu, mélangés à
d'autres corps un peu plus grands, admirablement coniques à leurs
deux extrémités. La gravure ci-contre représente deux de ces corps
unis ensemble. Leur longueur varie entre quatre et six centièmes
de pouce, leur diamètre entre six et
ETES. huit millièmes de pouce. On peut ordi-
nairement distinguer près de l’unc des
extrémités de la partie cylindrique un septum vert composé de ma-
titre granuleuse plus épaisse au milieu. C'est 1a, je crois, ce qui con-
stitue le fond d’un sac incolore, fort délicat, composé d’une sub-
stance pulpeuse, sac qui occupe l’intérieur du fourreau, mais qui
ne s'étend point jusque dans les pointes coniques extrêmes. Dans
quelques spécimens, des sphères petites, mais admirablement régu-
lières, de substance granuleuse brunâtre, remplacent les septa, et je
pus observer la nature des transformations qui les produisent, La
matière pulpeuse du revêtement intérieur se groupe tout à coup en
lignes qui semblent radier d’un centre commun; cette matière
continue à se contracter avec un mouvement rapide, irrégulier, de
telle sorte qu'au bout d’une seconde le tout devient une petite
sphère parfaite qui occupe la position du septum à une des extré-
mités du fourreau, absolument vide dans toutes ses autres parties.
Toute lésion accidentelle accélère la formation de la sphère gra-
nuleuse. Je puis ajouter qu’un couple de ces corps se rencontrent
fréquemment attachés l’un à l'autre, cône contre cône, par l’extré-
mité où se trouve le septum.
1 M. Montagne, Comples rendus, eto., juillet 1844, et Annales des sciences nat.
déc. 1844.
COLORATION DE LA MER. 17
Je profite de ces remarques pour ajouter quelques autres obser-
vations sur la coloration de la mer produite par des causes orga-
niques. Sur la côte du Chili, à quelques lieues au nord de la
Conception, le Beagle traversa un jour de grandes bandes d’eau
boueuse ressemblant exactement aux eaux d’un fleuve gonflé par
les pluies ; une autre fois, nous eûmes occasion, à 50 milles de la
terre et à 1 degré au sud de Valparaiso, de remarquer la même
coloration sur un espace encore plus étendu. Cette eau, placée
dans un verre, affectait une teinte rougeâtre pâle : examinée au
microscope, cette eau regorgeait de petits animalcules s’élançant
dans toutes les directions et faisant souvent explosion. Ces animal-
cules affectent la forme ovale; ils sont contractés vers le milieu
par un anneau de cils vibratiles, recourbés. Toutefois il est fort
difficile de les examiner avec soin, car, dès qu’ils cessent de se
mouvoir, même au moment où ils traversent le champ de vision
du microscope, ils font explosion. Quelquefois les deux extrémités
éclatent en même temps, quelquefois une des extrémités seule-
ment, et il sort de leur corps une quantité de matière granuleuse
grossière et brunâtre. Un moment avant d’éclater, l'animal se
gonfle de façon à devenir une fois aussi gros que dans son état
normal, et l’explosion a lieu environ quinze secondes après que le |
mouvement rapide de propulsion en avant a cessé; dans quelques
cas, un mouvement rotatoire sur l’axe le plus allongé précède
l'explosion de quelques instants. Deux minutes environ après avoir
été isolés, en nombre si considérable qu'ils soient dans une goutte
d’eau, ils périssent tous de la façon que je viens d'indiquer. Ces
animaux se meuvent l’extrémité la plus étroite en avant, leurs cils
vibratiles leur communiquant le mouvement, et ils procèdent
ordinairement par bonds rapides. Ils sont extrêmement petits et
absolument invisibles à l’œil nu; ils ne couvrent guère, en effet,
que le millième de 4 pouce carré. Ils existent en nombre infini,
car la plus petite goutte d’eau en contient une quantité considé-
rable. Or, en un seul jour, nous avons traversé deux endroits où
l’eau se trouvait ainsi colorée, et l’un des deux s’étendait sur une
superficie de plusieurs milles carrés. Quel doit donc être le nombre
de ces animaux microscopiques ! Vue à quelque distance, l’eau
affecte une couleur rouge semblable à celle qu’affecte l’eau d'un
fleuve qui a traversé un district où se trouvent des craies rouges;
dans l’espace où se projetait l'ombre du vaisseau, l’eau prenait une
teinte aussi foncée que le chocolat; on pouvait enfin distinguer
2
18 COLORATION DE LA MER.
nettement la ligne où se rejoignaient l'eau rouge et l’eau bleue.
Depuis quelques jours, le temps était fort calme et l'Océan regor-
geait, pour ainsi dire, de créatures vivantes !. .
J'ai vu dans les mers qui entourent la Terre de Feu, à peu de
distance de la terrs, des espaces où l'eau affecte une couleur rouge
brillante; cette couleur est produite par un grand nombre de crus-
tacés qui ressemblént un peu a de grosses crevettes. Les baleiniers
donnent à ces crustacés le nom d’aliment des baleines. Je ne sau-
rais dire si les baleines s’en nourrissent; mais les sternes, les cor-
morans et des troupeaux immenses de phoques, sur quelques
points de la côte, se nourrissent principaloment de ces crustacés,
qui ont la faculté de nager. Les marins attribuent toujours au frai
la coloration de la mer; mais je n’ai pu observer ce fait qu'une
seule fois. A quelques lieues de l'archipel des Galapagos, notre
vaisseau traversa trois bandes d’eau boueuse jaune foncé; ces
bandes avaient plusieurs milles de longueur, mais seulement quel-
ques mètres de largeur, et se trouvaient séparées de l’eau environ-
nante par une ligne sinueuse et cependant distincte. Dans ce cas,
cette couleur provenait de petites boules gélatineuses, ayant envi-
ron un cinquième de pouce de diamètre, qui contenaient de nom-
breux ovules extrômement petits; j'ai remarqué deux espèces dis-
tinctes de boules : l’une affecte une couleur rougeûtre et a une
forme différente de l’autre. Il m’est impossible de dire à quels ani-
maux appartiennent ces boules. Le capitaine Colnett remarque
que la mer revêt fort souvent cet aspect dans l'archipel des Gala-
pagos et que la direction des bandes indique celle des courants ;
cependant, dans le cas que je viens de décrire, les bandes indi-
quaient la direction du vent. D'autres fois j'ai remarqué sur la
mer un revêtement huileux fort mince sous l'influence duquel
l’eau prend des couleurs irisées. Sur la côte du Brésil, j’ai eu
l’occasion de voir un espace considérable de l’Océan ainsi recou-
vert; ce que les marins attribuaient à une carcasse de baleine en
putréfaction, qui probablement flottait à quelque distance. Je ne
4 M. Lesson (Voyage de la Coquille, vol. I, p. 285) signale de l'eau rouge au
large de Lima, dont la oouleur était produite sans doute par la même cause. Le
célèbre naturaliste Péron indique, dans le Voyage aux terres australes, douze
voyageurs au moins qui ont fait allusion à la coloration de la mer (vol. IL, p.239).
On peut ajouter aux voyageurs indiqués par Péron, Humboldt, Pers. Narr., vol VI,
p. 804 ; Flinder, Voyage, vol. I, p. 92; Labillardière, vol. I, p. 287; Ulloa, Voyage;
Voyage de l'Asirolabe el de la Coquille; capitaine King, Survey of Australia; etc.
COLORATION DE LA MER. 19
parle pas ici des corpuscules gélatineux que l’on trouve souvent
dans l’eau, car ils ne sont jamais réunis en quantités assez consi-
dérables pour produire une coloration ; j’aurai d’ailleurs occasion
de m'expliquer plus tard à ce sujet.
Les indications que je viens de donner ouvrent le champ à deux
questions importantes : en premier lieu, comment se fait-il que
les différents corps qui constituent les bandes à bords bien définis
restent réunis? Quand il s'agit des crustacés qui ressemblent aux
crevettes, rien d’extraordinaire, car les mouvements de ces animaux
sont aussi réguliers, aussi simultanés que ceux d’un régiment
de soldats. Mais on ne peut attribuer cette réunion à une action
volontaire de la part des ovules ou des conferves, et cette action
volontaire n’est pas probable non plus dans le cas des infusoires.
En second lieu, quelle est la cause de la longueur et du peu de
largeur des bandes ? Ces bandes ressemblent si complétement à
ce qu'on peut voir sur «haque torrent, où le courant entraîne
en longues files l'écume produite, qu’il faut bien les attribuer à
une action semblable des courants de l'air ou de la mer. Si l’on
admet cette supposition, il faut croire aussi que ces différents corps
organisés proviennent d’endroits où ils se produisent en grand
nombre et que les courants de l’air ou de la mer les entraînent
au loin. J'avoue cependant qu'il est fort difficile de croire qu’un
seul endroit, quel qu'il soit, puisse produire des millions de mil-
lions d’animalcules et de conferves. Comment, en effet, ces germes
se trouveraient-ils & ces endroits spéciaux? Les corps producteurs
n’ont-ils pas été dispersés par les vents et par les vagues sur toute
l'immensité de l'Océan ? Toutefois, il faut bien l'avouer aussi, il n’y
a pas d'autre hypothèse pour expliquer ce groupement. Il est bon
d'ajouter peut-être que, d'après Scoresby, on trouve invariable-
ment dans une certaine partie de l'océan Arctique de l’eau verte
contenant de nombreuses méduses,
CHAPITRE II
Rio de Janeiro. — Excursion au nord du cap Frio. — Grande évaporation. —
Esclavage. — Baie de Botofogo. — Planaires terrestres. — Nuages sur le Cor-
covado. — Pluie torrentielle. — Grenouilles chanteuses. — Insectes phospho-
rescents. — Puissance de saut d'un scarabée. — Brouillard bleu. — Bruit
produit par un papillon. — Entomologie. — Fourmis. — Guépe qui tue une
araignée. — Araignée parasite. — Artifices d'une Epeire.— Araignées qui vivent
en société. — Araignée ayant une toile non symétrique.
Rio de Janeiro.
Du À avril au 5 juillet 1832. — Quelques jours après notre arrivée,
je fis la connaissance d’un Anglais qui allait visiter ses propriétés,
situées à un peu plus de 100 milles de la capitale, au nord du cap
Frio. 11 voulut bien m'offrir de l'accompagner, ce que j’acceptai
avec plaisir. |
8 avril. — Notre troupe se compose de sept personnes. La pre-
mière étape est fort intéressante. Il fait horriblement chaud ; aussi
la tranquillité la plus parfaite règne-t-elle au milieu des bois; à peine
quelques magnifiques papillons volent-ils paresseusement ca et là.
Quelle vue admirable, quand on traverse les collines situées derrière
Praia-Grande! Quelles couleurs splendides ! Quelle magnifique
teinte bleue foncée! Comme le ciel et les eaux calmes de la baie
semblent se disputer à qui éclipsera l’autre en splendeur ! Après
avoir traversé un district cultivé, nous pénétrons dans une forêt
dont toutes les parties sont admirables, et à midi nous arrivons à
Ithacaia. Ce petit village est situé dans une plaine; autour d’une ha-
bitation centrale se trouvent les huttes des nègres. Ces huttes, par
leur forme et par leur position, me rappellent les dessins qui repré-
sentent les habitations des Hottentots dans l'Afrique méridionale.
La lune se levant de bonne heure, nous nous décidons à partir le
même soir pour aller coucher à Lagoa-Marica. Au moment où la
nuit commence à tomber, nous passons auprès d’une de ces col-
lines de granit massives, nues, escarpées, si communes dans ce pays.
Cet endroit est assez célèbre ; il a,en effet, servi pendant longtemps
DESCRIPTION D'UNE VÉNDA. | 91
de refuge à quelques nègres marrons qui, en cultivant un petit
plateau situé au sommet, parvinrent à s’assurer des subsistances.
On les découvrit enfin, et on envoya une escouade de soldats
pour les déloger; tous se rendirent, à l'exception d'une vieille
femme, qui, plutôt que de reprendre la chaîne de l'esclavage, pré-
féra se précipiter du sommet du rocher et se brisa la tête en tom-
bant. Accompli par une matrone romaine, on aurait célébré cet
acte et on aurait dit qu'elle y avait été poussée par le noble amour
de la liberté ; accompli par une pauvre négresse, on se contenta
de l’attribuer à un brutal entêtement. Nous continuons notre voyage
durant plusieurs heures ; pendant les quelques derniers milles de
notre étape, la route devient difficile, car elle traverse une sorte de
pays sauvage entrecoupé de marécages et de lagunes. A la lumière
de la lune, le paysage se présente sous un aspect sauvage et
désolé. Quelques mouches lumineuses volent autour de nous, et
une bécasse solitaire fait entendre son cri plaintif. Le mugissement
de la mer, située à une assez grande distance, trouble à peine le
silence de la nuit.
9 avril. — Nous quittons, avant le lever du soleil, la misérable
hutte où nous avons passé la nuit. La route traverse une étroite
plaine sablonneuse située entre la mer et les lagunes. Un grand
nombre de magnifiques oiseaux pêcheurs, tels que des aigrettes et
des grues, des plantes vigoureuses affectant les formes les plus
fantastiques, donnent au paysage un intérêt qu'il n'aurait certes pas
possédé autrement. Des plantes parasites, au milieu desquelles nous
admirons surtout les orchidées pour leur beauté et l'odeur déli-
cieuse qu'elles exhalent, couvrent littéralement les quelques arbres
rabougris disséminés ca et là. Dès que le soleil se lève, la chaleur
est intense el la réverbération des rayons du soleil sur le sable blanc
devient bientôt insupportable. Nous dinons à Mandetiba ; le thermo-
mètre marque à l’ombre 84 degrés Fahrenheit (28°,8 centigrades).
Les collines boisées se reflètent dans l’eau calme d’un lac immense;
ce spectacle admirable nous aide à supporter les ardeurs de la tem-
pérature. Il y a à Mandetiba une très-bonne vênda ' ; je veux prou-
ver toute ma reconnaissance de l’excellent diner que j’y ai fait,
diner qui constitue une exception trop rare, hélas! en décrivant
cette vènda comme le type de toutes les auberges du pays. Ces mai-
sons, souvent fort grandes, sont toutes construites de la méme
1 Vénda, terme portugais pour désigner une auberge.
33 RIQ DE JANEIRO.
manière : on plante des pieux entre lesquels on entrelace des bran-
ches d’arbres, puis on recouvre le tout d’une couche de plâtre, Il
est rare qu'on y trouve des planchers, mais jamais de vitres aux
croisées ; le toit est ordinairement en bon état. La facade, laissée
ouverte, forme une espèce de verandah où on place des bancs et
des tables. Les chambres à coucher communiquent toutes les
unes avec les autres, et le voyageur dort, comme il peut, sur une
plate-forme en bois recouverte d'un mince paillasson. La vénda se
trouve toujours au milieu d’une grande cour où l'on attache les
chevaux. Notre premier soin en arrivant est de débarrasser nos
chevaux de leur bride et de leur selle et de leur donner leur pro-
vende. Cela fait, nous nous approchons du senhôr et, le saluant pro-
fondément, nous lui demandons d’être assez bon pour nous donner
quelque chose à manger. « Tout ce que vous voudrez, monsieur, »
répond-il ordinairement. Les quelques premières fois, je m’em-
pressais de remercier intérieurement la Providence qui nous avait
conduits auprès d’un homme aussi aimable. Mais, à mesure que la
conversation continuait, les choses prenaient une tournure bien
moins satisfaisante, « Pourriez-vous nous donner du poisson? — Oh!
non, monsieur. == De la soupe ? — Non, monsieur. = Du pain?
— Oh! non, monsieur. — De la viande séchée ? — Oh! non, mon-
sieur. »
Nous devions nous estimer fort heureux si, après avoir attendu
deux heures, nous parvenions à obtenir de la volaille, du ris et de
la farinha. 11 nous fallait même souvent tuer à coups de pierre les
poules qui devaient servir A notre souper. Alors que, absolument
épuisés par la faim et par la fatigue, nous nous hasardions à dire
timidement que nous serions fort heureux si le repas était prêt,
l'hôte nous répondait orgueilleusement, et malheureusement c’est
ce qu'il y avait de plus vrai dans ses réponses : « Le repas sera prét
quand il sera prêt. » Si nous avions osé nous plaindre, ou même
insister, on nous aurait dit que nous étions des impertinents et on
nous aurait priés de continuer notre chemin. Les aubergistes sont
fort peu gracieux, souvent même fort grossiers; leurs maisons et
leurs personnes sont la plupart du temps horriblement sales; on ne
trouve dans leurs auberges ni couteaux, ni fourchettes, ni cuillers,
et je suis convainou qu'il serait difficile de trouver en Angleterre
un cottage, si pauvre qu’il soit, aussi dépourvu des choses les plus
nécessaires à la vie. A un endroit, à Campos-Novos, nous fimes
magnifiquement trajtés; on nous donna à diner du riz et de la
COQUILLAGES. 38
volaille, des biscuits, du vin et des liqueurs; du café le soir, et a
déjeuner du poisson et du café. Le tout, y compris d’excellente
provende pour les chevaux, ne nous cofita que 3 francs par tête.
Cependant, quand l’un de nous demanda à l’aubergiste s’il avait
vu un fouet qu'il avait égaré, il lui répondit grossièrement : « Com-
ment voulez-vous que je l’aie vu ? Pourquoi n’en avez-vous pas
pris soin ? Les chiens l’ont probablement mangé. »
Après avoir quitté Mandetiba, notre route se continne au milieu
d'un véritable enchevêtrement de lacs, dont les uns contiennent
des coquillages d’eau douce et les autres des coquillages marins.
J'observai une limnée, coquillage d’eau douce, qui habite en
nombre considérable « un lac dans lequel, me dirent les habitants,
la mer entre une fois par an et quelquefois plus souvent, ce qui
rend l’eau absolument salée. » Je crois qu’on pourrait observer
bien des faits intéressants relatifs aux animaux marins et aux ani-
maux d’eau douce dans cette chaîne de lacs qui bordent la côte du
Brésil. M. Gay‘ constate qu’il a trouvé dans le voisinage de Rio
des solens et des moules, genres marins, et des ampullaires, coquil-
lages d’eau douce, vivant ensemble dans de l’eau saumâtre. J'ai
souvent observé moi-même, dans le lac qui se trouve auprès du
Jardin botanique, lac dont l’eau est presque aussi*salée que celle
de la mer, une espèce d’hydrophile ressemblant beaucoup à un
dytique, commun dans les fossés de l’Angleterre ; le seul coquillage
habitant ce lac appartient à un genre que l’on trouve ordinaire-
ment près de l'embouchure des fleuves.
Nous quittons la côte et pénétrons de nouveau dans Ja forêt. Les
arbres sont très-élevés ; la blancheur de leur tronc contraste sin-
gulièrement avec ce qu’on est habitué à voir en Europe. Je vois,
en feuilletant les notes prises-au moment du voyage, que les para-
sites admirables, étonnants, tout couverts de fleurs, me frappaient
par-dessus tout comme les objets les plus nouveaux au milieu de
ces scènes splendides. Au sortir de la forêt, nous traversons
d'immenses pâturages très-défigurés par un grand nombre d’énor-
mes fourmilières coniques s’élevant à près de 12 pieds de hauteur.
Ces fourmilières font exactement ressembler cette plaine aux vol-
cans de boue du Jorullo, tels que les dépeint Humboldt. I] fait nuit
quand nous arrivons à Engenhado, après être restés dix heures à
cheval. Je ne cessais, d’ailleurs, de ressentir la plus grande surprise
1 Annales des sciences nalurelles, 1888.
24 RIO DE JANEIRO.
en songeant à ce que ces chevaux peuvent supporter de fatigues ;
ils me paraissent aussi se remettre de leurs blessures plus rapide-
ment que ne le font les chevaux d’origine anglaise. Les vampires
leur causent souvent de grandes souffrances en les mordant au
garrot, non pas tant à cause de la perte de sang qui résulte de la
morsure, qu'à cause de l’inflammation que produit ensuite le frot-
tement de la selle. Je sais qu’en Angleterre on a dernièrement mis
en doute la véracité de ce fait; il est donc fort heureux que j'aie
été présent un jour qu’on attrapa un de ces vampires (Desmodus
d'Orbignyi, Wat.) sur le dos mème d’un cheval. Nous bivouaquions
fort tard, un soir, auprès de Coquimbo, dans le Chili, quand mon
domestique, remarquant que l’un de nos chevaux était fort agité,
alla voir ce qui se passait ; croyant distinguer quelque chose sur le
dos du cheval, il y porta vivement la main et saisit un vampire. Le
lendemain matin, l’enflure et les caillots de sang permettaient de
voir où le cheval avait été mordu ; trois jours après, nous nous ser-
vions du cheval, qui ne paraissait plus se ressentir de la morsure.
43 avril. — Après trois jours de voyage, nous arrivons à Socègo,
propriété du senhôr Manuel Figuireda, parent de l’un de nos com-
pagnons de route. La maison, fort simple et ressemblant à une
grange, convient admirablement au climat. Dans le salon, des fau-
teuils dorés et des sofas contrastent singulièrement avec les murs
blanchis à la chaux, le toit en chaume et les fenêtres dépourvues
de vitres. La maison d’habitation, les greniers, les écuries et les
ateliers pour les nègres, à qui on a appris différents états, forment
une sorte de place quadrangulaire au milieu de laquelle sèche une
immense pile de café. Ces différentes constructions se trouvent au
sommet d’une petite colline dominant les champs cultivés, entourés
de tous côtés par une épaisse forêt. Le café constitue le principal
produit de cette partie du pays; on suppose que chaque plant rap-
porte annuellement en moyenne 2 livres de grains (906 grammes),
mais quelques-uns en rapportent jusqu’à 8. On cultive aussi en
grande quantité le manioc ou cassave. Chaque partie de cette plante
trouve son emploi; les chevaux mangent les feuilles et les tiges;
les racines sont moulues et converties en une sorte de pâte que l’on
presse jusqu’à dessiccation, puis on la cuit au four et elle forme
alors une espèce de farine qui constitue le principal aliment du
Brésil. Fait curieux, mais bien connu, le jus que l’on extrait de cette
plante si nutritive est un poison violent. Il y a quelques années, une
vache de cette fazénda mourut pour en avoir bu. Le senhôr Figui-
SOCEGO. 25
reda me dit qu'il a planté l’année précédente un sac de /eijaé ou
haricots et trois sacs de riz ; les haricots produisirent quatre-vingts
fois autant, le riz trois cent vingt fois autant. Un admirable troupeau
de bestiaux erre dans les pâturages, et il y a tant de gibier dans
les bois, que, chacun des trois jours qui avaient précédé notre arri-
vée, on avait tué un cerf. Cette abondance se traduit au diner, et
alors les invités ploient réellement sous le fardeau, si la table elle-
même est en état de résister, car il faut goûter à chaque plat. Un
jour, j'avais fait les plus savants calculs pour arriver à goûter de
tout et je pensais sortir victorieux de l'épreuve quand, à ma pro-
fonde terreur, je vis arriver un dindon et un cochon rôtis. Pendant
le repas, un homme est constamment occupé à chasser de la salle
une quantité de chiens et de petits négrillons qui chgrchent à se
faufiler dès qu'ils en trouvent l’occasion. L’idée d’esclavage bannie,
il y a quelque chose de délicieux dans cette vie patriarcale, tant
on est absolument séparé et indépendant du reste du monde. Aussi-
tôt qu’on voit arriver un étranger, on sonne une grosse cloche et
souvent même on tire un petit canon ; c’est sans doute pour annon-
cer cet heureux événement aux rochers et aux bois d’alentour, car
de tous côtés la solitude est complète. Un matin, je vais me prome-
ner une heure avant le lever du soleil pour admirer à l'aise le
silence solennel du paysage. Bientôt j'entends s'élever dans les
airs l'hymne que chantent en chœur tous les nègres au moment
de se mettre au travail. Les esclaves sont, en somme, fort heureux
dans des fazéndas telles que celle-ci. Le samedi et le dimanche, ils
travaillent pour eux; et, dans cet heureux climat, le travail de
deux jours par semaine est plus que suffisant pour soutenir pen-
dant toute la semaine un homme et sa famille.
44 avril. — Nous quittons Socêgo pour nous rendre à une autre
propriété située sur le rio Macae, limite des cultures dans cette
direction. Cette propriété a près de 1 lieue de longueur, et le pro-
priétaire a oublié quelle peut en être la largeur. On n’ena encore dé-
friché qu’une toute petite partie, et cependant chaque hectare peut
produire à profusion toutes les riches productions des terres tropica-
les. Comparée à l'énorme étendue du Brésil, la partie cultivée est
insignifiante ; presque tout reste à l’état sauvage. Quelle énorme po-
pulation ce pays ne pourra-t-il pas nourrir dans l'avenir! Pendant le
second jour de notre voyage, la route que nous suivons est si
encombrée de plantes grimpantes, qu’un de nos hommes nous pré-
cède, la hache à la main, pour nous ouvrir un passage. La forêt
26 RIO DE JANEIRO.
abonde en objets admirables au milieu desquels je ne puis me
lasser d’admirer les fougères arborescentes, peu élevées, mais au
feuillage si vert, si gracieux et si élégant. Dans la soirée, la pluie
tombe à torrents et j'ai froid, bien que le thermomètre marque
63 degrés Fahrenheit (18°,3 centigrades). Dès que la pluie a cessé,
j'assiste à un curieux spectacle : l'énorme évaporation qui sc pro-
duit sur toute l’étendue de la forêt. Une épaisse vapeur blanche
enveloppe alors les collines jusqu’à une hauteur de 100 pieds envi-
ron; ces vapeurs s'élèvent, comme des colonnes de fumée, au-
dessus des parties les plus épaisses de la forêt, et principalement
au-dessus des vallées. Je pus observer plusieurs fois ce phéno-
mène, dû, je crois, à l'immense surface de feuillage précédemment
échauffée par les rayons du soleil.
Pendant mon séjour dans cette propriété, je fus sur le point
d'assister à un de ces actes atroces qui ne peuvent se présenter que
dans un pays où règne l'esclavage. A la suite d’une querelle et d’un
procès, le propriétaire fut sur le point d'enlever aux esclaves mâles
leurs femmes et leurs enfants pour aller les vendre aux enchères
publiques à Rio. Ce fut l'intérêt, et non pas un sentiment de com-
passion, qui empêcha la perpétration de cet acte infâme. Je ne
crois même pas que le propriétaire ait jamais pensé qu'il pouvait y
avoir quelque inhumanité à séparer ainsi trente familles qui vivaient
ensemble depuis de nombreuses années, et cependant, je l’affirme,
son humanité et sa bonté le rendaient supérieur à bien des hommes.
Mais on peut ajouter, je crois, qu'il n’y a pas de limites à l’aveu-
glement que produisent l'intérêt et l’égoisme. Je vais rapporter une
anecdote bien insignifiante qui me frappa plus qu'aucun des traits
de cruauté que j'ai entendu raconter. Je traversais un bac avec un
nègre plus que stupide. Pour arriver à me faire comprendre, je
parlais haut et je lui faisais des signes ; ce faisant, une de mes
mains passa près de sa figure. Il crut, je pense, que j'étais en colère
et que j'allais le frapper, car il abaissa immédiatement les mains
et ferma à demi les yeux en me lançant un regard craintif. Je n’ou-
blierai jamais les sentiments de surprise, de dégoût et de-honte
qui s’emparèrent de moi à la vue de cet homme effrayé à l’idée
de parer un coup qu’il croyait dirigé contre sa figure. On avait
amené cet homme à une dégradation plus grande que celle du
plus infime de nos animaux domestiques.
18 avril. — À notre retour, nous passons à Socégo deux jours que
j'emploie à collectionner des insectes dans la forêt. La plupart des
ASPECT DES FORETS. a7
arbres, bien que fort élevés, n’ont pas plus de 3 ou 4 pieds de cir-
conférence, sauf quelques-uns, bien entendu, de dimensions beau-
coup plus considérables. Le senhér Manuel creusait alors un canot
de 70 pieds de long dans un seul tronc d’arbre qui avait 110 pieds
de long et une épaisseur considérable. Le contraste des palmiers,
croissant au milieu des espèces communes à branches, donne tou-
jours au paysage un aspect intertropical. En cet endroit, le chou-
palmier, un des plus élégants de la famille, orne la forêt. La tige
de ce palmier est si mince, qu’on pourrait l’entourer avec les deux
mains, et cependant il balance ses feuilles élégantes à 40 ou 50 pieds
au-dessus du sol. Les plantes grimpantes ligneuses, recouvertes
elles-mêmes d’autres plantes grimpantes, ont un fort gros tronc ;
j'en mesurai quelques-uns, qui avaient jusqu’à 2 pieds de circon-
férence. Quelques vieux arbres présentent un aspect fort singulier,
les tresses de lianes pendant à leurs branches ressemblent à des
bottes de foin. Si, après s’étre rassasié de la vue du feuillage, on
tourne les yeux vers le sol, on se sent transporté d’une admiration
égale par l’extréme élégance des feuilles des fougères et des mi-
mosas. Ces dernières recouvrent le sol en faisant un tapis de quel-
ques pouces de hauteur ; si l’on marche sur ce tapis, on voit en se
retournant la trace de ses pas indiquée par le changement de teinte
produit par l’abaissement des pétioles sensibles de ces plantes. Il
est facile, d’ailleurs, d'indiquer les objets individuels qui excitent
l'admiration dans ces admirables paysages ; mais il est impossible
de dire quels sentiments d’étonnement et d'élévation ils éveillent
” dans l’âme de celui à qui il est donné de les contempler.
19 avril. — Nous quittons Socégo et suivons pendant deux jours
la route que nous connaissons déja, route fatigante et ennuyeuse,
car elle traverse des plaines sablonneuses où la réverbération est
intense, non loin du bord de la mer. Je remarque que chaque fois
que mon cheval pose le pied sur le sable siliceux, on entend un _
faible cri. Le troisième jour, nous prenons une route différente et
traversons le joli petit village de Madre de Deds. C’est là une des
principales grandes routes du Brésil ; et cependant elle est en si
mauvais état, qu’aucune voiture ne peut la traverser, sauf toutefois
les charrettes trainées par les bœufs. Pendant tout notre voyage,
nous n’avons pas traversé un seul pont en pierre; et les ponts en
bois sont en si mauvais état, qu’il est souvent nécessaire de passer
à côté pour les éviter. On ne connaît guère les distances ; quelque-
fois, au lieu de poteaux kilométriques, on trouve une croix ; mais
28 RIO DE JANEIRO.
c’est simplement pour indiquer l’endroit où un meurtre a été
commis. Nous arrivons à Rio dans la soirée du 23; nous avions
terminé notre petit voyage.
Pendant le reste de mon séjour à Rio, j’habitai un petit cottage
situé dans la baie de Botofogo. Impossible de rêver rien de plus déli-
cieux que ce séjour de quelques semaines dans ur aussi admirable
pays. En Angleterre, quiconque aime l’histoire naturelle a un
grand avantage, en ce sens qu'il découvre toujours quelque chose
qui attire son attention ; mais, dans ces climats fertiles, regorgeant
pour ainsi dire d'êtres animés, les découvertes nouvelles qu'il fait à
chaque instant sont si nombreuses, que c'est à peine s’il peut
avancer.
Je consacrai presque exclusivement aux animaux invertébrés les
quelques observations que je fus à même de faire. L'existence de
vers du genre planaire, qui habitent la terre sèche, m’intéressa
beaucoup. Ces animaux ont une structure si simple, que Cuvier les
a classés au nombre des vers intestinaux, bien qu’on ne les trouve
jamais dans le corps d’autres animaux. De nombreuses espèces de
ce genre habitent l’eau salée et l’eau douce; mais celles dont je
parle se trouvent même dans les parties les plus sèches de la forêt,
sous des troncs pourris, dont elles semblent faire leur nourriture.
Comme aspect général, cesanimaux ressemblent à de petiteslimaces,
mais avec des proportions beaucoup moindres; plusieurs espèces
portent des raies longitudinales de couleur brillante. Leur confor-
mation est fort simple : versle milieu dela surface inférieure de leur
corps, ou de la partie sur laquelle ils rampent, se trouvent deux
petites ouvertures transversales ; une trompe en forme d’entonnoir
et fort irritable peut sortir de l'ouverture antérieure. Cet organe
conserve encore sa vitalité pendant quelques instants après que le
reste du corps de l’animal est complétement mort, qu’on l'ait tué
soit en le plongeant dans l'eau salée, soit par tout autre moyen.
Je ne trouvai pas moins de dix espèces différentes de planazres
terrestres dans diverses parties de l'hémisphère méridional'. Je
conservai vivants pendant près de deux mois quelques spécimens
que je m'étais procurés à la terre de Van-Diemen ; je les nourris-
sais de bois pourri. Je coupai l’un d'eux transversalement en deux
1 J'ai déorit ef nommé ces espèces dans les Annals of Nat. Hist., vol. XIV,
p: 244.
PLANAIRES TERRESTRES. | 99
parties presque égales ; au bout de quinze jours, ces deux parties
avaient recouvré la forme d'animaux parfaits. Cependant j'avais
divisé l’animal de telle façon qu’une des moitiés contenait les deux
orifices inférieurs, tandis que, par conséquent, l’autre n’en avait
pas. Vingt-cinq jours après l'opération, on n'aurait pas pu distin-
guer la moitié la plus parfaite d’un autre spécimen quel qu’il soit.
La taille de l’autre avait beaucoup augmenté, et il se formait dans la
“masse parenchymateuse, vers l'extrémité postérieure, un espace
clair dans lequel on pouvait netlement discerner les rudiments d’une
bouche ; on ne distinguait cependant pas encore d'ouverture cor-
respondante à la surface inférieure. Si la chaleur, qui s’augmentait
considérablement à mesure que nous approchions de l'équateur,
n'avait pas causé la mort de tous ces individus, la formation de
cette dernière ouverture aurait sans aucun doute complété l’ani-
mal. Bien que cette expérience soit trés-connue, il n’en était pas
moins intéressant d'assister à la production progressive de tous les
organes essentiels dans la simple extrémité d’un autre animal. Il
est extrêmement difficile de conserver ces planaires, car, dès que
la cessation de la vie permet aux lois ordinaires d’agir, leur corps
entier se transforme en une masse molle et fluide avec une rapidité
que je n’ai remarquée dans aucun autre animal.
Je visitai pour la première fois la forêt où se trouvent ces pla-
naires en compagnie d’un vieux prêtre portugais, qui m’emmena
avec lui à la chasse. Cette chasse consiste à lancer quelques chiens
dans le bois et à attendre patiemment pour tirer tout animal qui
peut se présenter. Le fils d’un fermier voisin, excellent spécimen
de jeune Brésilien sauvage, nous accompagnait. Ce jeune homme
portait un pantalon et une chemise en haillons; il avait la téte
nue, et était armé d’un vieux fusil et d’un couteau. L’habitude de
porter le couteau est universelle ; les plantes grimpantes ren-
dent d’ailleurs son emploi indispensable dès qu’on veut traverser
un bois un peu épais ; mais on peut aussi attribuer à cette habi-
tude les meurtres fréquents qui ont lieu au Brésil. Les Brésiliens
se servent du couteau avec une habileté consommée ; ils peuvent
le lancer à une assez grande distance, avec tant de force et de pré-
cision, qu’ils infligent presque toujours une blessure mortelle. J'ai
vu un grand nombre de petits garçons s’essayer en jouant à lancer
le couteau ; la facilité avec laquelle ils le plantaient dans un
poteau fiché en terre promettait pour l'avenir. Mon compagnon
avait tué la veille deux gros singes portant de la barbe. Ces ani-
80 RIO DE JANEIRO.
maux ont des queues qui leur permettent de saisir les objets,
queues dont |’extrémité peut encore supporter le poids entier du
corps de l'animal après sa mort. L’und’eux était resté fixé ainsi àune
branche, et il fallut couper un gros arbre pour l’atteindre ; ce qui
fut d’ailleurs bientôt fait. Outre un de ces singes, nous ne tuâmes
guère que quelques petits perroquets verts et quelques toucans. Je
profitai toutefois de la connaissance du prêtre portugais ; car, une
autre fois, il me donna un beau spécimen du chat Yagouaroundi.
Tout le monde a entendu vanter la beauté du paysage auprès de
Botofogo. La maison que j’habitais se trouvait située au pied de la
montagne bien connue de Corcovado. On a remarqué, avec beau-
coup de raison, que les collines abruptement coniques caractérisent
la formation que Humboldt désigne sous le nom de gneiss-granit.
Rien de plus frappant que l’aspect de ces immenses masses rondes
de rochers nus s’élevant du sein de la végétation la plus exubérante.
Je m’occupais souvent à étudier les nuages qui, arrivant de la
mer, venaient se buter, pour ainsi dire, contre la partie la plus
élevée du Corcovado. Comme presque toutes les montagnes, quand
elles sont ainsi en partie cachées par les nuages, le Corcovado
semble s'élever à une hauteur heaucoup plus considérable qu’elle
ne l’est réellement, soit 2300 pieds (690 mètres). M. Daniell a
fait observer, dans ses essais météorologiques, qu’un nuage parait
quelquefois fixé sur le sommet d'une montagne pendant que le
vent continue à souffler. Le même phénomène se présentait ici
sous un aspect légèrement différent ; on voyait, en effet, le nuage
se recourber et passer rapidement au-dessus du sommet, sans que
la partic fixée au flanc de la montagne semblât ni augmenter ni
diminuer. Le soleil se couchait, et une douce brise du sud, venant
frapper le côté méridional du rocher, remontait pour aller se
confondre avec le courant d'air froid supérieur, aussitôt les vapeurs
se condensaient; mais à mesure que les nuages légers avaient
passé au-dessus du sommet et se trouvaient soumis à l'influence
de l'atmosphère plus chaude du versant septentrional, ils se redis-
solvaient immédiatement,
Pendant les mois de mai et de juin, commencement de l'hiver
dans ce pays, le climat est délicieux. La température moyenne,
déduite d'observations faites A neuf heures du matin et à neuf
heures du soir, n’était que de 72 degrés Fahrenheit (22°,2 centi-
grades). Souvent il tombait de fortes ondées ; mais les vents secs
du sud séchaient rapidement le sol et on pouvait se promener
INSECTES PHOSPHORESCENTS. $4
avec plaisir. Un matin, il plut pendant six heures consécutives et
il tomba { pouce six dixièmes de pluie. Quand cet orage passa sur
les forêts qui entourent le Corcovado, les gouttes d’eau, en venant
frapper la multitude innombrable des feuilles, produisaient un
bruit fort singulier ; on pouvait l'entendre à un quart de mille de
distance, et il ressemblait au bruit que ferait un torrent impé-
tueux, Combien il était délicieux, après une chaude journée, de
s'asseoir tranquillement dans le jardin jusqu’à ce qu’il fit nuit! La
nature, dans ces climats, choisit pour ses vocalistes des artistes
plus humbles qu’en Europe. Une petite grenouille, du genre
Hyla, se pose sur une tige à environ un pouce au-dessus de la sur-
face de l’eau et fait entendre un chant fort agréable ; quand elles
sont plusieurs ensemble, chacune d'elles donne sa note harmo-
nieuse. J’éprouvai quelque difficulté à me procurer un spécimen
de ces grenouilles. Les pattes de ces animaux se terminent par de
petites ventouses, et je m’apercus qu’ils pouvaient grimper le long
d'une glace placée perpendiculairement. De nombreuses cigales,
de nombreux grillons, font entendre en même temps leur cri per-
çant, mais qui toutefois, amoindri par la distance, ne laisse pas
d’être agréable. Tous les soirs, ce concert commence dès qu'il fait
nuit. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de rester 14, immo-
bile, à l'écouter, jusqu'à ce que le passage de quelque insecte
curieux vint éveiller mon attention.
A cette heuro, les mouches lumineuses volent de haie en haie; par
une nuit sombre, on peut percevoir à deux cents pas environ la lu-
mière qu'elles projettent. Il est à remarquer que, chez tous les ani-
maux phosphorescents que j'ai pu observer, vers luisants, scarabées
brillants et différents animaux marins (tels que crustacés, méduses,
néréides, un coralliaire du genre Clytia et un tunicier du genre Py-
rosome), la lumière affecte toujours une teinte verte bien définie.
Toutes les mouches lumineuses que j’ai pu prendre ici appartien-
nent aux Lampyrides (famille à laquelle appartient le ver luisant
anglais), et le plus grand nombre des spécimens étaient des lampyris
occidentalis. Cet insecte, d'après de nombreuses observations faites
par moi, émet la lumière la plus brillante quand on l'irrite; dans
les intervalles, les anneaux abdominaux s’obscurcissent. La lumière
se produit presque instantanément dans les deux anneaux; cepen-
1 Je désire exprimer toute ma reconnaissance à M. Waterhouse, qui a bien
voulu déterminer cet insecte et beaucoup d’autres et m'aider de toutes façons.
32 RIO DE JANEIRO.
dant on l’aperçoit d’abord dans l'anneau antérieur. La matière
brillante est fluide et très-adhésive ; certains points, où la peau de
l'animal avait été déchirée, continuaient à briller et à émettre une
légère scintillation alors que les parties saines devenaient obscures.
Quand l'insecte est décapité, les anneaux continuent à briller, mais
la lumière n’est pas aussi intense qu'auparavant ; une irritation
locale, faite avec la pointe d’une aiguille, augmente toujours l’in-
tensité de la lumière. Dans un cas que j’ai pu observer, les anneaux
ont conservé leur propriété lumineuse pendant prés de vingt-quatre
heures après la mort de l’insecte. Ces faits semblent prouver que
l'animal possède seulement la faculté d’éteindre pendant de courts
intervalles la lumière qu’il émet, mais que, dans tous les autres
instants, l'émission lumineuse est involontaire. J'ai trouvé en grand
nombre, sur des graviers humides, les larves de ces lampyres qui,
par leur forme générale, ressemblent aux femelles du ver luisant_
de l'Angleterre. Ces larves ne possèdent qu’une faible puissance
Jumineuse ; tout au contraire de leurs parents, ils simulent la mort
dès qu’on les touche et cessent de briller ; l’irritation n’excite pas
non plus chez eux une nouvelle émission lumineuse. J’en conservai
plusieurs vivants pendant quelque temps; leur queue constitue un
organe fort singulier, car, au moyen d’une disposition très-ingé-
nieuse, elle peut jouer le rôle de sucoir et de réservoir pour la
salive ou un liquide analogue. Je leur donnais fort souvent de la
‘viande crue; or je remarquai invariablement que l'extrémité de
la queue venait s'appliquer à la bouche pour déposer une goutte
de fluide sur la viande que l’insecte était en train d’avaler. Malgré
une pratique si constante, la queue ne semble pas pouvoir trouver
facilement la bouche ; tout au moins, la queue va-t-elle d’abord
toucher le cou, qui semble lui servir de guide.
Un scarabée, le pyrophore à bec de feu (Pyrophorus luminosus,
Iilig.), est l’insecte lumineux le plus commun des environs de Bahia.
Chez cet insecte, comme chez plusieurs autres que nous avons déjà
cités, une irritation mécanique a pour effet de rendre la lumière
de l’insecte plus intense. Je m’amusai un jour à observer cet insecte
au point de vue de la faculté qu’il possède de faire des bonds assez
considérables, faculté qui ne me semble pas avoir été parfaitement
décrite‘. Quand le pyrophore à bec de feu est placé sur le dos et
qu'il se prépare à sauter, il rejette en arrière sa tête et son thorax,
1 Kirby, Entomology, vol. II, p. 847.
JARDIN BOTANIQUE. a3
de telle sorte que l’épine pectorale se tend et vient reposer sur le
bord de son fourreau. L’insecte continue ce mouvement en arriére,
en employant toute son énergie musculaire, jusqu’à ce que l’épine
pectorale se tende comme un ressort, et en ce moment il repose
sur l'extrémité de sa tête et de ses élytres. Tout à coup il se laisse
aller, la tête et le thorax se soulèvent et, en conséquence, la base |
des élytres vient frapper avec tant de force la surface sur laquelle
il s’est posé, qu’il rebondit à la hauteur de 1 ou de 2 pouces. Les
pointes avancées du thorax et le fourreau de l’épine servent à main-
tenir le corps entier pendant le saut. Dans les descriptions que j'ai
lues, il me semble qu’on n’a pas assez appuyé sur l’élasticité de
l'épine; un saut aussi soudain ne peut pas être le résultat d'une
simple contraction musculaire , sans l’aide de quelque moyen
mécanique.
Pendant mon séjour, je ne manquai pas de faire de courtes,
mais fort agréables excursions, dans le voisinage. Un jour, je me
rendis au Jardin botanique, où l’on peut voir bien des arbres connus
pour leur grande utilité. Le camphrier, le poivrier, le cannellier et
le giroflier portent des feuilles qui répandent un arome délicieux ;
l'arbre à pain, le jaca et le mango rivalisent par la magnificence
de leur feuillage. Dans le voisinage de Bahia, le paysage est sur-
tout remarquable 4 cause de la présence de ces deux derniers
arbres. Avant de les voir, je ne me serais certes pas figuré qu'un
arbre pôt projeter sur le sol une ombre aussi épaisse. Ces deux
arbres ont, avec les arbres toujours verts de ces climats, le méme
rapport que le laurier et le houx en Angleterre ont avec les espèces
décidues d’un vert plus clair. On peut remarquer que, dans les
régions intertropicales, les arbres les plus magnifiques entourent
les maisons; c’est sans doute parce que ces arbres sont aussi les
plus utiles. En effet, le bananier, le cocotier, les nombreuses
espèces de palmiers, l’oranger, l’arbre à pain réunissent en eux ces
qualités au suprême degré.
Un jour, une remarque de Humboldt me frappa tout particuliè-
rement. Le grand voyageur fait souvent allusion « aux légères
vapeurs qui, sans nuire à la transparence de l’air, rendent les
teintes plus harmonieuses et adoucissent les contrastes ». C’est là
un phénomène que je n’ai jamais observé dans les zones tempérées.
L'atmosphire reste parfaitement transparente jusqu’à une distance
d’un demi-mille ou de trois quarts de mille; mais, si on regarde à
une plus grande distance, toutes les couleurs se fondent dans un
34 RIO DB JANEIRO.
flou admirable, gris mélangé d'un peu de bleu. L’état de l’atmos-
phère avait subi peu de modifications depuis le matin jusqu'à
midi, heure à laquelle le phénomène se développa dans tout son
éclat : sauf toutefois en ce qui concernait le degré de sécheresse,
car, dans l'intervalle, la différence entre le point de la rosée et la
température s'était augmenté de 7°,8 à 47 degrés.
Une autre fois, je partis de grand matin et me rendis À la Gavia
ou montagne du hunier. La fraîcheur était délicieuse, l'air était
tout embaumé ; les gouttes de rosée brillaient encore sur les
feuilles des grandes liliacées qui ombrageaient de petits ruisseaux
d’eau limpide. Assis sur un bloc de granit, quel plaisir n’éprou-
vais-je pas à observer les insectes et les oiseaux qui volaient autour
de moi! Les oiseaux-mouches affectionnent tout particulièrement
ces endroits solitaires et ombragés. Quand je voyais ces petites
eréatures bourdonner autour d'une fleur, en faisant vibrer si rapi-
dement leurs ailes qu'à peine on pouvait les distinguer, je ne pou-
vais m'empêcher de me rappeler les papillons sphinx ; il y a, en
effet, la plus grande analogie entre leurs mouvements et leurs
habitudes.
Je suivis un sentier qui me conduisit dans une magnifique forêt,
et bientôt se déroula à mes regards éblouis une de ces vues admi-
rables si communes dans les environs de Rio. Je me trouvais à une
hauteur d'environ #00 ou 600 pieds ; à cette élévation, le paysage
revêt ses teintes les plus brillantes ; les formes, les couleurs sur-
passent si complétement en magnificence tout ce que l’Européen a
pu voir dans son pays, qu'il se trouve à court d'expressions pour
peindre ce qu'il ressent. L’effet général me rappelait les décors les
plus brillants de l'Opéra. Je ne revenais jamais les mains vides de
ces excursions. Cette fois, je trouvai un spécimen d'un curieux
champignon appelé hymenophallus. Tout le monde connaît le
phallus anglais qui, en automne, empeste l'air de son abominable
odeur ; quelques-uns de nos scarabées cependant, comme le savent
les entomologistes, considèrent cette odeur comme un parfum
délicieux. Il en est de même ici, car un Strongylus, attiré par
l’odeur, vint se poser sur le champignon que je portais à la main.
Ce fait nous permet de constater des rapports analogues dans deux
pays fort éloignés l'un de l’autre, entre des plantes et des insectes
appartenant aux mêmes familles, bien que les espèces soient diffé-
rentes. Quand l'homme est l'agent introducteur d’une nouvelle
espèce dans un pays, ce rapport disparaît souvent : je puis citer
PAPILLONS. 86
comme exemple de ce fait que-les laitues et les choux qui, en
Angleterre, sont la proie d’une si grande quantité de limaces ot de
chenilles, restent intacts dans les jardins qui avoisinent Rio.
Pendant notre séjour au Brésil, je fis une grande collection d’in-
sectes. Quelques observations générales sur l'importance compara-
tive des différents ordres peuvent intéresser les entomologistes an-
glais. Les lépidoptères, grands et admirablement colorés, dénotent
la zone qu'ils habitent bien plus clairement qu'aucune autre race
d'animaux. Je ne parle que des papillons, car les phalènes, contrai-
rement à ce qu'aurait pu faire penser la vigueur de la végétation,
m'ont paru certainement moins nombreuses que dans nos régions
tempérées. Les habitudes du papilio feronia me surprirent beau-
coup. Ce papillon est assez commun et fréquente ordinairement les
bosquets d’orangers. Bien que s'élevant très-haut en l’air, il se pose
fréquemment sur le tronc des arbres. Il se tient alors la tête en
bas et les ailes étendues horizontalement, au lieu de les relever
verticalement, comme le font la plupart des papillons. C'est, en
outre, le seul papillon que j'aie vu se servir de ses pattes pour
courir ; je ne lui eonnaissais pas cette habitude, aussi l'insecte
m'échappa-t-il plus d’une fois en se jetant de côté juste au moment
où j'allais le saisir avec mes pinces. Mais, fait encore pins singulier,
cette espèce possède la faculté d'émettre des sons!. A plusieurs
reprises, un couple de ces papillons, probablement un mâle et une
femelle , passèrent À un mètre ou deux de moi se poursuivant
l'un l'autre. Or chaque fois j'entendais distinctement un bruit
ressemblant à celui que produirait une roue dentée passant sous
un cliquet. Le bruit se renouvelait À de courts intervalles, et pou-
vait s'entendre à une distance d'environ 20 mètres. Je puis affirmer
que eette observation est exempte-de toute erreur.
L'aspeet général des coléoptères me désappointa beaucoup. On
trouve ici des scarabées petits, obscurément colorés, an nombre con-
{ M, Doubleday a dernièrement désrit (devant lq Société d’entomologie
8 mars 1845), une conformation particuliére des ailes de ce papillon, conformation
qui semble lui permettre de produire le bruit dont je parle, « Ce papillon est
remarquable, dit-il, en ce qu’il porte une espèce de tambour À la base des ailes
antérieures, entre la nervure costale et la nervure sous-costale. Ces deux ner-
vures, en outre, ont & l'intérieur un diaphragme ou vaisseau singulier, qui af~
fecte la forme d'une vis.» Je lis dans les Voyages de Langsdorff (pendant les
années 1808-7, p. 74) que, dans l’île Sainte-Catherine, sur les côtes du Brésil, on
trouve un papillon, appelé februa Hoffmanseggi, qui, en volant, fait un bruit qui
ressemble à celui de la crécelle,
86 RIO DE JANEIRO.
sidérable !. Lés collections européennes ne possèdent guère jusqu’à
présent que des spécimens des espèces tropicales les plus grandes.
Un simple coup d’œil, jeté sur ce que sera le catalogue complet de
l'avenir, suffirait à détruire à jamais le repos d’un entomologiste.
Les scarabées carnivores ou Carabiques $e trouvent en fort petit
nombre entre les tropiques ; ce fait est d’autant plus remarquable
que, dans les pays chauds, les quadrupèdes carnivores existent en
plus grand nombre. Ce fait me frappa vivement, et en arrivant au
Brésil, et quand je vis réapparaître dans les plaines tempérées de
la Plata de nombreux Harpalides si élégants et si actifs. Les arai-
gnées, si nombreuses, et les hyménoptères, si rapaces, remplacent-
ils les scarabées carnivores ? Les scarabées qui se nourrissent de
charognes et les Brachélytres sont fort rares; d’autre part, les
Charencons et les Chrysomélides, qui tous se nourrissent de végé-
taux, se trouvent en quantités étonnantes. Je ne parle pas ici du
nombre des différentes espèces, mais du nombre des individus ;
car c’est ce dernier chiffre qui constitue le caractère le plus frap-
pant de l’entomologie d’un pays. Les orthoptères et les hémiptéres
sont fort nombreux, ainsi que les hyménoptères à aiguillon, les
abeilles, peut-être, exceptées. Quiconque entre pour la première
fois dans une forêt tropicale reste stupéfait à la vue des travaux
exécutés par les fourmis ; on voit de tous côtés des chemins bien
battus allant dans toutes les directions, et sur lesquels passe con-
stamment une armée de fourrageurs, les uns partant, les autres
revenant chargés de morceaux de feuilles vertes souvent plus grands
que leur corps.
Une petite fourmi noire voyage souvent en quantités infinies.
Un jour, à Bahia, je fus tout étonné de voir un grand nombre
d'araignées, de blattes et d’autres insectes, ainsi que des lézards,
traverser un terrain nu en donnant les signes de la plus grande
agitation. À quelque distance en arrière, je vis les arbres et les
feuilles tout noirs de fourmis. La troupe, après avoir traversé le
terrain nu, se divisa et descendit le long d’un vieux mur ; elle
1 Je puis citer ici, comme exemple du produit de la chasse d’un seul jour
(23 jain), que je pris soixante-huit espèces de coléoptères, alors que je ne m’oc-
cupais pas particulièrement de cet ordre. Parmi ces soixante-huit espèces, il n’y
avait que deux espèces de Carabiques, quatre de Brachélytres, quinze de Rhyncho-
phores et quatorze de Chrysomelides. Je rapportai cn même temps trente-sept es -
pèces d’Arachnides, ce qui prouve que je n’accordais pas une attention exclusive
à l’ordre des coléoptères, ordinairement si favorisé par les naturalistes,
FOURMIS. 67
réussit ainsi à envelopper quelques insectes, qui firent d’étonnants
efforts pour se soustraire à une terrible mort. Quand les fourmis
eurent atteint la route, elles changèrent de direction, se divisèrent
en files étroites et remontérent le mur. Je plaçai une petite pierre
de façon à intercepter la route de l’une des files; le bataillon entier
l’attaqua, puis se retira immédiatement. Peu après, un autre ba-
taillon revint à la charge; mais, n’ayant pu enlever l’obstacle, se
retira à son tour et on abandonna cette route. En faisant un détour
de 1 pouce ou 2, la file aurait pu éviter cette pierre; c’est ce qui
serait sans doute arrivé si elle avait été 14 dans le principe ; mais
ces courageux petits guerriers avaient été attaqués et ne voulaient
pas céder.
__ On trouve en grand nombre dans les environs de Rio certains
insectes qui ressemblent à des guêpes et qui construisent avec de
l'argile des cellules pour leurs larves dans le coin des vérandahs.
Ils emplissent ces cellules d'araignées et de chenilles, qu'ils sem-
blent savoir admirablement piquer avec leur aiguilton, de façon à
les paralyser sans les tuer tout à fait, et qui restent la, à moitié
mortes, jusqu’à ce que les œufs soient éclos. Les larves se nour-
rissent de cette horrible masse de victimes impuissantes, mais
vivantes encore ; spectacle affreux, qu’un naturaliste enthousiaste t
appelle cependant amusant et curieux! Un jour j’observai avec
beaucoup d'intérêt un combat terrible entre un Pepsis et une
grosse araignée du genre Lycose. La guépe se précipita soudain sur
sa proie, puis s’envola immédiatement ; l’araignée était évidem-
ment blessée, car, en essayant de fuir, elle se laissa rouler le long
d'une petite déclivité de terrain; il lui resta cependant encore
assez de force pour se traîner dans une touffe d’herbes où elle se
cacha. La guépe revint bientôt et sembla surprise de ne pas retrou-
ver immédiatement sa victime. Elle commenca alors une chasse
tout aussi régulière que peut l’être celle d’un chien qui poursuit
un renard; elle vola deci delà, faisant tout le temps vibrer ses ailes
et ses antennes. L’araignée, quoique bien cachée, fut bientôt dé-
couverte ; et la guépe, redoutant évidemment encore les mâchoires
de son adversaire, manœuvra avec soin pour se rapprocher d'elle
1 Dans un manuscrit du British Museum, manuscrit écrit par M. Abbott,
qui a fait ses observations en Géorgie, Voir le mémoire de M. A. White dans
les Annals of Nat. Hist., vol. VII, p. 472. Le lieutenant Hutton a décrit un aphex
qui habite les Indes et qui a les mêmes habitudes (Journal of the Asiatic Society,
vol, I, p. 555).
98 RIO DB JANEIRO.
et finit par luiinfliger deux piqûres sur le côté inférieur du thorax.
Enfin, après avoir examiné svigneusement avec ses antennes l’arai-
gnée, actuellement immobile, elle se disposa à emporter sa proie ;
mais je me saisis du tyran et de sa victime‘,
Proportionnellement aux autres insectes, le nombre des arai-
gnées est ici beaucoup plus considérable qu’il ne l’est en Angleterre,
peut-être même plus considérable que toute autre division des ani-
maux articulés. La variété des espèces chez les araignées sauteuses
semble presque infinie, Le genre, ou plutôt la famille des Epeires,
se caractérise ici par bien des formes singulières ; quelques espèces
portent des écailles pointues et coriaces, d’autres de gros tibias
revêtus de piquants. On trouve tous les sentiers de la forêt barricadés
par la forte toile’ jaune d’une éspèce qui appartient à la méme division
que l’£’perra clavipes dé Fabricius, araignée qui, selon Sloane, faitaux
Indes occidentales des toiles assez fortes pour retenir des oiseaux,
Une jolie petite araignée, à pattes de devant fort longues, et qui
semble appartenir à un genre non décrit, vit en parasite sur presqué
toutes ces toiles. Elle est trop insignifiante, je suppose, pour que la
grande Epeire daigne la remarquér ; elle lui permet dono de se
nourrir des petits insectes qui, autrement, ne profiteraient à per-
sonne. Quand cette petite araignée est effrayée, elle feint la mort
en étendant les pattes de devant, ou se laisse tomber hors de la
toile. Une grosse Epeire, appartenant à la même division que les
E'perra tuberculata et conica, est extrêmement commune, surtout
dans les endroits secs, Cette araignée consolide le centre de sa
toile, ordinairement placé6 au milieu des grandes feuilles de l'agave
commun, par deux, ou méme par quatre rubans disposés en zigzag
qui relient deux des rayons, Dès qu’un gros insecte, tel qu'une
sauterelle ou une guépe, vient se prendre dans la toile, l’araignée,
par un brusque mouvement, le fait rapidement tourner sur lui:
même ; en même temps elle enveloppe sa proie d’une quantité de
fils qui forment bientôt un véritable cocon autour d'elle. L’arai-
gnée examine alors sa victime impuissante et la mord sur la partie
postérieure du thorax} puis elle se retire et attend patiemment que
1 Don Félix Azara (vol. I, p. 175) dit, en parlant d'un insecte hyménoptère
appartenant probablement au même genre, qu'il le vit traîner le cadavre d'une
araignée À travers de hautes herbes, en droite ligne, jusqu’à son nid, qui se
trouvait à une distance de cent svizante-trois pas. [| ajoute que la guépe, afin de
reconnaître la route, faisait de temps en temps des « demi-tours d'environ
trois palmes. »
ARAIGNEES. 80
le poison ait produit son effet. On peut juger de la virulence dece
poison par le fait que j’ouvris le cocon au bout d’une demi-minute
et qu'une large guépe qui y était enfermée était déjà morte. Cette
Epeire se tient toujours la tête en bas vers le centre de sa toile,
Quand on la dérange, ellé agit différemment, selon les circonstances:
s’il ya un fourré au-dessous de sa toile, elle se laisse tomber tout
à coup. J’ai pu voir plusieurs de ces araignées allonger le fil qui les
retient à la toile pour se préparer à tomber. Si, au contraire, le
sol est nu, l’Epeire se laisse rarement tomber, mais passe rapide-
ment d'un côté à l’autre de la toile par un couloir central ménagé
à cet effet. Si on la dérange encore, elle se livre à une curieuse
manœuvre : placée au centre de la toile, qui est attachée à des
branches élastiques, elle l’agite violemment jusqu'à ce qu’elle
acquière un mouvement vibratoire si rapide, que le corps de l’arai-
gnée elle-même devient indistinct.
On sait que, quand un gros insecte se prend dans leurs toiles, la
plupart de nos araignées anglaises essayent de couper les lignes et
de mettre leur proie en liberté pour sauver leur filet d’une entière
destruction. Une fois, cependant, je vis dans une serre, dans le
Shropshire, une grosse guépe femelle se prendre dans la toile
irrégulière d’une toute petite araignée, qui, au lieu de couper les
lignes de sa toile, continua avec persévérance à entourer de fils le
_ corps, et surtout les ailes de sa proie. La guépe essaya hien des
fois d'abord de frapper son petit antagoniste avec son aiguillon,
mais ce fut en vain. Après une lutte de plus d’une heure, j’eus pitié
de la guépe; je la tuai, puis la replaçai dans la toile. L’araignée
revint bientôt et, une heure après, je fus tout surpris de la trouver
les mâchoires fixées dans l’orifice par lequel sort l’aiguillon de la
guépe vivante. Je chassai l’araignée deux ou trois fois ; mais, pen-
dant vingt-quatre heures, je la retrouvai suçant toujours à la même
place; elle se gonfla même considérablement, distendue qu’elle
était par les sucs de sa proie, qui était beaucoup plus grosse qu’elle
ne l'était elle-même.
Il est peut-être bon de mentionner ici que j'ai trouvé près de
Santa-Fé Bajada beaucoup de grosses araignées noires, portant sur
le dos des taches rouges; ces araignées vivent en troupes. Les toiles
sont placées verticalement, disposition qu’adopte invariablement le
genre Epeire; elles sont séparées l’une de l’autre par un espace d’en-
viron 2 pieds, mais sont toutes attachées à certaines lignes commu-
nes extrêmement longues et qui s'étendent à toutes les parties de la
40 RIO DE JANEIRO.
communauté. De cette manière, les toiles unies entonrent le
sommet de quelques gros buissons. Azara! a décrit une araignée
vivant en société, qu’il a observée au Paraguay ; Walckenaer
pense que ce devait être un Théridion; mais c’est probablement une
Epeire, et elle appartient peut-être à la même espèce que la mienne.
Je ne peux cependant me rappeler avoir vu le nid central aussi
grand qu’un chapeau, dans lequel, dit Azara, les araignées dé-
posent leurs œufs en automne, au moment de leur mort. Comme
toutes les araignées que j'ai vues en cet endroit avaient la même
grosseur, elles devaient probablement avoir presque le même âge.
Cette habitude de vivre en société chez un genre aussi typique que
celui des Epeires, c’est-à-dire chez des insectes si sanguinaires et
si solitaires que les deux sexes mêmes s’attaquent souvent l’un
l'autre, constitue un fait fort singulier.
Dans une haute vallée des Cordillères, auprès de Mendosa, j'ai
trouvé une autre araignée qui construit une toile fort singulière.
De fortes lignes rayonnent dans un plan vertical autour d'un
centre commun où se tient l’insecte ; mais deux rayons seulement
sont réunis par un tissu symétrique, de telle sorte que la toile, au
lieu d’être circulaire comme à l'ordinaire, consiste seulement en
un segment ayant la forme d’un coin. Toutes les toiles en cet en-
droit affectaient la même forme.
1 Azara, Voyage, vol. 1, p. 213.
CHAPITRE III
Montevideo. — Maldonado. — Excursion au rio Polanco. — Lassos et bolas. —
Perdrix. — Absence d'arbres. — Daims. — Capybara ou cochon de rivière. —
Tucutuco. — Molothrus, habitudes ressemblant à celles du coucou. — Gobe-
mouches. — Oiseaux moqueurs. — Faucons se nourrissant de charognes. —
Tubes formés par la foudre, — Maison foudroyée.
Maldonado.
5 juillet 1832. — Nous mettons à la voile dans la matinée et
sortons du magnifique port de Rio. Pendant notre voyage jusqu’à
la Plata nous ne remarquons rien de particulier, si ce n’est un jour
un troupeau considérable de marsouins, au nombre de plusieurs
milliers. La mer entière semblait sillonnée par ces animaux et ils
nous offraient le spectacle le plus extraordinaire, quand des cen-
taines d’entre eux s’avancaient par bonds qui faisaient sortir de
l’eau leur corps tout entier. Alors que notre vaisseau faisait ses
neuf nœuds à l’heure, ces animaux pouvaient passer et repasser
devant la proue avec la plus grande facilité et s’élancer au loin en
avant. Le temps devient mauvais au moment où nous pénétrons
dans l'embouchure de la Plata. Par une nuit fort sombre nous
sommes environnés par un grand nombre de phoques et de pin-
gouins qui font un bruit si étrange, que l'officier de quart nous
assure qu’il entend les mugissements des bestiaux sur la côte.
Une autre nuit il nous est donné d'assister à une magnifique repré-
sentation de feux d'artifice naturels ; le sommet du mât, les extré-
mités des vergues, brillaient du feu Saint-Elme ; nous pouvions
presque distinguer la forme de la girouette, on aurait dit qu'elle
avait été frottée avec du phosphore. La mer était si lumineuse, que
les pingouins semblaient laisser derrière eux un sillon de feu, et,
de temps en temps, les profondeurs du ciel s’illuminaient soudain
à la lueur d’un magnifique éclair.
À l'embouchure du fleuve, j’observe avec beaucoup d'intérêt
la lenteur avec laquelle se mélent les eaux de la mer et celles du
42 MALDONADO.
fleuve. Ces dernières, boueuses et jaunatres, flottent à la surface
de l’eau salée, grâce à leur moindre gravité spécifique. Nous pou-
vons tout particulièrement étudier cet effet dans le sillage que
laisse le vaisseau, là une ligne d’eau bleue se mêle avec le liquide
environnant à la suite d’une quantité de petits ressacs.
26 juillet. — Nous jetons l’ancre à Montevideo. Pendant les deux
années suivantes, le Beagle s’occupa à relever les côtes orien-
tales et méridionales de l'Amérique au sud de la Plata. Pour éviter
des rediles inutiles, j’extrais de mon journal les parties qui se
rapportent aux mêmes régions sans faire attention à l'ordre dans
lequel nous les avons visitées.
Maldonado est situé sur la rive septentrionale de la Plata, à peu
de distance de l'embouchure de ce fleuve. C’est une petite ville
très-misérable et très-tranquille ; elle est construite comme toutes
les villes de ce pays, c’est-à-dire que les rues se croisent à angle
droit et qu'il ya au milieu une grande place, dont l'étendue fait
ressortir encore le peu de population de la ville. À peine y
fait-on quelque commerce ; les exportations se hornent à quelques
peaux et à quelques têtes de bétail vivant. Les habitants se com-
posent principalement de propriétaires, de quelques boutiquiers
ot des artisans nécessaires, tels que forgerons et charpentiers,
qui exécutent tous les travaux dans un rayon de 50 milles. La ville
est séparée du fleuve par une rangée de collines de sable ayant
environ À mille (1600 mètres) de largeur; elle est entourée de
tous les autres côtés par un pays plat, légèrement ondulé, recou-
vert d’une couche uniforme de beau gazon, que broutent des
troupeaux innombrables de bestiaux, de moutons et de chevaux.
Il y a fort peu de terres cultivées, même dans le voisinage immé-
diat de la ville. Quelques haies de cactus et d’agaves indiquent les
endroits où l'on a planté un peu de blé ou de maïs. Le pays
conserve le même caractère sur presque toute l'étendue de la rive
septentrionale de la Plata ; la seule différence consiste, peut-être,
en ce que les collinés de granit sont ici un peu plus élevées. Le
paysage est fort peu intéressant ; à peine voit-on une maison, un
enclos ou même un arbre qui l’égaye un peu. Cependant, quand
on a été pendant quelque temps emprisonné dans un vaisseau, on
éprouve un certain plaisir À se promener, même sur des plaines
de gazon dont on ne peut apercevoir les limites, En outre, si la
vuo est toujours la même, bien des objets particuliers possèdent
une grande beauté, la plupart des petits oiseaux portent des
IGNORANCE DES HABITANTS. 1
couleurs brillantes ; l’admirable gason vert, brouté fort ras par les
bestiaux, est orné de petites fleurs au milieu desquelles il en est
une qui ressemble à la marguerite et qui vous rappelle une vieille
amie. Que dirait un fleuriste én voyant des plaines entières si
complétement couvertes par la verbena melindres que, même à une
certaine distance, elles revétent d’admirables teintes écarlates ?
Je séjournai dix semaines à Maldonado et, pendant ce temps, je
pus me procurer une collection presque complète des animaux,
des oiseaux et des reptiles de la contrée. Avant de faire aucune
observation au sujet de ces animaux, je raconterai une petite
excursion que j'ai faite jusqu’à la rivière Polanco, située à environ
70 milles dans la direction du nord. Je puis citer, comme preuve
du bon marché excessif de toutes choses dans ce pays, que deux
hommes qui m’accompagnaient avec un troupeau d'environ douse
chevaux de selle ne me coûtaient que 2 dollars ou environ
40 francs par jour. Mes compagnons portaient sabres et pistolets,
précaution que je croyais assez inutile, Toutefois, une des pre-
mières nouvelles qui parvinrent à nos.oreilles fut que la veille on
avait assassiné un voyageur qui venait de Montevideo. On avait
trouvé son cadavre sur la route, auprès d’une croix élevée én sou-
venir d’un meurtre semblable.
Nous passons notre première nult dans une petite maison de
campagne isolée. Là, je m’apercois bientôt que je possède deux
ou trois objets et surtout une boussole de poche qui excitent
Vétonnement le plus extraordinaire, Dans chaque maison on me
demande d’exhiber la boussole et d'indiquer, au moyen d’une
carte, la direction des différentes villes, Que je puisse, moi, par-
fait étranger, indiquer la route (car route et direction sont deux
termes synonymes dans ce pays plat) pour se rendre À tel ou
tel endroit où je n’ai jamais été, voilà qui excite l’admiration la
plus intense, Dans une maison, une jeune femme, assez malade
pour garder le lit, me fait prier de venir lui montrer la fameuse
boussole, Bi leur surprise est grande, la mienne est plus grande
encore de rencontrer autant d’ignorance au milieu de gens qui
possèdent des bestiaux par milliers et des gstancias ayant une
grande étendus. On ne peut expliquer cette ignorance que par la
rareté des visites des étrangers dans ce coin reculé, On me de-
mande si c’est la terre ou le soleil qui se meut; s’il fait plus chaud
ou plus froid dans le Nord ; où se trouve l’Espagne, et foule d’autres
questions analogues. Presque tous les habitants ont une vague
44 | MALDONADO.
idée que l’Angleterre, Londres et l’Amérique du Nord sont trois
noms différents qui s'appliquent au même endroit; les plus
instruits savent que Londres et l'Amérique du Nord sont des pays
séparés, situés tout près l’un de l’autre, et que l'Angleterre est
une grande ville dans Londres! Je portais avec moi quelques allu-
mettes chimiques que j’allumais avec mes dents. L’étonnement ne
connaissait plus de bornes à la vue d’un homme qui produisait du
feu avec ses dents, aussi avait-on l'habitude de réunir toute la
famille pour assister à ce spectacle. On m'offrit un jour 4 dollar
d’une seule de ces allumettes. Au village de Las Minas on me
vit me débarbouiller, ce qui causa des commentaires sans nombre ;
un des principaux négociants m’interrogea avec soin relativement
à cette pratique si singulière ; il me demanda aussi pourquoi à
bord nous portions notre barbe, car il avait entendu dire à mon
guide que nous portions alors la barbe. 11 me tenait certainement
en grande suspicion. Peut-être avait-il entendu parler des ablu-
tions commandées par la religion mahométane et, me sachant
hérétique, il en concluait probablement que tous les hérétiques
sont des Turcs. Il est usuel dans ce pays de demander l'hospitalité
pour Ja nuit à la première maison un peu confortable que
Yon rencontre. L’étonnement que causaient la boussole et mes
autres jongleries me servaient dans une certaine mesure, car, avec
cela, et les longues histoires que racontaient mes guides sur mon
habitude de briser les pierres, sur la faculté que je possédais de
distinguer les serpents venimeux de ceux.qui ne l'étaient pas, sur
ma passion pour collectionner des insectes, etc., je me trouvais en
position de leur payer leur hospitalité. Je parle vraiment comme
si je m'étais trouvé en pleine Afrique centrale ; le Banda oriental
ne serait certes pas flatté de la comparaison, mais tels étaient mes
sentiments à cette époque.
Le lendemain nous atteignons le village de Las Minas. Quelques
collines de plus, mais en somme le pays conserve le même aspect ;
toutefois, un habitant des Pampas y verrait certainement une ré-
gion alpestre. Le pays est si peu habité, qu’à peine avons-nous
rencontré un seul individu pendant toute une journée de voyage.
La ville de Las Minas est encore moins importante que Maldo-
nado; elle est située dans une petite plaine entourée de collines
rocheuses fort basses. Elle affecte la forme symétrique ordinaire,
et elle n’est pas sans offrir un aspect assez joli avec son église
blanchie à la chaux, placée au centre même de la ville. Les mai-
.ÉTIQUETTE, © 55
sons des faubourgs s'élèvent sur la plaine comme autant d'êtres
isolés, sans jardins, sans cours d'aucune espèce. C'est d’ailleurs la
mode du pays, mais toutes les maisons ont, en conséquence, une
apparence peu confortable. Nous passons la nuit dans une pul-
peria ou cabaret. Un grand nombre de Gauchos viennent le soir
boire des spiritueux et fumer leurs cigares. Leur apparence est
très-frappante ; ils sont ordinairement grands et beaux, mais ils
ont empreint sur le visage tous les signes de l’orgueil et de la dé-
bauche ; ils portent souvent la moustache et les cheveux fort longs,
bouclés sur le dos. Leurs vêtements aux couleurs voyantes, leurs
éperons formidables sonnant à leurs talons, leurs couteaux portés
à la ceinture en guise de dagues, couteaux dont ils font un si
fréquent usage, leur donnent un aspect tout différent de ce que
pourrait faire supposer leur mom de Gauchos, ou simples paysans.
Ils sont extrêmement polis ; ils ne boivent jamais sans vous deman-
der de goûter à leur boisson; mais, pendant qu'ils vous font un
salut gracieux, on peut se dire qu'ils sont tout prêts à vous assas-
siner, si l’occasion s’en présente.
Le troisième jour nous suivons une direction assez irrégulière, car
j'étais occupé à examiner quelques couches de marbre. Nous
apercevons beaucoup d’autruches (Struthio rhea) sur les belles
plaines de gazon. Quelques bandes contenaient jusqu’à vingt ou
trente individus. Quand ces autruches se placent sur une petite
éminence et que leur silhouette se découpe sur le ciel, cela com-
pose un fort joli spectacle. Je n’ai jamais rencontré autruches
aussi apprivoisées dans aucune autre partie du pays; elles vous
laissent approcher jusque tout près d'elles, mais alors elles
étendent leurs ailes, fuient devant le vent et vous laissent bientôt
en arrière, quelle que soit la vitesse de votre cheval.
Nous arrivons le soir à l'habitation de don Juan Fuentes, riche
propriétaire foncier, mais que ne connait personnellement aucun
de mes compagnons. Quand on approche de la maison d'un
étranger, il y a quelques points d’étiquette à observer. On met son
cheval au pas, on récite. un Ave, Maria, et il n’est pas poli de
mettre pied à terre avant que quelqu'un sorte de la maison et
vous demande de descendre de cheval; la réponse stéréotypée
du propriétaire est: Sin pecado concebida, c'est-à-dire « conçue
sans péché. » On entre alors dans la maison, on cause de choses et
d'autres pendant quelques minutes, puis on demande l’hospitalité
pour la nuit, ce qui, bien entendu, s'accorde toujours. L’étranger
40 MALDONADO.
prend alors ses repas avec la famille et on lui donne une chambre
où il fait son lit avec les couvertures de son recado( ou selle des
Pampas). Il est curieux de remarquer combien les mêmes circon-
stances produisent des mœurs presque analogues. Au cap de
Bonne-Bspérance, on pratique universellement la même hospita-
lité et presque la même étiquette. La différence de caractère qui
existe entre l'Espagnol et le paysan Hollandais se révèle de suite,
en ce que le premier ne pose jamais une seule question à son hôte
en dehors de ce qu'exigent les règles les plus sévères de la poli-
tease, tandis que le bon Hollandais lui demande d'où il vient, où il
va, ce qu'il fait, ou méme combien de frères, de sœurs, ou d'en-
fants il peut avoir.
Peu de temps après notre arrivée ches don Juan, on chasse vers
la maison un des grands troupeaux de bestiaux et on choisit trois
animaux qui doivent être abattus pour les besoins de l'établisse-
ment. Ces bestiaux à demi sauvages sont fort actifs ; or, comme ils
connaissent fort bien le fatal lasso, ils font faire aux chevaux une
longue et rude chasse avant de ee laisser saisir. Après avoir été
témoins de la grossière richesse qu’indique un nombre aussi consi-
dérable d'hommes, de bestiaux et de chevaux, c'est presque un
spectacle que de considérer la misérable maison de don Juan. Le
plancher se compose simplement de terre durcie, les fenêtres
n'ont pas de vitres; la décoration du salon consiste en quelques
chaises fort communes, quelques tabourets et deux tables. Bien
qu'il y ait plusieurs étrangers, le souper ne se compose que de
deux plats, immenses À la vérité, l'un contenant du bœuf rôti,
l’autre du bœuf bouilll et quelques moresaux de citrauille ; on ne
sert aucun autre légume et pas même un morceau de pain. Un
grand pot de grès plein d'eau sert de verre à toute la compagnie.
Et cependant cet homme possède plusieurs milles carrés de terrain,
dont la presque totalité peut produire du blé et avec un peu de
soin, tous les légumes ordinaires. On passe la soirée à fumer et
on improvise un petit concert vocal avec accompagnement de gui-
tare. Les segnoritas, assises toutes ensemble dans un coin de
la salle, ne soupent pas avec les hommes.
On a écrit tant d'ouvrages descriptifs sur ces pays, qu'il est
presque superflu de décrire le lasso ou les bolas. Le lasso consiste en
une corde trés-forte, mais très-mince, faite en cuir non tanné,
tressé avec soin. Une des extrémités est fixée à la large sangle
qui maintient l'appareil compliqué du recado; l’autre se termine
LASSO ET BOLAS. 47
par un petit anneau de fer ou de cuivre au moyen duquel on peut
faire un nœud coulant. Le Gaucho, au moment de se servir du
lasso, conserve, dans la main qui lui sert à conduire son cheval, une
partie de la corde enroulée, et dans l'autre il tlent le nœud coulant
qu'il laisse fort large, car il a ordinairement un diamètre d'environ
8 pieds. Il le fait tournoyer autour de sa tête, en ayant soin,
par un habile mouvement du poignet, de tenir le nœud coulant
ouvert ; puis il le lance et le fait tomber sur l'endroit qui lui plaît.
Quand on ne se sert pas du lasso, on l'enreule et on le porte en cet
état attaché à l'arrière de la selle. Il y a deux espèces de bolas ou
balles: les plus simples, employées pour chasser les autruches,
consistent en deux pierres rondes, recouvertes de cuir et réunies
par une mince corde tressée ayant environ 8 pieds de long.
L'autre espèce diffère seulement de celle-là en ee qu'elle comporte
trois balles réunies par des cordes A un centre cômmun. Le Gaucho
tient dans la main la plus petite des trois boules et fait tournoyer
les deux autres autour de sa tête; puis, après avoir visé, il les
lance et les bolas s'en vont & travers l’espace, tournant sur elles-
mêmes comme des boulets ramés. Dès que les boules frappent un
objet quel qu'il soit, elles s’enroulent autour de lui en se croisant
et en se nouant fortement. La grosseur et le poids des boules va-
rient selon le but que l’on se propose ; faites en pierre et À peine
de la grosseur d’une pomme, elles frappent avec tant de foree,
qu'elles brisent quelquefois la jambe du cheval autour de laquelle
elles s’enroulent; on en fait en beis de la grosseur d'un navet, pour
prendre les animaux sans les blesser. Quelquefois les boules sont
en fer, ce sont celles qui atteignent la plus grande distanee. La
principale difficulté pour se servir du lasso ou des bolas consiste &
monter si bien à cheval, qu’on puisse, tout en allant au galop, ou
en tournant tout à coup, les faire tournoyer assex également au-
tour de sa téte pour pouvoir viser ; à pied on apprendrait bien vite
à s’en servir. Un jour, je m’amusais à galoper et à faire tournoyer
les boules autour de ma tête, lorsque la boule libre rencontra acci-
dentellement un petit arbuste ; le mouvement de révolution ces-
sant tout À coup, la boule tomba à terre, puis rebondit en un in-
stant et alla s’enrouler autour d’une des jambes de derrière de mon
cheval ; l'autre boule m'échappa alors et mon cheval se trouva
pris. C'était heureusement un vieux cheval expérimenté, car autre-
ment il se serait mis à ruer jusqu’à ce qu'il fat tombé sur le côté.
Les Gauchos éclatérent de rire en criant qu'ils avaient, jusqu’ alors
48 MALDONADO.
vu prendre toutes sortes d’animaux, mais qu'ils n'avaient jamais vu
un homme se prendre lui-même.
Le surlendemain j’atteignis le point le plus éloigné que je
désirais visiter. Le pays conserve le même caractère, si bien que le
beau gazon devient plus fatigant que la route la plus poudreuse.
Je vis de tous côtés un grand nombre de perdrix (Nothura major).
Ces oiseaux ne vont pas en compagnies et nese cachent pas comme
les perdrix en Angleterre; c'est au contraire un animal fort stu-
pide. Un homme à cheval n’a qu'à décrire autour de ces perdrix
un cercle, ou plutôt une spirale, qui le rapproche d'elles chaque
‘fois davantage, pour en assommer à coups de bâton autant qu'il
peut en désirer. La méthode la plus ordinaire est de les chasser
avec un nœud coulant, ou un petit lasso fait avec la tige d'une
plume d’autruche attachée à l'extrémité d’un long bâton. Un
enfant monté sur un vieux cheval tranquille peut ainsi en attra-
per trente ou quarante en un seul jour. Dans l'extrême nord
de l’Amérique septentrionale ‘, les Indiens chassent le lapin
d'Amérique en décrivant une spirale autour de lui, pendant
qu'il est hors de son gîte; le milieu du jour, alors que le soleil
est élevé et que le corps du chasseur ne projette pas une ombre
trop longue, est, pense-t-on, le meilleur moment pour cette espèce
de chasse.
Nous revenons à Maldonado par une route un peu différente. Je
passe un jour dans la maison d’un vieil Espagnol fort hospitalier,
auprès de Pan de Azucar, lieu bien connu à quiconque a remonté
la Plata. Un matin de bonne heure, nous faisons l'ascension de
la sierra de las Animas. Grâce au soleil levant, le paysage est
presque pittoresque. A l'ouest, la vue s'étend sur une immense
plaine jusqu'à la montagne de Montevideo, et à l’est, sur la ré- .
gion mamelonnée de Maldonado. Au sommet de la montagne se
trouvent plusieurs petits amas de pierres qui évidemment sont
là depuis fort longtemps. Mon compagnon m'assure que c'est
l'œuvre des anciens Indiens. Ces amas ressemblent, mais sur
une petite échelle, à ceux qu'on trouve si communément sur les
montagnes du pays de Galles. Le désir de signaler un événement
quel qu’il soit par un amas de pierres sur le point le plus élevé du
- voisinage semble être une passion inhérente à l'humanité. Aujour-
d’hui il n'existe plus un seul Indien sauvage ou civilisé dans au-
* Hearne, Journey, p. 388, |
CLIMAT ET VÉGÉTATION. 49
cune partie dela province, et je ne sache pas que les anciens habitants
aient laissé derrière eux de souvenirs plus permanents que ces insi-
gnifiants amas de pierres sur le sommet de la sierra de las Animas.
Il y a peu d'arbres dans le Banda oriental ; on pourrait même
dire qu'il n’y en a pas du tout, et c’est là un fait fort remarquable.
On rencontre des buissons rabougris sur une partie des collines
rocheuses ; sur les bords des cours d’eau les plus considérables,
surtout au nord de Las Minas, on trouve un assez grand nombre
de saules. J’ai appris qu'il y avait un bois de palmiers auprès de
l’Arroyo Tapes; j'ai vu d’ailleurs, près de Pan de Azucar, par 35 de-
grés de latitude, un palmier ayant une hauteur considérable. En de-
hors de ces quelques arbres et de ceux plantés par les Espagnols, le
bois fait absolument défaut. Au nombre des espèces introduites
par les Européens, on peut compter le peuplier, l'olivier, le pêcher
ct quelques autres arbres fruitiers ; le pêcher a si bien réussi, que
c’est là le seul bois à brûler que l’on puisse trouver dans la ville de
Buenos-Ayres. Les pays absolument plats, tels que les Pampas,
paraissent peu favorables à la croissance des arbres. A quoi attri-
buer ce fait? Peut-être à la force des vents, peut-être aussi au
mode de drainage. Mais on ne peut expliquer par ces causes
l'absence d'arbres dans le voisinage de Maldonado; les collines
rocheuses qui entrecoupent cette région offrent des abris, et on y
trouve différentes sortes de terrains ; il y a ordinairement un ruis-
seau au fond de chaque vallée, et la nature argileuse du sol semble
le rendre parfaitement propre à conserver une humidité suffisante.
On a pensé, et c’est là une déduction fort probable en soi, que la
quantité annuelle d'humidité détermine la présence des forêts ‘ ;
or, dans cette province, il tombe des pluies abondantes et fré-
quentes pendant l’hiver, et l’été, bien que sec, ne l’est pas à un
degré excessif ?. Des arbres immenses couvrent la presque totalité
de l'Australie ; cependant le climat de ce pays est beaucoup plus
aride. Cette absence d’arbres dans le Banda oriental doit donc
tenir à quelque autre cause inconnue.
Si l’on ne considérait que l'Amérique du Sud, on serait tenté
de croire que les arbres ne croissent que sous un climat fort
humide ; la limite des forêts coincide, en effet, très-singulièrement
avec celle des vents humides. Dans la partie méridionale de
1 Maclaren, art. AMERICA, Encyclopedia Britannica.
3 Azara dit : « Je crois que la quantité annuelle des pluies est, dans toutes ces
contrées, plus considérable qu'en Espagne. » Vol, I, p. 86.
4
80 , MALDONADO.
ce continent, là où souftlent presque constamment en tempête les
vents de l’ouest, chargés de l'humidité du Pacifique, toutes les îles,
- tous les points de la côte occidentale si profondément découpée,
depuis le 38° degré de latitude jusqu’à la pointe la plus extrême de
la Terre de Feu, sont couverts d’impénétrables forêts. Sur le ver-
sant oriental des Cordilléres, exactement sous les mêmes lati-
tudes, mais où le ciel bleu et le climat si beau prouvent que le
vent a été privé de son humidité en passant sur les montagnes, les
plaines arides de la Patagonie ne supportent qu'une fort pauvre
végétation. Dans les parties plus septentrionales du continent,
dans la région des vents alizés constants du sud-ouest, des forêts
magnifiques ornent la côte occidentale, tandis qu’on peut appli-
quer le nom de désert à toute la côte occidentale depuis 4 degrés
latitude sud jusqu’à 32 degrés latitude sud. Sur cette côte occiden-
tale, au nord de 4 degrés latitude sud, alors que les vents alizés
perdent leur régularité et que des torrents de pluie tombent pério-
diquement, les côtes qui bordent le Pacifique, si parfaitement
dénudées au Pérou, revêtent, près du cap Blanco, une admirable
végétation, si célèbre à Guyaquil et à Panama. Ainsi, dans la partie
méridionale et dans la partie septentrionale de ce continent, les
forêts et les déserts occupent des positions inverses relativement
aux Cordillères, et ces positions semblent déterminées par la di-
rection des vents souftlant le plus constamment. Au milieu du
continent se trouve une grande région intermédiaire, comprenant
le Chili central et les provinces de la Plata, région où les vents
chargés d'humidité n'ont pas à passer au-dessus de hautes mon-
tagnes; or, dans cette région, la terre n’est pas plus un désert
qu'elle n’est couverte de forêts. Mais, tout en n’appliquant qu’à
l'Amérique du Sud cette règle d'après laquelle les: arbres ne
croissent que dans un climat rendu humide par des vents chargés
de vapeurs, on se trouve en face d’une exception bien prononcée,
les îles Falkland. Ces îles, situées sous la même latitude que la
Terre de Feu et distantes seulement de 200 ou 300 milles de cette
dernière, ont un climat presque analogue et une formation géolo-
gique presque identique ; elles abondent en situations favorables ;
le sol, comme celui de la Terre de Feu, est une sorte de tourbe, et
cependant on y trouve à peine quelques plantes qui méritent le nom
d’arbrisseaux ; à la Terre de Feu, au contraire, d’impénétrables
forêts couvrent le moindre coin de terre. La direction des vents et
des courants de la mer est cependant favorable au transport des
CERVUS CAMPRSTRIS. wt
graines de la Terre de Feu, comme je prouvent d’ailleurs les
canots et les nombreux troncs d’arbres qui, enlevés à cette der-
nière, viennent s’échouer sur l’île Falkland occidentale. C’est sans
doute à cette cause qu'est due la similitude de la flore des deux
pays, à l’exception toutefois des arbres, car ceux mêmes qu'on a
essayé de transplanter n’ont pu croître aux îles Falkland.
Pendant mon séjour à Maldonado, ma collection s'enrichit de :
plusieurs quadrupèdes, de quatre-vingts espèces d’oiseaux et de
nombreux reptiles, y compris neuf espèces de serpents. Le seul
mammifère indigène que l'on trouve encore, fort commun d’ail-
leurs, est le Cervus campestris. Ce cerf abonde, réuni souvent en
petits troupeaux, dans toutes les régions qui bordent la Plata et
dans la Patagonie septentrionale. Si on rampe sur le sol pour
s'approcher d'un troupeau, ces animaux, poussés par la curiosité,
s’avancent souvent vers vous ; j'ai pu, en employant cestratagème,
tuer, au même endroit, trois cerfs appartenant au même troupeau.
Bien qu'il soit si apprivoisé et si curieux, cet animal devient exces-
sivement méfiant, dès qu’il vous voit à cheval ; personne, en effet,
ne va jamais à pied dans ce pays, et le cerf ne voit un ennemi
dans l’homme que quand il est à cheval et armé des bolas. A
Bahia-Blanca, établissement récent dans la Patagonie septentrio-
nale, je restai fort surpris de voir combien le cerf s'inquiète peu
de la détonation d’une arme à feu. Un jour, je tirai dix coups de
fasil à un cerf, à une distance de 80 mètres; or il semblait beau-
coup plus surpris du bruit que faisait la balle en déchirant le sol
que de la détonation de mon fusil. Je n’avais plus de poudre, je
fus donc obligé de me relever {je l'avoue à ma honte comme
chasseur, bien que je tue facilement un oiseau au vol), et j’eus
à crier bien fort pour que le cerf daignât s'éloigner.
Le fait le plus curieux que j'aie à noter relativement à cet ani-
mal, c’est l'odeur forte et désagréable qu’émet le mâle. Il est im-
possible de décrire cette odeur ; je me sentis pris de nausées et
sur le point de défaillir bien des fois pendant que je dépecais le
spécimen dont la peau se trouve aujourd’hui au Musée soolo-
gique. J’enveloppai la peau dans un foulard de soie pour Ja trans-
porter chez moi; or, après avoir fait bien laver ce mouchoir de
poche, je m’en servis continuellement ; malgré des lavages .fré-
quents, chaque fois que je le dépliais, et cela pendant dix-neuf
mois, je sentais immédiatement cette odeur. C’est là un exemple
étonnant de la persistance d’une substance qui doit cependant être
42 MALDONADO,
fort volatile ; il m'est arrivé souvent, en effet, en passant sous
le vent d’un troupeau de cerfs, à une“distance d'un demi-mille,
de sentir l’air tout empesté par l’odeur du mâle. Je crois que cette
odeur est plus pénétrante à l’époque où les cornes du mâle sont
parfaites, c’est-à-dire quand elles sont dépouillées de la peau
poilue qui les recouvre pendant quelque temps. Quand le cerf
émet cette odeur, il va sans dire qu’on ne peut en manger la
chair; mais les Gauchos affirment qu’on peut lui enlever tout mau-
vais goût en l’enterrant dans de la terre humide et en l'y laissant
séjourner quelque temps. J’ai lu quelque part que les habitants
des îles situées au nord de l’Ecosse traitent de la même façon,
avant de la manger, la chair si détestable des oiseaux qui se nour-
rissent de poisson.
L'ordre des Rongeurs comporte ici de nombreuses espèces; je
me procurai huit espèces de souris '. Le plus grand rongeur qui
soit au monde, |’Hydrochzrus capybara (le cochon d’eau), est fort
commun dans ce pays. J’en tuai un, à Montevideo, qui pesait
98 livres; de l'extrémité du museau à celle de la queue, il avait
3 pieds 2 pouces de longueur et il mesurait 3 pieds 8 pouces de
tour. Ces grands rongeurs fréquentent quelquefois les îles à l’em-
bouchure de la Plata, où l’eau est complétement salée ; mais ils
sont bien plus abondants sur les bords des fleuves et des lacs
d’eau douce. Auprès de Maldonado, ils vivent ordinairement trois
ou quatre ensemble. Pendant la journée, ils restent couchés au
milieu des plantes aquatiques ou vont tranquillement brouter le
gazon de la plaine *. Vus à une cértaine distance, leur démarche
et leur couleur les font ressembler à des cochons; mais quand ils
1 Je trouvai en somme vingt-sept espèces de souris dans l'Amérique du Sud,
où on en connaît treize autres, d’après les ouvrages d’Azara et d’autres auteurs.
M. Waterhouse a décrit et nommé, dans les réunions de la Société zoologique,
les espèces que j'ai rapportées. Je saisis cette occasion pour offrir tous mes re-
merciments à M. Waterhouse et aux autres savants membres de cette socicté
pour le concours bienveillant qu'ils ont bien voulu me prêter dans toutes les oc-
casions.
2 Je trouvai dans l'estomac et dans le duodénum d’un capybara que j’ouvris
une trés-grande quantité d'un liquide jaunâtre, dans lequel on pouvait à peine
distinguer une seule fibre. M. Owen m’apprend qu’une partie de leur cesophage
est construite de telle sorte, que rien de plus gros qu’une plume de corbeau ne
pourrait y passer. Les larges dents, les fortes mâchoires de cet animal sont cer-
tainement fort propres à réduire en bouillie les plantes aquatiques dont il se
nourrit.
LE TUCUTUCO. | 33
sont assis, surveillant attentivement tout ce qui se passe, ils repren-
nent l’aspect de leurs congénères, les cobayes et les lapins. La
grande longueur de leur mâchoire leur donne une apparence
comique quand on les voit de face ou de profil. A Maldonado, ces
animaux sont presque apprivoisés; en marchant avec précaution,
je pus m’approcher à une distance de 3 mètres de quatre d’entre
eux. On peut expliquer cette quasi-domesticité par le fait que le
jaguar a complétement disparu de ce pays depuis plusieurs années
et que le Gaucho ne pense pas que ce soit là un animal digne
d’être chassé. A mesure que j’approchais des quatre individus
dont je viens de parler, ils faisaient entendre le bruit qui leur est
particulier, une espèce de grognement sourd et abrupt; on ne
peut dire que ce soit un son, c’est plutôt une expulsion soudaine
de l'air qu’ils ont dans les poumons ; je ne connais qu'un seul bruit
qui soit analogue à ce grognement, c’est le premier aboiement
enroué d’un gros chien. Après nous être considérés mutuelle-
ment pendant quelques minutes, car ils m’examinaient avec autant
d'attention que je pouvais les examiner, ils s’élancèrent tous quatre
dans l’eau avec la plus grande impétuosité, tout en faisant entendre
leur grognement. Après avoir plongé pendant quelque temps, ils
revinrent à la surface, mais ils ne me montrèrent que la partie
supérieure de leur tête. Quand la femelle nage, on dit que ses
jeunes s’asseyent sur son dos. On pourrait facilement tuer un grand
nombre de ces animaux, mais leur peau n’a que peu de valeur, et
leur chair n’est pas très-bonne. Ils 'abondent dans les îles du rio
Parana et servent de proie ordinaire au jaguar.
Le tucutuco (Ctenomys brasiliensis) est un curieux petit animal
qu’on peut décrire en un mot : un rongeur ayant les habitudes de
la taupe. Extrêmement nombreux dans quelques parties du pays,
il n’en est pas moins difficile de se le procurer, car il ne sort ja-
mais, je crois, hors de terre. Il rejette à l'extrémité de son trou un
petit amas de terre, tout comme le fait la taupe ; seulement cet
amas est plus petit. Ces animaux minent si complétement des
espaces considérables, que les chevaux, en passant sur leurs gale-
ries, s’enfoncent souvent jusqu’au boulet. Les tucutucos semblent,
dans une certaine mesure, vivre en société ; l’homme qui me pro-
cura mes spécimens en avait pris six d’un seul coup, et il me dit que
c'était chose assez commune que de les prendre plusieurs ensemble.
Ils ne bougent que pendant la nuit; ils senourrissent principalement
des racines des plantes, et, pour les trouver, ils creusent d'immenses
84 MALDONADO.
galeries. On reconnaît partout cet animal, grâce à un bruit tout
particulier qu'il fait sous le sol. Une personne qui entend ce bruit
pour la première fois reste fort surprise; car il n’est pas facile de
dire d’où il vient, et il est impossible de supposer quelle est la
créature qui le fait entendre. Ce bruit consiste en un grognement
nasal court, mais pas trop bruyant, répété rapidement quatre
fois sur le même ton ‘; on a donné à cet animal le nom de tucu-
tuco pour imiter le son qu'il fait entendre. Partout où cet animal
abonde, on peut l’entendre à tous les instants du jour, et souvent
exactement au-dessous de l’endroit où l’on se trouve. Dans une
chambre, les tucutucos ne se meuvent que lentement et lourde-
ment; ce qui paraît provenir de l’action de leurs pattes de der-
rière ; il leur est impossible, l’articulation de la cuisse ne possé-
dant pas un certain ligament, de sauter à la plus petite hauteur
verticale. Ils ne cherchent pas à s'échapper ; quand ils sont en
colère, ou qu’ils sont effrayés, ils font entendre le tucu-tuco. J'en
conservai plusieurs vivants, et la plupart, dès le premier jour,
s’apprivoisèrent parfaitement, ne cherchant ni à se sauver ni à
mordre ; d'autres restèrent un peu plus longtemps sauvages.
L'homme qui me les avait procurés m’affirma qu'on en trouve
un grand nombre aveugles. Un spécimen que j'ai conservé dans
l'esprit de vin était en cet état; M. Reed considère que leur
cécité provient d’une inflammation de la membrane nictitante.
Alors que l’animal était vivant, je plaçai mon doigt à un demi-
pouce de sa tête, et il ne le vit pas; cependant il se dirigeait dans
la chambre presque aussi bien que les autres. Etant données les
habitudes strictement souterraines du tucutuco, la cécité, bien que
si commune, ne peut être-un désavantage sérieux pour lui; toute-
fois il paraît étrange qu’un animal quel qu'il soit possède un
organe sujet à être si fréquemment altéré. Lamarck eût élé heu-
reux de ce fait, s’il l’avait connu quand il discutait® (avec plus
de vérité prohablement qu'on n’en trouve ordinairement chez lui)
1 Sur les bords du rio Negro, dans la Patagonie septentrionale, il y a un ani-
mal ayant les mêmes habitudes. C’est probablement une espèce alliée, mais je ne
lai jamais vue. Le bruit que fait cet animal diffère de celui de l'espèce de Mal-
donado; il ne répète son appel que deux fois au lieu de trois ou quatre, et il est
plus distinct et plus sonore. Quand on l'entend à une certaine distance, il res—
semble si parfaitement au bruit qu’on ferait en coupant un petit arbre avec une
hache, que quelquefois je me suis pris À douter si ce n’était pas là le bruit que
j'entendais.
9 Philasoph. zoolog., vol. I, p. 268.
HABITUDES DU MOLOTHRUS. $5
la cécité graduellement acquise de l’aspalax, un rongeur vivant
sous terre, et du protée, un reptile vivant dans de sombres
cavernes remplies d'eau; chez ces deux derniers animaux l’œil
est presque à l’état rudimentaire et recouvert d'une membrane
tendineuse et d’une peau. Chez la taupe commune, l'œil est extra-
ordinairement petit, mais parfait; beaucoup d’anatomistes doutent
cependant qu'il soit relié au véritable nerf optique; la vision de
la taupe doit certainement être imparfaite, bien qu'elle lui soit
probablement utile quand elle quitte son trou. Chez le tucutuco,
qui, je le crois, ne vient jamais à la surface, l'œil est assez grand,
mais le plus souvent il ne sert à rien, puisqu'il peut s'altérer sans
que cela paraisse causer le moindre dommage à l'animal ; sans
aucun ‘doute, Lamarck aurait soutenu que le tucutuco passe
actuellement à l’état de l’aspalax et du protée.
On trouve de nombreuses espèces d'oiseaux dans les plaines
verdoyantes qui entourent Maldonado. Il y a plusieurs espèces
d’une famille qui, par sa conformation et ses habitudes, se rap-
proche beaucoup de notre sansonnet; l’une de ces espèces
(Molothrus niger) a des habitudes fort remarquables. On peut sou-
vent en voir plusieurs à la fois perchés sur le dos d’un cheval ou
d’une vache ; quand ils sont perchés sur une haie, se nettoyant les
plumes au soleil, ils essayent quelquefois de chanter ou plutôt de
siffler ; le son qu'ils émettent est très-singulier, il ressemble au
bruit que ferait de l’air s’échappant sous l’eau par un petit orifice,
mais avec assez de force pour produire un son aigu. Selon Azara, .
cet oiseau, comme le coucou, dépose ses œufs dans le nid d’autres
oiseaux. Les paysans m'ont dit plusieurs fois qu'il y a certainement
un oiseau qui a cette habitude ; mon aide, personne fort soigneuse,
trouva un nid du moineau de ce pays (Zonotrichia matutina) qui
contenait un œuf plus grand que les autres et ayant aussi une
couleur et une forme différentes. Il y a, dans l'Amérique du Nord,
une autre espèce de Molothrus (Molotkrus pecoris) qui a aussi cette
habitude du coucou et qui, sous tous les rapports, ressemble beau
coup à l'espèce de la Plata, même sous le rapport insignifiant dese
percher sur le dos des bestiaux ; il n’en diffère que parce qu'il est
un peu plus petit et que son plumage et ses œufs ont une teinte
un peu différente. Cette ressemblance frappante de conformation
ct d’habitudes, chez des espèces représentatives habitant les deux
extrémités d’un grand continent, présente toujours un grand
intérêt, quoiqu’elle se rencontre fréquemment.
56 MALDUNADU.
M. Swainson a remarqué avec beaucoup de raison ! que, à l’excep-
tion du Molothrus pecoris, auquelil convient d’ajouter le Molothres
niger, les coucous sont les seuls oiseaux que l’on puisse réellement
appeler parasites, c’est-à-dire «qui s’attachent, pour ainsi dire, à un
autre animal vivant, animal dont la chaleur fait éclore leurs jeunes,
qui nourrit ces jeunes pendant leurenfance et dont la mort cause-
rait la leur. » Il est fort à remarquer que quelques espèces, mais non
pas toutes, du coucou et du molothrus aient adopté cette étrange
habitude de propagation parasite, tandis que presque toutes leurs
autres habitudes diffèrent ; le molothrus, comme notre sansonnet,
est un oiseau éminemment sociable, il vit dans les plaines ouvertes
sans chercher à se cacher ou à se dissimuler ; le coucou, au con-
traire, comme chacun le sait, est extrêmement timide ; il ne fré-
quente que les buissons les plus retirés et se nourrit de fruits et de
chenilles. Ces deux genres ont aussi une conformation bien difté-
rente. On a proposé bien des théories, on a été jusqu’à invoquer
la phrénologie, pour expliquer l’origine de cet instinct si curieux
qui pousse le coucou à déposer ses œufs dans les nids d’autres
oiseaux. Les seules observations de M. Prévost * ont jeté, je crois,
quelque lumière sur ce problème. Le coucou femelle, qui, selon
la plupart des observateurs, pond au moins cinq ou six œufs, doit,
d’après M. Prévost, s’accoupler avec le mâle chaque fois qu’elle
a pondu un ou deux œufs. Or, si la femelle était obligée de
rouver ses propres œufs, elle devrait les couver tous à la fois et
déserterait par conséquent les premiers pondus pendant si long-
temps qu'ils se pourriraient ; ou bien elle devrait couver chaque
œuf séparément, immédiatement après la ponte ; mais, comme le
coucou reste dans nos pays moins longtemps qu'aucun autre
oiseau migrateur, la femelle n'aurait certainement pas le temps de
couver successivement tous ses œufs pendant son séjour. Ce fait
que le coucou s’accouple plusieurs fois et que la femelle pond ses
œufs à intervalles, semble expliquer qu’elle les dépose dans les nids
d’autres oiseaux et qu'elle les abandonne aux soins de leurs pères
nourriciers. Je suis d'autant plus disposé à accepter cette expli-
cation que, comme on le verra tout à l’heure, j'ai été amené de
facon indépendante à adopter les mêmes conclusions relativement
aux autruches de l’Amérique méridionale, dont les femelles sont
' Magazine of Zoology and Botany, vol. I, p. 217.
3 Mémo're lu devant l'Académie des sciences, à Paris, L'instiful, 1834, p. 418.
OISEAUX DE PROIE. 37
parasites les unes sur les autres, si je puis m’exprimer ainsi; chaque
femelle, en effet, dépose plusieurs œufs dans les nids d’autres
femelles, et l’autruche mâle se charge de tous les soins de l’incu-
bation, comme les pères nourriciers pour le coucou.
Je ne citerai plus que deux autres oiseaux, fort communs et que
leurs habitudes rendent fort remarquables. On peut regarder le
Saurophagus sulphuratus comme le type de la grande tribu améri-
caine des gobe-mouches. Par sa conformation, il ressemble beau-
coup au vrai lanier, mais par ses habitudes on peut le comparer
à bien des oiseaux. Je l'ai fréquemment observé alors qu’il chassait
dans un champ, planant tantôt au-dessus d’un endroit, tantôt
au-dessus d’un autre. Alors qu'il est ainsi suspendu dans l'air, on
peut facilement, à quelque distance, le prendre pour un des
membres de la famille des rapaces ; mais il plonge avec beaucoup
moins de force et de rapidité que le faucon. D’autres fois, le sauro-
phage fréquente le voisinage de l’eau; il reste 14, immobile, tout
comme un martin - pêcheur et attrape les petits poissons qui
s'aventurent trop près du bord. On garde souvent ces oiseaux dans
des cages ou dans les cours des fermes ; dans ce cas, on leur coupe
les ailes. Ils sapprivoisent bientôt et il est fort amusant d’observer
leurs manières comiques, lesquelles, m’a-t-on dit, ressemblent
beaucoup à celles de la pie commune. Quand ils volent, ils s’'avan-
cent au moyen d'une série d’ondulations, car le poids de leur tête
et de leur bec paraît trop élevé comparativement à celui de leur
corps. Le soir, le saurophage vient se percher sur un buisson, le
plus souvent au bord de la route, et répète continuellement, sans
jamais le modifier, un cri aigu et assez agréable qui ressemble
quelque peu à des mots articulés. Les Espagnols croient y recon-
naître les mots : bien te veo (je te vois bien), aussi lui ont-ils
donné ce nom.
J'ai beaucoup remarqué un oiseau moqueur (Minus orpheus) que
les habitants appellent calandria; cet oiseau fait entendre un chant
supérieur à celui de tous les autres oiseaux du pays, c’est même
presque le seul de l’Amérique du Sud que j'aie vu se percher pour
chanter. On peut comparer ce chant à celui de la fauvette, seule-
ment il est plus puissant ; quelques notes dures, fort élevées, se
mêlent à un gazouillement fort agréable. On ne l'entend que
pendant le printemps ; pendant les autres saisons, son cri percant
est loin d’être harmonieux. Auprès de Maldonado ces oiseaux sont
fort hardis et fort peu sauvages ; ils visitent en grand nombre les
§8 . MALDONADO.
maisons de campagne pour arracher des morceaux a la viande sus-
pendue aux murailles ou à des poteaux ; si un autre oiseau, quel
qu'il soit, vient se joindre à eux pour partager le festin, les calan-
dria le chassent immédiatement. Une autre espèce, proche alliée
de celle-ci, Mimus patagonica de d’Orbigny, qui habite lesimmenses
plaines désertes de la Patagonie, est beaucoup plus sauvage et a un
ton de voix un peu différent. Il me semble curieux de mentionner,
ce qui prouve l'importance des différences les plus légères entre
les habitudes, que, ayant vu cette seconde espèce et ne la jugeant
que sous ce rapport, je pensai qu'elle était différente de l'espèce
qui avoisine Maldonado. M’étant ensuite procuré un spécimen et
en comparant les deux espèces, sans apporter à cette comparaison
un soin tout particulier, elles me parurent si absolument sem-
blables, que je changeai d'opinion. Or M. Gould soutient que ce
sont deux espèces distinctes : conclusion qui concorde avec la
légère différence d’habitudes que M. Gould ne connaissait cepen-
dant pas.
Le nombre, le défaut d'énergie, les habitudes dégoûtantes des
oiseaux de proie de l’Amérique du Sud qui se nourrissent de
charognes, en font des êtres extrêmement curieux pour qui-
conque n'a été hahitué qu'aux oiseaux de l’Europe septen-
trionale, On peut comprendre dans cette liste quatre espèces de
caracaras ou Polyborus, le vautour, le gallinazo et le condor. La
“conformation des caracaras les fait placer au nombre des aigles;
nous verrons s’ils sont dignes d’un rang aussi élevé. Leurs habitudes
les font beaucoup ressembler à nos corbeaux, à nos pies, à nos
corneilles, qui se nourrissent de charognes; tribu d'oiseaux fort
répandue dans tout le reste du monde, mais qui n’existo pas dans
l'Amérique du Sud. Commençons par le Polyborus brasiliensis. Cet
oiseau est fort commun et habite une superficie géographique fort
étendue ; il est extrêmement répandu dans les plaines gazonnées
de la Plata, où il reçoit le nom de carrancha, et se rencontre même
assez souvent dans les plaines stériles de la Patagonie. Dans le
désert qui sépare le rio Negro du Colorado, ils se tiennent en
grand nombre sur la route des caravanes pour dévorer les cadavres
des malheureux animaux que la soif et la fatigue ont fait périr sur
le chemin. Bien que fort commun dans ces pays secs et ouverts,
ainsi quo sur les côtes arides du Pacifique, il habite aussi les impé-
nétrables forôts si humides de la Patagonie occidentale et de la
Terre de Feu, Les carranchas, ainsi que les chimangos, sont toujours
OISEAUX DE PROIE. 59
présents en grand nombre dans les estancias, ainsi que dans les
abattoirs. Dès qu’un animal meurt dans la plaine, les gallinazos
commencent la curée, puis viennent les deux espèces de polyborus,
qui ne laissent absolument que les os. Bien que ces oiseaux se
rencontrent ensemble sur la même proie, ils sont loin d’être amis.
Alors que le carrancha est tranquillement perché sur une branche
d’arbre ou qu’il repose sur le sol, le chimango continue souvent à
voler pendant longtemps, allant deci delà, montant et descendant,
toujours en demi-cercle, essayant de frapper le carrancha chaque
fois qu’il passe près de lui. Ce dernier s’en inquiète peu et se
contente de baisser la tête. Bien que les carranchas s’assemblent
souvent en grand nombre, ils ne vivent pas en société, car dans
les endroits déserts on les voit souvent seuls ou la plupart du
temps par couples. .
On dit que les carranchas sont fort rusés et qu'ils volent un
grand nombre d'œufs. De concert avec les chimangos, ils essayent
aussi d'enlever les croûtes qui se forment sur les blessures que les
chevaux et les mules ont pu se faire sur le dos. D’un côté, le
pauvre animal les oreilles pendantes et le dos courbé, d’un autre,
l'oiseau menaçant, jetant des regards d’envie sur cette proie
dégoûtante, tout cela forme un tableau que le capitaine Head a
décrit avec son esprit et son exactitude ordinaires. Ces faux aigles
attaquent très-rarement un animal ou un oiseau vivant ; quiconque
a ou occasion de passer la nuit, couché dans sa couverture, dans
les plaines désolées de la Patagonie et qui, quand il ouvre les yeux
le matin, se voit entouré à distance de ces oiseaux qui le surveillent,
comprend immédiatement les habitudes de vautour de ces man-
geurs de charogne; c’est là d’ailleurs un des caractères de ces
pays qu'on n'oublie pas facilement et que reconnaîtra quiconque
les a parcourus. Si une troupe] d'hommes part pour la chasse,
accompagnée de chevaux et°de chiens, plusieurs de ces oiseaux
les accompagnent toute la journée. Dès que le carrancha s’est
gorgé, son jabot.dénudé se projette en avant; il est alors, comme
toujours d’ailleurs, inactif, lourd et lâche ; son vol pesant et lent
ressemble à celui du grolle anglais; il plane rarement; par deux
fois cependant j’en ai vu un planant à une grande hauteur; il
semblait alors se mouvoir dans l'air avec beaucoup de facilité. Au
lieu de sautiller, il court, mais pas aussi vite que quelques-uns de
ses congénères. Quelquefois, mais assez rarement, le carrancha
fait entendre un cri; ce cri, fort, très-perçant et très-singulier,
60 MALDONADO.
peut se comparer au son du g.guttural espagnol suivi par un
double r+ ; quand il pousse ce cri, il élève la tête de plus en plus,
jusqu’à ce qu’enfin, le bec tout grand ouvert, le sommet de sa téle
touche presque la partie inférieure de son dos. On a contesté ce
fait, mais j'ai pu observer fréquemment ces oiseaux la tête si fort
renversée en arrière, qu'ils forment presque un cercle. Je puis
ajouter à ces observations, en m’appuyant sur la haute autorité
d’Azara, que le carrancha se nourrit de vers, de coquillages, de
limaces, de sauterelles et de grenouilles ; qu'il tue les jeunes
agneaux en leur arrachant le cordon ombilical, et qu’il poursuit le
gallinazo avec tant d’acharnement, que ce dernier est obligé de
rejetcr la charogne dont il a pu se gorger récemment. Azara aftirme
enfin que cing ou six carranchas se réunissent souvent pour donner
la chasse à de gros oiseaux et même à des hérons. Tous ces fails
prouvent que cet oiseau est fort versatile dans ses goûts et qu'il
est doué d’une grande ingénuité.
Le Polyborus chimango est beaucoup plus petit que l'espèce
précédente. C’est un oiseau véritablement omnivore, il mange de
tout, même du pain, et on m'a affirmé qu’il dévaste les champs de
pommes de terre à Chiloé, en arrachant les tubercules qu'on vient
de planter. De tous les mangeurs de charogne, c’est lui qui quitte
ordinairement le dernier le cadavre d’un animal; bien souvent
même, j'en ai vu, à l’intérieur des côtes d’un cheval ou d'une
vache; on aurait dit un oiseau dans une cage. Le Polyborus Nove
- Zelandiæ est une autre espéce}fort commune dans les îles Falk-
land. Ces oiseaux ressemblent aux carranchas sous presque tous
les rapports. Ils se nourrissent de cadavres et d’animaux marins ;
sur les rochers de Ramirez ils doivent même demander toute leur
nourriture à la mer. Extrémement hardis, ils fréquentent le voi-
sinage des maisons pour s'emparer de tout ce que l’on peut jeter
au dehors. Dès qu’un chasseur tue un animal, ils se rassemblent
autour de lui en grand nombre pour se précipiter sur ce que
l'homme pourra abandonner et attendent patiemment, pendant
des heures s’il le faut. Dès qu’ils se sont gorgés, leur jabot dénudé
se gonfle, ce qui leur donne un aspect dégoûtant. Ils attaquent
volontiers les oiseaux blessés; un cormoran blessé, étant venu se
reposer sur la côte, futimmédiatement entouré par plusieurs de ces
oiseaux qui achevèrent de le tuer à coups de bec. Le Beagle n’a
visité les îles Falkland que pendant l'été, mais les officiers du vais-
seau l’Aventure, qui ont passé un hiver sur ces îles, m'ont cité bien
OISEAUX DE PROIE. 61
des exemples extraordinaires de la hardiesse et de la rapacité de
ces oiseaux. Une fois, ils vinrent attaquer un chien qui dormait
aux pieds de l’un des officiers; une autre fois, à la chasse, on dut
leur disputer des oies que l’on venait de tuer. On dit que, réunis
en troupe (sous ce rapport ils ressemblent aux carranchas), ils se
portent à l’entrée d’un terrier et se précipitent sur le lapin dès
qu’il en sort. Alors que le vaisseau était dans le port, ils venaient
constamment le visiter et il fallait une surveillance de tous les in-
stants pour les empêcher de déchiqueter les morceaux de cuir qui
peuvent se trouver dans les manœuvres et d'enlever les quartiers
de viande ou le gibier suspendus à la poupe. Ces oiseaux sont fort
curieux et par cela seul aussi fort désagréables; ils ramassent
tout ce qui peut se trouver sur le sol ; ils transportèrent à un mille
de distance un grand chapeau en toile cirée, ils enlevèrent aussi
une paire des boules fort lourdes dont on se sert pour prendre le
bétail. M. Usborne fit, pendant une excursion, une perte plus sen-
sible, car ils lui volèrent une petite boussole de Kater, enfermée
dans un étui de maroquin rouge ; on ne put jamais la retrouver.
Fort querelleurs, ils ont de terribles accès de colère pendant les-
quels ils arrachent le gazon avec leur bec. On ne peut pas dire
qu'ils vivent véritablement en société; ils ne planent pas et leur
vol est lourd et embarrassé; sur le sol ils courent fort vite et leur
démarche ressemble beaucoup à celle des faisans. Fort bruyants,
ils poussent plusieurs cris aigus ; un de ces cris ressemble à celui
du grolle anglais, aussi les pêcheurs de phoque leur ont-ils donné
le nom de grolle. Circonstance curieuse, ils rejettent la tête en
arrière, absolument comme le carrancha, quand ils poussent un
cri. Ils construisent leurs nids sur les côtes escarpées, mais seule-
ment sur les petits îlots qui avoisinent la côte, ils ne les placent
jamais sur la terre ferme ou sur les deux iles principales ; singu-
lière précaution pour un oiseau si peu sauvage et si hardi. Les
marins disent que la chair cuite de ces oiseaux est fort blanche et
constitue un mets excellent ; mais il faut bien du courage pour en
avaler une seule bouchée.
Il nous reste à parler du vautour (Vultur aurea) et du gallinazo.
On trouve le premier partout où le pays est modérément humide,
depuis le cap Horn jusqu’à l'Amérique du Nord. Contrairement au
Polyborus brasiliensis et au chimango, il a pénétré dans les îles
Falkland. Le vautour est un oiseau solitaire, tout au plus le ren-
contre-t-on par couples. On peut immédiatement le reconnaitre,
62 MALDONADO.
même à une fort grande distance, par son vol élégant et par la
hauteur à laquelle il plane. On sait qu'il se nourrit exclusivement
de charogne. Sur la côte occidentale de la Patagonie, au milieu
des îlots boisés et sur la côte si profondément découpée, il se
nourrit exclusivement de ce que la‘ mer peut rejeter à la côte et
des cadavres de phoques. Partout où ces derniers se réunissent sur
les rochers, on rencontre sûrement des vautours. Le gallinazo
(Cathartes atratus) n’habite pas les mêmes régions que Ia dernière
espèce eton ne le trouve jamais au sud du 41° degré de latitude.
D’après A zara, une tradition veut que, au temps de la conquête, ces
oiseaux ne se trouvaient pas auprès de Montevideo et qu’ils ne soient
venus dans ces parages qu’à la suite des habitants. Actuellement, ils
habitent en grand nombre la vallée du Colorado, située à 300 milles
au sud de Montevideo. Il semble probable que cette migration nou-
velle a eu lieu depuis le temps d’Azara. Le gallinazo préfére ordinai-
rement un climat humide, ou plutôt le voisinage de l’eau douce
aussi est-il extrémement abondant au Brésil et à la Plata et ne le
trouve-t-on jamais dans les plaines arides et désertes de la Patago-
nie septentrionale, sauf toutefois le long de quelques fleuves. Ces
oiseaux fréquentent les Pampas jusqu'aux Cordilléres, mais je n’en
ai jamais vu un seul au Chili; au Pérou on les respecte, car on les
regarde comme les véritables balayeurs des rues. On peut certaine-
ment dire que ces vautours vivent en société, car ils semblent
prendre plaisir dans la compagnie les uns des autres et ils ne se réu-
nissent pas seulement pour fondre sur une proie commune. Par un
beau jour, on peut souvent en observer des troupes entières pla-
nant à de grandes hauteurs, chaque oiseau décrivant les évolutions
les plus gracieuses. Ces évolutions ne peuvent être pour eux qu'un
exercice, ou bien peut-être ont-elles quelque rapport avec leurs
alliances matrimoniales.
J’ai actuellement cité tous les oiseaux qui se nourrissent de cha-
rogne, à l’exception du condor; peut-être vaut-il mieux remettre
ce que j'ai à en dire jusqu’à ce que nous visitions un pays plus en
rapport avec ses habitudes que les plaines de la Plata.
À quelques milles de Maldonado, dans une large bande de mon-
ticules de sable qui séparent la lagune del Potrero des bords de la
Plata, j'ai trouvé un groupe de ces tubes vitrifiés et siliceux que
forme la foudre quand elle entre dans le sable. Ces tubes res-
semblent sous tous les rapports à ceux de Drigg dans le Cumber-
TUBES FORMÉS PAR LA FOUDRE. 68
land, qui ont été décrits dans les Geological Transactionst. Lesmon-
ticules de sable de Maldonado, n’étant fixés par aucune végétation,
changent constamment de position. Grace à cette cause, les tubes
avaient été projetés au-dessus de la surface et de nombreux frag-
ments éparpillés autour d’eux prouvaient qu'ils avaient été autrefois
enterrés à une plus grande profondeur. Il y en avait quatre qui
entraient perpendiculairement dans le sable à cet endroit: en
creusant avec mes mains je pus en suivre un jusqu’à une profon-
deur de 2 pieds; en ajoutant quelques fragments qui avaient
évidemment appartenu au même tube, j'obtins une longueur
totale de 5 pieds 3 pouces. Le diamètre de ce tube était par
tout le même, ce qui nous autorise à supposer que, dans l’origine,
il avait une longueur bien plus considérable. Mais ce sont 1a,- en
somme, de fort petites dimensions si on les compare à celles des
tubes de Drigg, dont l’un a été retrouvé sur une longueur de
30 pieds.
La surface intérieure de ces tubes est complétement vitrifiée,
luisante et polie. Un petit fragment examiné au microscope res-
semble à un morceau de métal soumis à l’action du chalumeau,
tant est grand le nombre de bulles d’air ou de vapeur qu’il contient.
Le sable, en cet endroit, est entièrement ou en grande partie sili-
ceux, mais sur quelques points du tube il affecte une couleur
noire et la surface luisante a un lustre absolument métallique.
L’épaisseur des parois du tube varie du treizième au vingtième
d’un pouce et se monte même quelquefois à un dixième de pouce.
A l'extérieur, les grains de sable sont arrondis et sont quelque peu
vitrifiés, mais je n’ai pu remarquer aucun signe de cristallisation.
Comme on l’a déjà indiqué dans les Geological Transactions, les
tubes sont généralement comprimés et portent de profondes rai-
nures longitudinales, ce qui les fait ressembler absolument à une
tige végétale ridée, ou mieux encore à l'écorce de l’orme ou à
celle du chêne-liége, Ils ont environ 2 pouces de circonfé-
rence, mais, dans quelques fragments cylindriques où les rainu-
res n’existent pas, cette circonférence arrive jusqu’à 4 pouces.
Ces rainures proviennent évidemment de la compression exercée
par le sable environnant sur le tube pendant que ce dernier était
1 Geological Transact., vol. II, p. 548. Le docteur Priestley a décrit, dans les
Philosoph. Transact. (1790, p. 294), quelques tubes siliceux imparfaits et un cail-
lou de quartz fondu trouvés dans le sol, sous un arbre, où un homme avait été
tué par la foudre.
64 MALDONADO.
encore mou, par suite des effets de la chaleur intense. A en juger
par les fragments non comprimés, l’étincelle devait avoir un
diamètre (si l’on peut s'exprimer ainsi) dei pouce et quart.
M. Hachette et M. Beudant ont réussi, à Paris, à faire des tubes!
semblables sous tous les rapports à ces fulgurites, en faisant passer
des décharges électriques extrêmement intenses à travers du verre
réduit en poudre impalpable ; quand ils ajoutaient du sel au verre
pour en augmenter la fusibilité, les tubes avaient des dimensions
beaucoup plus considérables. Ils ne réussirent pas à obtenir de
tubes en faisant passer l’étincelle au travers du feldspath ou du
quartz pulvérisé. Un tube obtenu dans du verre pulvérisé avait
près de 1 pouce de long, exactement 982 millièmes de pouce, et
un diamètre intérieur de 49 millièmes de pouce. Quand on lit en
même temps qu'on employa la plus forte batterie qui existat a
Paris et qu’on se servit de substances aussi facilement fusibles que
le verre pour arriver à former des tubes aussi petits, quel étonne-
ment ne ressent-on pas en pensant à la force d’une décharge électri-
que qui, frappant le sable en plusieurs endroits, a pu former des
cylindres ayant, dans un cas, au moins 30 pieds de long et un
diamètre intérieur, aux endroits non comprimés, de 1 pouce et
demi, et cela dans une substance aussi extraordinairement réfrac-
laire que le quartz !
Les tubes, comme je l’ai déjà fait remarquer, pénètrent dans le
sable dans une direction presque verticale. L’un d'eux cependant,
moins régulier que les autres, déviait de la ligne droite; le coude
le plus considérable faisait un angle de 33 degrés. Deux petites
branches, écartées d'environ 1 pied, partaient de ce même tube,
l’une la pointe tournée en haut, l’autre en bas. Ce fait est d'autant
plus remarquable, que le fluide électrique a dû revenir en arrière
en faisant avec sa principale ligne de direction un angle aigu
de 26 degrés. Outre ces quatre tubes, qui gardaient leur position
verticale et que je pus suivre au-dessous de la surface, je trouvai
sur le sol plusieurs autres groupes de fragments appartenant cer-
tainement à des tubes qui devaient avoir été formés dans le voisi-
nage. Tous se trouvaient sur le sommet plat d’un monticule de
sable mouvant ayant environ 60 mètres sur 20, situé au milieu de
quelques monticules de sable plus élevés, à une distance d'environ
un demi-mille d’une chaîne de collines ayant 4 ou 500 pieds de hau-
1 Annales de chimie et de physique, vol. XXX VII, p. 349.
PHENOMENES ÉLECTRIQUES. 63
eur. Ce qui me paraît le plus remarquable, ici comme à Drigg,
et comme dans le cas observé par M. Ribbentrop en Allemagne,
c'est le nombre de tubes trouvés dans un espace aussi res-
treint. A Drigg, on en observa trois dans un espace de 15 mètres
carrés ; en Allemagne, on en trouva le même nombre. Dans le cas
que je viens de décrire, il y en avait certainement plus de quatre
dans un terrain de 60 mètres sur 20. Or, comme il ne paraît pas
probable que ce soient des décharges séparées qui produisent ces
tubes, nous devons croire que l'étincelle se divise en branches
séparées un peu avant de pénétrer dans le sol.
Le voisinage du rio de la Plata semble, d’ailleurs, particulière-
ment sujet aux phénomènes électriques. En 1793 ', un des orages
les plus terribles peut-être dont l’histoire ait gardé le souvenir
éclata sur Buenos Ayres ; trente-sept endroits dans la ville furent
frappés par la foudre et dix-neuf personnes tuées. D’après les faits
que j'ai pu relever dans bien des relations de voyages, je suis
porté à croire que les orages sont fort communs auprès :de l’em-
bouchure des grands fleuves. Serait-ce que le mélange de quantités
considérables d’eau douce et d’eau salée trouble l’équilibre élec-
trique ? Même pendant nos visites accidentelles dans cette partie
de l'Amérique du Sud, nous avons entendu dire que la foudre
était tombée sur un vaisseau, sur deux églises et sur une maison.
Je vis, peu de temps après, une de ces églises et la maison qui
appartenait à M. Hood, consul général d'Angleterre à Monte-
video. Quelques-uns des effets de la foudre avaient été fort cu-
rieux ; le papier, sur une largeur de 1 pied environ de chaque côté
des fils de fer des sonnettes, était tout noirci. Ces fils avaient été
fondus et, bien que cette pièce ait 15 pieds de haut, les globules de
métal en fusion, en tombant sur les chaises et sur les meubles, les
avaient percés d’une quantité de petits trous. Une partie du mur
avait été mise en pièces, comme si une mine chargée de poudre
avait fait explosion dans la maison, et les débris de ce mur avaient
été projetés avec tant de force, qu’ils avaient pénétré dans un
autre mur de Pautre côté de la chambre. Le cadre doré d’un miroir
était tout noirci; la dorure avait sans doute été volatilisée, car un
flacon, placé sur la cheminée auprès de la glace, avait été revêtu
de parcelles métalliques brillantes qui adhéraient aussi complé-
tement au verre que de l’émail.
1 Azara, Voyage, vol, I, p. 36.
CHAPITRE IV
Le rio Negro. — Estancias attaquées par les Indiens. — Lacs salés, — Fla-
mants. — Du rio Negro au rio Colorado. — Arbre sacré. — Lièvre de la Pata-
gonie. — Familles indiennes. — Le général Rosas. — Excursion à Bahia
Blanca. — Dunes de sable. — Lieutenant nègre. — Bahia Blanca. — Incrus-
tations salines. — Punta Alta. — Le Zorillo.
Da rio Negro à Bahia Blanca.
24 juillet 1833. — Le Beagle quitte Maldonado, et le 3 août
arrive à l’embouchure du rio Negro. Le rio Negro est le principal
fleuve qui se trauve sur la côte, entre le détroit de Magellan
et la Plata; il se jette dans la mer à 300 milles (480 kilomètres)
environ au sud de la vallée de la Plata. Il y a près de cinquante
ans, le gouvernement espagnol établit une petite colonie en cel
endroit; c’est encore aujourd'hui le point le plus méridional,
latitude 41 degrés, habité par l’homme civilisé sur la côte orien-
tale de l'Amérique.
Le pays est misérable près de l’embouchure du rio Negro; sur
le côté sud du fleuve commence une longue ligne de falaises per-
pendiculaires, lesquelles présentent une section de la nature géolo-
gique de la contrée. Les différentes couches se composent de grès
superposés; une couche, entre autres, est fort remarquable en ce
qu’elle se compose d'un conglomérat de pierres ponces fortement
cimentées, pierres ponces qui doivent provenir des Andes, situées
à plus de 400 milles (640 kilomètres) de distance. Partout la surface
est recouverte d’une couche épaisse de cailloux qui s’étend au loin
dans la plaine. L’eau est extrêmement rare et presque toujours
saumâtre. La végétation est fort pauyre; à peine rencontre-t-on
quelques buissons, et encore sont-ils tous armés de formidables
épines, qui semblent interdire à l’étranger l’entrée de ces régions
inhospitalières.
La colonie se trouve sur les bords du fleuve, à 148 milles de l’em-
bouchure. La route suit la croupe des falaises qui forment la limite
LE RIO NRGRO. 67
septentrionale de la grande vallée dans laquelle coule le rig
Negro. Nous voyons, en passant, les ruines de quelques belles
estancias détruites, il y a quelques années, par les Indiens, après
avoir repoussé bien des attaques. Un homme qui habitait une de
ces estancias lors d'une attaque me raconta comment les choses
s'étaient passées. Les habitants, prévenus à temps, avaient pu faire
rentrer tous les bestiaux et tous Jes chevaux dans le corral ‘ qui
entourait la maison, et monter quelques petites pièces de canon.
Les Indiens, des Araucaniens du Chili méridional, au nombre de
plusieurs centaines, et parfaitement disciplinés, se montrèrent
bientôt sur une colline voisine, divisés en deux troupes; ils des-
cendirent de cheval, se débarrassèrent de leurs manteaux de
fourrure, et s’avancèrent tout nus à l'attaque. La seule arme d’un
Indien consiste en un bambou, ou chuzo, fort long, orné de
plumes d’autruche et terminé par une pointe de lance fort acé-
rée. Mon compagnon semblait éprouver encore une profonde
terreur en se rappelant ces souvenirs. Arrivé près de l'habitation,
le cacique Pincheira ordonna aux assiégés de déposer les armes ou
autrement les menaça de mort. Comme dans toutes les circon-
stances c’edt été là le résultat de l'entrée des Indiens, on ne
répondit que par une volée de coups de fusil. Les Indiens, sans se
laisser effrayer, s’approchèrent de la palissade du corral; mais, à
leur grande surprise, il s’aperçurent que les poteaux étaient cloués
les uns aux autres, au lieu d’être attachés par des lanières de
cuir comme à l'ordinaire, et ils essayérent en vain de s'ouvrir une
brèche avec leurs couteaux. Cette circonstance sauva la vie des
blancs; les Indiens emportèrent leurs nombreux blessés, et enfin,
un de leurs sous-caciques ayant été atteint, ils battirent en retraite.
Ils allèrent retrouver leurs chevaux et semblèrent tenir un conseil
de guerre, terrible pause pour les Espagnols, qui, à l’exception
de quelques cartouches, avaient épuisé toutes leurs munitions.
Au bout d’un instant, les Indiens remontèrent à cheval et dispa-
rurent bientôt. Une autre fois, une attaque des Indiens fut encore
plus vite repoussée : un Français, ayant beaucoup de calme et de
sang-froid, s'était chargé de pointer le canon; il attendit jusqu’à
ce que les Indiens le touchassent presque, puis il fit feu; le
canon était chargé à mitraille, et trente-neuf sauvages tombè-
1 Le corral est un enclos fait au moyen de fortes pièces de bois enfoncées en
terre et reliées les unes aux autres. Chaque estancia ou ferme a son corral.
88 LACS SALES.
rent pour ne plus se relever. Ce seul coup suffit pour mettre toute
la bande en déroute. *
La ville s’appelle indifféremment El Carmen ou Patagones. Elle
est adossée à une falaise qui borde le fleuve; on a même creusé
un certain nombre d'habitations dans le grès qui forme le flanc de
la colline. Le fleuve, profond et rapide, a, en cet endroit, environ
200 ou 300 mètres de largeur. Lesnombreusesiles couvertes desaules,
les nombreuses collines que l’on voit s'élever les unes derrière
les autres, et qui forment la limite septentrionale de cette large
vallée verte, présentent, éclairées par un beau soleil, un tableau
presque pittoresque. Il n’y a guère là que quelques centaines d’ha-
bitants. Ces colonies espagnoles, en effet, ne portent pas en elles-
mêmes, comme nos colonies anglaises, les éléments d'un dévelop-
pement rapide. Beaucoup d'Indiens de race pure résident dans
les environs; la tribu du cacique Lucanee a construit ses tol-
dos * dans les faubourgs mêmes de la ville. Le gouvernement local
leur fournit des provisions en leur donnant tous les chevaux trop
vieux pour pouvoir rendre aucun service ; ces Indiens gagnent,
en outre, quelques centimes en fabriquant des nattes et des articles
de sellerie. On les considère comme civilisés ; mais, ce qu'ils ont
pu perdre en férocité, ils l’ont regagné, et au delà, en immoralité.
Quelques jeunes gens s’améliorent, dit-on, un peu ; ils consentent
À travailler, et, il y a quelque temps, quelques-uns s’engagèrent à
bord d’un navire pour aller pêcher des phoques ; ils se condui-
sirent très-bien. Ils jouissent actuellement des fruits de leur tra-
vail, ce qui consiste pour eux à revêtir des habits, fort propres d’ail-
leurs, mais aux couleurs les plus voyantes, et à ne faire absolument
rien de la journée. Ils ont un goût exquis en matière de costume ;
si on avait pu transformer un de ces jeunes Indiens en statue de
bronze, elle eût été parfaite au point de vue de la draperie.
J’allai visiter un grand lac salé, ou saline, situé à environ
43 milles de la ville. Pendant l'hiver , c’est un lac fort peu pro-
fond, plein d’eau saumâtre, qui se transforme en été en un champ
de sel aussi blanc que la neige. La couche, près du bord, a de 4 à
5 pouces d'épaisseur, mais cette épaisseur augmente vers le centre.
Ce lac a 2 milles et demi de longueur sur { mille de largeur. J] s’en
trouve dans le voisinage quelques autres beaucoup plus grands
encore, dont le fond consiste en une couche de sel ayant 2 ou
1 Nom que l'on donne toujours aux huttes indiennes.
LACS SALÉS. 69
3 pieds d'épaisseur, mème en hiver, quand ils sont pleins d’eau.
Ces bassins admirablement blancs, au milieu de cette plaine aride
et sombre, forment un contraste extraordinaire. On tire annuelle-
ment de la saline une quantité considérable de sel, et j’en ai vu
sur les bords d'immenses amas, quelques centaines de tonnes
prêtes pour l’exportation. La saison du travail aux salines est le
temps de la moisson de Patagones, car la prospérité de la ville
dépend de l’exportation du sel. La population presque entière
vient alors camper sur les bords de la saline et transporte le sel au
fleuve sur des charrettes attelées de bœufs. Ce sel cristallise en
gros cubes et est remarquablement pur. M. Trenham Reeks a bién
voulu analyser quelques spécimens que j'ai rapportés, et il n'y
trouve que 26 centièmes de gypse et 22 centièmes de matières ter-
reuses. Il est singulier que ce sel ne soit pas aussi bon pour conserver
la viande que le sel extrait de l’eau de mer aux îles du Cap-Vert ;
un négociant de Buenos Ayres m’a dit qu'il valait certainement
50 pour 100 de moins. Aussi importe-t-on constamment du sel
des îles du Cap-Vert pour le mélanger avec le produit de ces sa-
lines. On ne peut donner pour cause à cette infériorité que la pu-
reté du sel de la Patagonie, ou l’absence chez lui des autres prin-
cipes salins qui se trouvent dans l’eau de mer. Personne, je crois,
n'a pensé à cette explication, qui se trouve cependant confirmée
par un fait qu’on a signalé dernièrement, à savoir : que les sels
qui conservent le mieux le fromage sont ceux qui contiennent la
plus grande proportion de chlorures déliquescents.
Les bords du lac sont boueux; dans cette boue on trouve de
nombreux cristaux de gypse, dont quelques-uns ont jusqu’à 3 pouces
de long ; à la surface de la boue, on trouve aussi un grand nombre
de cristaux de sulfate de soude. Les Gauchos appellent les premiers
les padre del sal et les seconds les madre ; ils affirment que ces sels
progéniteurs se trouvent toujours sur les bords des salines quand
l’eau commence à s’évaporer. La boue des bords est noire et exhale
une odeur fétide. Je ne pus d’abord me rendre compte de la cause
de cette odeur ; mais je remarquai bientôt que l’écume apportée
par le vent sur les rives est verte, comme si elle contenait un grand
nombre de conferves ; je voulus emporter avec moi un échantillon
de cette matière verte, mais un accident me le fit perdre. Quelques
parties du lac, vues à une petite distance, semblent revêtir une
1 REPORT OF THE AGRICULT. CHEM. Assoc., dans Agricult. Gazelle, 1845, p. 93.
70 LACS SALES.
teinte rougeatre, ce qui est peut-être dû a la présence de quelques
infusoires. Dans beaucoup d’endroits, on s’apercoit que cette bouc
est fouillée par une espèce de ver. Quel étonnement ne ressent-on
pas à la pensée que des créatures vivantes peuvent exister dans la
saumure et se promener au milieu de cristaux de sulfate de soude
et de sulfate de chaux! Et que deviennent ces vers lorsque, pen-
dant le long été de ces régions, la surface se transforme en une
couche de sel solide? Un grand nombre de flamants habitent ce
lac et se reproduisent dans les environs. J’ai rencontré ces oiseaux
dans toute la Patagonie, dans le Chili septentrional et aux îles
Galapagos, partout où se trouvent des lacs d’eau saumatre. Ici, je
les ai vus barboter dans la boue à la recherche de leur nourriture,
que composent probablement les vers qui habitent la boue ; ceux-ci,
à leur tour, mangent probablement les infusoires ou les confer-
ves. Voilà donc un petit monde isolé, adapté à ces lacs de sau-
mure qui se trouvent à l’intérieur des terres. Un crustacé fort
petit (Cancer salinus) habite, dit-on, en nombre infini les salines de
Lymington, mais seulement les bassins où, par suite de l’évapora-
tion, le fluide a déjà acquis une consistance considérable — envi-
ron un quart de livre de sel par chaque demi-litre d’eau *. Oui,
sans doute, on peut affirmer que toutes les parties du monde sont
habitables ! Lacs d’eau saumâtre, lacs souterrains cachés dans le
flanc des montagnes volcaniques, sources minérales d’eau chaude,
profondeurs de l'Océan, régions supérieures de l'atmosphère,
surface même des neiges perpétuelles, partout on trouve des êtres
organisés.
Au nord du rio Negro, entre ce fleuve et le pays habité près de
1 Linnwan Transactions, vol. XI, p. 205. H y a unc remarquable analogie entre
les lacs de la Patagonie et ceux de la Sibérie. La Sibérie, comme la Patagonie,
semble avoir été récemment soulevée au-dessus des caux de la mer. Dans les
deux pays, des lacs salés occupent de petites dépressions dans les plaines; dans
les deux pays, la bouc qui se trouve sur les bords de ces lacs est noire et fétide ;
dans les deux pays, on trouve, au-dessous de la croûte de sel commun, du sul-
fate de soude ou de magnésie imparfaitement cristallisé; dans l:4 deux pays, enfin.
le sable boucux est plein de cristaux de gypse. Des petits crustacés habitent les
lacs salés de la Sibérie, et les flamants fréquentent aussi leurs bords (Edinburgh
New Philosophical Journ., janvier 1830). Comme ces circonstances, apparem-
ment si iusignifiantes, se répètent sur deux continents si éloignés l’un de l’autre,
on peut affirmer que ce sont les résultats nécessaires de causes communes. Voir
Pallas, Voyages, 1793 à 1794, p. 129-184.
DU RIO NEGRO AU RIO COLORADO. 74
Buenos Ayres, les Espagnols ne possèdent qu’un petit établisse-
ment récemment fondé à Bahia Blanca. En droite ligne, il y a
près de 500 milles anglais (800 kilomètres) du rio Negro à Buenos
Ayres. Les tribus errantes d’Indiens se servant du cheval, qui ont
toujours occupé la plus grande partie de ce pays, ayant dernière-
ment attaqué à chaque instant les estancias isolées, le gouverne-
ment de Buenos Ayres a équipé, il y a quelque temps, pour les
exterminer, une armée sous le commandement du général Rosas.
Les troupes étaient alors campées sur les bords du Colorado,
fleuve qui coule à environ 80 milles au nord du rio Negro. En
quittant Buenos Ayres, le général Rosas s’avanca en droite ligne
au milieu des plaines non encore explorées; aprés en avoir ainsi
chassé les Indiens, il laissa derrière lui, 4 de grands intervalles,
de petits détachements avec des chevaux (a posta) pour assurer ses
communications avec la capitale. Le Beagle devait faire escale à
Bahia Blanca ; je résolus donc de m’y rendre par terre, et, plus
tard, je me décidai à me servir des postas pour aller de la même
façon jusqu’à Buenos Ayres.
44 août. — J'ai pour compagnons de route M. Harris, un An-
glais résidant à Patagones, un guide et cinq Gauchos qui se ren-
dent à l’armée pour affaires. Le Colorado, comme je l’ai déjà dit, est
tout au plus à 80 milles de distance ; mais nous voyageons fort len-
tement et nous sommes près de deux jours et demi en route. Le pays
entier ne mérite guère que le nom de désert ; on ne trouve d’eau
que dans deux petits puits; on l’appelle de l’euu douce, mais,
même à cette époque de l’année, en pleine saison des pluies, elle
est tout à fait saumâtre. Le voyage doit être terrible en été; il
était déjà bien assez pénible quand je l’ai fait en hiver. La vallée
du rio Negro, quelque large qu'elle soit, est une simple excava-
tion de la plaine de grès, car, immédiatement au-dessus de la vallée,
où se trouve la ville, commence une plaine qui n’est coupée que
par quelques dépressions et quelques vallées insignifiantes. Partout
le paysage offre le même aspect stérile ; un sol sec, pierreux, sup-
porte à peine quelques touffes d’herbe flétrie et çà et là quelques
buissons épineux.
Quelques heures après avoir passé près du premier puits, nous
apercevons un arbre fameux que les Indiens révèrent comme l'autel
de Walleechu. Cet arbre s'élève sur une hauteur au milieu de la
plaine ; aussi le voit-on à une grande distance. Dès que les Indiens
l’aperçoivent, ils expriment leur adoration par de grands cris.
79 ARBRE SACRÉ.
L'arbre lui-même est peu élevé ; il a de nombreuses branches et
est couvert d’épines ; le tronc, juste au-dessus du sol, a un dia-
mètre d’environ 3 pieds. Il est isolé, c’est même le premier arbre
que nous ayons vu depuis longtemps. Plus tard, nous en avons ren-
contré quelques autres de la même espèce ; mais ils sont fort
rares. Nous sommes en hiver, l'arbre n’a donc pas de feuilles ;
mais, à leur place, pendent des fils innombrables auxquels sont
suspendues les offrandes, consistant en cigares, en pain, en viande,
en morceaux d’étoffe, etc. Les Indiens pauvres, qui n’ont rien de
mieux à offrir, se contentent de tirer un fil de leur poncho et l’at-
tachent à l'arbre. Les plus riches ont l'habitude de verser de l’es-
prit de grains et du maté dans un certain trou, puis ils se placent
sous l’arbre et se mettent à fumer en ayant soin d'envoyer la
fumée en l'air, pensant, en ce faisant, procurer la plus douce sa-
lisfaction à Walleechu. Pour compléter la scène, tout autour de
l'arbre, les ossements blanchis des chevaux sacrifiés en l’honneur
du dieu. Tous les Indiens, quels que soient leur âge et leur sexe,
font au moins une offrande ; ils sont alors persuadés que leurs
chevaux deviendront infatigables et que leur bonheur sera parfait.
Le Gaucho qui me racontait tout cela ajoutait que, en temps de
paix, il avait souvent assisté à cette scène, et que lui et ses com-
pagnons avaient coutume d'attendre que les Indiens se fussent
éloignés pour aller soustraire les offrandes faites à Walleechu.
Les Gauchos pensent que les Indiens regardent l’arbre comme
le dieu lui-même, mais il me semble beaucoup plus probable
qu'ils ne le regardent que comme l'autel du dieu. Quoi qu’il en
soit, la seule raison qui me semble expliquer le choix d’une divi-
nité aussi singulière est que cet arbre sert d'indication à un pas-
sage fort dangereux. On aperçoit la sierra de la Ventana à une
immense distance. Un Gaucho me raconta que, voyageant un jour
avec un Indien à quelques milles au nord du rio Colorado, son
compagnon se mit à faire le bruit que font tous ses compatriotes
dès qu'ils apercoivent le fameux arbre; puis il porta la main à sa
t¢le et indiqua la sierra éloignée. Le Gaucho lui demanda la
raison de tous ces gestes et l’Indien lui répondit dans son mauvais
espagnol : « Première vue de la sierra.» A environ 2 lieues de
ce curieux arbre, nous faisons halte pour la nuit. A cet instant, les
Gauchos aperçoivent une malheureuse vache : sauter en selle et
commencer la chasse est l’affaire d’un instant ; quelques minutes
après, ils la traînent jusqu’à notre campement et la tuent. Nous
AGOUTIS. 78
possédons donc les quatre choses nécessaires à la vie « en el
campo » : des pâturages pour les chevaux, de l’eau (en bien pe-
tite quantité, il est vrai, et bien boueuse), de la viande et du bois
pour faire du feu. Les Gauchos ne se possèdent pas de joie à la
vue de tant de luxe, et nous dépecons bientôt la pauvre vache.
C’est la premiére nuit que je passe en plein air avec ma selle
pour oreiller. La vie indépendante du Gaucho offre, sans contredit,
un grand charme; n’est-ce donc rien que de pouvoir arréter
son cheval quand bon vous semble et de dire : « Nous allons
passer la nuit ici »? Le silence de mort qui règne sur la plaine,
les chiens montant la garde, les Gauchos faisant leurs dispositions
pour la nuit autour du feu, tout, dans cette premiére nuit, a laissé
dans mon esprit une impression qui ne s’effacera jamais.
Le pays que nous parcourons le lendemain est de tout point
semblable à celui que nous avons traversé la veille. Fort peu d’oi-
seaux, fort peu d'animaux l’habitent. De temps en temps, on aper-
coit un cerf ou un guanaco (Llama sauvage) ; mais l’agouli (Cavia
patagonica) est le plus commun de tous les quadrupèdes. Cet ani-
mal ressemble à notre lièvre, bien qu’il diffère de ce genre sous
beaucoup de rapports essentiels ; il n’a, par exemple, que trois
doigts aux pattes de derrière. Il atteint aussi près de deux fois la
grosseur du lièvre, car il pèse de 20 à 25 livres. L’agouti est le vé-
ritable ami du désert ; il nous arrive à chaque instant de voir deux
ou trois de ces animaux sautillant l’un après l’autre à travers ces
plaines sauvages. Ils s'étendent au nord jusqu’à la sierra Tapal-
guen (latitude, 37°30’), point où la plaine devient tout à coup plus
humide et plus verte; la limite méridionale de leur habitat se trouve
entre le Port-Desire et le port Saint-Julian, bien que la nature du
pays ne change en aucune façon. Il est à remarquer que, bien
que l’on ne rencontre plus l’agouti aussi loin au sud que le port
Saint-Julian, le capitaine Wood en a vu en cet endroit des quan-
tités considérables pendant son voyage en 1670. Quelle cause a pu
modifier dans un pays sauvage, inhabité, aussi rarement visité que
Vest celui-là, l'habitat de cet animal? 11 semble aussi, si l’on se
base sur le nombre d’agoutis que le capitaine Wood a tués en un
seul jour à Port-Desire, que ces animaux y étaient alors beaucoup
plus nombreux qu’à présent. Partout où habite la Viscache, cet
animal creuse des terriers, et l’agouti s’en sert; mais aux endroits
où, comme à Bahia Blanca, la Viscache ne se trouve pas, l’agouti
fouille lui-même. Le même fait se reproduit pour le petit hibou des
74 LE RIO COLORADO.
Pampas (Athene cunicularia), décrit si souvent Comme se tenant en
séntinelle À l’entrée des terriers ; dans lé Banda oriental, en effet,
où on ne trouve pas de Viscaches, cet oiseau ést obligé de creuser
Jui-même son trou.
Le lendemain matin, à mesure que nous nous approchons
davantage du rio Colorado, nous remarquons un changement
dans la nature du pays. Nous atteignons bientôt une plaine qui,
par son gazon, par ses fleurs, par le trèfle élevé qui la recouvre,
par le nombre des petits hiboux qui l’habitent, ressemble exac-
tement aux Pampas. Nous traversons aussi un marais boueux qui
a une étendue considérable ; ce marais se dessèche en été, et on y
trouve alors des incrustations nombreuses de différents sels; d’où
vient, sans doute, qu’oh l’appelle un salitral. Ce marais était alors
recouvert de plantes basses, vigoureuses, qui ressemblent à celles
qui croissent sur le bord de la mer. Le Colorado, à l'endroit où
nous le traversons, a environ 60 mètres de large; le plus ordi-
nairement, il doit avoir le double de cette largeur. Ce fleuve a
un lit fort tortueux indiqué par des saules et par des champs de
roseaux. En ligne directe, nous nous trouvions, m’a-t-on dit, à
9 lieues de l'embouchure du fleuve ; par eau, il y en a 23. Notre
passage en canot se trouva retardé par un incident qui ne laissa
pas de nous offrir un spectacle assez curieux : d'immenses troupes
de juments traversaient le fleuve à la nage, afin de suivre une di-
vision de troupes dans l’intérieur. Rien de plus comique que do
voir ces centaines, ces milliers de têtes, tournées toutes dans la
même direction, les oreilles dressées, les naseaux grand ouverts,
soufflant avec force, juste au-dessus de l’eau, et ressemblant à
une troupe considérable d’animaux amphibies. Quand les troupes
font une expédition, elles se nourrissent exclusivement de viande
de jument, ce qui leur donne une grande facilité de mouvements.
On peut, en effet, faire traverser des distances considérables aux
chevaux sur ces plaines; on m’a assuré qu’un cheval non chargé
peut faire plusieurs jours de suite 100 milles par jour.
Le camp du général Rosas se trouve tout prés du fleuve.
C'est un carré formé de charrettes, d'artillerie, de huttes de
paille, etc. Il n’y a guère que de la cavalerie, et je pense que
jamais on n’a rassemblé armée ressemblant plus à une bande de
brigands. Presque tous les hommes sont de race mélangée ;
presque tous ont dans les veines du sang nègre, indien, espa-
gnol. Je ne sais pourquoi, mais les hommes ayant une telle
INDIENS. 78
origine ont rarement bonne mine. Je me présente chez le secré-
taire du général pour lui montrer mon passe-port. Il se met immé-
diatement à m'interroger de la façon la plus hautaine et la plus
mystérieuse. J’ai heureusement sur moi une lettre de recom-
mandation que m’a donnée le gouvernement de Buenos Ayres!,
pour le commandant de Patagones. On porte cette lettre au
général Rosas, qui m’envoie un fort gracieux message , et le
secrétaire revient me trouver, mais cette fois fort poli et fort gra-
cieux. Nous allons nous établir dans le vancho, ou hutte, d’un
vieil Espagnol qui avait suivi Napoléon dans son expédition de
Russie.
Nous restons deux jours au Colorado; je n’ai rien à faire,
car tout le pays environnant n'est qu’un marais, lequel, quand
les neiges fondent en été (décembre) sur les Cordillères, est inondé
par le fleuve. Mon principal amusement consiste à observer les
familles indiennes qui viennent acheter différents petits articles
dans Je rancho qui nous sert d'habitation. On supposait que le
général Rosas avait environ six cents alliés indiens. La race est
grande et belle; il me fut cependant facile, plus tard, de recon-
naitre la même race dans l’habitant de la Terre de Feu; mais là le
froid, le manque d’aliments, l’absence absolue de toute civilisation
l’ont rendue hideuse. Quelques auteurs, en indiquant les races
primaires de l’espèce humaine, ont séparé ces Indiens en deux
classes ; mais c’est vertainement là une erreur. On peut réellement
dire que quelques jeunes femmes, ou chinas, sont belles. Elles ont
les cheveux rudes, mais noirs et brillants, et portent leur chevelure
tressée en deux nattes qui leur pendent jusqu'à la ceinture. Elles
ont le teint coloré et les yeux fort vifs ; elles ont les jambes, les
pieds et les bras petits et de forme élégante ; elles ornent leurs
chevilles et quelquefois leur ceinture de larges bracelets de verro-
teries bleues. Rien de plus intéressant que quelques-uns de ces
groupes de famille. Souvent la mère et les deux filles venaient à
notre rancho montées sur le même cheval. Elles montent à cheval
comme les hommes, mais les genoux beaucoup plus élevés. Cette
habitude provient peut-être de ce qu’elles ont l'habitude, en voyage,
de monter les chevaux qui portent les bagages. Les femmes doivent
1 Je saisis celte occasion pour exprimer toute ma reconnaissance de l'obli-
geance avec laquelle le gouvernement de Buenos Ayres mit à ma disposition, en
ma qualité de naturaliste attaché au Beagle, des passe-ports pour toutes les parties
du pays.
76 LE GÉNÉRAL ROSAS.
charger et décharger les chevaux, dresser les tentes pour la nuit;
en un mot, véritables esclaves, comme les femmes de tous les
sauvages, se rendre aussi utiles que possible. Les hommes se battent,
chassent, soignent les chevaux et fabriquent les articles de sellerie.
Une de leurs principales occupations est de frapper deux pierres
l’une contre l’autre jusqu'à ce qu'elles soient arrondies, afin de
s’en servir pour fabriquer les bolas. A l’aide de cette arme impor-
tante, l’Indien attrape son gibier et même son cheval, qui erre en
liberté dansla plaine. Quand il se bat, il essaye d’abord de renverser
le cheval de son adversaire avec ses bolas et de le tuer avec son
chuzo pendant qu'il est embarrassé dans la selle. Si les bolas
n’atteignent que le cou ou le corps d'un animal, elles sont souvent
perdues ; or, comme il faut deux jours pour arrondir ces pierres,
leur fabrication est une source de travail continuel. Beaucoup
d’entre eux, hommes et femmes, se peignent la figure en rouge,
mais je n'ai jamais vu ici les bandes horizontales si communes chez
les Fuégiens. Leur principal orgueil consiste 4 ce que tout le har-
nacnement de leurs montures soit en argent. Quand il s’agit d’un
cacique, éperons, étriers, bride du cheval, ainsi que le manche du
couteau, tout est en argent. Je vis un jour un cacique à cheval; les
rénes étaient en fil d’argent et pas plus grosses qu’une corde &
fouet ; voir un cheval fougueux obéir à une chaîne aussi légère
n’était pas sans présenter quelque intérêt.
Le général Rosas exprima le désir de me voir, circonstance dont
j'eus lieu de me féliciter plus tard. C'est un homme au caractère
extraordinaire, qui a la plus profonde influence sur ses compa-
triotes ; influence qu’il mettra sans doute au service de son pays pour
assurer sa prospérité et son bonheur. Il possède, dit-on, 74 lieues
carrées de pays et environ trois cent mille têtes de bétail. Il dirige
admirablement ses immenses propriétés et il cultive beaucoup
plus de blé que tous les autres propriétaires du pays. Les lois qu’ila
faites pour ses propres estancias, un corps de troupes de plusieurs
centaines d'hommes qu’il a su admirablement discipliner, de facon
à résister aux attaques des Indiens, voilà ce qui attira tout d’abord
les yeux sur lui et commença sa célébrité. On raconte bien des
anecdotes sur la rigidité avec laquelle il faisait exécuter ses lois.
Voici une de ces anecdotes : il avait ordonné, sous peine d'être
attaché au bloc, que personne ne portat son couteau le dimanche.
' Les événements ont cruellement démenti cette prophétie, 1845.
LE GENERAL ROSAS. an
C'est ce jour-là, en effet, que l’on boit et que l’on joue le plus; il
en résulte des querelles qui dégénèrent en batailles où le cou-
teau vient tout naturellement jouer un rôle et qui se termi-
nent presque toujours par des meurtres. Un dimanche, le gou-
verneur vint, en grande pompe, lui rendre visite, et le général
Rosas, dans son empressement à aller le recevoir, sortit de chez lui
son couteau à la ceinture comme à l'ordinaire. Son intendant lui
toucha le bras et lui rappela la loi; se tournant immédiatement
vers le gouverneur, le général lui dit qu’il est désolé, mais qu’il
lui faut le quitter pour aller se faire attacher au bloc et qu’il n’est
plus le maître dans sa propre maison jusqu'à ce qu’on vienne le
délivrer. Quelque temps après, on persuada à l’intendant d'aller
délivrer son maître ; mais, à peine l’avait-il fait, que le général se
tourna vers lui et lui dit : « Vous venez à votre tour d’enfreindre
la loi et vous allez prendre ma place. » Des actes comme ceux-là-
enchantent les Gauchos, qui tous sont extrêmement jaloux de leur
égalité et de leur dignité.
Le général Rosas est aussi un parfait cavalier, qualité fort impor-
tante dans un pays où une armée a, un jour, choisi son général à
la suite du concours suivant : On avait fait entrer dans un corral
une troupe de chevaux sauvages, puis on ouvrit une porte dont
les montants étaient reliés au sommet par une barre de bois. On
convint que quiconque parviendrait, en sautant de la barre, à
enfourcher un de ces animaux sauvages au moment où ils s’élan-
caient hors du corral et parviendrait en outre, sans selle ni bride,
à se maintenir sur le dos du cheval et à le ramener à la porte du
corral, serait élu général. Un individu réussit et fut élu, et fit sans
doute un général bien digne d’une telle armée. Le général Rosas
a aussi accompli ce tour de force.
C’est en employant ces moyens, c’est en adoptant le costume et
les manières des Gauchos que le général Rosas a acquis une popu-
larité illimitée dans le pays et par suite un pouvoir despotique.
Un négociant anglais m’a affirmé qu’un homme arrété pour en
avoir assassiné un autre répondit, quand on l'interrogea sur le
mobile de son crime : « Je l’ai tué parce qu’il a parlé insolemment
du général Rosas. » Au bout d’une semaine on mit l’assassin en
liberté. Je veux croire que cet élargissement a été ordonné par les
amis du général et non pas par le général lui-méme.
Dans la conversation, le général Rosas est enthousiaste, mais, en
même temps, plein de sens et de gravité. Sa gravité est même
78 LB GÉNÉRAL ROSAS.
poussée à l’excès. Un de ses bouffons (il en a deux auprès de sa
personne, comme les anciens barons), me raconta à ce sujet l’anec-
dote suivante : « Un jour je désirais entendre un certain morceau
de musique, j’allai donc trouver le général deux ou trois fois pour
lui demander de le faire jouer. La première fois, il me répondit :
« Laisse-moi tranquille, je suis occupé. » J’allai le trouver une
seconde fois et il me dit : « Si tu reviens encore, je te ferai punir. »
J'y retournai une troisième fois et il se mit à rire. Je m'élançai
hors de sa tente, mais il était trop tard ; il ordonna à deux soldats
de me saisir et de m’attacher aux poteaux. Je demandai grâce en
invoquant Lous les saints du paradis, mais il ne voulut pas me par-
donner ; — quand le général rit, il n’épargne personne. » Le pauvre
diable faisait encore piteuse mine au souvenir des poteaux. C’est,
en effet, un supplice fort douloureux ; on enfonce quatre pieux
dans le sol, auxquels on suspend l’homme horizontalement par les
poignets, et par les chevilles, et on le laisse 14 s'élirer pendant
quelques heures. On a évidemment emprunté l’idée de ce supplice
au mode qu'on emploie pour sécher les peaux. Mon entrevue avec
le général se termina sans qu’il ait souri une seule fois, et j'obtins
de lui un passe-port et une permission pour me servir des chevaux
de poste du gouvernement, ce qu’il me donna de la façon la plus
obligeante.
Le lendemain matin, je pars pour Bahia Blanca, que j'atteins en
deux jours. Après avoir quitté le camp régulier, nous traversons
les toldos des Indiens. Ces huttes, rondes comme des fours, sont
recouvertes de peaux ; à l’entrée de chacune d'elles, un chuzo est
fixé en terre. Les toldos sont divisés en groupes séparés, appar-
tenant aux tribus des différents caciques ; ces groupes se subdivisent
‘À leur tour en groupes plus petits, sclon le degré de parenté des
possesseurs. Pendant plusieurs milles nous suivons la vallée du
Colorado." Les plaines d’alluvion paraissent très-fertiles de ce côté
du fleuve et me semblent admirablement adaptées à la culture des
céréales. Nous tournons bientôt le dos au fleuve pour nous diriger
vers le nord, et nous entrons dans un pays qui diffère quelque peu
de celui que nous avons traversé pour atteindre le Colorado. Le sol
est toujours sec et stérile, mais il supporte des plantes de plusieurs
espèces ; l'herbe, bien que toujours brune et fanée, est plus abon-
dante et les buissons épineux plus espacés. Ces derniers disparais-
sent bientôt entièrement et rien ne vient plus alors rompre la
monotonie de la plaine. Ce changement de végétation marque le
DUNES DE SABLE. 79
commencement du grand dépôt argilo-calcaire qui forme la vaste
étendue des Pampas ef recouvre les rochers granitiques du Banda
oriental. Depuis le détroit de Magellan jusqu'au Colorado, sur un
parcours d'environ 800 milles (1290 kilomètres), la surface du
pays est partout recouverte d’un lit de galets, presque tous en
porphyre, qui proviennent probablement des rochers des Cordil-
léres. Au nord du Colorado, ce lit de galets s’amincit, ils devien-
nent de plus en plus petits et la végétation caractéristique de la
Patagonie disparaît.
Après avoir parcouru 23 milles environ, nous atteignons une large
ceinture de dunes de sable qui s'étend, à l’est et à l’ouest, aussi
loin que peut porter la vue. Ces monticules de sable reposant sur
de l'argile, de petits étangs peuvent se former et fournissent ainsi
des réservoirs d’eau douce fort précieuse dans ce pays si sec et si
aride. On ne songe pas assez aux immenses avantages qui résultent
des dépressions et des élévations du sol. D’insignifiantes inégalités à
la surface de la plaine déterminent la formation des deux misérables
sources que l’on rencontre dans le long parcours du rio Negro au
Colorado ; sans ces inégalités, on ne trouverait pas une seule goutte
d'eau. Cette ceinture de dunes de sable a environ 8 milles de lar-
geur; à quelque ancienne période, cette ceinture formait proba-
blement la limite du grand estuaire où coule aujourd'hui le Colo-
rado. Dans cette région, où l’on trouve à chaque instant les preuves
absolues du récent soulèvement des terres, on ne peut négliger ces
observalions, bien qu’elles ne concernent que la géographie phy-
sique du pays. Après avoir traversé cet espace sablonneux, nous
arrivons dans la soirée à une des stations ou poste, et, comme les
chevaux sont au loin dans les pâturages, nous nous décidons à
passer la nuit dans cette maison.
Cette maison est située à la base d’un plateau ayant de 100 à
200 pieds de haut — accident de terrain fort remarquable dans ce
pays. Ce poste était commandé par un lieutenant nègre, né en
Afrique. Je dois dire à son honneur que je n’ai pas rencontré,
entre le Colorado et Buenos Ayres, rancho mieux tenu que le sien.
Ii avait une petite chambre pour les étrangers et un petit corral
pour les chevaux, le tout construit en pieux et en roseaux. Il avait
aussi creusé un fassé autour de sa maison comme défense en cas
d'attaque. Ce fossé aurait d’ailleurs constitué une pauvre défense,
si les Indiens s étaient approchés; mais la principale force du lieu-
tenant semblait reposer dans sa détermination bien arrêtée de
80 BAHIA BLANCA.
vendre chérement sa vie. Quelque temps auparavant, une bande
d'Indiens avait passé par là pendant la nuit; s’ils avaient soup-
conné l’existence du poste, notre ami le nègre et ses quatre soldats
auraient été certainement massacrés. Je n’ai jamais rencontré
nulle part homme plus poli et plus obligeant que ce nègre; j'étais
donc d’autant plus peiné de voir qu'il ne voulût pas s’asseoir à table
avec nous.
Le lendemain matin, on envoie chercher les chevaux de fort
bonne heure et nous partons au galop. Nous passons la Cabeza del
Buey, vieux nom donné à l’extrémité d'un grand marais qui s'étend
jusqu’à Bahia Blanca. Nous changeons de chevaux et traversons,
pendant plusieurs lieues, des marécages et des marais salins. Nous
changeons de chevaux pour la dernière fois et nous reprenons
notre course au travers de la boue. Mon cheval s’abat, et je plonge
dans la boue noire et liquide, accident fort désagréable quand on
n'a pas d’habits de rechange. A quelques milles du fort, nous ren-
controns un homme qui nous dit qu'on vient de tirer un coup de
canon, signal que les Indiens sont dans le voisinage. Nous quittons
donc immédiatement la route et suivons les bords d’un marais,
prêts à y entrer si nous voyons apparaître les sauvages; c’est là, en
effet, le meilleur moyen pour échapper à leur poursuite. Nous -
sommes heureux d'arriver dans l’enceinte des murs de la ville; on
nous dit alors que c'était une fausse alerte : des Indiens s'étaient,
en effet, présentés, mais c’étaient des alliés qui désiraient aller
rejoindre le général Rosas.
Bahia Blanca mérite à peine le nom de village. Un fossé profond
et un mur fortifié entourent quelques maisons ct les casernes des
troupes. Cet établissement est tout récent ( 828), et, depuis qu'il
existe, la guerre a toujours régné dans les environs. Le gouverne-
ment de Buenos Ayres a injustement occupé ces terrains par la
force, au lieu de suivre le sage exemple des vice-rois espagnols,
qui avaient acheté aux Indiens les terres environnant l'établisse-
ment plus ancien du rio Negro. De là la nécessité absolue des
fortifications ; de là aussi le petit nombre de maisons et la petite
étendue des terres cultivées en dehors des murs; les bestiaux mé-
mes ne sont pas à l'abri des attaques des Indiens au delà des limites
de la plaine dans laquelle se trouve la forteresse.
La partie du port où le Beagle devait jeter l’ancre se trouvant à
25 milles de distance, j'obtiens du commandant de la place un
guide et des chevaux pour aller voir s'il est arrivé. Quittant la
ATTAQUE PAR LES INDIENS. 81
plaine de gazon vert qui s'étend sur les bords d’un petit ruisseau,
nous entrons bientôt dans une vaste plaine, où nous ne trouvons
plus que sables, marais salins ou boue. Quelques buissons rabou-
gris poussent ca et là ; en d’autres endroits, le sol est couvert de ces
plantes vigoureuses qui n'atteignent tout leur développement que
là où le sel abonde. Quelque aride que soit le pays, nous voyons
quantité d’autruches, de cerfs, d’agoutis et de tatous. Mon
guide me raconte que, deux mois auparavant, il avait été sur le
point d’être tué. Il chassait avec deux autres personnes à peu de
distance de l’endroit où nous nous trouvons, quand tout à coup
ils se trouvèrent en face d’une troupe d’Indiens qui se mirent à
leur poursuite et qui atteignirent bientôt ses deux compagnons et
les tuèrent. Les bolas des Indiens vinrent aussi entourer les jambes
de son cheval, mais il sauta immédiatement à terre et, à l’aide de
son couteau, parvint à couper les courroies qui le tenaient en-
chainé; tout en le faisant, il était obligé de tourner autour de
sa monture pour éviter les chuzos des Indiens, et malgré toute
son agilité, il recut deux graves blessures. Enfin il parvint à
* sauter en selle et à éviter, à force d’énergie, les longues lances
des sauvages, qui le suivaient de près, et qui ne cessèrent la
poursuite que quand il fut arrivé en vue du fort. Depuis ce jour,
le commandant défendit à qui que ce soit de sortir de la ville. Je
ne savais pas tout cela quand je me mis en route, et ce ne fut pas,
je l'avoue, sans une certaine inquiétude que je vis mon guide ob-
server avec la plus profonde attention un cerf qui, à l’autre bout
de la plaine, paraissait avoir été effrayé par quelqu'un.
Le Beagle n'était pas arrivé; nous nous mimes donc en route
pour revenir; mais nos chevaux étaient fatigués, et nous fûmes
obligés de bivouaquer sur la plaine. Le matin, nous avions tué un
tatou; bien que ce soit un mets excellent quand on le fait
rôtir dans sa carapace, cela ne constitue pas deux repas substan-
tiels, déjeuner et diner, pour deux hommes affamés. A l'endroit
où nous avions dû nous arrêter pour y passer la nuit, le sol était
recouvert d’une couche de sulfate de soude ; il n’y avait donc pas
d’eau. Cependant un grand nombre de petits rongeurs parvenaient
à y trouver leur subsistance, et j’entendis, pendant la moitié de la
nuit, le tucutuco faire son appel habituel juste au-dessous de ma
tête. Nous avions de fort mauvais chevaux ; ils étaient si épuisés
le lendemain de n’avoir rien eu à boire, que nous fames obligés de
mettre pied à terre et de continuer la route à pied. Vers midi, nos
6
se BAHIA BLANCA
chiens tuèrent un chevreau, que nous fimes rôtir. Je mangeai
un peu, mais je ressentis de suite une soif intolérable. Je souf-
frais d'autant plus que, grâce à des pluies récentes, nous rencon-
trions à chaque instant de petites flaques d’eau parfaitement lim-
pide, mais dont il était impossible de boire une seule goutte. Depuis
vingt heures à peine j'étais privé d’eau, et je n’avais été exposé que
fort peu de temps au soleil ; j’éprouvais cependant une grande fai-
blesse. Comment peut-on survivre deux ou trois jours dans les
mêmes circonstances ? C’est ce que je ne peux m'imaginer. Toute-
fois je dois avouer que mon guide ne souffrait pas du tout et semblait
fort étonné qu’un jour de privation produisit un tel effet sur moi.
J’ai plusieurs fois déjà fait allusion aux incrustations de sel qui
se trouvent à la surface du sol. Ge phénomène, tout différent de
celui des salines, est fort extraordinaire. On trouve ces incrusta-
tions dans bien des parties de l'Amérique du Sud, partout où le
climat est modérément sec ; mais je n’en ai jamais vu autant que
dans les environs de Bahia Blanca. Ici, ainsi que dans d'autres
parties de la Patagonie, le sel consiste principalement en un mé-
lange de sulfate de soude avec un peu de sel commun. Aussi long-
temps que le sol de ces salitrales (comme les Espagnols les appellent
improprement, car ils ont pris cette substance pour du salpétre)
reste suffisamment humide, on ne voit rien qu’une plaine dont le
sol est noir et boueux; ca et là quelques touffes de plantes vigou-
reuses. Si on revient dans une de ces plaines après quelques jours
de chaleur, on est tout surpris de la trouver toute blanche, comme
s'il était tombé de la neige, que le vent aurait accumulée par
places en petits tas. Ce dernier effet provient de ce que, pendant
la lente évaporation, les sels remontent le long des touffes d’herbe
morte, des morceaux de bois et des mottes de terre, au lieu de
cristalliser au fond des flaques d’eau. Les salitrales se trouvent sur
les plaines, élevées de quelques pieds seulement au-dessus du
niveau de la mer, ou sur les terres d’alluvions qui bordent les
fleuves. M. Parchappe ‘ a trouvé que les incrustations salines dans
les plaines, situées à une distance de quelques milles de la mer,
consistent principalement en sulfate de soude ne contenant que
7 pour 100 de sel commun ; tandis que plus près de la côte le sel
commun entre dans la proportion de 37 pour 400. Cette circon-
1 Voyage dans l'Amérique méridionale, par M. A. d’Orbigny, part. hist., vol. I,
p. 665,
UNE AVENTURE. 82
stance porterait à croire que le sulfate de soude est engendré dans
le sol par le muriate laissé à la surface pendant le lent et récent sou-
lévement de ce pays sec; quoi qu'il en soit, ce phénomène mérite
d’appeler l’attention des naturalistes. Les plantes vigoureuses qui
se plaisent dans le sel et qui, on le sait, contiennent beaucoup de
soude, ont-elles le pouvoir de décomposer le muriate? La boue
noire, fétide, abondant en matières organiques, céde-t-elle le
soufre et enfin l’acide sulfurique dont elle est saturée ? |
Deux jours après, je me rends de nouveau au port. Nous appro-
chions de notre destination, quand mon compagnon, le même
homme qui m'avait déjà guidé, aperçut au loin trois personnes -
chassant à cheval. Il mit aussitôt pied à terre, les examina avec
soin et me dit : « Ils ne montent pas à cheval comme des chrétiens,
et d’ailleurs personne ne peut quitter le fort. » Les trois chasseurs
se réunirent et mirent aussi pied à terre. Enfin l’un d’eux remonta
à cheval, se dirigea vers le sommet de la colline et disparut. Mon
compagnon me dit : « 1] nous faut actuellement remonter à che-
val; chargez votre pistolet; » et il examina son sabre. « Sont-ce
des Indiens? lui demandai-je. — Quien sabe? (Qui sait?) D’ail-
leurs, s'ils ne sont que trois, cela importe peu.» Je pensai alors
que l’homme qui avait disparu derrière la colline était allé cher-
cher le reste de la tribu. Je communiquai cette pensée à mon
guide, mais il me répondait toujours par son éternel : Quien
sabe ? Ses regards ne quittaient pas un instant la ligne de l’horizon,
qu'il scrutait avec soin. Son imperturbable sang-froid finit par me
sembler une véritable plaisanterie, et je lui demandai pourquoi
nous ne retournions pas au fort. Sa réponse m’inquiéta un peu:
« Nous retournons, dit-il, mais de façon à ‘passer auprès d’un ma-
rais ; nous y lancerons nos chevaux au galop, et ils nous porteront
tant qu’ils pourront; puis nous nous flerons 4 nos jambes ; de cette
manière, il n’y a pas de danger. » J'avoue que, ne me sentant pas
bien convaincu, je le pressai de marcher plus vite. « Non, me
répondit-il, non pas, tant qu'ils n’accéléreront pas leur allure.»
Nous nous mettions à galoper dès qu’une petite inégalité de ter-
rain nous dérobait à la vue des étrangers; mais, quand nous étions
en vue, nous allions au pas. Nous atteignimes enfin une vallée et,
tournant à gauche, nous gagnâmes rapidement au galop le pied
d’une colline ; il me donna alors son cheval à tenir, fit coucher
Jes chiens et s’avanca en rampant sur les mains et les genoux,
pour reconnaître le prétendu ennemi. Il resta quelque temps dans
84 BAHIA BLANCA.
cette position, et enfin, éclatant de rire, il s’écria : Mugeres/
(Des femmes!) Il venait de reconnaître la femme et la belle-sœur
du fils du major, qui cherchaient des œufs d’autruche. J’ai décrit
la conduite de cet homme parce que tous ses actes étaient dictés
par la conviction que nous nous trouvions en face d’Indiens. Aus-
sitôt, cependant, qu'il eut découvert son absurde méprise, il me
donna cent bonnes raisons pour me prouver que ce ne pouvaient
pas être des Indiens; raisons qu’un instant auparavant il avait
absolument oubliées. Nous nous dirigeâmes alors paisiblement
vers Punta Alta, pointe peu élevée d’où nous pouvions cependant
‘découvrir presque tout l’immense port de Bahia Blanca.
L'eau est coupée par de nombreuses digues de boue, que les
habitants appellent cangrejales, à cause de la quantité considérable
de petits crabes qui les habitent. Cette boue est si molle, qu’il est
impossible de marcher dessus et même d’y faire quelques pas.
La plupart de ces digues sont couvertes de joncs fort longs, dont
le sommet seul est visible à la marée haute. Un jour que nous
étions en bateau, nous nous perdimes si bien au milieu de cette
boue, que nous eûmes la plus grande difficulté à en sortir. Nous
ne pouvions rien voir que la surface plane de la boue ; la journée
n’était pas très-claire, et il y avait une forte réfraction, ou, pour
employer l’expression des matelots, «les choses se miraient en
l'air. » Le seul objet qui ne fit pas de niveau était horizon; les
joncs nous faisaient l'effet de buissons suspendus dans l'air; l’eau
nous semblait être de la boue et la boue de l’eau.
Nous passâmes la nuit à Punta Alta, et je me mis à la recherche
d’ossements fossiles; ce point est, en effet, une véritable cata-
combe de monstres appartenant à des races éteintes. La soirée
était parfaitement calme et claire ; le paysage devenait intéressant
à force d’être monotone : rien que des digues de boue et des goë-
lands, des collines de sable et des vautours. Le lendemain, en nous
en allant, nous vimes les traces toutes fraîches d'un puma, mais
sans pouvoir découvrir l'animal. Nous vimes aussi un couple de
zorillos ou mouffettes, animaux odieux qui sont assez communs.
Le zorillo ressemble assez au putois, mais il est un peu plus grand
et beaucoup plus gros en proportion. Ayant conscience de son
pouvoir, il ne craint ni homme ni chien, et erre en plein jour dans
la plaine. Si on pousse un chien à l’attaquer, son élan s'arrête
immédiatement, pris qu’il est de nausées dès que le zorillo laisse
tomber quelques gouttes de son huile fétide. Quelle que soit la
LE ZORILLO. 85
chose que cette huile ait touchée, on ne peut plus s’en servir. Azara
dit qu’on peut en percevoir l'odeur à une lieue de distance ; plus
d’une fois, quand nous sommes entrés dans le port de Montevideo
et que le vent soufflait de la côte, nous avons senti cette odeur à
bord du Beagle. Il est certain que tous les animaux s’empressent
de s'éloigner pour laisser passer le zorillo.
a.
CHAPITRE V
Bahia Blanca. — Géologie. — Nombreux quadrupèdes gigantesques éteints. —
Extinction récente. — Longévité des espèces. — Les grands animaux n’ont pas
besoin d’une végétatiou considérable. — Afrique méridionale. — Fossiles de la
Sibérie. — Deux espèces d’autruches. — Habiludes du casara. — Tatous. —
Serpent venimeux, crapaud, lézard. — Hivernage des animaux. — Habitudes
de la Virgularia patagonica. — Guerres indiennes et massacres. — Pointe de
flèche antique.
ne
Le Beagle arrive le 24 aout à Bahia Blanca et met à la voile
pour la Plata, après une semaine de séjour. I.e capitaine Fitz-Roy
consent à me laisser en arrière pour me permettre de gagner
Buenos Ayres par la voie de terre. Je vais résumer quelques obser-
vations faites dans cette région, et pendant cette visite, et pen-
dant une visite antérieure, alors que le Beagle relevait la position
du port.
La plaine, à la distance de quelques milles de la côte, appartient
à la grande formation des Pampas; elle est composée en partie
d'argile rougeatre et en partie de rocs marneux trés-calcaires. Plus
près de la côte, se trouvent quelques plaines formées par les débris
de la plaine supérieure et de la boue, des galets et du sable rejetés
par la mer pendant le lent soulèvement de la terre, soulèvement
dont nous trouvons la preuve dans des couches de coquillages
récents et dans les cailloux roulés de pierre ponce répandus sur
tout le pays.
A. Punta Alta, on trouve une section de l’une de ces petites
plaines récemment formées, fort intéressante par le nombre et
le caractère extraordinaire des restes d'animaux terrestres gigan-
tesques qui y sont enfouis. Ces restes ont été longuement décrits
par le professeur Owen dans la Zoologie du voyage du Beagle, et
sont déposés au musée du Collége des médecins. Je me contente-
rai donc de donner ici un bref aperçu de leur nature :
i° Parties de trois têtes et d’autres ossements du Mégathérium ;
lo nom de cet animal suffit pour indiquer leurs immenses dimen-
VUADRUPEDES ÉTEINTS. 87
sions; 2° le Mégalonyx, immense animal appartenant à la même
famille ; 3° le Scélidothérium, animal appartenant aussi à la méme
famille, dont je trouvai un squelette presque complet. Cet animal
doit avoir été aussi grand que le rhinocéros; la structure de sa
téte le rapproche, selon M. Owen, du fourmilier du Cap; mais,
sous d’autres rapports, il se rapproche du Tatou; 4° le Mylo-
don Darwint, genre très-proche du Scélidothérium, mais de taille
un peu inférieure ; 5° un autre édenté gigantesque ; 6° un grand
animal portant une carapace osseuse à compartiments, ressemblant
beaucoup à celle du Tatou; 7° une espèce éteinte de cheval,
dont j'aurai à reparler par la suite; 8° la dent d’un pachyderme,
probablement un Macrauchenia, immense animal ayant un long
cou, comme le chameau, et dont j'aurai aussi à reparler ; 9° enfin
le Toxodon, un des animaux les plus étranges peut-être qu’on ait
jamais découverts. Par sa taille, cet animal ressemblait à l'éléphant
ou au mégathérium ; mais la structure de ses dents, ainsi que l’af-
firme M. Owen, prouve incontestablement qu'il était allié de fort
près aux rongeurs, ordre qui comprend aujourd’hui les plus petits
quadrupèdes ; par bien des points, il se rapproche aussi des pachy-
dermes ; enfin, à en juger par la position de ses yeux, de ses oreilles
et de ses narines, il avait probablement des habitudes aquatiques,
comme le Dugong et le Lamantin, dont il se rapproche aussi. Com-
bien il est étonnant de trouver ces différents ordres, aujourd’hui si
bien séparés, confondus dans les différentes parties de l’organi-
sation du Toxodon!
Je trouvai les restes de ces neuf grands quadrupédes, ainsi que
beaucoup d’ossements détachés, enfouis sur la côte dans un espace
d’environ 200 mètres carrés. 11 est fort remarquable que tant d’es-
pèces différentes se soient trouvées réunies ; cela constitue tout
au moins une preuve de la multiplicité des espèces des anciens
habitants du pays. A 30 milles environ de Punta Alta, j'ai trouvé,
dans une falaise de terre rouge, plusieurs fragments d’ossements,
dont beaucoup avaient également des dimensions considérables.
Parmi eux, je remarquai les dents d'un rongeur, ressemblant
beaucoup, et par la grandeur et par la conformation, à celles du
Capybara, dont j'ai décrit les habitudes; elles provenaient donc
probablement d’un animal aquatique. Je trouvai aussi, au même
endroit, une partie de la tête d’un Cténomys, espèce différente du
Tucutuco, mais avec une grande ressemblance générale. La terre
rouge dans laquelle étaient enfouis ces restes fossiles contient,
88 BAHIA BLANCA.
comme celle des Pampas, selon le professeur Ehrenberg, huit infu-
soires d’eau douce et un infusoire d’eau salée; il est donc probable
que c’est là un dépôt formé dans un estuaire.
Les restes fossiles de Punta Alta se trouvaient enfouis dans du
gravier stratifié et de la boue rougeatre ressemblant exactement
aux dépôts que la mer pourrait former actuellement sur une côte
peu profonde. Auprès de ces fossiles j'ai retrouvé vingt-trois espèces
de coquillages, dont treize récents et quatre autres très-proches
voisins des formes récentes ; il est assez difficile de dire si les autres
appartiennent à des espèces éteintes ou simplement inconnues, car
on a fait peu de collections de coquillages dans ces parages. Mais.
comme les espèces récentes se trouvent enfouies en nombre
à peu près proportionnel à celles qui vivent aujourd’hui dans la
baie, on ne peut guère doutcr, je crois, que ce dépôt n’appartienne
à une période tertiaire fort récente. Les ossements du Scélidothé-
rium, y compris même la rotule du genou, étaient enfouis dans
leurs positions relatives; la carapace osseuse du grand animal res-
semblant au Tatou était dans un état parfait de conservation,
ainsi que les os de l’une de ses jambes ; nous pouvons donc affir-
mer, sans craindre de nous tromper, que ces restes étaient récents
et encore unis par leurs ligaments quand ils ont été déposés dans
le gravier avec les coquillages. Ces faits nous fournissent la preuve
que les quadrupédes gigantesques ci-dessus énumérés, plus diffé-
rents de ceux de l’époque actuelle que nele sont les plusanciens qua-
drupèdes tertiaires de l’Europe, existaient à une époque où la mer
contenait la plupart de ses habitants actuels. Nous trouvons là aussi
une confirmation de la loi remarquable sur laquelle M. Lyell! a
insisté si souvent, c'est-à-dire que « la longévité des espèces de
mammifères est en somme inférieure à celle des espèces de mol-
lusques. » |
La grandeur des ossements des animaux mégathéroïdes, y com-
pris le Mégathérium, le Mégalonyx, le Scélidothérium et le Mylo-
don, est réellement extraordinaire. Comment vivaient ces animaux?
Quelles étaient leurs habitudes? Véritables problèmes pour les
naturalistes jusqu’à ce que le professeur Owen * les eût dernière-
ment résolus avec une grande ingéniosité. Les dents indiquent par
1 Principles of Geology, vol. IV, p. 40.
® Cette théorie a été développée pour la première fois dans la Zoologie du
Voyage du Beagle, et subséquemment dans le mémoire du pro‘ess-ur Owen sur
le Mylo:lon robuslus,
QUADRUPEDES ÉTEINTS. 89
leur simple conformation que ces animaux mégathéroïdes se nour-
rissaient de végétaux et mangeaient probablement les feuilles et
Jes petites branches des arbres. Leur masse colossale, leurs griffes
si longues et si fortement recourbées semblent leur rendre la loco-
motion terrestre si difficile que quelques naturalistes éminents ont
été jusqu’à penser que, comme les Paresseux, groupe dont ils se
“approchent beaucoup, ils atteignaient les feuilles en grimpant
aux arbres. N’était-il pas plus que hardi, plus que déraisonnable
mème de penser que des arbres, quelque antédiluviens qu'ils
fussenl, avaient des branches assez fortes pour porter des animaux
aussi gros que des éléphants ? Le professeur Owen soutient, ce qui
est bien plus probable, qu’au lieu de grimper sur les arbres, ces
animaux attiraient les branches à eux et déracinaient les arbris-
seaux pour se nourrir de leurs feuilles. Si l’on se place à ce point
de vue, il devient évident que la largeur et le poids colossal du train
d’arrière de ces animaux, qu'on peut à peine s’imaginer si on ne les
a pas vus, leur rendaient un grand service au lieu de les gêner ; leur
lourdeur, en un mot, disparaît. Leur grande queue et leurs immenses
talons une fois fixés fermement sur le sol comme une sorte de tré-
pied, ils pouvaient exercer librement toute la force de leurs formi-
dables bras et de leurs griffes puissantes. 11 aurait fallu qu’il fat bien
solide, l'arbre qui aurait résisté à une semblable pression ! En outre,
le Mylodon possédait une longue langue comme celle de la girafe,
ce qui lui permettait, ainsi que son long cou, d'atteindre le
feuillage le plus élevé. Je puis faire remarquer en passant qu’en
Abyssinie l’éléphant, selon Bruce, entame profondément avec ses
défenses le tronc de l’arbre dont il ne peut atteindre les branches,
jusqu’à ce qu’il l’ait suffisamment affaibli pour le faire tomber en le
brisant.
Les couches qui contiennent les ossements fossiles dont je viens
de parler, se trouvent à 45 ou 20 pieds seulement au-dessus du
niveau des plus hautes eaux. Le soulèvement des terres (à moins
qu'il n’y ait eu depuis une période d’affaissement que rien ne nous
indique) a donc été fort minime depuis l’époque où ces grands
quadrupèdes erraient dans les plaines environnantes, et l'aspect
général du pays devait être à peu près le même qu'aujourd'hui.
On se demandera naturellement quel était le caractère de la végé-
tation à cette époque ; ce pays était-il alors aussi misérablement
stérile qu’il l’est à présent ? J'étais d'abord disposé à croire que la
végélation ancienne ressemblait probablement à celle d’aujour-
90 BAHIA BLANCA.
d’hui, à cause des nombreux coquillages enfouis avec les ossements
et qui sont analogues à ceux qui habitent actuellement la baie;
mais c’eût été là une conclusion un peu aventurée, car quelques-
uns de ces mêmes coquillages habitent les côtes si fertiles du Brésil;
d’ailleurs, le caractère des habitants de la mer ne permet pas ordi-
nairement de juger quel peut être le caractère de ceux de la terre.
Néanmoins les considérations suivantes me portent à penser que
le simple fait de l’existence, dans les plaines de Bahia Blanca, de
nombreux quadrupèdes gigantesques ne constitue pas la preuve
d’une végétation abondante à une période éloignée de nous; je suis
même tout disposé à croire que le pays stérile, un peu plus au sud,
près du rio Negro, avec ses arbres épineux dispersés ca et là, serait
capable de nourrir beaucoup de grands quadrupèdes.
Les grands animaux ont besoin d’une abondante végétation : c'est
la une phrase toute faite qui a passé d’un ouvrage à l’autre. Or je
n'hésite pas à déclarer que c’est une donnée absolument fausse
qui a contribué à égarer le raisonnement des géologues sur
quelques points de grand intérêt relatifs à l’histoire antique du
monde. On a, sans doute, puisé ce préjugé dans l'Inde et dans
les îles indiennes, où les troupes d’éléphants, les nobles forêts, les
jungles impénétrables vont toujours de compagnie. Si, au contraire,
nous ouvrons une relation de voyage, quelle qu'elle soit, à travers
les parties méridionales de l’Afrique, nous y verrons presque à
chaque page des allusions au caractère aride du pays et au nombre
des grands animaux qui l’habitent. Les nombreuses vues que lon
a rapportées de l'intérieur nous enseignent la même chose. Pen-
dant une relâche du Beagle à Cape-Town, j'ai pu faire une excur-
sion de plusieurs jours dans l’intérieur, excursion suffisante tout
au moins pour me permettre de bien comprendre les descriptions
que j'avais lues.
Le docteur Andrew Smith, qui, à la tête de son aventureuse
expédition, est parvenu à traverser le tropique du Capricorne,
m’apprend que, si l’on considère comme un tout la partie méridio-
nale de l'Afrique, on ne peut douter que ce ne soit un pays stérile.
IL y a de belles forêts sur les côtes du Sud et sur celles du Sud-Est ;
mais, à ces exceptions près, on voyage souvent des journées entières
à travers de larges plaines, où la végétation est fort rare et fort
pauvre. Il est trés-difficile de se faire une idée exacte des différents
degrés de fertilité comparée ; mais je ne crois pas m’éloigner de la
vérité en disant que la quantité de végétation existant Aun moment
ALIMENTATION DES QUADRUPÈDES. sf
donné‘ dans la Grande-Bretagne est peut-être dix fois supérieure à
celle qui existe sur une superficie égale de l’intérieur de l'Afrique
méridionale. Le fait que des chariots attelés de bœufs peuvent par-
courir ce pays dans toutes les directions, sauf près de la côte, et qu’à
peine a-t-on besoin de s'arrêter, de temps en temps, une petite
demi-heure pour leur ouvrir un passage à travers les buissons,
donne une excellente idée de la pauvreté de la végétation. Si,
d'autre part, nous examinons les animaux qui habitent ces grandes
plaines, nous en arrivons bien vite à la conclusion que leur nombre
est extraordinaire et que tous arrivent à des grosseurs fabuleuses.
11 nous faudrait, en effet, énumérer l’Eléphant ; trois espèces de
Rhinocéros, cing selonle docteur Smith; l’Hippopotame ; la Girafe;
le Bos cafer, qui est aussi gros que les plus gros taureaux ; l’Elan,
à peine inférieur en grosseur ; deux espèces de Zèbres ; le Quaccha;
deux espèces de Gnous, et plusieurs espèces d’Antilopes qui attei-
gnent un développement plus considérable que ces derniers ani-
maux. On pourrait supposer que, bien que les espèces soient nom-
breuses, les individus qui les représentent n'existent qu’en fort
petit nombre. Or, grâce à l’obligeance du docteur Smith, je puis
prouver qu’il n’en est rien. Il m’apprend que, sous le 24° degré
de latitude, il a vu, en un jour de marche, avec son chariot
attelé de bœufs et sans s'éloigner beaucoup ni à droite ni à
gauche, entre cent et cent cinquante rhinocéros appartenant à
trois espèces; qu’il a vu le même jour plusieurs troupeaux de girafes
comprenant près d’une centaine d'individus, et que, bien qu'il
n’ait pas aperçu d’éléphants, ils habitent ce district. A la distance
d'environ une heure de marche de son bivouac de la nuit précé-
dente, ses hommes avaient tué huit hippopotames dans le même
endroit et en avaient vu beaucoup d’autres. Dans cette même
rivière il y avait aussi de nombreux crocodiles. Bien entendu, cette
réunion de tant de gros animäux dans un même endroit est un fait
exceptionnel ; mais cela prouve, tout au moins, qu'ils doivent exis-
ter en grand nombre. Le docteur Smith ajoute que le pays traversé
ce jour-là « était assez pauvre en herbages, qu’il y avait quelques
buissons ayant environ 4 pieds de hauteur et fort peu d'arbres,
tout au plus quelques mimosas. » Les chariots purent avancer
presque en ligne droite.
1 J'emploie ces mots, ne voulant pas indiquer la quantité totale qui a pu suc-
cessivergent se produire et être consommée pendant une période quelconque,, .
92 BAHIA BLANCA.
Outre ces grands animaux, quiconque connaît un peu l'histoire
naturelle du cap de Bonne-Espérance sait que l’on rencontre à
chaque instant des troupeaux d’antilopes si nombreux qu'on ne
peut les comparer qu'aux bandes d'oiseaux migrateurs. Le nombre
des lions, des panthères, des hyènes et des oiseaux de proie
indique suffisamment quelle doit être l’abondance des petits qua-
drupèdes ; un soir, le docteur Smith a compté jusqu'à sept lions
qui rôdaient autour de son bivouac, et, comme me l’a fait remar-
quer ce savant naturaliste, il doit se faire tous les jours un ter-
rible carnage dans l'Afrique méridionale. J'avoue que je me
demande, sans pouvoir trouver de solution au problème, com-
ment un si grand nombre d'animaux peuvent trouver à se
nourrir dans un pays qui produit si peu d'aliments. Sans doute,
les grands quadrupèdes parcourent chaque jour des distances
énormes pour chercher leurs aliments et se nourrissent principa-
lement de plantes peu élevées qui, sous un petit volume, .contien-
nent beaucoup de principes nutritifs. Le docteur Smith m’apprend
aussi que la végétation est fort rapide et que, dès qu’un endroit se
trouve dépouillé, il se couvre immédiatement de plantes nouvelles.
Mais on ne peut douter non plus que nous ne nous soyons fait des
idées fort exagérées sur la quantité d'aliments nécessaire à la
nourriture de ces grands quadrupédes; on aurait dû se rappeler
que le chameau, animal fort gros aussi, a toujours été considéré
comme l'emblème du désert.
Cette opinion que la végétation doit nécessairement être fort
abondante là où existent les grands quadrupèdes est d'autant plus
remarquable, que la réciproque est fort loin de la vérité. M. Bur-
chell m'a dit que rien ne l’avait plus frappé, en arrivant au Brésil,
que le contraste entre la splendeur de la végétation dans l’Amé-
rique du Sud el sa pauvreté dans l’Afrique méridionale, outre
absence de grands quadrupèdes. Jl suggère, dans ses Voyages !,
une comparaison qui offrirait un grand intérêt, si l’on avait les
données nécessaires pour la faire : celle des poids respectifs d’un
nombre égal des plus grands quadrupèdes herbivores de chaque
continent. Si nous prenons, d’un côté, l'éléphant *?, l’hippopotame,
1 Trave's in the Interior of South Africa, vol. IL, p. 207.
2 Le poids d’un éléphant tué à Exeter-Change a été estimé (on en a pesé une
partie) à 5 tonnes et demie {5 582 kilogrammes). L'éléphant femelle, m'a-t-on dit,
pesait 1 tonne (J 015 kilogrammes) de moins. Nous pouvons donc en conclure
qu’un éléphant parvenu à sa croissance complète pèse en moyenne 5 tonnes
ALIMENTATION DES QUADRUPÈDES, D3
la girafe, le Bos cafer, l'élan, certainement trois, et probablement
cing espèces de rhinocéros, et du côté de l’Amérique deux espèces
de tapirs, le guanaco, trois espéces de cerfs, la vigogne, le pecari,
le capybara (aprés quoi nous devons choisir un des singes, pour
compléter le nombre de dix gros animaux), puis que nous placions
ces deux groupes l’un auprès de l’autre, il est difficile de concevoir
grosseurs plus disproportionnées. Aprés avoir attentivement con-
sidéré les faits ci-dessus énoncés, nous sommes forcés de conclure,
en dépit de tout ce qui peut paraître une probabilité antérieure,
qu'il n'existe pour les mammifères aucun rapport immédiat entre
la grosseur des espèces et la quantité de la végétation dans les pays
qu'ils habitent.
ll n’y a certainement aucune partie du globe qui puisse se com-
parer à l’Afrique méridionale sous le rapport du nombre des grands
quadrupédes; cependant, d’après toutes les relations de voyages,
il est impossible de nier que cette région soit presque un désert.
En Europe, il nous faut remonter jusqu’à l’époque tertiaire pour
trouver, chez les mammifères, un état de choses qui ressemble
en quoi que ce soit à ce qui existe actuellement au cap de
Bonne-Espérance. Nous sommes porté à penser que les grands
animaux abondaient pendant ces époques tertiaires, parce que
nous trouvons les débris de bien des siècles peut-être accu-
(5078 kilogrammes). On m'a dit, aux Surrey-Gardens, qu'un hippopotame envoyé
en Angleterre pesait, après avoir été dépecé, 3 tonnes et demie (3 552 kilogram-
mes) ; disons 3 tonnes (3 045 kilogrammes). Ceci posé, nous pouvons attribuer un
poids de 3 tonnes et demie (3552 kilogrammes) à chacun des cinq rhinocéros,
4 tonne (1 015 kilogrammes) à la girafe, et une demi-tonne (507 kilogrammes) au
Bos cafer, ainsi qu’à l'élan (un gros bœuf pèse de 1 200 à 1500 livres [544 à 630
kilogrammes]). D’après cette estimation, on arriverait à un poids moyen de 2 ton-
nes 7 dixièmes (2740 kilogrammes) pour chacun des dix plus grands animaux
herbivores de l'Afrique méridionale. Quant à l'Amérique du Sud, si on alloue
1200 livres (544 kilogrammes) pour les deux tapirs pris ensemble, 550 livres
(249 kilogrammes) pour le guanaco et la vigogne, 500 livres (227 kilogrammes)
pour trois cerfs, 300 livres (185 kilogrammes) pour le capybara, le pecari et un
singe, on arrive à une moyenne de 250 livres (113 kijogrammes), ce qui est, je
crois, exagéré. La proportion sera donc comme 6048 est à 250, ou comme 24 est
41, pour les dix plus grands animaux des deux continents.
1 Supposons qu'on ne connaisse aucun cétacé et qu'on vienne tout à coup à
découvrir le squelette fossile d’une baleine au Groénland. Quel naturaliste serait
assez osé pour soutenir qu’un animal aussi gigantesque se nourrissait exclusi-
vement des crustacés et des mollusques presque invisibles, tant ils sont petits,
qui habitent les mers glacées de l’extrême Nord ?
PL
94 BAHIA BLANCA.
mulés en certains endroits, mais je ne crois pas qu'il y ait eu
alors plus de grands quadrupèdes qu'il n'y en a à présent dans
l'Afrique méridionale. Enfin, si nous voulons établir quel était l’état
de la végétation pendant ces époques, nous devons, en voyant
ce qui existe aujourd'hui, en voyant surtout quel est l’état des
choses au cap de Bonne-Espérance, en arriver à la conclusion
qu'une végétation extraordinairement abondante ne constituait pas
une condition absolument indispensable.
Nous savons! que des forêts de grands et beaux arbres croissent
dans les régions de l’extrême nord de l'Amérique septentrionale,
bien des degrés au delà de la limite où le sol reste perpétuellement
gelé à la profondeur de plusieurs pieds. En Sibérie on trouve aussi
des bois de bouleaux, de sapins, de trembles, de mélèzes, sous une
latitude (64 degrés) où la température moyenne de l’air est au-des -
sous de zéro et où la terre est si complétement glacée que le cadavre
d'un animal qui y est enfoui se conserve parfaitement. Ces faits
nous permettent de conclure que, eu égard à la quantité seule de
végétation, les grands quadrupèdes de l’époque tertiaire la plus
récente ont pu vivre dans la plus grande partie de l’Europe et de
l'Asie septentrionale, là où on trouve aujourd’hui leurs restes. Je
ne parle pas ici de la qualité de la végétation qui leur est néces-
saire, Car, comme nous avons la preuve que des changements
physiques se sont produits, ces races d'animaux ayant disparu,
nous pouvons supposer aussi que les espèces de plantes ont pu
changer.
J'ajouterai que ces remarques s'appliquent directement aux
animaux de la Sibérie que l’on a retrouvés conservés dans la glace.
La conviction qu’il fallait absolument, pour assurer la subsistance
de si grands animaux, une végétation possédant tous les caractères
de la végétation tropicale, l'impossibilité de concilier cette opinion
avec la proximité des glaces perpétuelles, ont été une des princi-
pales causes des nombreuses théories imaginées pour expliquer
1 Voir Zoological Remarks to Capt. Back’s Expedition, par le docteur Richard-
son. Il dit : « Le sous-sol, au nord de 56 degrés de latitude, est perpétuellement gelé ;
le dégel, sur la côte, ne pénètre pas au delà de3 pieds, et au Bear-Lake, par 64 de-
grés de latitude, au delà de 20 pouces. Le sous-sol gelé ne nuit pas à la végé-
tation, car de magnifiques forêts croissent à la surface à quelque distance de la
céte. »
? Voir Humboldt, Fragments asiatiques, p. 386; Barton, Geography of Plants,
et Malte-Brun. On dit, dans ce dernier ouvrage, que la limite extréme de la
croissance des arbres, dans la Sibérie, se trouve par 70 degrés de latitude.
AUTRUCHES. 98
leur ensevelissement dans la glace, au moyen de révolutions clima-
tériques soudaines et de catastrophes épouvantables. Or je ne
serais guère éloigné de supposer que le climat n’a pas changé
depuis l’époque où vivaient ces animaux, aujourd’hui ensevelis dans
les glaces. Quoi qu'il en soit, tout ce que je me propose de démon-
trer actuellement, c’est que, en ce qui concerne la quantité seule
des aliments, les anciens rhinocéros auraient pu subsister dans les
steppes de la Sibérie centrale (les parties septentrionales se trou-
vaient probablement alors recouvertes par les eaux), en admettant
que ces steppes fussent à cette époque dans le même état qu’aujour-
d'hui, tout aussi bien que les rhinocéros et les éléphants actuels
subsistent dans les karros de l’Afrique méridionale.
Je vais actuellement décrire les habitudes des oiseaux les plus
intéressants et les plus communs dans les plaines sauvages de la
Patagonie septentrionale ; je m’occuperai d’abord du plus grand
d'eux tous, l’autruche de l’Amérique méridionale. Chacun con-
naît les habitudes ordinaires de l’autruche. Ces oiseaux se nour-
rissent de matières végétales, telles que les herbes ou les racines ;
à Bahia Blanca cependant, j’en ai vu bien souvent trois ou quatre
descendre à la marée basse au bord de la mer et explorer les grands
amas de boue qui se trouvent alors à sec, dans le but, disent les
Gauchos, de chercher des petits poissons pour les manger. Bien que
l’autruche ait des habitudes très-timides, très-méflantes, très-soli-
taires, bien qu’elle coure avec une extrême rapidité, cependant les
Indiens ou les Gauchos, armés de bolas, s’en emparent facilement.
Quand plusieurs cavaliers apparaissent disposés en demi-cercle,
les autruches se troublent et ne savent de quel côté s’échapper ;
elles préfèrent ordinairement courir contre le vent; elles étendent
leurs ailes en s’élancant, et semblent, comme un vaisseau, se cou-
vrir de voiles. Par un beau jour très-chaud, je vis plusieurs autru-
ches entrer dans un marais couvert de joncs fort élevés ; elles y
restèrent cachées jusqu’à ce que je fusse tout près d'elles. On ne
sait pas ordinairement que les autruches se jettent facilement dans
l'eau. M. King m’apprend que, dans la baie de San-Blas et à Port-
Valdes, en Patagonie, il a vu ces oiseaux passer souvent à la nage
d’une ile à l’autre. Elles entraient dans l’eau dès qu’elles étaient
pourchassées de facon à n’avoir plus que cette retraite ; mais elles
y entrent aussi de bonne volonté; elles traversaient à la nage une
distance d’environ 200 mètres. Quand elles nagent, on n’apercoit
au-dessus de l'eau qu’une fort petite partie de leur corps ; elles
aw *
96 BAHIA BLANCA.
étendent le coft un peu en avant et elles avancent trés-lentement.
Par deux fois différentes, j’ai vu des autruches traverser le Santa-
Cruz à la nage à un endroit où le fleuve a environ 400 mètres de
large et où le courant est trés-rapide. Le capitaine Sturt', en des-
cendant le Murrumbidgee, en Australie, a vu deux émeus en train
de nager. |
Les habitants du pays distinguent facilement, même à une
grande distance, le mâle de la femelle. Le mâle est plus grand, il
a des couleurs plus sombres et une tête plus grosse: L’autruche,
le mâle seul, je crois, fait entendre un cri singulier, grave, sifflant;
la première fois que j'ai entendu ce cri, je me trouvais au milieu
de quelques monticules de sable et je l'ai attribué à quelque bête
féroce, car c’est un cri de nature telle, qu’on ne peut dire ni d'où
il vient ni de quelle distance. Alors que nous étions à Bahia Blanca
pendant les mois de septembre et d'octobre, j’ai trouvé un grand
nombre d’œufs semés de toutes parts à la surface du sol. Tantôt
on les rencontre isolés ca et là; dans ce cas les autruches ne les
couvent pas et les Espagnols leur donnent le nom de huachos ;
ou bien ils se trouvent réunis dans de petites excavations qui con-
stituent le nid. J’ai vu quatre nids; trois contenaient vingt-deux
œufs chacun et le quatrième vingt-sept. En un seul jour de chasse
à cheval, j’ai trouvé soixante-quatre œufs, dont quarante-quatre
distribués dans deux nids et les vingt autres, des huachos, semés
ca et là. Les Gauchos affirment unanimement, et il n’y a aucune
raison qui puisse me mettre en garde contre leur affirmation, que
le mâle seul couve les œufs etaccompagne les jeunes pendant quel-
que temps après leur éclosion. Le mâle qui couve se trouve absolu-
ment au ras de terre, et il m’est presque arrivé une fois de faire
passer mon cheval sur l’un d’eux. On m'a affirmé qu'à cette époque
ils sont quelquefois féroces et même dangereux et qu’on les a vus
attaquer un homme à cheval; ils essayent alors de sauter sur lui.
Mon guide m’a montré un vieillard qui avait été ainsi pourchassé
et qui avait eu beaucoup de peine à échapper à l’oiseau en fureur.
Je remarque que Burchell dit dans la relation de son voyage dans
l'Afrique méridionale : « J’ai tué une autruche mâle dont les plumes
étaient fort sales; un Hottentot m'a dit qu’elle était en train de cou-
-
1 Sturt, Travels, vol. II, p. 74.
2 Un Gaucho m'a assuré avoir vu un jour une variété aussi blanche que la
neige, une autruche albinos, et il ajoutait que c’était un magnifique oiseau.
HABITUDES DE L’AUTRUCHE. 97
ver. » J'apprends, d'autre part, que l’émeu mâle couve les œufs
aux Zoological Gardens; cette habitude est donc communs à toute
la famille.
Les Gauchos affirment unanimement que plusieurs femelles
pondent dans le même nid. On m’a affirmé très-positivement avoir
vu quatre ou cinq femelles aller l’une après l’autre, au milieu de la
journée, pondre dans un même nid. Je puis ajouter qu’on croit
aussi en Afrique que deux ou plusieurs femelles pondent dans le
même nid’. Bien que cette habitude puisse, tout d’abord, paraître
fort étrange, ilest facile, je crois, d’en indiquer la cause. Le nombre
des œufs dans le nid varie de vingt à quarante et même à cinquante;
selon Azara, un nid contient quelquefois soixante et dix ou quatre-
vingts œufs. Le nombre des œufs trouvés dans une seule région, si
considérable proportionnellement au nombre des autruches qui
l'habitent, et l’état de l'ovaire de la femelle, semblent indiquer que
la femelle pond un grand nombre d'œufs pendant chaque saison,
mais que cette ponte doit se faire fort lentement et par conséquent
durer longtemps. Azara* constate qu’une femelle, à l’état domes-
tique, a pondu dix-sept œufs en laissant un intervalle de trois jours
entre chacun d’eux. Or, si la femelle couvait elle-même, les pre-
miers œufs pondus se pourriraient presque certainement. Si, au
contraire, plusieurs femelles s'entendent (on dit que le fait est
prouvé), et que chacune d'elles aille pondre ses œufs dans différents
nids, alors tous les œufs d’un nid auront probablement le même âge.
Si, comme je le crois, le nombre des œufs dans chaque nid équivaut
en moyenne à la quantité que pond une femelle pendant la saison, il
doit y avoir autant de nids que de femelles et chaque mâle contribue
pour sa part au travail de l’incubation, et cela à une époque où les
femelles ne pourraient pas couver, parce qu’elles n’ont pas fini de
pondre®. J’ai déjà fait remarquer le grand nombre des huachos ou
œufs abandonnés ; j'en ai trouvé vingt en un seul jour. I] paraît
singulier qu’il y ait tant d'œufs perdus. Cela ne provient-il pas de
la difficulté qu’ont plusieurs femelles à s’associer et à trouver un
1 Burchell, Travels, vol. I, p. 280.
2 Azara, vol. IV, p. 173.
3 D’autre part, Lichtenstein affirme (Travels, vol. II, p. 25) que la femelle
commence à couver dès qu’elle a pondu dix ou douze œufs, et qu’elle continue sa
‘ponte dans un autre nid, je suppose. Cela me paraît fort improbable. Il affirme
que quatre ou cinq femelles s’associent pour couver avec un mâle, et que ce der-
nier ne couve que pendant la nuit.
7
LL,
98 | BAHIA BLANCA.
male prêt à se charger de l’incubation ? Il est évident que deux
femelles au moins doivent s’associer dans une certaine mesure, car
autrementlesceufsresteraient épars dans ces plaines immenses, à des _
distances beautoup trop considérables les uns des autres pour que
le mâle puisse les réunir dans un nid. Quelques auteurs croient que
les œufs épars sont destinés à la nourriture des jeunes; je doute
qu’il en soit ainsi,en Amérique tout au moins, parce que, si les hua-
chos sont pourris la plupart du temps, presque toujours aussi on
les retrouve entiers.
Alors que j'étais au rio Negro dans la Patagonie septentrionale,
les Gauchos me parlaient souvent d’un oiseau fort rare qu'ils appe-
laient Avestrus Petise. Beaucoup moins abondant que l'autruche
ordinaire, fortcommune dans ces parages, il lui ressemble beaucoup.
D’après les quelques habitants qui avaient vu les deux espèces,
YAvestrus Petise est de teinte plus foncée, plus pommelée que
l’autruche; ses jambes sont plus courtes et ses plumes descendent
plus bas; enfin on le prend beaucoup plus facilement avec les bolas.
Iis ajoutaient qu’on pouvait distinguer les deux éspèces à une dis-
tance considérable. Les œufs de la petite espèce paraissent cepen-
dant plus généralement connus et on remarque avec surprise qu’on
les trouvé en quantité presque aussi considérable que ceux de la
Rhea ; ils affectent une forme un peu différente et ont une légère
teinte bleue. Cette espèce se rencontre très-rarement dans les
plaines qui bordent le rio Negro. Mais elle ést assez abondante à en-
viron4 degré et demi plus au sud. Pendant ma visite à Port-Desire,
en Patagonie (latitude, 48 degrés), M. Martens tua une autruche.
Je ’examinai et en arrivai à la conclusion que c’était une autruche
commune qui n'élait pas encore entièrement développée, car,
chose fort singulière et que je ne puis m'expliquer, la pensée des
Petises ne me revint pas en ce moment à l'esprit. On fit cuire l'oi-
seau el il était mangé avant que la mémoire me revint. Heureu-
sement, on avait conservé la tête, le cou, les jambes, les ailes, la
plupart des grandes plumes et la plus grande partie de la peau. Je
pus donc reconstiluer un spécimen presque parfait, exposé aujour-
d’hui dans le musée de la Société zoologique. M. Gould, en décri-
vant cette nouvelle espèce, m’a fait l'honneur de lui donner mon
nom.
J’ai trouvé au milieu des Patagons, dans le détroit de Magellan,
un métis qui vivait depuis plusieurs années avec la tribu, mais
qui était né dans les provinces du Nord. Je lui demandai s’il
L'AVESTAUS PETISE. 99
avait jamais entendu parler de l’avestrus petise. 11 me répondit ces
mots: « Mais il n’y a pas d’autres autruches dans les provinces
méridionales. » Il m’apprit que les nids des petises contiennent
beaucoup moins d'œufs que ceux de l’autre espèce d'autruches; il
n’y en a guère, én effet, que quinze en moyenne ; mais il m’af-
firma qu'ils proviennent de différentes femelles. Nous avons vu
plusieurs de £es oiseaux à Santa-Cruz; ils sont extrêmement sau-
vages et je suis persuadé qu'ils ont la vue assez percante pour
apercevoir quiconque s'approche avant qu’on puisse les distin-
guer. Nous en avons vu fort peu en remontant le fleuve; mais, pen-
dant notre rapide descente, nous en avons aperçu beaucoup allant
par bandes de quatre ou cinq. Cet oiseau, au moment de prendre
sa course, n’étend pas ses ailes comme le fait l’autre espèce. Pour
conclure, je puis ajouter que le Struthio Rhea habite le pays de la
Plata et s'étend jusque par 41 degrés de latitude, un peu au sud du
rio Negro, et que le Struthto Darivinit habite la Patagonie méri-
dionale ; la vallée du rio Negro est un territoire neutre où l’on
trouve les deux espèces. Alors que M. A. d’Orbigny' était au rio
Negro, il fit les plus grands efforts pour se procurer cet oiseau,
mais sans pouvoir y parvenir. Dobritzhoffer indiquait, il y a long-
temps déjà, l'existence dé deux sortes d'autruches ; il dit en effet*:
« Vous devez savoir, én outre, qué la taille et les habitudes des
Emeus différent dans les diverses parties du pays. Ceux qui habitent
les plaines de Buenos Ayres et de Tucuman sont plus grands et ont
des plumes blanches, noires et grises; ceux qui habitent près le
détroit de Magellan sont plus petits et plus beaux, car leurs plumes
blanches ont l’extrémité noire, et réciproquement. »
On trouve ici, én quantités considérables, un petit oiseau fort
singulier, le Tinochorus rumicivorus. Par ses habitudes, par son
aspect général, il ressemble & la caille et à la bécasse, quelque dif-
férents que soient ces deux oiseaux. On rencontre les Tinochorus
dans toute l'étendue des parties sud de l’Amérique méridionale,
partout où il y a des plaines stériles où des pâturages bien secs. Ils
1 Pendant notre séjour au rio Negro, nous avons beaucoup entendu parler des
immenses. travaux de ce naturaliste, M. Alcide d’Orbigny a traversé, de 1825 à
4833, plusieurs parties de l’Amérique méridionale, où il a réuni une collection
considérable. I! publie aujourd'hui les résultats de ces voyages avec une magni-
ficence qui lui fait certainement occuper, après Humboldt, la première place
sur la liste des voyageurs en Amérique.
2 Account of the Abipones, 1749, vol. I, p. $14. Tradnetion anglaise,
100 BAHIA BLANCA.
fréquentent par couples, ou en petites bandes, les endroits les plus
désolés, où toute autre créature pourrait à peine exister. Quand on
s'approche d'eux, ils se blottissent sur le sol, dont on peut alors dif-
ficilement les distinguer. lls marchent assez lentement, les pattes
fort écartées, pour chercher leur nourriture. ils se couvrent de
poussière sur les routes et dans les endroits sablonneux et fré-
quentent des endroits particuliers, où on peut les rencontrer régu-
lièrement tous les jours. De même que les perdrix, ils prennent
leur volée par bandes. Sous tous ces rapports, par son gésier mus-
culaire adapté à une nourriture végétale, par son bec arqué, par
ses narines Charnues, ses pattes courtes et la forme de son pied, le
Tinochorus ressemble beaucoup à la caille. Mais, dès que cet oiseau
se met à voler, son aspect tout entier change ; ses longues ailes
pointues, si différentes de celles des gallinacés, son vol irrégulier,
le cri plaintif qu'il fait entendre au moment du départ, tout rap-
pelle la bécasse ; tant et si bien que les chasseurs qui se trouvaient
à bord du Beagle ne l’appelaient jamais que la « bécasse à bec
court. » Le squelette du Tinochorus prouve, en effet, qu'il est allié
de très-près à la bécasse, ou plutôt à la famille des gralles.
Le Tinochorus est allié de très-près à quelques autres oiseaux de
Amérique méridionale. Deux espèces du genre Aftagzs ont, sous
presque tous les rapports, les habitudes de la gelinotte ; l’une de ces
espèces habite, à la Terre de Feu, les régions situées au-dessus de la
limite des forêts, et l’autre juste au-dessous de la limite des neiges
de la Cordillère dans le Chili central. Un oiseau d’un autre genre
trés-voisin, le Chzonis alba, habite les régions antarctiques ; il se
nourrit de plantes marines et des coquillages qui se trouvent sur
les rochers alternativement couverts et découverts par la marée.
Bien qu'il n'ait pas les pieds palmés, on le rencontre souvent, en
raison de quelque habitude inexplicable, à de grandes distances en
mer. Cette petite famille d'oiseaux est une de celles qui, par ses
nombreuses affinités avec d’autres familles, ne présentent aujour-
d'hui que difficultés au naturaliste nomenclateur, mais qui contri-
bueront peut-être à expliquer le plan magnifique, plan commun au
présent et au passé, qui a présidé à la création des êtres organisés.
Le genre Furnartus comprend plusieurs espèces, tous petits
oiseaux, vivant sur le sol et habitant les pays secs et ouverts. Leur
conformation ne permet de les comparer à aucune espèce euro-
péenne. Les ornithologistes les ont généralement placés au nombre
des grimpeurs, bien qu'ils aient des habitudes presque absolument
LE CASARA. 101
contraires à celles des membres de cette famille. L'espèce la mieux
connue est l'oiseau à four commun de la Plata, le casara, ou con-
structeur de maisons, des Espagnols. Cet oiseau place son nid, d’où
il tire son nom, dans les situations les plus exposées, au sommet
d’un pieu, par exemple, sur un rocher nu ou sur un cactus. Ce nid
se compose de boue et de morceaux de paille et a des murs très-
épais et trés-solides ; sa forme est absolument celle d’un four ou
d’une ruche déprimée. L'ouverture du nid est large et en forme de
voûte ; immédiatement en face de cette ouverture, à l’intérieur du
nid, se trouve une cloison qui monte presque jusqu'au toit, formant
ainsi un couloir ou une antichambre précédant le nid lui-même.
Une autre espèce plus petite de Furnarius (#. cunicularius) res-
semble à l'oiseau à four par la teinte ordinairement rougeâtre de
son plumage, par son cri aigu et singulier, qu’il répète à chaque
instant, et par son étrange habitude de courir en faisant des soubre-
sauts. En conséquence de cette affinité, les Espagnols l’appellent
casarita (ou petit constructeur de maisons), bien qu’il construise
un nid tout différent. Le casarita construit son nid au fond d’un
trou étroit cylindrique, qui s'étend horizontalement, dit-on, a
6 pieds sous terre. Plusieurs paysans m'ont dit que, dans leur jeu-
nesse, ils avaient essayé de trouver le nid, mais que bien rarc-
ment ils avaient pu atteindre le bout du passage. Cet oiseau
choisit ordinairement, pour y creuser son nid, un monticule peu
élevé de terrain sablonneux résistant, sur le bord d’une route ou
d’un ruisseau. Ici (à Bahia Blanca), les murs qui entourent les
maisons sont construits en boue durcie ; je remarquai qu’un mur
entourant la cour de la maison que j’habitais était percé d’une
grande quantité de trous ronds. Le propriétaire, quand je lui de-
mandai la raison de ces trous, me répondit en se plaignant vive-
ment du casarita, et j’en vis bientôt plusieurs à l’œuvre. Il est assez
curieux d'observer combien ces oiseaux sont incapables d'apprécier
l'épaisseur de quoi que ce soit, car, bien qu’ils voltigeassent con-
stamment au-dessus du mur, ils persistaient à le traverser de part
en part, pensant sans doute que c'était là un monticule excellent
pour y creuser leur nid. Je ne doute pas que chaque oiseau n’ait
été grandement surpris quand il se retrouvait en pleine lumière
de l’autre côté du mur.
J'ai déjà cité presque tous les mammifères qui se trouvent dans
ce pays. ll y a trois espèces de tatous : le Dasypus minutus ou
Pichy, le D. villosus ou Peludo et l'Apar. Le premier s'étend 10 de-
102 BAHIA BLANCA.
grés plus au sud que toutes les autres espèces; une quatrième
espèce, le Mulita, ne vient pas jusqu’à Bahia Blanca. Les quatre
espèces ont à peu près les mêmes habitudes ; le Peludo, cependant,
est un animal nocturne, tandis que les autres errent le jour dans
les plaines, se nourrissent de scarabées, de larves, de racines et
même de pelits serpents. L’Apar, qu’on appelle ordinairement le
Mataco, est remarquable en ce sens qu'il ne possède que trois bandes
mobiles; le reste de sa carapace est presque inflexible. Il a la faculté
de se rouler en boule comme une espèce de cloporte anglais.
Dans cet état il est garanti contre les attaques des chiens, car
ceux-ci, ne pouvant pas le soulever en entier dans leur gueule,
essayent de le mordre sur le côté, mais leurs crocs n'ont pas de
prise sur cette boule qui roule devant eux; aussi la carapace dure
et polie du Mataco est-elle pour lui une défense encore meilleure
que les piquants du hérisson. Le Pichy préfère les terrains très-secs ;
il affectionne tout particulièrement les dunes de sable près du
bord de la mer, dunes où, pendant des mois, il ne peut se procurer
une seule goutte d’eau; cet animal cherche souvent à échapper
aux regards en se blottissant sur le sol. J'en rencontrais ordinaire-
ment plusieurs dans mes excursions de chaque jour dans les envi-
rous de Bahia Blanca. Si on veut attraper cet animal, il faut non
pas descendre, mais se précipiter à bas de son cheval, car, quand
le sol n'est pas trop dur, il creuse avec tant de rapidité que son
train d’arriére disparaît avant qu’on ait eu le temps de poser le
pied à Lerre. On éprouve certainement quelque remords à tuer un
aussi joli animal; car, comme me disait un Gaucho tout en en
dépecant un : Son tan mansos! (Ils sont si doux !).
Il y a beaucoup d’espéces de reptiles. Un serpent (un Trigono-
cephalus ou Cophias) doit être fort dangereux, s’il faut en juger par
la grandeur du conduit venimeux qui se trouve dans ses crochets.
Cuvier, contrairement à l’opinion de quelques autres naturalistes,
classe ce serpent comme un sous-genre du serpent à sonnettes et le
place entre ce dernier et la vipère. J’ai observé un fait qui confirme
cette opinion et qui me semble fort curieux et fort instructif, en ce
qu'il prouve combien chaque caractère, bien que ce caractère
puisse dans une certaine mesure être indépendant de la confor-
mation, a une tendance à varier lentement. L’extrémité de la queue
de ce serpent se termine par une pointe qui s’élargit très-légère-
ment. Or, quand l'animal glisse sur le sol, il fait constamment
vibrer l'extrémité de sa queue, qui, en venant frapper contre les
SERPENTS. 108
herbes sèches et les broussailles, produit un cliquetis qui s’entend
distinctement à 6 pieds de distance. Dès que l’animal est effrayé ou
irrité, il agite sa queue et les vibrations deviennent extrêmement
rapides, aussi longtemps même que le corps conserve son irrita-
bilité après la mort de l’animal, on peut observer une tendance à
ce mouvement habituel. Ce trigonocéphale a donc, sous quelques
rapports, la conformation d'une vipère avec les habitudes d’un ser-
pent à sonnettes ; seulement le bruit est produit par un procédé
plus simple. La face de ce serpent a une expression féroce et hideuse
au dela de toute expression. La pupille consiste en une fente ver-
-ticale dans un iris marbré et couleur de cuivre; les mâchoires
sont larges à la base, et le nez se termine par une projection trian-
gulaire. Je ne crois pas avoir jamais vu riende plus laid, sauf peut-
étre quelques vampires. Je pense que cet aspect si repoussant pro-
vient de ce que les traits se trouvent placés, l’un par rapport à
l’autre, à peu près dans la même position que ceux de la figure
humaine, ce qui produit le comble du hideux !.
Parmi les batraciens, je remarquai un petit crapaud (Phryniscus
nigricans) fort singulier en raison de sa couleur. On se fera une
excellente idée de son aspect, si on suppose qu'on l’a d’abord
trempé dans de l'encre extrêmement noire, puis, quand il a été sec,
qu'on lui a permis de se trainer sur une planche fraîchement
peinte avec du vermillon brillant, de façon à ce que cette couleur
s'attache à la plante de ses pieds et à quelques parties de son
estomac. Si cette espèce n’avait pas encore été nommée, elle aurait
certainement mérité le nom de dabolicus, car c’est un crapaud
digne de causer avec Eve. Au lieu d’avoir des habitudes nocturnes,
au lieu de vivre dans des trous sombres et humides, comme presque
tous les autres crapauds, il se traine, pendant les plus grandes
chaleurs du jour, sur les monticules de salle et dans les plaines
arides où il n’y a pas une goutte d’eau. Il doit nécessairement
compter sur la rosée pour se procurer l'humidité dont il a besoin,
humidité qu'il absorbe probablement par la peau, car on sait que
ces reptiles ont une grande faculté d'absorption cutanée. J'en ai
trouvé un à Maldonado, dans un endroit presque aussi sec que les
environs de Bahia Blanca; pensant lui faire grand plaisir, je l’em-
portai et le jetai dans une mare; or non-seulement ce petit ani-
i Ce serpent est une nouvelle espèce de Trigonocephalus, que M. Bibron pro-
puse d'appeler T. crepilans.
eS ao
104 BAHIA BLANCA.
mal ne sait pas nager, mais, si je n'étais venu à son secours, je
crois qu'il se serait bientôt noyé.
Il y a beaucoup d’espèces de lézards ; mais un seul (Proctotretus
multimaculatus) a des habitudes quelque peu remarquables. Il vit
sur le sable aride au bord de la mer ; ses écailles marbrées, brunes,
tachetées de blanc, de rouge jaunâtre et de bleu sale, le font abso-
lument ressembler à Ja surface environnante. Quand il est effrayé,
il fait le mort et reste là, les pattes étendues, le corps aplati, les
yeux fermés ; si on vient à le toucher, il s'enfonce dans le sable
avec une grande rapidité. Ce lézard a le corps si plat et les pattes |
si courtes, qu'il ne peut pas courir vite.
_J’ajouterai aussi quelques remarques sur l’hivernage des ani-
maux dans cette partie de l'Amérique du Sud. A notre arrivée à
Bahia Blanca, le 7 septembre 1832, notre première pensée fut que
la nature avait refusé toute espèce d’animaux à ce pays sec et
sablonneux. Toutefois, en creusant dans le sol, je trouvai plusieurs
insectes, de grosses araignées et des lézards dans un état de demi-
torpeur. Le 45, quelques animaux commencèrent à paraître, et
le 48, quinze jours avant l’équinoxe, tout annonça le commence-
ment du printemps. Oseille rose, pois sauvages, ænotherées et géra-
niums se couvrirent de fleurs qui émaillèrent les plaines. Les oiseaux
commencèrent à pondre. De nombreux insectes, des lamellicornes
et des hétéromères, ces derniers remarquables par leur corps si
profondément sculpté, se traînaient lentement sur le sol ; tandis
que la tribu des lézards, habitants habituels des terrains sablon-
neux, s’élançait dans toutes les directions. Pendant les onze pre-
miers jours, alors que la nature était encore endormie, la tempé-
rature moyenne, déduite d'observations faites à bord du Beagle
toutes les deux heures, fut de 51 degrés F. (10°,5 c.); au milieu du
jour le thermomètre montait rarement au-dessus de 55 degrés F.”
(42°,7 c.). Pendant les onze jours suivants, alors que toutes les créa-
tures retrouvérent leur activité, la température moyenne s’éleva
à 58 degrés F. (14°,4 c.), et, au milieu du jour, le thermomètre indi-
quait de 60 à 70 degrés (15°,5 à 21°,{ c.). Ainsi donc, une augmenta-
tion de 7 degrés dans la température moyenne, mais une augmen-
tation plus considérable de la chaleur maxima, suffit à éveiller toutes
les fonctions de la vie. A Montevideo, que nous venions de quitter,
dans les vingt-trois jours compris entre le 26 juillet et le 19 août,
la température moyenne, déduite de deux cent soixante-seize
observations, s'élevait à 58°,4 F. (14°,6 c.); la température moyenne
VIRGULARIA PATAGONICA. 105
du jour le plus chaud fut de 63°,5 F. (48°,6 c.), et celle du jour le
plus froid, 46 degrés F. (7°,7 c.). Le point le plus bas auquel tomha
le thermomètre fut 41°,5F. (5°,3 c.), et il monta quelquefois dansla
journée jusqu'à 69 ou 70 degrés F.(20°,5 à 21°,1 c.). Cependant, mal-
gré celte haute température, presque tous les scarabées, plusieurs
genres d'araignées, les limacons, les coquillages terrestres, les cra-
pauds et les lézards étaient tous cachés sous des pierres, plongés
dans la torpeur. Nous venons de voir au contraire qu'à Bahia
Blanca, qui n’est qu’à 4 degrés plus au sud, et où, par conséquent,
Ja différence du climat est fort minime, cette même température,
avec une Chaleur extrême un peu moindre, suffit à éveiller tous
les ordres d'êtres animés. Ceci prouve combien le stimulant néces-
saire pour faire sortir les animaux de l’état de torpeur engendré
par l’hivernage est admirablement réglé par le climat ordinaire du
pays et non pas par la chaleur absolue. On sait qu'entre les tropi-
ques l’hivernage ou plutôt la torpeur d'été des animaux est déter-
minée, non pas par la température, mais par les moments de séche-
resse. Je fus d’abord trés-surpris d'observer, près de Rio de Janeiro,
que de nombreux coquillages, de nombreux insectes bien déve-
loppés, qui avaient dû être plongés dans la torpeur, peuplaient en
quelques jours les moindres dépressions qui avaient été remplies
d’eau. Humboldt a raconté un étrange accident, une hutte qui
avait été élevée sur un endroit où un jeune crocodile était enfoui
dans de la boue durcie. Il ajoute : « Les Indiens trouvent souvent
d’énormes boas, qu’ils appellent x72 ou serpents d'eau, plongés dans
un état léthargique. Pour les ranimer, il faut les irriter ou les
mouiller. »
Je ne citerai plus qu’un autre animal, un zoophyte (la Virgularta
patagonica, je pense), une sorte de plume de mer. Il consiste en
une tige mince, droite, charnue, avec des rangées alternantes de
polypes de chaque côté et entourant un axe élastique pier-
reux, variant en longueur de 8 pouces à 2 pieds. A une de ses
extrémités la tige est tronquée, mais l’autre extrémité se termine
par un appendice charnu vermiforme. De ce dernier côté, l'axe pier-
reux, qui donne de la consistance à la tige, se termine par un simple
vaisseau rempli de matières granulaires. A la marée basse on peut
voir des centaines de ces zoophytes, le côté tronqué en l'air, dé-
passant de quelques pouces la surface de la boue, comme le chaume
dans un champ après la moisson. Dès qu’on le touche ou qu’on
le tire, l’animal se retire avec force, de façon à disparaître presque
106 BAHIA BLANCA.
au-dessous de la surface; pour cela, il faut que l’axe très-élastique
se courbe à son extrémité inférieure, où il est d’ailleurs légèrement
recourbé ; je pense que c’est grâce à son élasticité seule que le
zoophyte peut se relever de nouveau à travers la boue. Chaque
polype, bien qu’intimement relié à ses compagnons, a une bouche,
un corps et des tentacules distincts. I] doit y avoir plusieurs mil-
liers de ces polypes sur un grand spécimen ; nous voyons cepen-
dant qu'ils obéissent à un même mouvement et qu’ils ont un axe
central relié à un système d’obscure circulation; les œufs, en
outre, se produisent dans un organe distinct des individus séparés".
On peut, d’ailleurs, se demander avec beaucoup de raison: Qu'est-
ce qui, dans cet animal, constitue un individu? Il est toujours inté-
ressant de découvrir le point de départ des contes étranges des
vieux voyageurs, et je ne doute pas que les habitudes de la Virgu-
laire n’expliquent un de ces contes. Le capitaine Lancaster, dans
son voyage ?, en 1601, raconte que, sur les sables du bord de la mer
de Vile de Sombrero, dans les Indes orientales, « il trouva une
pelite branche qui poussait comme un jeune arbre ; si on essaye
de l’arracher, elle s'enfonce dans le sol et disparait, à moins qu'on
ne la tire bien fort. Si on l’arrache, on trouve que sa racine est un
ver; à mesure que l’arbre augmente, le ver diminue, et dès que
le ver s'est entièrement transformé en arbre, il prend racine et de-
vient grand. Cette transformation est une des plus grandes mer-
veilles que j'ai vues dans tous mes voyages; car, si on arrache cet
arbre pendant qu’il est jeune et qu'on en enlève les feuilles et
{ Les cavités partant des compartiments charnus de l'extrémité sont remplies
d'une matière pulpeuse jaune qui, examinée au microscope, présente une appa-
rence extraordinaire. La masse consiste en grains arrondis, demi-transparents,
irréguliers, agglomérés ensemble en particules de différentes grosseurs. Toutes
ces particules, de même que les grains séparés, ont la faculté de se mouvoir rapi-
dement; ordinairement el'es tournent autour de différents axes; quelquefois aussi
elles possèdent un mouvement de translation. Le mouvemen test perceptible avec
un pouvoir grossissant très-faible, mais je n’ai pu en déterminer la cause en me
servant! mème du pouvoir grossissant le plus fort que comportât mon instru-
meut. Ce mouvement est très-différent de la circulation du fluide dans le sac
élastique contenant l'extrémité amincie de l’axe. Dans d'autres occasions, alors
que je disséquais sous le microscope de petits animaux marins, j'ai vu des parli-
cules de matière pulpeuse, quelquefois de dimensions considérables, commencer
à tourner dès qu’elles étaient dégagécs. J'ai pensé, je ne sais pas avec quel degré
de verité, que cette matière granu'o-pulpeuse était en train de se convertir en
œufa. C’est certainement ce qui semblait avoir lieu dans ce zoophyle.
3 Kerr, Colleclion of Voyages, vol. VIII, p. 119.
GUERRE CONTRE LES INDIENS. 107
l'écorce, il se transforme, quand il est sec, en une pierre dure qui
ressemble beaucoup au corail blanc; ainsi ce ver peut se trans-
former deux fois en substances toutes différentes. Nous en avons
recueilli un grand nombre et les avons rapportés. »
Pendant mon séjour à Bahia Blanca, alors que j'attendais le
Beagle, cette ville était plongée dans une fièvre constante par les
bruits de batailles et de victoires entre les troupes de Rosas et les
Indiens sauvages. Un jour arriva la nouvelle qu’une petite troupe,
formant un des postes sur la route de Buenos Ayres, avait été
massacrée par les Indiens. Le lendemain arrivèrent du Colorado
trois cents hommes sous les ordres du commandant Miranda.
Cette troupe se composait en grande partie d’Indiens (rmansos ou
soumis), appartenant à la tribu du cacique Bernantio. Ces hommes
passèrent la nuit ici. Impossible de rien concevoir de plus sauvage,
de plus extraordinaire que la scène de leur bivouac. Les uns bu-
vaient jusqu’à ce qu’ils fussent ivres morts; d’autres avalaient avec
délices le sang fumant des bœufs qu’on abattait pour leur souper,
puis les nausées les prenaient, ils rejetaient ce qu’ils avaient bu
et on les voyait tout couverts de sang et de saletés :
Nam simul expletus dapibus, vinoque sepultus,
Cervicem inflexam posuit, jacuitque per antrum
Immensus, saniem eructans, ac frusta cruenta
Per somnum commixta mero.
Le lendemain matin ils partirent pour la scène du meurtre qui
venait d’être signalé, avec ordre de suivre le « rastro » ou les traces
des Indiens, dussent ces traces les conduire jusqu’au Chili. Nous
avons appris plus tard que les Indiens sauvages s'étaient échappés
dans les grandes plaines des Pampas et que, pour une cause que
je ne me rappelle pas, on avait perdu leurs traces. Un seul coup
d’œil jeté sur le rastro raconte tout un poëme à ces gens-là. Sup-
posons qu'ils examinent les traces laissées par un millier de che-
vaux, ils vous diront bientôt combien il y en avait de montés, en
comptant combien il y en a eu qui ont pris le petit galop; ils
reconnaîtront à la profondeur des empreintes combien il y avait
de chevaux chargés ; à l’irrégularité de ces mêmes empreintes, le
degré de leur fatigue ; à la façon dont on cuit les aliments, si la
troupe que l’on poursuit voyageait rapidement ou non; à l'aspect
général, depuis combien de temps cette troupe a passé par là. Un
rastra vieux d’ung dizaine ou d’une quinzaine de jours est assez
108 BAHIA BLANCA.
récent pour qu'ils le suivent facilement. Nous apprimes aussi que
Miranda, en quittant l’extrémité occidentale de la sierra Ventana,
s'était rendu en droite ligne à l’île de Cholechel, située à 70 lieues
de distance sur le cours du rio Negro. Il avait donc fait 200 ou
300 milles à travers un pays absolument inconnu. Y a-t-il
d’autres armées au monde qui soient aussi indépendantes ? Avec
le soleil pour guide, la chair des juments pour nourriture, leur
garniture de selle pour lit, ces hommes iraient jusqu’au bout du
monde, à condition qu'ils trouvent un peu d’eau de temps en
temps.
Quelques jours après, je vis partir un autre détachement de ces
soldats, ressemblant à des bandits, qui allaient faire une expédition
contre une tribu d'Indiens qui se trouvait campée près des petites
Salinas. La présence de cette tribu avait été trahie par un cacique
prisonnier. L’Espagnol qui apporta l’ordre de marche était un
homme fort intelligent. Il me donna quelques détails sur le der-
nier engagement auquel il avait assisté. Quelques Indiens faits pri-
sonniers avaient indiqué le campement d’une tribu vivant sur la
rive nord du Colorado. On envoya deux cents soldats pour les
altaquer. Ceux-ci découvrirent les Indiens, grâce au nuage de
poussière que soulevaient les sabots de leurs chevaux, car ils
avaient levé leur camp et s'en allaient. Le pays était montagneux
et sauvage, et on devait être fort loin dans l’intérieur, car la Cor-
dillère était en vue. Les Indiens, hommes, femmes et enfants, com-
posaient un groupe d'environ cent dix personnes, et presque tous
furent pris ou tués, car les soldats ne font quartier à aucun
homme. Les Indiens éprouvent actuellement une si grande terreur,
qu'ils ne résistent plus en corps: chacun d’eux s’empresse de fuir
isolément, abandonnant femmes et enfants; mais, quand on par-
vient à les atteindre, ils se retournent comme des bêtes fauves et
se battent contre quelque nombre d'hommes que ce soit. Un
Indien mourant saisit avec ses dents le pouce d’un des soldats qui
le poursuivait, et se laissa arracher l'œil plutôt que de lacher prise.
Un autre, grièvement blessé, feignit d’être mort en ayant soin de
tenir son couteau à sa portée pour frapper un dernier coup. L’Es-
pagnol qui me donnait ces renseignements ajoutait qu’il poursui-
vait lui-même un Indien qui lui demandait grâce tout en essayant
de détacher ses bolas afin de l'en frapper. « Mais d’un coup de
sabre je le précipitai à bas de son cheval, ct, sautant lestement
à terre, je lui coupai la gorge avec mon couteau. » Ce sont là,
GUERRE CONTRE LES INDIENS. 108
sans contredit, des scènes horribles ; mais combien n’est pas plus
horrible encore le fait certain qu’on massacre de sang-froid toutes
les femmes indiennes qui paraissent avoir plus de vingt ans ! Quand
je me récriai au nom de l'humanité, on me répondit : « Cepen-
dant que faire? Ces sauvages ont tant d’enfants! »
Ici chacun est convaincu que c’est là la plus juste des guerres,
parce qu'elle est dirigée contre les sauvages. Qui pourrait croire
qu’à notre époque il se commet autant d’atrocités dans un pays
chrétien et civilisé ? On épargne les enfants, qu’on vend ou qu’on
donne pour en faire des domestiques, ou plutôt des esclaves, aussi
longtemps toutefois que leurs possesseurs peuvent leur persuader
qu'ils sont esclaves. Mais je crois qu’en somme on les traite assez
bien.
Pendant la bataille quatre hommes s’enfuirent ensemble; on
les poursuivit; l’un d’eux fut tué et les trois autres pris vivants.
C'étaient des messagers ou ambassadeurs d’un corps considérable
d’Indiens réunis, pour la défense commune, auprès de la Cordil-
lère. La tribu auprès de laquelle ils avaient été envoyés était sur le
point de tenir un grand conseil, le festin de chair de jument était
prêt, la danse allait commencer, et le lendemain les ambassadeurs
devaient repartir pour la Cordillére. Ces ambassadeurs étaient de
beaux hommes, très-blonds, ayant plus de 6 pieds de haut; aucun
d’eux n’avait trente ans. Les trois survivants possédaient, bien en-
tendu, des renseignements précieux, pour les leur extorquer, on
les plaça en ligne. On interrogea les deux premiers, qui se con-
tentèrent de répondre : No se (je ne sais pas), et on les fusilla
l’un après l’autre. Le troisième répondit aussi : No se; puis il
ajouta : «Tirez : je suis un homme; je sais mourir !» Ils ne vou-
lurent ni l’un ni l’autre proférer une syllabe qui aurait pu nuire à
la cause de leur pays. Le cacique dont j'ai parlé tout à l'heure
adopta une conduite toute différente; pour sauver sa vie, il dé-
voila le plan que ses compatriotes se proposaient de suivre pour
continuer la guerre et le lieu où les tribus devaient se concentrer
dans les Andes. On croyait, à ce moment, que six ou sept cents
Indiens étaient déjà réunis, et que, pendant l'été, ce nombre se
doublerait. Ce cacique avait, en outre, comme je l'ai dit tout à
l'heure, indiqué le campement d’une tribu auprès des petites Sali-
nas, près de Bahia Blanca, tribu à laquelle on devait envoyer des
ambassadeurs, ce qui prouve que les communications sont actives
entre les Indiens, de la Cordillère jusqu’à la côte de l'Atlantique.
410 BAHIA BLANCA.
Le plan du général Rosas consiste à tuer tous les trainards, puis
- à chasser toutes les tribus vers un point central et à les y atta-
quer pendant l'été, avec le concours des Chiliens. On doit répéter
cette opération trois ans de suite. Je pense qu’on a choisi l'été
pour l’époque de l’attaque principale, parce que, pendant cette
saison, il n'y a pas d’eau dans les plaines, et que les Indiens sont,
par conséquent, obligés de suivre certaines routes. Pour empêcher
les Indiens de traverser le rio Negro, au sud duquel ils seraient
sains et saufs au milieu de vastes solitudes inconnues, le général
Rosas a conclu un traité avec les Tehuelches, d’après léquel il leur
paye une certaine somme pour tout Indien qu'ils tuent quand il
essaye de passer au sud du fleuve, sous peine d’être exterminés
eux-mêmes faute par eux de le faire. La guerre se fait principale-
ment contre les Indiens de la Cordillère, car la plupart des tribus
orientales grossissent l’armée de Rosas. Mais le général, tout comme
lord Chesterfield, pensant sans doute que ses amis d'aujourd'hui
peuvent devenir ses ennemis de demain, a soin de les placer tou-
jours au premier rang, pour en faire tuer le plus grand nombre
possible. Depuis que j'ai quitté l'Amérique méridionale, j’ai appris
que cette guerre d’extermination avait complétement échoué.
Au nombre des jeunes filles faites prisonniéres dans le même
engagement, se trouvaient deux jolies Espagnoles qui avaient été
énlevées toutes jeunes par les Indiens et qui ne pouvaient plus parler
que le langage de leurs ravisseurs. A en croire ce qu'elles racon-
taient, elles devaient venir de Salta, lieu situé à plus de 1 000 milles
(1 600 kilomètres) de distance en ligne droite. Cela donne une idée
de l’immense territoire sur lequel errent les Indiens, et cependant,
malgré son immensité, je crois que dans un demi-siècle il n’y aura
plus un seul Indien sauvage au nord du rio Negro. Cette guerre est
trop cruelle pour durer longtemps. On ne fait pas de quartier :
les blancs tuent tous les Indiens qui leur tombent entre les mains,
et les Indiens en font autant pour les blancs. On éprouve une cer-
taine mélancolie quand on pense à la rapidité avec laquelle les
Indiens ont disparu devant les envahisseurs. Schirdel ! dit qu’en
4535, lors de la fondation de Buenos Ayres, il y avait des villages
indiens contenant deux ou trois mille habitants. A l’époque même
de Falconer (4750), les Indiens faisaient des incursions jusqu’à
Luxan, Areco et Arrecife ; aujourd'hui ils sont repoussés au delà
4 Purchas, Collection of Voyages. Je crois que la date est réellement 1537,
POINTE DE FLÈCHE ANTIQUE. | au
du Salado. Non-seulement des tribus entières ont disparu, mais
ceux qui restent sont devenus plus barbares ; au lieu de vivre dans
de grands villages et de s’occuper de chasse et de pêche, ils errent
actuellement dans ces plaines immenses sans avoir ni occupation
ni demeure fixes.
On me donna aussi quelques détails sur un engagement qui avait -
eu lieu à Cholechel, quelques semaines avant celui dont je viens
de parler. Cholechel est un poste fort important, car c’est un lieu
de passage pour les chevaux; aussi y établit-on pendant quelque
temps le quartier général d’une division de l’armée. Quand les
troupes arrivèrent pour la première fois en cet endroit, elles y trou-
vèrent une tribu d’Indiens et en tuèrent vingt ou trente. Le ca-
cique s’échappa d’une façon qui surprit tout le monde. Les prin-
cipaux Indiens ont toujours un ou deux chevaux choisis qu'ils
gardent sous la main en cas de besoin pressant. Le cacique s’é-
lança sur un de ces chevaux de réserve, un vieux cheval blanc, em-
portant avec lui son fils encore en bas âge. Le cheval n’avait ni selle
ni bride. Pour éviter les balles, l’Indien monta son cheval comme
le font ordinairement ses compatriotes, c’est-à-dire un bras autour
du cou de l’animal et une jambe seulement sur son dos. Suspendu
ainsi sur le côté, on le vit caresser la tête de son cheval et lui
parler. Les Espagnols s’acharnérent à sa poursuite; le commandant
changea trois fois de cheval, mais ce fut en vain. Le vieil Indien
et son fils parvinrent à s'échapper, et par conséquent à conserver
leur liberté. Quel magnifique spectacle ce devait être, quel beau
sujet de tableau pour un peintre : le corps nu, bronzé du vieil-
lard portant dans ses bras son jeune fils, suspendu à son cheval
blanc, comme Mazeppa, et échappant ainsi à la poursuite de ses
ennemis !
Je vis un jour un soldat tirer des étincelles d’un morceau de
silex, que je reconnus immédiatement pour avoir fait partie d'une
pointe de flèche. 11 me dit l’avoir trouvé près de Vile de Cholechel,
et qu’on en trouvait beaucoup en cet endroit. Cet éclat de silex
avait entre 2 et 3 pouces de long; cette. pointe de flèche était donc
deux fois aussi grande que celles que l’on emploie aujourd’hui à la
Terre de Feu; elle était faite d’un morceau de silex opaque, de
couleur blanchatre, mais la pointe et les barbelures avaient été
brisées. On sait qu'aucun Indien des Pampas ne se sert aujourd'hui
d’arc ni de flèches, à l'exception, je crois, d’une petite tribu qui
habite le Banda oriental. Mais cette dernière tribu est fort éloignée
112 BAHIA BLANCA.
des Indiens des Pampas, et se trouve fort rapprochée au contraire
des tribus qui habitent les forêts et qui ne montent jamais à cheval. Il
semble donc que ces pointes de flèches sont des restes fort anciens
provenant d’Indiens ‘ qui vivaient avant le grand changement
apporté dans leurs habitudes par l'introduction du cheval en
. Amérique.
1 Avara doute que les Indiens des Pampas se soient jamais servis d’arcs et
de flèches.
CHAPITRE VI
Cd
Départ pour Buenos Ayres. — Le rio Sauce. — La sierra Ventana. — Troisième
posta. — Chevaux. — Bolas. — Perdrix et renards. — Caractères du pays. —
Pluvier à longues pattes. — Teru tero. — Orage de grêle. — Enclos naturels
dans la sierra Tapalguen. — Chair du puma. — Nourriture exclusive de viande.
— Guardia del Monte. — Effets du bétail sur la végétation. — Cardon. —
Buenos Ayres. — Corral où l’on abat les bestiaux.
De Bahia Bianea a Buenos Ayres.
8 septembre 1833. — Je m’arrange avec un Gaucho pour qu’il
m’accompagne pendant mon voyage jusqu'à Buenos Ayres; ce n’est
pas sans difficulté que j'arrive à en trouver un. Tantôt c'est le père
qui ne veut pas laisser partir son fils; tantôt on vient me prévenir
qu'un autre, qui semblait disposé à m’accompagner, est si poltron
que, s’il aperçoit une seule autruche dans le lointain, il la prendra
pour un Indien et s'enfuira immédiatement. Il y a environ 400 milles
(640 kilomètres) de Bahia Blanca à Buenos Ayres, et presque tout
le temps on traverse un pays inhabilé. Nous partons un matin de
fort bonne heure. Après une ascension de quelques centaines de :
pieds pour sortir du bassin de vert gazon, où se trouve situé Bahia
Blanca, nous entrons dans une large plaine désolée. Elle est recou-
verte de débris de roches calcaires et argileuses, mais le climat est
si sec qu’à peine voit-on quelques touffes d'herbe fanée, sans un
seul arbre, sans un seul taillis, qui en rompe la monotonie. Le temps
est beau, mais l'atmosphère fort brumeuse. J'étais persuadé que
cet état de l'atmosphère nous annonçait un orage; le Gaucho
me dit que cet état est di à l'incendie de la plaine à une grande
distance dans l'intérieur. Après avoir longtemps galopé, après
avoir changé deux fois de chevaux, nous atteignons le rio Sauce.
C'est un petit fleuve profond, rapide, n’ayant guère que 25 pieds
de largeur. La seconde posta sur la route de Buenos Ayres, se
trouve sur ses bords. Un peu au-dessus de la posta, il y a un gué où
l’eau n’atteint pas le ventre des chevaux; mais de cet endroit jus-
114 DE BAHIA BLANCA A BUENOS AYRES.
qu’à la mer il est impossible de le traverser à gué ; ce fleuve forme
donc une barrière fort utile contre les Indiens.
Le jésuite Falconer, dont les renseignements sont cependant
ordinairement si corrects, représente ce ruisseau insignifiant comme
un fleuve considérable qui prend sa source au pied de la Cordillére.
Je crois que c’est là, en effet, qu’il prend sa source, car le Gaucho
m'aftirme que ce fleuve déborde chaque année au milieu de l'été,
à la même époque que le Colorado; or, ces débordements ne peu-
vent provenir que de la fonte des neiges dans les Andes. Mais il est
fort improbable qu’un fleuve, aussi insignifiant que le Sauce au
moment où je l’ai vu, traverse toute la largeur du continent;
en outre, s’il n’était dans cette saison que le résidu d’un grand
fleuve, ses eaux, ainsi qu’on l’a remarqué dans tant de cas et
dans de si nombreux pays, seraient chargées de sel. Nous devons
donc attribuer aux sources qui se trouvent autour de la sierra Ven-
tana les eaux claires et limpides qui coulent dans son lit pendant
l'hiver. Je pense que les plaines de la Patagonie, tout comme celles
de l'Australie, sont traversées par bien des cours d’eau qui ne
remplissent leur fonction de fleuve qu'à certaines époques. C’est là
probablement ce qui arrive pour le fleuve qui se jette dans le port
Desire, et aussi pour le rio Chupat, sur les bords duquel les offi-
ciers chargés d'en relever les rives ont trouvé des masses de scories
cellulaires. ° '
Comme il était encore de bonne heure au moment de notre
arrivée, nous prenons des chevaux frais, un soldat pour nous guider,
et nous partons pour la sierra de la Ventana. (in aperçoit cette
montagne du port de Bahia Blanca, et le capitaine Fitz-Roy estime
sa hauteur à 3340 pieds (4 000 mètres), altitude fort remarquable
dans la partie orientale du continent. Je crois être le premier
Européen qui ait gravi cette montagne ; un fort petit nombre même
des soldats de la garnison de Bahia Blanca avaient eu la curiosité
de la visiter. Aussi répétait-on toutes sortes d’histoires sur les cou-
ches de charbon, sur les mines d'or et d'argent, sur les cavernes et
sur les forèts qu’elle contenait, histoires qui enflammaient ma curio-
sité ; mais un cruel désappointement m’attendait. De la posta à la
montagne il y a environ 6 lieues à travers une plaine aussi plate,
aussi désolée, que celle que nous avions traversée dans la matinée ;
mais la course n’en était pas moins intéressante, car chaque pas
nous rapprochait de la montagne, dont les véritables formes nous
apparaissaient plus distinctement. Arrivés au pied de la montagne,
LA SIERRA VENTANA. 115
nous avons grande difficulté à trouver de l’eau et nous pensons un
instant que nous serons obligés de passer la nuit sans pouvoir nous
en procurer. Nous finissons enfin par en découvrir en cherchant
sur la pente, car, même à la distance de quelques centaines de
mètres, les petits ruisseaux se trouvent absorbés par les pierres
calcaires friables et les amas de détritus qui les entourent. Je ne
crois pas que la nature ait jamais produit roc plus désolé et plus soli-
taire ; il mérite bien son nom de Aurtado ou isolé. La montagne est
escarpée, extrêmement raboteuse, crevassée et si absolument dé-
pouillée d'arbres et même de taillis, que nous n’avons pu trouver,
malgré toutes nos recherches, de quoi faire une broche pour cuire
notre viande au-dessus d’un feu de tiges de chardons'. L'aspect
étrange de cette montagne se trouve rehaussé par la plaine envi-
ronnante, qui ressemble à la mer ; plaine qui non-seulement vient
mourir au pied de ses flancs abrupts, mais qui aussi sépare les chai-
nons parallèles. L’uniformité de la couleur rend le paysage fort
monotone; aucune teinte plus brillante ne vient trancher, en effet,
sur le gris blanchâtre du rocher quartzeux et sur le brun clair de
l'herbe fanée de la plaine. On s'attend ordinairement, dans le voi-
sinage d’une haute montagne, à voir un pays accidenté et parsemé
d'immenses fragments de rochers. La nature donne ici la preuve
que le dernier mouvement qui se produit, pour changer le lit de la
mer en terre sèche, peut quelquefois s’accomplir fort tranquille-
ment. Dans ces circonstances, j'étais curieux de savoir à quelle dis-
tance des cailloux provenant du rocher primitif avaient pu être
transportés. Or on trouve, sur les côtes de Bahia Blanca et près de
la ville de ce nom, des morceaux de quartz qui certainement pro-
viennent de cette montagne, située à 45 milles (72 kilomètres) de
distance.
La rosée qui, pendant la première partie de la nuit, avait mouillé
les couvertures qui nous recouvraient s'était transformée en glace
le lendemain matin. Bien que la plaine paraisse horizontale, elle
s'élève graduellement, et nous nous trouvions à 800 ou 900 pieds
au-dessus du niveau de la mer. Le 9 septembre, dans la matinée,
le guide me conseille de faire l'ascension de la chaîne la plus proche,
qui peut-être me conduira aux quatre pics qui surplombent la
montagne. Grimper sur des rocs aussi rugueux est chose extréme-
t J'emploie le mot chardon faute d’une expression plus correcte. Je crois que
c'est une espèce d'Eryngium.
116 DE BAHIA BLANCA A BUENOS AYRES.
ment fatigante ; les flancs de la montagne sont si profondément
découpés, qu’on perd souvent en une minute tout le chemin qu’on
avait mis cinq minutes à faire. J'arrive enfin au sommet, mais pour
éprouver un grand désappointement : j'étais au bord d’un préci-
pice, au fond duquel se trouve une vallée de niveau avec la plaine,
vallée qui coupe transversalement la chaîne en deux et qui me
sépare des quatre pics. Cette vallée est fort étroite, mais fort plate,
et elle forme un beau passage pour les Indiens, car elle fait commu-
niquer entre elles les plaines qui se trouvent au nord et au sud de
la chaîne. Descendu dans cette vallée pour la traverser, j’apercois
deux chevaux ; je me cache immédiatement dansles longues herbes
et examine tous les environs avec soin ; mais, ne voyant aucun signe
d’Indiens, je commence ma seconde ascension. La journée s’avan-
çait déjà, et cette partie de la montagne est tout aussi escarpée,
tout aussi rugueuse que l’autre. J’arrive enfin au sommet du second
pic à deux heures, mais je n’y parviens qu’avec la plus grande diffi-
culté ; tous les 20 mètres, en effet, je ressentais des crampes dans
le haut des deux cuisses, à tel point que je ne savais si je pourrais
redescendre. Il me fallait aussi revenir par une autre route, car je
ne me sentais pas la force d’escalader de nouveau la montagne
que j'avais traversée le matin. Je me vois donc obligé de renoncer
à faire l’ascension des deux pics les plus élevés. La différence de
hauteur n’est d’ailleurs pas bien considérable et, au point de vue
géologique, je savais tout ce que je désirais savoir; le résultat à
obtenir ne valait donc pas une nouvelle fatigue. Je suppose que mes
crampes provenaient du grand changement d’action musculaire ;
grimper beaucoup après une longue course à cheval. C’est lA une
lecon dont il est bon de se souvenir, car, dans certain cas, on
pourrait se trouver fort embarrassé.
J'ai déjà dit que la montagne se compose de rochers de quartz
blanc auquel se trouve mêlé un peu de schiste argileux brillant. A la
hauteur de quelques centaines de pieds au-dessus de la plaine, des
amas de conglomérats adhèrent en plusieurs endroits au rocher.
Par leur dureté, par la nature du ciment qui les unit, ils ressem-
blent aux masses que l’on peut voir se former journellement sur
quelques côtes. Je ne doute pas que l’agglomération de ces cailloux
n'ait eu lieu de la même manière, à l'époque où la grande forma-
tion calcaire se déposait au-dessous de la mer environnante. On
peut facilement se figurer que le quartz si fouillé, si découpé, re-
produit encore les effets des grandes vagues d’un immense océan.
LA SIERRA VENTANA. 117
Cette ascension, en somme, me désappointa beaucoup. La vue
elle-même est insignifiante : une plaine aussi unie que la mer, mais
sans la belle couleur de celle-ci et sans des lignes aussi définies.
Quoi qu’il en soit, cette scène était toute nouvelle pour moi et j'avais,
en outre, éprouvé une certaine émotion quand j’avais cru voir appa-
raître des Indiens. Il est certain toutefois que le danger n’était pas
bien terrible, car mes deux compagnons allumèrent un grand feu,
chose qui ne se fait jamais quand on redoute le voisinage des Indiens.
Je reviens à notre bivouac à la nuit tombante, et, après avoir bu
beaucoup de maté, après avoir fumé plusieurs cigarettes, j’eus
bientôt fait mes dispositions pour la nuit. Un vent très-froid souf-
flait avec violence, ce qui ne m’empécha pas de dormir mieux que
je n’aie jamais dormi.
10 septembre. — Nous arrivons vers le milieu du jour à la posta
de la Sauce, après avoir bravement couru devant la tempête. En
chemin, nous avons vu un grand nombre de cerfs, et, plus près de
la montagne, un guanaco. De singuliers ravins traversent la plaine
qui vient mourir au pied de la sierra; l’un de ces ravins, ayant
environ 20 pieds de largeur sur 30 au moins de profondeur, nous
oblige à faire un circuit considérable avant de pouvoir le traverser. .
Nous passons la nuit 4 la posta; la conversation roule, comme
toujours, sur les Indiens. Anciennement la sierra Ventana était un
de leurs postes favoris, et on s’est beaucoup battu en cet endroit, il
va trois ou quatre ans. Mon guide assistait à un de ces combats,
où beaucoup d’Indiens perdirent la vie. Les femmes parvinrent à
atteindre le sommet de la montagne et s’y défendirent bravement
en faisant{rouler de grosses pierres sur les soldats. Beaucoup d'entre
elles finirent par se sauver.
11 septembre. — Nous nous rendons à la troisième posta en com-
pagnie du lieutenant qui la commande. On dit qu’il y a 45 lieues
entre les deux posles, mais on ne fait que supposer et ordi-
nairement on exagère un peu. La route offre peu d'intérêt, on
traverse continuellement une plaine sèche couverte de gazon : à
notre gauche, à une distance variable, une rangée de petites col-
lines que nous traversons au moment d'arriver à la posta. Nous
rencontrons aussi un immense troupeau de bœufs et de chevaux
gardé par quinze soldats qui nous disent en avoir déjà perdu beau-
coup, Il est fort difficile, en effet, de faire traverser les plaines à ces
animaux, car si, pendant la nuit, un puma ou même un renard
s'approche du troupeau, rien ne peut empêcher les chevaux affolés
118 DE BAHIA BLANCA A BUENOS AYRES.
de se disperser dans toutes les directions; un orage a sur eux le même
effet. Il y a peu de temps un officier quitta Buenos Ayres avec cing
cents chevaux, il n’en avait plus vingt quand il rejoignit l’armée.
Peu de temps aprés un nuage de poussiére nous apprend qu’une
troupe de cavaliers se dirige vers nous; mes compagnons les re-
connaissent pour des Indiens alors qu’ils sont encore 4 une distance
considérable, à leurs cheveux épars sur le dos. Ordinairement les
Indiens portent un bandeau autour de la tête, mais aucun véte-
ment, et leurs longs cheveux noirs soulevés par le vent leur donnent
un aspect plus sauvage encore. C’est une partie de la tribu amie
de EBernantio qui se rend à une saline pour faire une provision de sel.
Les Indiens mangent beaucoup de sel ; leurs enfants croquent des
morceaux de sel comme les nôtres croquent des morceaux de
sucre. Les Gauchos ont un goût tout différent, car ils en man-
gent à peine, bien qu'ils aient le même genre de vie; selon Mungo
Park’, les peuples qui ne se nourrissent que de légumes ont une
véritable passion pour le sel. Les Indiens, lancés au galop, nous
saluèrent amicalement en passant ; ils chassaient devant eux un
troupeau de chevaux et étaient suivis à leur tour par une bande de
chiens maigres.
12 et 13 septembre. — Je reste deux jours à cette posta ; j'attends
une troupe de soldats qui doit passer ici se rendant à Buenos
Ayres. Le général Rosas a eu la bonté de me faire prévenir du
passage de cette troupe et il m'engage à l’attendre pour profiter
d'une aussi bonne escorte. Dans la matinée je vais visiter quelques
collines du voisinage pour voir le pays et pour les examiner au point
de vue géologique. Après le diner les soldats se divisent en deux
Camps pour essayer leur adresse avecles bolas. On plante deux lances
dans le sol à 35 mètres de distance l’une de l’autre, mais les bolas ne
les atteignent qu'une fois sur quatre ou cinq fois. On peut lancer les
bolas à 50 ou 6) mètres, mais sans pouvoir viser. Toutefois cette
distance ne s'applique pas aux hommes à cheval; quand la
vitesse du cheval vient s'ajouter à la force du bras, on peu® les
lancer, dit-on, avec presque certitude d’atteindre le but, à une
distance de 8u mètres. Comme preuve de la force de cette arme,
je puis citer le fait suivant : quand les Espagnols, aux îles Falk-
land, assassinèrent une partie de leurs compatriotes et tous les
Anglais qui s’y trouvaient, un jeune Espagnol se sauvait de toute
1 Jravels in Africa, p. 288.
LES BOLAS. 119
la vitesse de ses jambes. Un individu, nommé Luciano, grand et
bel homme, le poursuivait au galop, en lui criant de s'arrêter, car
il voulait lui dire deux mots. Au moment où l’Espagnol allait attein-
dre le bateau, Luciano lança ses bolas, elles vinrent s’enrouler
autour des jambes du fugitif avec une telle force, qu'il tomba éva-
noui. Quand Luciano eut achevé ce qu'il avait à lui dire, on permit
au jeune homme de s’embarquer. 11 nous dit que ses jambes por-
taient de grandes meurtrissures là ou la corde s'était enroulée,
comme s'il avait subi le supplice du fouet. Dans le courant de la
journée arrivèrent de la posta suivante deux hommes chargés d’un
paquet pour le général Rosas. Ainsi, outre ces deux hommes, notre
troupe se composait de mon guide et de moi, du lieutenant et de
ses quatre soldats. Ces derniers étaient fort étranges ; le premier,
un beau nègre tout jeune; le second, un métis à moitié indien, à
moitié nègre ; quant aux autres, impossible de rien déterminer: un
vieux mineur chilien, couleur d’acajou, et un autre mi-parti mu-
lâtre. Mais jamais je n’avais vu métis ayant une expression aussi
détestable. Le soir, je me retire un peu à l'écart pendant qu'ils
jouent aux cartes, assis autour du feu, pour contempler à mon
aise cette scène digne du pinceau de Salvator Rosa. 115 étaient
assis au pied d’un petit monticule qui surplombait un peu, de telle
sorte que je dominais cette scène ; autour d’eux, des chiens en-
dormis, des armes, des restes de cerfs et d'autruches et leurs lon-
gues lances plantées dans le sol. Au second plan, plongé dans une
obscurité relative, leurs chevaux attachés à des piquets et tout
prêts en cas d'alerte. 8i la tranquillité qui régnait dans la plaine
venait à être troublée par l'aboiement de leurs chiens, un des
soldats quittait le feu, plaçait son oreille contre terre et écoutait
attentivement. Si méme le hruyant turu-tero venait à pousser son
cri percant, la conversation s’arrétait aussitôl et toutes les têtes
“ipclinaient pour prêter l'oreille pendant un instant.
Quelle misérable existence que celle de ces hommes! Ils se trou-
vaient à 40 lieues au moins du poste de Sauce et, depuis le meur-
tre commis par les Indiens, à 20 lieues de tout autre poste. On
suppose que les Indiens avaient attaqué au milieu de la nuit le
poste détruit, car le lendemain du meurtre, le matin de fort bonne
heure, on les vit heureusement s'approcher du poste où je me
trouve. La petite troupe put s'échapper et emmener les chevaux,
chacun des soldats se sauvant de son côté et emmenant avec lui
autant de chevaux qu’il pouvait en conduire.
120 DE BAHIA BLANCA A BUENOS AYRES.
Ces soldats habitent une petite hutte, faite de tiges de chardons,
qui ne les abrite ni contre le vent, ni contre la pluie ; dans ce der-
nier cas même, la seule fonction du toit consiste à la réunir en
gouttes plus larges. On ne leur fournit pas de vivres, ils n’ont pour
se nourrir que ce qu'ils peuvent attraper : autruches, cerfs,
tatous, etc.; pour tout combustible, ils n’ont que les Liges d’une
petite plante qui ressemble quelque peu à un aloés. Le seul luxe
que puissent se permettre ces hommes est de fumer des cigarettes
et de mâcher du maté. Je ne pouvais m'empêcher de penser que les
vautours, compagnons ordinaires de l’homme dans ces plaines dé-
sertes, perchés sur les hauteurs voisines, semblaient, par leur
patience exemplaire, dire à chaque instant : « Ah! quel festin
quand viendront les Indiens. »
Dans la matinée, nous sortons tous pour aller chasser; nous
n’avons pas grand succès, et cependant la chasse est animée. Peu
après notre départ, nous nous séparons; les hommes font leur
plan de façon qu’à un certain instant de la journée (ils sont fort
habiles pour calculer les heures) ils se rencontrent tous, venant de
différents côtés à un endroit désigné, pour rabattre ainsi à cet
endroit les animaux qu'ils pourraient rencontrer. Un jour, j’as-
sistai à une chasse à Bahia Blanca; là, les hommes se contentérent
de former un demi-cercle, séparés les uns des autres d’un quart de
mille environ. Les cavaliers les plus avancés surprirent une au-
‘truche mâle qui essaya de s'échapper d’un côté. Les Gauchos
poursuivirent l’autruche de toute la vitesse de leurs chevaux, cha-
cun d’eux faisant tournoyer les terribles bolas autour de sa tête.
Celui enfin qui était le plus proche de l'oiseau les lança avec une
vigueur extraordinaire ; elles allèrent s’enrouler autour des pattes
de l’autruche, qui tomba impuissante sur le sol.
Trois espèces de perdrix', dont deux aussi grosses que des poules
faisanes, abondent dans les plaines qui nous entourent. On ren-
contre aussi en quantité considérable, un joli petit renard, leur
ennemi mortel ; dans le courant de la journée, nous en avons vu
au moins quarante ou cinquante ; ils se tiennent ordinairement à
l'entrée de leur terrier, ce qui n’empêche pas les chiens d’en tuer
un. À notre retour à la posta, nous retrouvons deux de nos hommes
qui avaient chassé de leur côté. Ils ont tué un puma et découvert
1 Deux espèces de Tinamus et l'Eudromia elegans, de A. d’Orbigny, que ses ha-
bitudes seules peuvent faire appeler une perdriz,
HOSPITALITE. ‘121
un nid d’autruche contenant vingt-sept œufs. Chacun de ces œufs
pèse, dit-on, autant que onze œufs de poule, ce qui fait que ce seul
nid nous fournit autant d'aliments que l’auraient fait deux cent
quatre-vingt-dix-sept œufs de poule.
14 septembre. — Les soldats appartenant à la posta suivante
veulent retourner chez eux; or comme, en nous joignant à eux,
nous serons Cinq hommes tous armés, je me décide à ne pas
attendre les troupes annoncées. Mon hôte, le lieutenant, fait tous
ses efforts pour me retenir. Il a été extrêmement obligeant pour
moi; non-seulement il m’a nourri, mais il m’a prêté ses chevaux
particuliers, aussi je désire le rémunérer de quelque façon que ce
soit. Je demande à mon guide si l’usage me permet de le faire, et
il me répond que non; il ajoute que, outre un refus, je m’attire-
rais probablement une parole comme celle-ci : « Dans notre pays,
nous donnons de la viande à nos chiens, ce n’est certes pas pour la
vendre aux chrétiens.» I] ne faut pas supposer que le rang de lieu-
tenant dans une telle armée soit la cause de ce refus de payement ;
non, ce refus provient de ce que, dans toute l’élendue de ces pro-
vinces, chacun, tous les voyageurs peuvent l’affirmer, considère la
pratique de l’hospitalité comme un devoir. Après avoir fourni un
galop de quelques lieues, nous entrons dans une région basse et —
marécageuse qui s'étend vers le nord, pendant près de 80 milles
(123 kilomètres), jusqu'à la sierra Tapalguen. Dans quelques
parties, cette région consiste en belles plaines humides recou-
vertes de gazon; dans d’autres, en un sol mou, noir et tour-
beux. On y rencontre aussi de nombreux lacs fort grands, mais peu
profonds, et d'immenses champs de roseaux. En somme, ce pays
ressemble aux plus belles parties des marécages du Cambridgeshire.
Nous avons quelque difficulté, le soir, à trouver, au milieu des ma-
rais, un endroit sec pour y établir notre bivouac.
45 septembre. — Nous partons de bonne heure. Bientôt nous pas- .
sons auprès des ruines de la posta, dont les cinq soldats ont été mas-
sacrés par les Indiens. Le commandant avait reçu dix-huit coups de
chuzo. Au milieu de la journée, après avoir galopé pendant fort
longtemps, nous atteignons la cinquième posta. La difficulté de nous
procurer des chevaux nous y fait passer la nuit. Ce point est le
plus exposé de toute la ligne, aussi y a-t-il vingt et un soldats. Au
coucher du soleil, ils reviennent de la chasse, apportant sept cerfs,
trois autruches, plusieurs tatous et un grand nombre de perdrix.
Il est d'usage, quand on parcourt la plaine, de mettre le feu
122 DE BAHIA BLANCA A BUENOS AYRES.
aux herbes: c'est ce que les soldats ont fait aujourd'hui, aussi assis-
tons-nous pendant la nuit à de magnifiques conflagrations, et l’ho-
rizon s’illumine de tous côtés. On incendie la plaine, un peu pour
rôtir les Indiens qui pourraient se trouver environnés par les
flammes, mais principalement pour améliorer le pâturage. Dans
_ les plaines couvertes de gazon, mais que ne fréquentent pas les
grands ruminants, il semble nécessaire de’ détruire par le feu le
superflu de la végétation, de facon à ce qu'une nouvelle récolte
puisse pousser.
En cet endroit, le rancho n’a pas mème de toit, il consiste tout
simplement en une rangée de tiges de chardons disposées de façon
à défendre un peu les hommes contre le vent. Ce rancho est situé
sur les bords d’un lac fort étendu, mais fort peu profond; littéra-
lement couvert d'oiseaux sauvages, parmi lesquels se fait remar-
quer le cygne à cou noir.
L’espéce de pluvier qui semble monté sur des échasses (Himantu-
pus nigricollis) se trouve ici en bandes considérables. On a, à tort,
accusé cet oiseau d’avoir peu d'élégance; quand il circule dans
l'eau peu profonde, sa résidence favorite, sa démarche est loin
d’être disgracieuse. Réunis en bandes, ces oiseaux font entendre un
cri qui ressemble singulièrement aux aboiements d’une meute de
petits chiens en pleine chasse; éveillé tout à coup au milieu de la
nuit, il me semble pendant quelques instants entendre des aboie-
ments. Le teru-tero (Vanellus Cayanus) est un autre oiseau qui,
souvent aussi, trouble le silence de la nuit. Par son aspect et par
ses habitudes il ressemble, sous bien des rapports, à nos vanneaux ;
toutefois ses ailes sont armées d’éperons aigus, comme ceux que
le coq commun porte aux pattes. Quand on traverse les plaines
couvertes de gazon, ces oiseaux vous poursuivent constamment ;
ils semblent détester l'homme, qui le leur rend bien, car rien n’est
- plus désagréable que leur cri aigu, toujours le même, et qui ne
cesse pas de se faire entendre un seul instant. Le chasseur les
exècre parce qu'ils annoncent son approche à tous les oiseaux et à
tous les animaux; peut-être rendent-ils quelques services au voya-
geur; car, comme dit Molina, ils lui annoncent l'approche du
voleur de grand chemin. Pendant la saison des amours, ils feignent
d’être blessés et de pouvoir à peine se sauver, afin d'entraîner loin
de leur nid les chiens et tous leurs autres ennemis. Les œufs de
ces oiseaux font, dit-on, un manger très-délicat.
16 septembre, — Nous gagnons la septième posta, située au pied
ORAGE DE GRÊLE. 128
de la sierra Tapalguen. Nous avons traversé un pays absolument
plat; le sol, mou et tourbeux, est recouvert d'herbes grossières.
La hutte est fort propre et fort habitable ; les poteaux et les pou-
tres consistent en une douzaine environ de tiges de chardons liées
ensemble par des rubans de cuir; ces poteaux, qui ressemblent à
des colonnes ioniques, supportent le toit et les côtés recouverts de
roseaux en guise de chaume. On me raconte ici un fait que je
n'aurais pas voulu croire si je n’en avais été en partie le témoin
oculaire. Pendant la nuit précédente, de la grêle, aussi grosse que
de petites pommes et extrêmement dure, était tombée avec tant de
violence, qu'elle avait tué un grand nombre d'animaux sauvages.
Un des soldats avait trouvé treize cadavres de cerfs (Cervus cam-
pestris), et on me montra leur peau encore toute fraiche ; quelques
minutes après mon arrivée, un autre soldat en apporta sept autres.
Or, je sais parfaitement qu’un homme sans chiens n’aurait pas pu
tuer sept cerfs en une semaine. Les hommes affirmaient avoir vu
au moins quinze autruches mortes (nous en avions une pour diner);
ils ajoutaient que beaucoup d’autres avaient été aveuglées. Un
grand nombre de petits oiseaux, tels que canards, faucons et per-
drix, avaient été tués. On me montra une perdrix dont le dos tout
noir semblait avoir été frappé avec une grosse pierre. Une haie de
tiges de chardons qui entourait la hutte, avait été presque dé-
truite, et un des hommes, en mettant la tête dehors pour voir ce
qu’il y avait, avait reçu une blessure grave, il portait un bandage.
L’orage n'avait, me dit-on, exercé ses ravages que sur une étendue
de terrain peu considérable. De notre bivouac de la dernière nuit,
nous avions vu, en effet, un nuage fort noir et des éclairs dans
ce‘te direction. il est incroyable que des animaux aussi forts que
les cerfs aient été tués de cette façon ; mais, d'après les preuves
que je viens de rapporter, je suis persuadé qu’on m'a raconté le
fait sans l’exagérer.
Je suis heureux, toutefois, que le jésuite Drobrizhoffer ‘ ait par
avance confirmé ce témoignage ; parlant d’un pays situé beaucoup
plus au nord, il dit: «Tl est tombé de la grêle si grosse, qu’elle a
tué un grand nombre de bestiaux. Les Indiens, depuis cette époque,
appellent l'endroit où elle est tombée Lalegraicavalca, c’est-à-dire
«les petites choses blanches.» Le docteur Malcolmson m’apprend
aussi qu'il a assisté dans l'Inde, en 1831, à un orage de grêle quia
1 History of the Abipones, vol. IL p. 6.
124 DE BAHIA BLANCA A BUENOS AYRES.
tué un grand nombre de grands oiseaux:et qui a blessé beaucoup
de bestiaux. Les grélons étaient plats, l’un d’eux avait une cir-
conférence de 10 pouces et un autre pesait 2 onces; ces grélons
défoncérent une route empierrée, comme auraient pu le faire des
balles; ils passaient à travers les vitres en faisant un trou rond, mais
sans les craqueler.
Aprés diner, nous traversons la sierra Tapalguen, chaine de
collines de quelques centaines de pieds d’élévation, qui commence
au cap Corrientes. Dans la partie du pays où je me trouve, le roc
est du quartz pur; plus à l’est, on me dit que c’est du granite. Les
collines affectent une forme remarquable; elles consistent en pla-
teaux entourés de falaises perpendiculaires peu élevées, comme les
lambeaux détachés d’un dépôt sédimentaire. La colline sur laquelle
je montai est fort peu importante, elle n’a guère que 200 mètres
de diamètre, mais j’en vois d’autres plus grandes. L'une d'elles, à
laquelle on a donné le nom de Corral, a, dit-on, 2 ou 3 milles de
diamètre et est enfermée par des falaises perpendiculaires ayant de
30 à 40 pieds de haut, sauf en un endroit où se trouve l'entrée.
Falconer‘ raconte que les Indiens poussent dans cet enclos naturel
des troupes de chevaux sauvages, et qu'il leur suffit de garder l’en-
trée pour les empêcher de sortir. Je n’ai jamais entendu citer
d'autre exemple de plateaux dans une formation de quartz qui,
dans la colline que j'ai examinée, ne portait aucune trace de cli-
vage ou de stratification. On m’a dit que le roc du corral est blanc
et produit des étincelles quand on le frappe.
Nous n’arrivons qu'après la nuit tombée à la posta, située sur les
bords du rio Tapalguen. A souper, d’après quelques mots que j’en-
tends prononcer, je suis soudain frappé d’horreur à la pensée que
je mange un des plats favoris du pays, c’est-à-dire un veau à demi
formé. C'était du puma; la viande de cet animal est très-blanche
et a le gout du veau. On s’est beaucoup moqué du docteur Shaw,
pour avoir dit que « la chair du lion est fort estimée et que par la
couleur, le gout et la saveur elle ressemble beaucoup à la chair du
veau. » Il en est certainement ainsi pour le puma. Les Gauchos
diffèrent d'opinion, quant à la chair du jaguar; mais ils disent tous
que le chat fait un manger excellent.
17 septembre. — Nous suivons le rio Tapalguen, à travers un pays
fertile, jusqu’à la neuvième posta. Tapalguen lui-méme, ou la ville
1 Falconer, Patagonia, p. 70,
TAPALGUEN. 198
de Tapalguen, si on peut lui donner ce nom, consiste en une plaine
parfaitement plate, parsemée, aussi loin que la vue peut s’étendre,
des toldos ou huttes en forme de four, des Indiens. Les familles
des Indiens alliés qui combattent dans les rangs de l’armée de
Rosas résident ici. Nous rencontrons un grand nombre de jeunes
Indiennes montées, deux ou trois ensemble, sur le même cheval ;
elles sont pour la plupart fort jolies, et on pourrait prendre leur
teint si frais pour l'emblème de la santé. Outre les toldos, il y a
trois ranchos: l’un est habité par le commandant, et les deux autres
par des Espagnols qui tiennent de petites boutiques.
Je puis enfin acheter un peu de biscuit. Depuis plusieurs jours
je ne mange absolument que de la viande ; ce nouveau régime ne
me déplaît pas, mais il me semble que je ne pourrais le supporter
qu'à condition de faire un violent exercice. J’ai entendu dire que
des malades, en Angleterre, à qui on ordonne une nourriture
exclusivement animale, peuvent à peine, même avec l'espoir de
la vie, se résoudre à s’y soumettre. Cependant les Gauchos des
Pampas ne mangent que du bœuf pendant des mois entiers.
Mais j'ai observé qu’ils absorbent une grande proportion de gras,
qui est de nature moins animale, et ils détestent tout particu-
lièrement la viande sèche, telle que celle de l’agouti. Le docteur
Richardson ! a remarqué aussi que, « quand on s’est nourri exclu-
sivement pendant longtemps de viande maigre, on éprouve un
désir si irrésistible de manger du gras, qu’on peut en consommer
une quantité considérable, même de gras huileux, sans éprouver
de nausées » ; cela me paraît constituer un fait physiologique fort
curieux. C’est peut-être comme conséquence de leur diète exclusi-
vement animale que les Gauchos, comme tous les autres animaux
carnivores, peuvent s'abstenir de nourriture pendant longtemps. On
m’a affirmé qu’à Tandeel des soldats ont volontairement poursuivi
une troupe d’Indiens, pendant trois jours, sans boire ni manger.
J'ai vy dans les boutiques bien des articles, tels que couvertures
de cheval, ceintures et jarretières tissées par les femmes indiennes.
Les dessins sont fort jolis et les couleurs brillantes. Le travail des
jarretières est si parfait, qu'un négociant anglais à Buenos Ayres
me soutenait qu’elles avaient dû être fabriquées en Angleterre ; il
fallut, pour le convaincre, lui montrer que les glands étaient atta-
chés avec des morceaux de nerfs fendus.
1 Fauna Boreali-Americana, vol. I, p. 35.
126 DE BAHIA BLANCA A BUENUS AYRES.
18 septembre. — Nous avons fait une longue étape aujourd'hui.
À la douzième posta, à 7 lieues au sud du rio Salado, nous trouvons
la première estancia avec des bestiaux et des femmes blanches.
Nous avons ensuite à traverser plusieurs milles de pays inondé ;
l’eau monte jusqu’au-dessus des genoux de nos chevaux. En croi-
sant les étriers et en montant à la manière des Arabes, c'est-à-dire
les jambes repliées et les genoux très-élevés, nous parvenons à ne
pas trop nous mouiller. Il fait presque nuit quand nous arrivons
au Salado. Ce fleuve est profond et a environ 40 mètres de lar-
geur ; en été il se dessèche presque complétement, et le peu d’eau
qui y reste encore devient aussi salée que celle de la mer. Nous
couchons dans une des grandes estancias du général Rosas. Elle
est fortifiée et elle a une importance telle, qu'en arrivant la nuit
je la prends pour une ville et sa forteresse, Le lendemain, nous
voyons d'immenses troupeaux de bestiaux ; le général possède ici
74 lieues carrées de terrains. Anciennement, il employait près de
trois cents hommes dans cette propriété, et ils étaient disciplinés
de façon à défier toutes les attaques des Indiens.
49 septembre. — Nous traversons Guardia del Monte. C’est une
jolie petite ville un peu clair-semée, avec de nombreux jardins
plantés de péchers et de cognassiers. La plaine ressemble- absolu-
ment à celle qui entoure Buenos Ayres. Le gazon est court et d’un
beau vert; il est entrecoupé de champs de trèfle et de chardons;
on remarque aussi de nombreux terriers de viscache. Dès qu’on a
traversé le Salado, le pays change entièrement d'aspect; jusqu'alors
nous n’étions entourés que d’herbages grossiers, nous voyageons
actuellement sur un beau tapis vert. Je crois, d'abord, devoir attri-
buer ce changement à une modification dans la nature du sol;
mais les habitants m'affirment qu'ici, aussi bien que dans le Banda
oriental, où l’on remarque une aussi grande différence entre le pays
qui entoure Montevideo et les savanes si peu habitées de Colonia,
il faut attribuer ce changement à la présence des bestiaux. On a
observé exactement le même fait dans les prairies de l’Amérique du
Nord', où des herbes communes et grossières, atteignant 5 ou
6 pieds de hauteur, se transforment en gazon dès qu’on y intro-
duit des bestiaux en quantité suffisante. Je ne suis pas assez bota-
niste pour prétendre dire si la transformation provient de l’introduc-
1 Voir la description des prairies par M. Atwater, dans Silliman N. A. Journal,
vol. I, p. 117.
LE CARDON. | 127
tion de nouvelles espèces, de modifications dans la croissance des
mêmes herbes ou d’une diminution de leur nombre proportionnel.
Azara a été aussi fort étonné de ce changement d’aspect ; en outre,
il se demande la raison de l'apparition immédiate, sur les bords de
tous les sentiers qui conduisent à une hutte nouvellement con-
struite, de plantes qui ne croissent pas dans le voisinage. Dans un
autre endroit il dit': « Ces chevaux (sauvages) ont la manie de
préférer les chemins et le bord des routes pour déposer leurs excré-
ments; on en trouve des monceaux dans ces endroits. » Mais
n'est-ce pas là une explication du fait? Ne se produit-il pas ainsi
des lignes de terre richement fumée qui servent de canaux de
communication à travers d'immenses régions ?
Auprès de Guardia, nous trouvons la limite méridionale de deux
plantes européennes devenues extraordinairement communes. Le
fenouil abonde sur les revêtements des fossés dans le voisinage de
Buenos Ayres, de Montevideo et d’autres villes. Mais le cardon ?
s’est répandu bien davantage : on le trouve dans ces latitudes des
deux côtés de la Cordillère, sur toute la largeur du continent. Je
Vai rencontré dans des endroits peu fréquentés du Chili, de l'Entre-
Rios et du Banda oriental. Dans ce dernier pays seul, bien des
milles carrés (probablement plusieurs centaines) sont recouverts
par une masse de ces plantes armées de piquants, endroits où ni
hommes ni bêtes ne peuvent pénétrer. Aucune autre plante ne
peut actuellement exister sur les plaines ondulées où croissent ces
cardons ; mais, avant leur introduction, la surface devait être cou-
verte de grandes herbes, comme toutes les autres parties. Je doute
qu'on puisse citer un exemple plus extraordinaire des envahisse-
ments d’une plante opérés sur une aussi grande échelle. Comme je
1 Asara, Voyage, vol. I, p. 878.
2 M. À. d’Orbigny (vol. I, p. 474) dit que l'on trouve le cardon et l’artichaut à
l'état sauvage. Le docteur Hooker (Bulanical Magasin», vol. LV, p. 2852) a dé-
crit, sous le nom d’inermis, une variété du Cyrara provenant de cette partie de
l'Amérique méridionale. II affirme que la plupart dvs botanistes croient aujour-
d’hui que le card n et l’artichaut sont des variétés de la même plante. Je puis
ajouter qu’un fermier fort intelligent m’a affirmé avoir vu, dans un jardin aban-
donné, des plants d’artichauts se changer en cardon commun. Le docteur Hooker
croit que la magnifique description que fait Head du chardon des Pampas s'ap-
plique au cardon, mais c'est là une erreur. Le capitaine Head fait allusion à la
plante dont je vais m'occuper tout à l’heure sous le nom de chardun géant. Est-ce
un vrai chardon? Je n'en sais rien; mals cette plante diffère absolnment dn cardon
et ressemble beaucoup plus à un chardon.
128 DE BAHIA BLANCA 4 BUENOS AYRES.
l'ai déjà dit, je n’ai vu le cardon nulle part au sud du Salado; mais il
est probable que, 4 mesure que le pays se peuplera, le cardon étendra
ses limites. Le chardon géant des Pampas, a feuilles variées, se com-
porte tout différemment, car je l’ai rencontré dans la vallée du
Sauce. Selon les principes si bien exposés par M. Lyell, peu de
pays ont, depuis l’an 1535, alors que le premier colon vint débar-
quer avec soixante- douze chevaux sur les rives de la Plata, subi
des modifications plus remarquables. Les innombrables troupeaux
de chevaux, de bestiaux et de moutons ont non-seulement modifié
le caractére de la végétation, mais ils ont aussi repoussé de toutes
parts et fait presque disparaître le guanaco, le cerf et l’autruche.
Nombre d’autres changements ont dû aussi se produire ; le cochon
sauvage remplace trés-probablement le pecari dans bien des
endroits ; on peut entendre des bandes de chiens sauvages hurler
dans les bois qui couvrent les bords des riviéres les moins fréquen-
tées ; et le rat commun, devenu un grand et féroce animal, habite
les collines rocheuses. Comme M. d’Orbigny l’a fait remarquer, le
nombre des vautours a dû immensément s’accroître depuis l’intro-
duction des animaux domestiques, et j'ai indiqué brièvement les
raisons qui me font croire qu'ils ont considérablement étendu leur
habitat vers le sud. Sans aucun doute aussi, beaucoup d’autres
plantes, outre le fenouil et le cardon, se sont acclimatées ; je n’en
veux pour preuve que le nombre des pêchers et des orangers qui
croissent sur les îles à l'embouchure du Parana et qui proviennent
de graines qu’y ont transportées les eaux du fleuve.
Pendant que nous changeons de chevaux à Guardia, plusieurs
personnes viennent me faire une foule de questions à propos de
l’armée. Je n’ai jamais vu popularité plus grande que celle de Rosas,
ni plus grand enthousiasme pour la guerre « Ja plus juste des
guerres, parce qu'elle est dirigée contre des sauvages. » Il faut
avouer que l’on comprend un peu cet élan, si l’on songe qu'il y a
peu de temps encore, hammes, femmes, enfants, chevaux, étaient
exposés aux outrages des Indiens. Nous parcourons pendant toute
la journée une belle plaine verte, couverte de troupeaux; ca
et là une estancia solitaire, toujours ombragée d’un seul arbre.
Le soir, il se met à pleuvoir ; nous arrivons à un poste, mais le
chef nous dit que si nous n'avons pas de passe-ports bien en règle,
nous pouvons passer notre chemin, car il y a tant de voleurs qu’il
ne veut se fier à personne. Je lui présente mon passe-port, et, dès
qu'il en a lu les premiers mots: El naturalista don Carlos, il devient
LE GRAND CORRAL. 429
aussi respectueux et aussi poli qu'il était soupconneux auparavant.
Naturaliste! je suis persuadé que ni lui, ni ses compatriotes ne
comprennent bien ce que cela peut vouloir dire; mais il est pro-
bable que mon titre mystérieux ne fait que lui i inspirer une plus
haute idée de ma personne.
20 septembre. — Vers le milieu de la journée nous arrivons à
Buenos Ayres. Les haies d’agaves, les bosquets d’oliviers, de pé-
chers et de saules, dont les feuilles commencent à s’ouvrir, don-
nent aux faubourgs de la ville un aspect délicieux. Je me rends à
l'habitation de M. Lumb, négociant anglais, qui, pendant mon sé-
jour dans le pays, m’a comblé de bontés.
La ville de Buenos Ayres ‘ est grande et une des plus régulières,
je crois, qui soient au monde. Toutes les rues se coupent à angle
droit, et toutes les rues parallèles se trouvant à égale distance les
unes des autres, les maisons forment des carrés solides d’égales
dimensions que l’on appelle quadras.
Les maisons, dont toutes les chambres s'ouvrent sur une jolie
petite cour, n’ont ordinairement qu’un étage, surmonté d’une ter-
rasse garnie de siéges. En été les habitants se tiennent ordinaire-
ment sur ces terrasses. Au centre de la ville se trouve la place,
autour de laquelle on remarque les édifices publics, la forteresse,
la cathédrale, etc.; là aussise trouvait, avant la révolution, le palais
des vice-rois. L'ensemble de ces édifices offre un magnifique coup
d’œil, bien qu'aucun d’eux n’ait de grandes prétentions à une belle
architecture.
Un des spectacles les plus curieux que puisse offrir Buenos Ayres
est le grand corral, où l’on garde avant de les abattre les bestiaux
qui doivent servir à l’approvisionnement de la ville. La force du
cheval comparée à celle du bœuf est réellement étonnante. Un
homme à cheval, après avoir enlacé de son lazo les cornes d’un
bœuf, peut trainer ce dernier où il le veut. L'animal laboure la
terre de ses jambes tendues en avant pour résister à la force supé-
rieure qui l’entraîne, mais tout est inutile; ordinairement aussi le
bœuf prend son élan et se jette de côté, mais le cheval se tourne
immédiatement pour recevoir le choc qui se produit avec une telle
violence que le bœuf est presque renversé; il est fort surprenant
1 Buenos Ayres contient, dit-on (1833), 60 000 habitants. Montevideo, seconde
ville importante sur les bords de la Plata, en contient 45 000. Buenos Ayres a
aujourd’hui 100 000 habitants ; Montevideo, 40 000.
; 9
180 BUENOS AYRES.
qu’il n’ait pas le cou cassé, La lutte, il faut le dire, n'est pas tout
à fait égale, car, tandis que le cheval tire du poitrail, le bœuf tire
du sommet de la tête. Un homme, d'ailleurs, peut retenir de la
même façon le cheval le plus sauvage, si le lazo a été le saisir juste
derrière les oreilles. On traîne le bœuf à l’endroit où il doit être
abattu ; puis le matador, s’approchant avec précaution, lui coupe
le jarret. C’est alors que l’animal pousse son mugissement de mort,
le cri d’agonie le plus terrible que je connaisse. Je l’ai souvent en-
tendu à une grande distance, le distinguant au milieu d’une foule
d’autres bruits, et j’ai toujours compris que la lutte était finie.
Toute cette scène est horrible et révoltante; on marche sur
une couche d’ossements, et chevaux et cavaliers sont couverts de
sang.
CHAPITRE VII
Excursion à Santa-Fé. — Champs de chardons. — Habitudes de la Viscache. —
Petit hibou. — Sources salées, — Plaines. — Mastodonte.— Santa-Fé. — Chan-
gement dans la nature du pays. — Géologie. — Dent d'un cheval éteint. —
Rapports entre les animaux fossiles et les quadrupèdes récents de l'Amérique
septentrionale et de l'Amérique méridionale, — Effets d'une grande sécheresse.
— Le Parana. — Habitudes du jaguar. — L'oiseau à beo en ciseaux. — Martin-
pécheur, perroquet et oiseau à la queue en ciseaux. — Révolution. — Buenos
Ayres. — Etat du gouvernement.
De Buenos Ayres A Santa-fé.
Le 27 septembre 4833 au soir, je quitte Buenos Ayres pour me ren-
dre à Santa-Fé, situé à environ 300 milles (480 kilomètres) sur les
bords du Parana. Les routes dans le voisinage de la ville, après la
saison des pluies, sont si mauvaises, que je n'aurais jamais pu croire
qu’un chariot attelé de bœufs pat les parcourir. Il est vrai que, si nous
parvenons à passer, nous ne faisons guère qu’un mille à l’heure, et
encore faut-il qu'un homme marche à la tête des bœufs pour choisir
les endroits les moins mauvais. Nos bœufs sont harassés de fatigue ;
c’est une grosse erreur de croire qu’avec de meilleures routes et
des voyages plus rapides les souffrances des animaux s’augmen-
teraient. Nous dépassons un train de chariots et un troupeau de bes-
tiaux qui se rendent à Mendoza. La distance est d'environ 580 milles
géographiques; on fait ordinairement le voyage en cinquante
jours. Ces chariots étroits et fort longs sont recouverts d’un toit de
roseaux; ils n’ont que deux roues, qui ont quelquefois jusqu’à
10 pieds de diamètre. Chacun de ces chariots est attelé de six
bœufs que l’on guide au moyen d’un aiguillon qui a au moins
20 pieds de long; quand on ne s’en ‘sert pas, on le suspend sous le
toit de la voiture; on a ordinairement sous la main un second ai-
guillon beaucoup plus court, qui sert pour les bœufs placés entre
les brancards ; pour la paire de bœufs intermédiaire, on se sert
d’une pointe placée à angle droit sur le long aiguillon, qui res-
semble à une véritable machine de guerre.
132 LES PAMPAS.
98 septembre. -— Nous traversons la petite ville de Luxan, où l'on
passe la rivière sur un pont en bois, luxe inusité dans ce pays.
Nous traversons aussi Areco. Les plaines semblent absolument de
niveau. Mais il n’en est rien, car horizon est plus éloigné en cer-
tains endroits. Les estancias sont fort distantes les unes des autres ;
il y a, en effet, fort peu de bons paturages, le sol étant presque
partout recouvert par une sorte de trèfle Acre ou par le chardon
géant. Cette dernière plante, si bien connue depuis l’admirable
description qu’en a faite Sir F. Head, n’était encore, dans cette
saison de l’année, parvenue qu'aux deux tiers de sa hauteur; dans
quelques endroits les chardons s’élèvent jusqu’à la croupe de mon
cheval, dans d’autres ils ne sont pas encore sortis de terre, et le sol est
alors aussi nu, aussi poussiéreux qu'il peut l’être sur nos grandes
routes. Les tiges vert brillant donnent au paysage l’aspect d’une forêt
en miniature. Dès que les chardons ont atteint toute leur hauteur,
les plaines qu'ils recouvrent deviennent absolument impénétrables,
sauf par quelques sentiers, vrai labyrinthe, connu des voleurs seuls,
qui les habitent en cette saison, et qui s’élancent de là pour piller
et assassiner les voyageurs. Je demandais un jour dans une habita-
tion : « Y a-t-il beaucoup de voleurs? » On me répondit, sans que
je comprisse bien d'abord la portée de la réponse : « Les chardons
n’ont pas encore poussé. » Presque rien d’intéressant à observer
dans les parages qu’ont envahis les chardons, car peu d’animaux ou
d’oiseaux les habitent, sauf toutefois la Viscache et son ami le
petit hibou.
On sait que la Viscache ! constitue un des traits caractéristiques de
la zoologie des Pampas. Dans le sud elle s’étend jusqu’au rio Negro,
par 41 degrés de latitude, mais pas au dela. Elle ne peut, comme
l’agouti, vivre dans les plaines caillouteuses et désertes de la Pata-
gonie; elle préfére un sol argileux ou sablonneux, qui produit une
végétation différente et plus abondante. Auprés de Mendoza, au
pied de la Cordillére, elle habite à peu près les mêmes régions qu’une
espéce alpestre fort voisine. Circonstance curieuse pour la distri-
bution géographique de cet animal, on ne l’a jamais vu, heureu-
sement d’ailleurs pour les habitants du Banda oriental, à l’est de
1 La Viscache (Lagostomus trichodactylus) ressemble quelque peu à un gros
lapin, mais sea dents sont plus grosses et sa queue plus longue. Toutefois,
comme l’agouti, elle n’a que trois doigts aux pattes de derrière. Depuis quelques
années, on exporte sa peau en Angleterre à cause de sa fourrure.
LA VISCACHE. 183
I’Uruguay ; il y a cependant dans cette province des plaines qui pa-
raissent devoir merveilleusement se prêter à ses habitudes. L’Uru-
guay a présenté un obstacle insurmontable à sa migration, bien
qu’il ait traversé la barrière plus large encore formée par le Parana
et qu’il soit commun dans la province d’Entre-Rios, située entre
les deux grands fleuves. Get animal abonde dans les environs de
Buenos Ayres. Il semble habiter de préférence les parties de la
plaine que recouvrent pendant une partie de l’année les chardons
géants à l'exclusion de toute autre plante. Les Gauchos affirment
qu'il se nourrit de racines, ce qui semble fort probable, si l’on en
juge par la puissance de ses dents et les lieux qu’il fréquente d’or-
dinaire. Le soir, les Viscaches sortent en grand nombre de leur ter-
rier et s'asseyent tranquillement à l’entrée. Elles paraissent alors
presque apprivoisées, et un homme à cheval qui passe devant elles,
loin de les effrayer, semble fournir un nouvel aliment à leurs
graves méditations. La Viscache marche gauchement, et quand on
la voit par derrière alors qu’elle rentre dans son terrier, sa queue
élevée et ses jambes de devant si courtes la font beaucoup ressem-
bler à un gros rat. La chair de cet animal est fort blanche et a très-
bon goût, cependant on en mange peu.
La Viscache a une habitude très-singulière : elle apporte à l'entrée
de son terrier tous les objets durs qu’elle peut trouver. Autour de
chaque groupe de trous on voit, réunis en un tas irrégulier, presque
aussi considérable que le contenu d’une brouette, des ossements,
des pierres, des tiges de chardon, des mottes de terre durcie, de la
bouse desséchée, etc. On m’a dit, et la personne qui m'a donné ce
renseignement est digne de foi, que, si un cavalier perd sa montre
pendant la nuit, il est presque sir de la retrouver le lendemain
matin en allant examiner l'entrée des terriers des Viscaches sur la
route qu'il a parcourue la veille. Cette habitude de ramasser toutes
les substances dures qui peuvent se trouver sur le sol dans le voi-
sinage de son habitation doit causer beaucoup de travail à cet
animal. Dans quel but le fait-il ? Il m’est impossible de le dire, je
ne puis même former aucune conjecture. Ce ne peut être dans un
but défensif, car l’amas de débris se trouve la plupart du temps
au-dessus de l’ouverture du terrier, qui pénètre en terre en s’incli-
nant un peu. Cependant il doit y avoir une bonne raison, mais les
habitants du pays n’en savent pas plus que moi à ce sujet. Je ne
connais qu’un seul fait analogue, l'habitude qu’a cet oiseau extraor-
@ dinaire de l’Australie, le Calodera maculata, de construire avec des
134 LES l'AMPAS,
petites branches une élégante habitation voûtée où il va se livrer à
mille jeux et près de laquelle il rassemble des coquillages, des osse-
ments et des plumes d’oiseaux, tout particulièrement des plumes
brillantes. M. Gould, qui a décrit ces faits, m’apprend que les
naturels vont visiter ces galeries quand ils ont perdu quelque chose
de dur, et il a vu retrouver une pipe de cette façon.
Le petit hibou (Athene cunicularia), dont j’ai déjà parlé si sou-
vent, habite exclusivement, dans les plaines de Buenos Ayres, les
trous des Viscaches ; dans le Banda oriental, au contraire, cet oiseau
creuse son propre nid. Pendant la journée, mais plus particulière.
ment le soir, on peut voir dans toutes les directions ces oiseaux
posés, la plupart du temps par couples, sur le petit monticule desable
qui accompagne leur terrier. Si on les dérange, ils rentrent dans leur
trou ou s’envolent à quelque distance, en poussant un cri aigu ;
puis ils se retournent et considèrent attentivement quiconque les
poursuit, Quelquefois, le soir, on les entend pousser le cri parti-
culier à leur espèce. J’ai trouvé dans l’estomac de deux de ces
oiseaux les restes d’une souris ; un jour, j’en vis un emporter dans
son bec un serpent qu'il venait de tuer ; c’est là, d’ailleurs, ce qui,
dans la journée, constitue leur proie principale. Peut-être est-il
bon d'ajouter, pour prouver qu’ils peuvent se nourrir de toutes
sortes d'aliments, que l'estomac de quelques hiboux tués dans les
îlots de l'archipel de Chonos était plein de crabes assez gros. Dans
l'Inde !, il y a un genre de hiboux pêcheurs qui attrapent aussi les
crabes.
Dans la soirée, nous traversons le rio Arrecife sur un simple
radeau fait de barils liés ensemble, et nous passons Ja nuit à la
maison de poste sitnée de l’autra côté de la rivière. Je paye la loca-
tion du cheval que j'ai monté, calculée sur 31 lieues parcourues,
et, bien qu'il ait fait très-chaud, je ne me sens pas trop fatigué.
Quand le capitaine Head parle de 50 lieues faites en un jour, je ne
crois pas que ce soit une distance équivalant à 150 milles anglais ;
dans tous les cas, les 34 lieues que j’ai parcourues ne représen-
taient que 76 milles anglais (422 kilomètres) à vol d'oiseau, et je
crois que, dans un pays aussi ouvert que l’est celui-ci, si on ajoute
4 milles pour les détours, on est bien près de-la vérité.
29 et 30 septembre. — Nous continuons notre voyage à travers des
plaines ayant absolument le même caractère. A San-Nicolas, j’aper-
1 Journal of 4sialie Soc., vol. V, p. 868,
LE RIO TERCERO. 185
cois pour la première fois ce fleuve magnifique, le Parana. Au pied
de la falaise sur laquelle est bâtie la ville, il ya plusieurs gros vais-
seaux à l’ancre. Avant d'arriver à Rozario, nous traversons le Sala-
dillo, rivière à l’eau pure et transparente, mais trop salée pour
qu'on puisse la boire. Rozario est une grande ville, construite sur
une plaine absolument plate, qui se termine par une falaise domi-
nant le Parana d’environ 60 pieds. En cet endroit le fleuve est fort
large, entrecoupé d'îles basses boisées, de même que la côte oppo-
sée. Le fleuve ressemblerait à un grand lac, n'était la forme des
îles, qui seule suffit à donner l’idée de l’eau courante. Les falaises
forment la partie la plus pittoresque du paysage; quelquefois elles
sont absolument perpendiculaires et rouge vif; quelquefois, elles
se présentent sous forme d'immenses masses brisées couvertes de
cactus et de mimosas. Mais la vraie grandeur d’un fleuve immense
comme l’est celui-ci vient de la pensée de son importance, au point
de vue de la facilité qu’il procure aux communications et au com-
merce entre différentes nations; et l’on est frappé d’admiration
quand on pense de quelle énorme distance vient cette nappe d’eau
douce qui coule à vos pieds et quel immense territoire elle draine.
Pendant bien des lieues au nord et au sud de San-Nicolas et de
Rozario, le pays est réellement plat. On ne peut taxer d’exagé-
ration rien de ce que les voyageurs ont écrit au sujet de ce niveau
parfait. Je n’ai jamais pu, cependant, trouver un seul endroit où,
en tournant lentement, je n’aie pas distingué des objets à une
distance plus ou moins grande ; or, cela prouve évidemment une
inégalité du sol de la plaine. En mer, quand l'œil se trouve à
6 pieds au-dessus des vagues, l’horizon est à 2 milles et quatre cin-
quièmes de distance. De même, plus la plaine est de niveau, plus
l'horizon approche de ces limites étroites ; or, selon moi, cela est
suffisant pour détruire cet aspect de grandeur qu'on croirait devoir
trouver dans une vaste plaine.
4°** octobre. — Nous nous mettons en route par le clair de lune,
et au lever du soleil nous arrivons au rio Tercero. On appelle
aussi cette rivière le Saladillo, et elle mérite ce nom, car elle roule
des eaux saumâtres. Je reste ici la plus grande partie de la journée
à chercher des ossements fossiles. Outre une dent parfaite du
Toxodon et plusieurs ossements épars, je trouve deux immenses
squelettes qui, placés l’un près de l’autre, se détachent en relief
sur la falaise perpendiculaire qui borde le Parana. Mais ces sque-
lettes tombent en poussière, et je ne peux emporter que de petits
136 SANTA-FÉ.
fragments de l’une des grandes molaires ; cela toutefois suffit pour
prouver que ces restes appartiennent à un mastodonte, probable-
. ment la même espèce que celle qui devait habiter en si grand
nombre la Cordillère dans le haut Pérou. Les hommes qui condui-
sent mon canot me disent que, depuis fort longtemps, ils connais-
sent l’existence de ces squelettes ; souvent même ils se sont de-
mandé comment ils avaient pu arriver là, et, comme partout 11
faut une théorie, ils en étaient arrivés à la conclusion que le masto-
donte, comme la viscache, était autrefois un animal fouisseur ! Le
soir, nous fournissons une autre étape et traversons le Monge, autre
rivière à l’eau saumâtre, qui contribue au drainage des Pampas.
2 octobre. — Nous traversons Corunda ; les admirables jardins
qui l'entourent en font un des plus jolis villages que j'aie jamais
vus. A partir de ce point et jusqu’à Santa-Fé, la route cesse d’être
sûre. Le côté occidental du Parana, en remontant vers le nord,
cesse d’être habité; aussi les Indiens font-ils de fréquentes incur-
sions : ils assassinent tous les voyageurs qu’ils rencontrent. La
pature du pays favorise singulièrement, d’ailleurs, ces expéditions,
car la plaine gazonnée cesse et on se trouve dans une sorte de forêt
de mimosas. Nous passons devant quelques maisons qui ont été
pillées et qui, depuis, sont restées désertes ; nous voyons aussi un
spectacle qui cause à mes guides la plus vive satisfaction : le sque-
Jette d’un Indien suspendu à une branche d'arbre ; des morceaux
de peau desséchée pendent encore aux ossements. 7
Nous arrivons à Santa-Fé dans la matinée. Je suis tout étonné
de voir quel changement considérable de climat a produit une diffé-
rence de 3 degrés de latitude seulement entre cette ville et Buenos
Ayres. Tout le rend évident : le mode d’habillement et le teint des
habitants, la grosseur plus grande des arbres, la multitude des
nouveaux cactus et d’autres plantes, et principalement le nombre
des oiseaux. En une heure, j’ai remarqué une demi-douzaine d’oi-
seaux que je n’ai jamais vus à Buenos Ayres. Si l’on considère
qu'il n’y a pas de frontières naturelles entre les deux villes et que
le caractère du pays est presque exactement le même, la différence
est beaucoup plus grande que l’on ne pourrait le croire.
3 et 4 octobre. — Un violent mal de tête m’oblige à garder le lit
pendant deux jours. Une bonne vieille femme qui me soigne me
presse d'essayer une quantité de singuliers remèdes. La plupart du
temps, on fixe à chaque tempe du malade une feuille d'oranger ou
un morceau de taffetas noir; il est encore plus usuel de couper
SANTA-FÉ. 197
une fève en deux, d’humecter ces moitiés et d’en placer une sur
chaque tempe, où elles adhèrent facilement. On ne croit pas qu’il
soit convenable d'enlever les fèves ou le taffetas ; on les laisse
jusqu’à ce qu’ils tombent naturellement. Quelquefois, si on de-
mande à un homme qui a des morceaux de taffetas sur la tête ce
qu'il a bien pu se faire, il vous répond : « J’avais la migraine
avant-hier. » Les habitants de ce pays emploient des remèdes fort
étranges, mais trop dégoùtants pour qu’on puisse en parler. Un des
moins sales consiste à couper en deux de jeunes chiens pour en
attacher les morceaux de chaque côté d’un membre brisé. On
recherche beaucoup ici une race de petits chiens sans poils pour
servir de chaufferettes aux malades.
Santa-Fé est une petite ville tranquille, propre, et où règne le
bon ordre. Le gouverneur Lopez, simple soldat au temps de la
révolution, est depuis dix-sept ans au pouvoir. Cette stabilité
provient de ses habitudes tyranniques, car la tyrannie semble jusqu'à
présent mieux adaptée à ces pays que le républicanisme. Le gou-
verneur Lopez a une occupation favorite : donner la chasse aux
Indiens. Il y a quelque temps, il en a massacré quarante-huit et a
vendu leurs enfants comme esclaves à raison d’une centaine de
francs par tête.
5 octobre. — Nous traversons le Parana pour nous rendre à Santa-
Fé Bajada, ville située sur la côte opposée. Le passage nous prend
quelques heures, car le fleuve consiste ici en un labyrinthe de petits
bras séparés par des îles basses couvertes de bois. J'avais une lettre
de recommandation pour un vieil Espagnol, un Catalan, qui me
reçoit avec la plus grande hospitalité. Bajada est la capitale de
l'Entre-Rios. En 1893, la ville contenait 6000 habitants, et la pro-
vince 30 000. Cependant, malgré le petit nombre des habitants,
aucune province n’a plus souffert de révolutions sanglantes. Il y a
ici des députés, des ministres, une armée régulière et des gouver-
neurs ; rien donc d'étonnant à ce qu’il y ait des révolutions. Cette
province deviendra certainement un des pays les plus riches de la
Plata. Le sol est fertile, et la forme presque insulaire de l'Entre-
Rios lui donne deux grandes lignes de communications : le Parana
et Uruguay.
Je suis retenu cing jours à Bajada, et j’étudie la géologie fort
intéressante du voisinage. On trouve ici, au pied des falaises, des
couches contenant des dents de requin et des coquillages marins
138 GÉOLOGIE DES PAMPAS.
d'espèces éteintes ; puis on passe graduellement à une marne dure
et à la terre argileuse rouge des Pampas avec ses concrétions cal-
caires contenant des ossements de quadrupèdes terrestres. Cette sec-
tion verticale indique clairement une grande baie d’eau salée pure
qui s’est graduellement convertie en un estuaire boueux dans lequel
étaient charriés par les eaux les cadavres des animaux noyés.
À Punta-Gorda, dans le Banda oriental, j’ai trouvé que le dépôt
des Pampas alternait avec des calcaires contenant quelques-uns
des mêmes coquillages marins éteints, ce qui prouve soit un chan-
gement de direction dans les courants, soit, plus probablement, une
oscillation dans le niveau du fond de l’ancien estuaire. L'aspect
général des dépôts formant les Pampas, leur position à l'embou-
chure du grand fleuve de la Plata, la présence d’un nombre si con-
sidérable d’ossements de quadrupèdes terrestres, telles étaient les
principales raisons sur lesquelles je me fondais, jusque tout récem-
ment, pour soutenir que ces dépôts s'étaient formés dans un
estuaire. Or le professeur Ehrenberg a eu la bonté d'examiner
un spécimen de la terre rouge, que j’ai enlevé dans une des parties
inférieures du dépôt, auprès des squelettes du mastodonte; il y
trouve plusieurs infusoires, appartenant en partie À des espèces
d’eau douce, en partie à des espèces marines; les premières prédo-
minant un peu, il en conclut que l’eau où se sont formés ces
dépôts devait être saumâtre. M. A. d’Orbigny a trouvé, sur les
bords du Parana, à une hauteur de 100 pieds, de grandes couches
contenant des coquillages propres aux estuaires et qui habitent
aujourd'hui une centaine de milles plus près de la mer; j’ai trouvé
des coquillages semblables à une hauteur moindre, sur les bords
de l'Uruguay ; preuve que, immédiatement avant que les Pampas
aient subi le mouvement de soulèvement qui les a transformés
en terre sèche, les eaux qui les recouvraient étaient saumâtres.
Au-dessous de Buenos Ayres, il y a des couches soulevées con-
tenant des coquillages marins appartenant aux espèces actuel-
lement existantes, ce qui prouve aussi qu'il faut attribuer à une
période récente le soulèvement des Pampas.
Dans le dépôt des Pampas, auprès de Bajada, j'ai trouvé la cara-
pace osseuse d'un animal gigantesque ressemblant au Tatou;
quand cette carapace fut débarrassée de la terre qui la remplissait,
on aurait dit un grand chaudron. J’ai trouvé aussi au méme endroit
des dents du Toxodon et du Mastodonte et uno dent de cheval,
toutes avant revétu la couleur du dépôt ct tombant presque en
LE CHEVAL FOSSILE. 139
poussière. Cette dent de cheval m'intéressait beaucoup! et je pris
les soins les plus minutieux pour bien m’assurer qu’elle avait été
enfouie à la même époque que les autres restes fossiles ; j’ignorais
alors qu'une dent semblable se trouvât cachée dans la gangue des
fossiles que j'avais trouvés à Bahia Blanca ; on ne savait pas non
plus alors que les restes du cheval se trouvent de toutes parts dans
l'Amérique du Nord. M. Lyell a dernièrement rapporté des Etats-
Unis une dent de cheval ; or, il est intéressant de constater que le
professeur Owen n'a pu trouver, dans aucune espèce fossile ou
récente, une courbe légère, mais fort singulière, qui caractérise cette
dent, jusqu'à ce qu'il ait pensé à la comparer à la mienne; le
professeur a donné à ce cheval américain le nom d’£quus curvi-
dens, N'est-ce pas un fait merveilleux dans l’histoire des mammi-
fères qu'un cheval indigène ait habité l'Amérique méridionale,
puis qu'il ait disparu, pour être remplacé plus tard par les hordes
ionombrables descendant de quelques animaux introduits par les
colons espagnols ? | |
L'existence, dans l'Amérique méridionale, d’un cheval fossile, du
mastodonte, peut-être d’un éléphant*, et d’un ruminant à cornes
creuses, découvert par MM. Lund et Clausen dans les cavernes du
Brésil, constitue un fait fort intéressant au point de vue de la dis-
tribulion géographique des animaux. Si nous divisons aujourd’hui
l'Amérique, non pas par l’isthme de Panama, mais par la partie
méridionale du Mexique’, sous le 20° degré de latitude, où le
grand plateau présente un obstacle à la migration des espèces, en
modifiant le climat et en formant, à l'exception de quelques val-
lées et d’une bordure de basses terres sur la côte, une barrière
1 I] est à peu près inutile de constater ici que le cheval n'existait pas en Amé-
Pique au temps de Colomb.
3 Cuvier, Ossements fossiles, vol. I, p. 458.
3 C'est là la division géographique adoptée par Lichtenstein, Swainson, Erich-
son et Richardson. La section du pays, section passant par Vera-Cruz et Aca-
pulco, qu'a donnée Humboldt dans l'Essai politique sur le royaume de la Nou-
elle Espagne, prouve quelle immense barrière forme le plateau du Mexique. Le
docteur Richardson, dans son admirable rapport sur la zoologie de l'Amérique
du Nord, lu devant l'Association britannique (1886, p. 157), parle de lidentifi-
cation d’un animal mexicain avec le Synetheres prehensilis et ajoute : « Je ne
saurais prouver que l’analogie est absolument démontrée; mais, s'il en est ainsi,
c'est, sinon un exemple unique, tout au moins un exemple presque unique, d’un
animal rongeur commun à l'Amérique méridionale et à l'Amérique septen-
trionale. »
440 ZOOLOGIE DE L AMERIQUE.
presque infranchissable, nous aurons les deux provinces zoologiques
de l'Amérique qui contrastent si vivement l’une avec l’autre. Quel-
ques espèces seules ont franchi la barrière et on peut les considérer
comme des émigrants du Sud, tels que le Puma, l'Opossum, le
Kinkajou et le Pecari. L’Amérique méridionale possède plusieurs
rongeurs particuliers, une famille de singes, le Lama, le Pecari,
le Tapir, Opossum et surtout plusieurs genres d’Edentés, ordre qui
comprend les Paresseux, les Fourmiliers et les Tatous. L’Amé-
rique septentrionale possède aussi de nombreux rongeurs particu-
liers (en laissant, bien entendu, de côté quelques espèces er-
rantes), quatre genres de ruminants à cornes creuses (le Bœuf, le
Mouton, la Chèvre et l’Antilope), groupe dont l’Amérique méridio-
nale ne possède pas une seule espèce. Autrefois, mais pendant la
période où vivaient la plupart des coquillages actuellement exis-
tants, l'Amérique septentrionale possédait, outre les ruminants à
cornes creuses, l’Eléphant, le Mastodonte, le Cheval et trois genres
d’Edentés, c'est-à-dire le Mégathérium, le Mégalonyx et le Mylodon.
Pendant la même période ou à peu près, comme le prouvent les
coquillages de Bahia Blanca, l'Amérique méridionale possédait,
nous venons de le voir, un mastodonte, le cheval, un ruminant à
cornes creuses, et les trois mêmes genres d’édentés, outre plusieurs
autres. D'où il appert que l’Amérique septentrionale et l'Amérique
méridionale, possédant à une époque géologique récente ces divers
genres en commun, se ressemblaient beaucoup plus alors qu’au-
jourd’hui par le caractére de leurs habitants terrestres. Plus je
réfléchis & ce fait, plus il me semble intéressant. Je ne connais
aucun autre cas où nous puissions aussi bien indiquer, pour ainsi
dire, l’époque et le mode de division d’une grande région en deux
provinces zoologiques bien caractérisées. Le géologue se rap-
pelant les immenses oscillations de niveau qui ont affecté la
croûte terrestre, pendant les dernières périodes, ne craindra pas
d'indiquer le soulèvement récent du plateau mexicain, ou, plus
probablement, l’affaissement récent des terres dans l'archipel des
Indes occidentales, comme la cause de la séparation zoologique
actuelle des deux Amériques. Le caractère sud-américain des mam-
mifères ! des Indes occidentales semble indiquer que cet archipel
faisait anciennement partie du continent méridional et qu'il est
1 Voir Dr Richardson, Report, p. 157; UInstitut, 1837, p. 235. Cuvier dit que
l'on trouve le kinkajou dans les plus grandes Antilles, mais cela est douteux.
GRANDE SECHERESSE. 441
devenu subséquemment le centre d’un système d'affaissement.
Quand l’Amérique, et surtout l'Amérique septentrionale, possé-
dait ses éléphants, ses mastodontes, son cheval et ses ruminants à
cornes creuses, elle ressemblait beaucoup plus qu'aujourd'hui, au
point de vue zoologique, aux parties tempérées de l'Europe et de
l'Asie. Comme on retrouve les restes de ces genres des deux côtés
du détroit de Behring‘ et dans les plaines de la Sibérie, nous nous
trouvons amenés à considérer le côté nord-ouest de l'Amérique
du Nord comme l’ancien point de communication entre l’ancien
monde et ce qu'on appelle fe nouveau monde. Or, comme tant
d'espèces, vivantes et éteintes, de ces mêmes genres ont habité et
habitent encore l’ancien monde, il semble très-probable que les
éléphants, les mastodontes, le cheval et les ruminants à cornes
creuses de l’Amérique septentrionale ont pénétré dans ce pays en
passant sur des terres, affaissées depuis, auprès du détroit de
Behring; et de là, passant sur des terres, submergées aussi depuis,
dans les environs des Indes occidentales, ces espèces ont pénétré
dans l’Amérique du Sud, où, après s'être mélées pendant quelque
temps aux formes qui caractérisent ce continent méridional, elles
ont fini par s’éteindre.
Pendant mon voyage, on me raconta en termes exagérés quels
avaient été les effets de la dernière grande sécheresse. Ces récits
peuvent jeter quelque lumière sur les cas où un grand nombre
d'animaux de toutes sortes ont été trouvés enfouis ensemble.
On appelle le gran seco ou la grande sécheresse la période com-
prise entre les années 1827 et 1832. Pendant ce temps il tomba
si peu de pluie, que la végétation disparut et que les chardons
eux-mêmes ne poussèrent pas. Les ruisseaux tarirent et le pays
tout entier prit l’aspect d’une route poussiéreuse. Cette sécheresse
se fit surtout sentir dans la partie septentrionale de la province de
Buenos Ayres et dans la partie méridionale de la province de
Santa-Fé. Un grand nombre d'oiseaux, d'animaux sauvages, de
bestiaux et de chevaux périrent de faim et de soif. Un homme me
M. Gervais affirme qu’on y trouve le Didelphis cancrivora. Il est certain que les
Indes occidentales possèdent quelques mammifères qui leur sont propres. On
a rapporté de Bahama la dent d’un mastodonte (Edinb. New Philosoph. Journal,
1826, p. 395.
1 Voir l’admirable appendice que le docteur Buckland a ajouté au Voyage de
Beechey; voir aussi les notes de Chamisso dans le Voyage de Kotzebue.
449 GRANDE SECHERESSS.
raconta que les cerfs! avaient pris l’habitude de venir boire au
puits qu'il avait été forcé de creuser dans sa cour pour fournir de
l'eau à sa famille ; les perdrix avaient à peine la force de s'envoler
quand on les poursuivait. On estime à un million de têtes de bétail
au moins les pertes subies par la province de Buenos Ayres seule.
Avant cette sécheresse un propriétaire, à San-Pedro, possédait
vingt mille bœufs ; après la sécheresse il ne lui en restait pas un
seul. San-Pedro est situé au milieu du pays le plus riche et abonde
aujourd’hui en animaux, et cependant, pendant la dernière période
du gran seco, on dut importer par eau des animaux vivants pour
l'alimentation des habitants. Les animaux quittaient les estancias,
se dirigeant vers le sud, où ilsse réunirent en si grand nombre que
le gouvernement fut obligé d'envoyer une commission pour tâcher
d’apaiser les querelles qui surgissaient entre les propriétaires. Sir
Woodbine Parish me signala une autre source de querelles très-
fréquentes alors : le sol était resté si longtemps sec, il y avait une si
énorme quantité de poussière, que, dans ce pays si plat, tous les
points de repère avaient disparu et les gens ne retrouvaient plus
les limites de leurs propriétés.
Un témoin oculaire me raconte que les bestiaux se précipitaient
pour aller boire dans le Parana en troupeaux comptant plusieurs
milliers de têtes, puis que, épuisés par le manque de nourriture, il
leur devenait impossible de remonter les bords glissants du fleuve
et qu'ils se noyaient. Le bras du fleuve qui passe à San-Pedro était
tellement encombré de cadavres en putréfaction, que le capitaine
d’un navire me ditqu'illuiavait étéimpossible d'y passer, tantl’odeur
était abominable. Sans aucun doute, des animaux par centaines de
mille périrent ainsi dans le fleuve; on vit flotter, se dirigeant
vers la mer, leurs cadavres en décomposition, et un grand nombre
trés-probablement se déposèrent dans l’estuaire de la Plata. L’eau
4 On trouve dans le Voyage du rapifaine Owen (vol, Il, p. 274) une description
curieuse des effets de la sécheresse sur les éléphants à Benguela (côte oool-
dentale d'Afrique; : « Un grand nombre de ces animaux avaient pénétré en
troupe dans la ville pour s'emparer des puits, car ils ne pouvaient plus se pro-
curer de l’eau dans la campagne. Les habitants se réunirent et attaquèrent les
éléphants: il en résulta une lutte terrible, qui se termina par la défaite des enva-
hisseurs, mais ils avaient tué un homme et en avaient blessé plusieurs. » Le ca-
pitaine ajoute que cette ville a une population d'environ 8000 habitants. Le doc-
teur Malcolmson m'apprend que, pendant une grande sécheresse, aux Indes, des
animaux féroces pénétrèrent dans les tentes de quelques soldats, à Ellora, et
qu'un lièvre vint boire dans un vase que tenait l’adjudant du régiment.
GRANDE SÉCHERESSE, 448
de toutes les petites rivières devint saumâtre et ce fait causa la
mort de beaucoup d’animaux en certains endroits, car, quand un
animal boit de cette eau, il meurt infailliblement. Azara‘ décrit la
fureur des chevaux en semblable occasion; tous s’élancent dans
les marais, et les premiers arrivés sont écrasés par la foule qui les
suit. Il ajoute qu’il a vu plus d’une fois les cadavres de plus de
mille chevaux sauvages qui avaient péri ainsi. J’ai remarqué que
le lit des petits ruisseaux dans les Pampas est recouvert d’une véri-
table couche d’ossements; mais cette couche provient probable-
ment d’une accumulation graduelle, plutôt que d’une grande des-
truction à une période quelconque. Après la grande sécheresse de
4827-1832 survint une saison trés-pluvieuse qui amena de vastes
inondations. I] est donc presque certain que des milliers de sque-
lettes ont été enfouis par les dépôts de l’année même qui a suivi la
sécheresse. Que dirait un géologue en voyant une collection aussi
énorme d’ossements, appartenant à des animaux de toutes les
espéces et de tous les 4ges, enfouie,dans une épaisse masse de
terre? Ne serait-il pas disposé à l’attribuer à un déluge, plutôt
qu’au cours naturel des choses *?
42 octobre. — J'avais l'intention de pousser plus loin mon excur-
sion ; mais, né me portant pas trés-bien, je me vois forcé de prendre
passage à bord d’un balandra, ou barque à un mât, d'environ
400 tonneaux, qui part pour Buenos Ayres. Le temps n'étant pas
beau, nous mouillons de bonne heure dans la journée, en nous
attachant à une branche d’arbre au bord d’une ile. Le Parana est
plein d’iles détruites et renouvelées constamment. Le capitaine
de la barque se rappelle en avoir vu disparaître quelques-unes,
et des plus grandes, puis d'autres se former et se couvrir d’une
riche végétation. Ces Îles se composent de sable boueux, sans
le plus petit caillou; à l’époque de mon voyage, leur surface
se trouvait à environ 4 pieds au-dessus de l’eau; mais elles sont
inondées pendant les débordements périodiques du fleuve. Elles
présentent toutes un même caractère : elles sont couvertes par de
nombreux saules et quelques autres arbres reliés ensemble par une
grande variété de plantes grimpantes, ce qui forme un fourré im-
pénétrable. Ces fourrés servent de retraite aux capybaras et aux
1 Voyages, vol. I, p. 374.
2 Ces sécheresses semblent être périodiques dans une certaine mesure. On m'a cité
les dates de plusieurs autres, et elles paraissent se produire tous les quinze ans.
444 HABITUDES DU JAGUAR.
jaguars. La crainte de rencontrer ce dernier animal enléve tout le
charme qu’on éprouverait à se promener dans ces bois. Ce soir, je
n’avais pas fait cent pas que j’ai remarqué le signe indubitable de
la présence du tigre; je fus donc obligé de revenir sur mes pas.
On trouve semblables traces sur toutes les iles; de méme que, dans
l’excursion précédente, el rastro de los Indios avait fait le sujet de
notre conversation, de méme cette fois on ne parla que de ed rastro
del tigre.
Les rives boisées des grands fleuves paraissent être la retraite
favorite des jaguars; on m’a dit, toutefois, qu’au sud de la Plata ils
fréquentent les roseaux qui bordent les lacs; où qu’ils aillent, ils
semblent avoir besoin d’eau. Leur proie la plus ordinaire est le
capybara, aussi dit-on ordinairement que là où cet animal est
nombreux on n’a rien à craindre du jaguar. Falconer affirme que
près de l'embouchure de la Plata il y a beaucoup de jaguars qui se
nourrissent de poissons, et des témoins dignes de foi m'ont confirmé
cette assertion. Sur les bords du Parana, les jaguars tuent beau- .
coup de bûcherons, et viennent même rôder sur les navires pen-
dant la nuit. J’ai causé à Bajada avec un homme qui, montant sur
le pont de sa barque pendant la nuit, fut saisi par un de ces ani-
maux ; il échappa à ses étreintes, mais il perdit un bras. Quand les
inondations les chassent hors des îles du fleuve, ils deviennent très-
dangereux. On m'a raconté qu’un jaguar énorme pénétra, il y a
quelques années, dans une église de Santa-Fé. Il tua l’un après
l'autre deux prêtres qui entrérent dans l’église; un troisième n’é-
chappa à la mort qu'avec la plus grande difficulté; on dut, pour
arriver à détruire cet animal, découvrir une partie du toit de
l'église et le tuer à coups de fusil. Pendant les inondations, les
jaguars commettent de grands ravages parmi-les bestiaux et les che-
vaux. On dit qu’ils tuent leur proie en lui brisant le cou. Si on les
chasse du cadavre de l’animal qu'ils viennent de tuer, ils revien-
nent rarement auprès de lui. Les Gauchos affirment que les renards
suivent le jaguar en glapissant quand il erre pendant la nuit; ceci
coïncide curieusement avec le fait que les chacals accompagnent de
la même façon le tigre de l’Inde. Le jaguar est un animal bruyant ;
la nuit, il fait entendre de continuels rugissements, surtout quand
le temps va devenir mauvais.
Pendant une chasse sur les bords de l’Uruguay, on me montra
certains arbres auprés desquels ces animaux reviennent toujours,
dans le but, dit-on, d’aiguiser leurs griffes. On me fit remarquer
pe -—C—SC~—-
HABITUDES DU JAGUAR. 145
trois arbres surtout ; par devant, leur écorce était polie, comme par
le frottement constant d’un animal ; de chaque côté, se trouvaient
trois écorchures, ou plutôt trois rigoles, s'étendant en ligne oblique
et ayant près de 1 mètre de long. Ces rigoles remontaient évidem-
ment à des époques différentes. On n’a qu’à examiner ces arbres
pour savoir immédiatement s’il y a un jaguar dans le voisinage.
Cette habitude du jaguar est exactement analogue à celle de nos
chats ordinaires alors que, les pattes étendues, les griffes sorties du
fourreau, ils grattent le montant d’une chaise; je sais, d’ail-
leurs, que les chats endommagent souvent, en les griffant, de
jeunes arbres fruitiers en Angleterre. Le puma doit avoir aussi
la même habitude, car j'ai vu fréquemment, sur le sol dur et nu
de la Patagonie, des entailles si profondes, que cet animal seul a
pu les faire. Ces animaux ont pris, je crois, cette habitude pour
enlever les pointes usées de leurs griffes et non pas, comme le
pensent les Gauchos, pour les aiguiser. On arrive à tuer le jaguar
sans beaucoup de difficulté ; poursuivi par les chiens, il grimpe
dans un arbre, où il est facile de l’abattre à coups de fusil.
Le mauvais temps nous fait rester deux jours à notre mouillage ;
notre seul amusement consiste à pêcher du poisson pour notre
dîner ; il y en a de différentes espèces, et tous bons à manger. Un
poisson appelé l’armado (un Silurus) fait entendre un bruit singu-
lier, ressemblant à un grincement, quand il se sent saisi par le
hamecon; on peut entendre ce bruit même quand le poisson est
encore sous l’eau. Ce même poisson a la faculté de saisir avec force
un objet quel qu’il soit, rame ou ligne de pêche, avec les fortes
épines qu’il porte sur sa nageoire pectorale et sur sa nageoire dor-
sale. Dans la soirée, nous avons une vraie température tropicale, le
thermomètre indique 79 degrés F. (26°,4 C.). Nous sommes environ-
nés de mouches lumineuses et de moustiques; ces derniers sont fort
désagréables. J’expose ma main à l’air pendant cinq minutes, elle
est bientôt entièrement couverte par ces insectes ; il y en avait au
moins cinquante suçant tous à la fois.
415 octobre. — Nous reprenons notre navigation et passons devant
Punta-Gorda, où se trouve une colonie d’Indiens soumis de la pro-
vince de Missiones. Le courant nous entraîne rapidement ; mais avant
le coucher du soleil la crainte ridicule du mauvais temps nous fait
jeter l’ancre dans un petit bras du fleuve. Je prends le bateau et
je remonte quelque peu cette crique. Elle est fort étroite, fort
profonde et fait de nombreux détours; de chaque côté, un véri-
10
446 LE RHYNCHOPS NIGRA.
table mur de 30 ou 40 pieds de haut, formé d’arbres reliés les uns
aux autres par des plantes grimpantes, donne au canal un aspect
singulièrement sombre et sauvage. Je vis là un oiseau fort extraordi-
naire appelé Bec-en-ciseau (Rhynchops nigra). Cet oiseau a les jambes
courtes, les pieds palmés, des ailes pointues extrêmement longues ;
il est à peu près aussi gros qu’un sterne. Le bec est aplati, mais
dans un plan à angle droit avec celui que forme un bec en cuiller.
Il est aussi plat, aussi élastique qu'un couteau à papier en ivoire, et
la mandibule inférieure, contrairement à ce qui arrive chez tous les
autres oiseaux, est 1 pouce et demi plus longue que la mandibule
supérieure. Près de Maldonado, dans un lac à peu près desséché et
qui, par conséquent, regorgeait de petits poissons, je vis plusieurs
de ces oiseaux, qui se réunissent ordinairement par petites bandes,
voler rapidement de long en large tout près de la surface de l’eau.
Ils ont alors le bec tout grand ouvert, et ils tracent un sillon dans
l'eau avec l’extrémité de leur mandibule inférieure; l’eau était
parfaitement calme, et c'était un fort curieux spectacle que de
voir toute cette bande animée 8e refléter dans ce véritable miroir.
Tout en volant, ils font de rapides détours et tirent habile-
ment hors de l’eau, avec leur mandibule inférieure, de petits
poissons qu ils saisissent avec la partie supérieure de leur bec. Je les
ai vus souvent attraper ainsi des poissons, car ils passaient conti-
nuellement devant moi, comme le font les hirondelles. Quand ils
quittent la surface de l’eau, leur vol devient sauvage, irrégulier,
rapide; ils poussent alors des cris percants, Quand on les voit
pêcher, on comprend tout l'avantage qu’ont pour eux les longues
plumes primaires de leurs ailes. Ainsi occupés, ces oiseaux res-
semblent absolument au symbole qu’emploient beaucoup d'artistes
pour représenter les oiseaux marins. Leur queue leur sert constam-
ment de gouvernail.
Ces oiseaux sont communs dans l’intérieur, le long du rio Pa-
LE RHYNCHOPS NIGRA. 447
rana; on dit qu'ils y restent pendant toute l’année et se repro-
duisent dans les marécages qui le bordent. Pendant la journée, ils
se posent en bandes sur le gazon des plaines, à quelque distance
de l’eau. A l'ancre, comme je l’ai dit, dans une des criques pro-
fondes qui séparent les îles du Parana, je vis tout à coup apparaître .
un de ces oiseaux au moment où l'obscurité commencait à devenir
profonde. L'eau était parfaitement calme, et de nombreux petits
poissons se montraient à la surface, L’oiseau continua longtemps
à voler rapidement à la surface, fouillant tous les recoins de l’étroit
canal, où les ténèbres étaient complètes, et à cause de la nuit
qui était venue, et à cause du rideau d'arbres qui l’assombris-
saient encore. J’ai vu à Montevideo des bandes considérables
de Rhynchops rester immobiles pendant le jour sur les bancs
de boue qui se trouvent (à l'entrée du port, tout comme je les
avais vus se poser sur: l'herbe sur les bords du Parana; chaque
soir, quand venait l'obscurité, ils prenaient leur vol vers Ja mer.
Ces faits me portent à croire que les Rhynchops péchent ordinaire-
ment la nuit, alors que beaucoup de petits poissons se rapprochent
de la surface de l’eau. M, Lesson affirme qu'il a vu ces oiseaux
ouvrir les coquilles de Mactres enfouies dans les bancs de sable sur
les côtes du Chili; à en juger par leurs becs faiblos, dont la partie
inférieure se projette si considérablement en avant, par Jeurs
courtes jambes et leurs longues ailes, il est fort peu probable que
ce puisse être là une habitude générale chez eux.
Pendant notre voyage sur le Parana, je ne remarquai que trois
autres oiseaux dignes d’être cités. L’un, un petit martin-pécheur
(Ceryle americana), a la queue plus longue que l'espèce européenne.
Aussi ne perche-t-il pas de façon aussi droite, Son vol, au lieu
d’être direct et rapide comme celui d'une flèche, est paresseux et
ondulant, comme celui des oiseaux à bec mou. Il pousse un cri assez
faible, qui ressemble au bruit que l’on produit en frappant deux
cailloux l’un contre l’autre, Un petit perroquet (Conurus murinus)
vert, à poitrine grise, semble préférer à toute autre situation, pour
y construire son nid, les grands arbres qui se trouvent sur les îles.
Ces nids sont placés en si grand nombre les uns auprès des autres,
qu’on n’apercoit qu’une grande masse de bâtons. Ces perroquets
vivent toujours en troupes et commettent de grands ravages dans
les champs de blé. On m'a dit que, auprès de Colonia, on en avait
tué deux mille cinq cents dans le courant d’une année, Un oiseau
à queue fourchue se terminant par deux longues plumes (7yrannus
448 - LE RIO PARANA.
savana), que les Espagnols appellent Queue-en-ciseaux, est très-
commun près de Buenos Ayres. Il se pose ordinairement sur une
branche de l’ombu, près d'une maison, s’élance de là pour pour-
suivre les insectes, et revient se percher au méme endroit. Sa
manière de voler et son aspect général, le font absolument res-
sembler à l’hirondelle ordinaire; il a la faculté de tourner très-
court dans l’air et, ce faisant, il ouvre et referme sa queue quel-
quefois dans un plan horizontal ou oblique, quelquefois dans un
plan vertical, exactement comme s'ouvre et se ferme une paire
de ciseaux.
46 octobre. — A quelques lieues au-dessous de Rozario com:
mence, sur la rive occidentale du Parana, une ligne de falaises per-
pendiculaires qui s'étend jusqu’au-dessous de San-Nicolas ; aussi,
se croirait-on plutôt sur la mer que sur un fleuve. Les bords du
Parana étant formés par des terres trés-molles, les eaux sont
boueuses, ce qui diminue beaucoup la beauté de ce fleuve.
L’Uruguay, au contraire, coule à travers un pays granitique, aussi
ses eaux sont-elles beaucoup plus limpides. Quand ces deux
fleuves se réunissent pour former le rio de la Plata on peut, pen-
dant fort longtemps, distinguer les eaux de ces deux fleuves à leur
teinte noire et rouge. Dans la soirée, le vent devient peu favorable ;
cependantnous nous arrêtons immédiatement, comme à l'ordinaire ;
le lendemain il vente assez fort, mais dansune bonne direction pour
nous, le patron toutefois est trop indolent pour penser à partir.
On m'avait dit à Bajada que c’était un homme difficile à émouvoir,
on ne m'avait pas trompé, car il supporte tous les délais avec une
admirable résignation. C’est un vieil Espagnol établi depuis long-
temps dans ce pays. Il se prétend grand ami des Anglais, mais il
soutient qu'ils n’ont remporté la victoire de Trafalgar que parce
qu'ils ont acheté les capitaines espagnols, et que le seul acte de
bravoure accompli dans la journée est celui de l’amiral espagnol.
N'est-ce pas caractéristique? Voilà un homme qui aime mieux
croire que ses compatriotes sont les plus abominables traîtres que
de penser qu’ils sont laches ou inhabiles.
48 et 19 octobre. — Nous continuons à descendre lentement ce
fleuve magnifique; le courant ne nous aide guère. Nous rencon-
trons fort peu de navires. On semble réellement dédaigner ici un
des dons les plus précieux de la nature, cette voie magnifique de
communication, un fleuve où des navires pourraient relier deux
pays, l’un ayant un climat tempéré et où certains produits abon-
LE RIO PARANA. 449
dent autant que d’autres font complétement défaut, l’autre possé-
dant un climat tropical et un sol qui, s’il faut en croire le meilleur
de tous les juges, M. Bonpland, n’a peut-être pas son égal au
monde pour sa fertilité. Combien autre eût été ce fleuve, si des
colons anglais avaient eu la chance de remonter les premiers le rio
de ia Plata! Quelles villes magnifiques occuperaient aujourd’hui
ses rives! Jusqu'à la mort de Francia, dictateur du Paraguay, ces
deux pays doivent rester aussi distincts que s'ils étaient placés aux
deux extrémités du globe. Mais de violentes révolutions, violentes
proportionnellement au calme si peu naturel qui y règne aujour-
d’hui, déchireront le Paraguay quand le vieux tyran sanguinaire
ne sera plus. Ce pays aura à apprendre, comme tous les Etats
espagnols de |’Amérique du Sud, qu’une république ne peut pas
subsister tant qu’elle ne s’appuie pas sur des hommes qui respectent
les principes de la justice et de l’honneur.
20 octobre. — Arrivé à l'embouchure du Parana et fort pressé
d'arriver à Buenos Ayres, je débarque à Las Conchas, avec l’inten-
tion de continuer mon voyage à cheval. Je m’apercois, à ma grande
surprise, dès que j'ai débarqué, que l’on me considère dans une
certaine mesure comme un prisonnier. Une violente révolution a
éclaté et l’embargo est mis sur tous les ports. I] m’est impossible
de retourner à la barque que je viens de quitter, et quant à me
rendre par terre à la capitale, il n’y faut pas penser. Après une
longue conversation avec le commandant, j'obtiens la permission
de me rendre auprès du général Rolor, qui commande unc di-
vision des rebelles de ce côté de la capitale. Je vais le lendemain
matin à son camp; général, officiers et soldats, tous me parurent,
et étaient réellement, je crois, d’abominables coquins. Le général,
par exemple, la veille même du jour où il quitta Buenos Ayres, alla
volontairement trouver le gouverneur et, plaçant la main sur son
cœur, lui jura que lui, au moins, resterait fidèle jusqu’à la mort.
Le général me dit que la capitale est hermétiquement bloquée et
que tout ce qu’il peut faire est de me donner un passe -port pour
me rendre auprès du commandant en chef des rebelles campé à
Quilmes. Il me fallait donc faire un circuit considérable autour de
Buenos Ayres, et je ne pus me procurer des chevaux qu'avec la
plus grande difficulté.
On me recut fort civilement au camp des rebelles, mais on
me dit qu’il était impossible de me permettre d’entrer dans la
ville. Or c’est ce que je désirais par-dessus tout, car je croyais
150 . REVOLUTION A BUENOS AYRES.
que le Beagle quitterait La Plata beaucoup plus tôt qu'il ne par-
tit réellement. Cependant je racontai les bontés qu’avait eues
pour moi le général Rosas lorsque j’étais au Colorado, et ce
récit changea les dispositions à mon égard comme par enchan-
tement. On me dit immédiatement que, bien qu’on ne ptt pas
me donner un passe-port, on me permettrait do dépasser les sen-
tinelles, si je consentais à laisser derrière moi mon guide et mes
chevaux.
J’acceptai cette offre avec enthousiasme, et un officier vint
avec moi pour veiller A ce que je ne fusse pas arrété en chemin.
La route pendant 1 lieue était absokument déserte; je rencon-
trai une petite troupe de soldats qui se contentérent de jeter
un ooup d'œil sur mon vieux passe-port, et enfin je pus entrer
dans la ville.
A peine y avait-il un prétexte pour commencer cette révolution.
Mais dans un Etat qui en neuf mois (de février à octobre 4820) subit
quinze changements de gouvernement — chaque gouverneur, selon
la constilution, était élu pour une période de trois ans — il serait
peu raisonnable de demander des prétextes. Dans les cas actuels,
quelques personnages — qui détestaient le gouverneur Balcarce,
parce qu'ils étaient attachés à Rosas — quittèrent la ville au
nombre de soixante et dix, et au cri de Rosas, le pays entier
courut aux armes. On bloqua Buenos Ayres; on n’y laissa entrer
ni provisions, ni bestiaux, ni chevaux; du reste, peu de com-
bats et quelques hommes seulement tués chaque jour. Les re-
belles savaient bien qu'en interceptant les vivres la victoire leur
appartiendrait un jour ou l'autre. Le général Rosas ne pouvait
pas encore connaître ce soulèvement, mais il répondait abso-
lument aux plans de son parti. Il avait été élu gouverneur un an
auparavant, mais il avait déclaré n’accepter qu'à la condition
que la Sala lui conférat des pouvoirs extraordinaires. On les lui
refusa, il n’accepta donc pas le poste, et, depuis lors, son parti
s'ingénie à prouver qu'aucun gouverneur ne peut rester au pou-
voir. Des deux côtés on prolongeait la lutte jusqu'à ce qu'on
ait pu recevoir des nouvelles de Rosas. Une note de lui arriva
quelques jours après mon départ de Buenos Ayres: le général
regrettait que la paix publique eût été troublée, mais il était d'avis
que les rehelles avaient le bon droit de leur côté. À la récep-
tion de cette lettre, gouverneur, ministres, officiers el soldats
s'enfuirent dans toutes les directions; les rebelles entrérent dans
REVOLUTION A BUENOS AYRES. 151
la ville, proclamèrent un nouveau gouverneur, et cinq mille
cing cents d’entre eux se firent payer les services rendus à l’in-
surrection.
Il résultait clairement de ces actes que Rosas finirait par de-
venir dictateur, car le peuple de cette république, comme celui
de toutes les autres, ne veut pas entendre parler d'un roi. J’ai
appris, après avoir quitté l'Amérique méridionale, que Rosas a
été élu avec des pouvoirs et pour un temps en complet désaccord
avec la constitution de la république. |
CHAPITRE VIII
Excursion à Colonia del Sacramiento. — Valeur d'une estancia. — Bestiaux :
comment on les compte. — Race singulière de bœufs. — Cailloux perforés. —
Chiens bergers. — Domptage des chevaux. — Caractère des habitants. — Rio de
la Plata. — Troupes de papillons. — Araignées aéronautes. — Phosphorescence
de la mer. — Port Désire. — Guanaco. — Port Saint-Julien. — Géologie de la
Patagonie. — Animal fossile gigantesque. — Types constants d'organisation.
— Modifications dans la zoologie de l'Amérique. — Causes d'extinction.
es = ee ee
Le Banda oriental et la Patagonie.
Après quinze jours de véritable détention à Buenos Ayres, je
parviens enfin à m’embarquer à bord d’un navire qui se rend à
Montevideo. Une ville en état de blocus constitue toujours une
résidence désagréable pour un naturaliste, mais dans le cas actuel
on avait, en outre, à craindre les violences des brigands qui l’ha-
bitaient. Il fallait surtout redouter les sentinelles, car la fonction
officielle qu’ils remplissaient, les armes qu'ils portaient toujours,
leur donnaient pour voler un degré d’autorité que personne autre
ne pouvait imiter.
Notre voyage est long et désagréable. Sur la carte, l'embouchure
de la Plata semble une fort belle chose, mais la réalité est bien
loin de répondre aux illusions que l’on s’est faites. Il n'y a ni gran-
deur ni beauté dans cette immense étendue d’eau boueuse. A un
certain moment de la journée, du pont du navire où je me trou-
vais je pouvais à peine distinguer les deux côtes, qui sont extrè-
mement basses. En arrivant à Montevideo j'apprends que le Beagle
ne mettra à la voile qu’au bout de quelques jours. Je me prépare
donc immédiatement à faire une courte excursion dans le Banda
oriental. On peut appliquer à Montevideo tout ce que j'ai dit rela-
tivement à la région qui entoure Maldonado; toutefois le sol est
bien plus plat, à lexception du mont Vert, qui a 450 pieds
(133 mètres de hauteur) et qui donne son nom à la ville. Tout au-
tour ondule la plaine gazonnée ; on y remarque fort peu d’enclos,
sauf dans le voisinage immédiat de la ville, où il y a quelques
LE BANDA ORIENTAL. 133
champs entourés de talus couverts d’agaves, de cactus et de
fenouil.
14 novembre. — Nous quittons Montevideo dans l’après-midi.
J'ai l'intention de me rendre à Colonia del Sacramiento, situé
sur la rive septentrionale de la Plata, en face de Buenos Ayres;
de remonter l’Uruguay jusqu’au village de Mercedes, sur le rio
Negro (une des nombreuses rivières qui portent ce nom dans
l'Amérique méridionale), puis de revenir directement à Monte-
video. Nous couchons dans la maison de mon guide à Canelones.
Nous nous levons de bonne heure, dans l'espoir de faire une longue
étape, espoir déçu, car toutes les rivières ont débordé. Nous tra-
versons en bateau les petites rivières de Canelones, de Santa-Lucia
et de San-José, et perdons ainsi beaucoup de temps. Dans une
excursion précédente j'avais traversé la Lucia près de son embou-
chure, et j'avais été tout étonné de voir avec quelle facilité nos
chevaux, bien que n'étant pas habitués à nager, avaient parcouru
cette distance d’au moins 600 mètres. Un jour qu’à Montevideo
je manifestais mon étonnement à ce sujet, on me raconta que
quelques saltimbanques, accompagnés de leurs chevaux, avaient
fait naufrage dans la Plata ; un de ces chevaux nagea pendant une
distance de 7 milles pour gagner la terre. Dans le courant de la
journée un Gaucho me donna un réjouissant spectacle par la dex-
térité avec laquelle il forca un cheval rétif à traverser une rivière
à la nage. Le Gaucho se déshabilla complétement, remonta sur
son cheval et forea ce dernier à entrer dans l’eau jusqu’à ce qu'il
eût perdu pied; il se laissa alors glisser sur la croupe du cheval et
Vempoigna par la queue; chaque fois que l’animal retournait la
tête, le Gaucho lui jetait de l’eau pour l’effrayer. Dès que le cheval
toucha terre de l’autre côté, le Gaucho se hissa de nouveau en
selle et il était fermement assis, guides en main, avant qu'il fat
tout à fait sorti de la rivière. C’est un fort beau coup d’ceil que
de voir un homme nu sur un cheval nu; je n'aurais jamais cru
que les deux animaux allasseñt si bien ensemble. La queue du
cheval constitue un appendice fort utile; j'ai traversé une rivière
en bateau accompagné de quatre personnes, traîné de la même
manière que le Gaucho dont je viens de parler. Quand un homme
à cheval a à traverser une large rivière, le meilleur moyen est de
saisir le pommeau de la selle ou la crinière du cheval d’une main
et de nager de l’autre.
Nous passons la journée du lendemain à la poste de Cufre. Le
154 LE BANDA ORIENTAL.
facteur arrive dans la soirée. Il avait un retard d’un jour, causé par
le débordement du rio Rozario. Ce retard, d’ailleurs, ne tirait
guère à conséquence, car, bien qu'il eût traversé la plupart des
villes principales du Banda oriental, il ne portait que deux lettres.
On a une jolie vue de la maison que j'habite : une vaste surface
verte ondulée, et, cà et là, on aperçoit la Plata. Je ne vois plus
d’ailleurs le pays de la même façon qu’à mon arrivée. Je me rap-
pelle combien il me semblait plat alors ; mais aujourd’hui, après
avoir galopé à travers les Pampas, je me demande avec surprise
ce qui a pu me pousser à l'appeler plat. Le pays présente une
série d’ondulations, peut-être pas absolument importantes en
elles-mêmes, mais qui n’en sont pas moins de vraies montagnes, si
on les compare aux plaines de Santé-Fé. Ces inégalités de terrain
déterminent la formation d'une quantité de petits ruisseaux qui
entretiennent l’abondance et l’admirable vert du gazon.
17 novembre. — Après avoir traversé le Rozario, qui est profond
et rapide, et le petit village de Colla, nous arrivons à midi à Colo-
nia del Sacramiento. J’ai fait en somme 20 lieues à travers un
pays couvert d'arbres magnifiques, mais n’ayant que peu d’habi-
tants et de bestiaux. On m’invite à passer Ja nuit à Colonia et à
aller visiter le lendemain une estancia où se trouvent quelques
rocs calcaires. La ville est bâtie, comme Montevideo, sur un pro-
montoire pierreux ; elle est très-fortifiée, mais ville et fortifications
ont beaucoup souffert pendant la guerre avec le Brésil. Cette ville
est fort ancienne et l’irrégularité des rues, les bosquets d’orangers et
de péchers qui l'environnent lui donnent un fort joli aspect. L'église
est une ruine curieuse ; transformée en poudrière, elle a été frappée
par la foudre pendant un des orages si fréquents sur le rio de la Plata.
L'explosion a détruit les deux tiers de l'édifice ; l’autre partie, restée
debout, offre un curieux exemple de ce que peut la force réunie
de la poudre et de l'électricité. Dans la soirée, je me promène sur
les remparts à demi ruinés de cette ville qui a joué un grand rôle
pendant la guerre avec le Brésil. Cette guerre a eu des conséquences
déplorables pour ce pays, non pas tant dans ses effets immédiats
que parce qu’elle a été l’origine de la création d’une multitude de
généraux el d’autres officiers de tous grades. 11 y a plus de géné-
raux (sans solde toutefois) dans les provinces-unies de la Plata que
dans le royaume-uni de la Grande-Bretagne. Ces messieurs ont
appris à aimer le pouvoir et n’ont aucune répulsion pour se battre
un peu. Aussi ven a-t-il toujours beaucoup qui ne demandent qu'à
LE BANDA ORIENTAL. 186
créer des troubles et à renverser un gouvernement qui, jusqu’à
présent, ne repose pas sur des bases bien solides. J’ai remarqué
cependant, ici et en quelques autres endroits, qu’on commence A
prendre un vif intérêt à la prochaine élection présidentielle ; c’est
14 un bon signe pour la prospérité de ce petit pays. Les habitants
ne demandent pas à leurs représentants une éducation hors ligne.
J'ai entendu quelques personnes discuter les qualités des représen-
tants de Colonia et on disait que, « bien que n'étant pas négo-
ciants, ils savent tous signer ;» on pensait n'avoir pas besoin d'en
demander davantage.
48 novembre. — J’accompagne mon hôte à son estancia, située
sur l’arroyo de San-Juan. Dans la soirée nous faisons À cheval le
tour de sa propriété; elle comprend 2 lieues et demie carrées
et se trouve dans ce que l’on appelle un rincon, c'est-à-dire que la
Plata borde un des côtés et que les deux autres sont défendus par
des torrents infranchissables. Il y a un excellent port pour les petits
navires et une grande abondance de petits bois, ce qui constitue
une valeur considérable, car on exploite ces bois pour le chauffage
de Buenos Ayres. J'étais curieux de savoir quelle pouvait être la
valeur d'une estancia aussi complète. Il y a 3000 têtes de bétail,
et elle pourrait en nourrir trois ou quatre fois autant ; 700 juments,
150 chevaux domptés et 600 moutons ; il y a en outre de l’eau et
de la pierre calcaire en quantité, d'excellents corrals, une maison
et un verger planté de péchers. Or, on a offert de tout cela
30 000 francs au propriétaire ; il demande 12 800 francs de plus et
probablement céderait à moins. Le principal travail que nécessite
une estancia est de rassembler le bétail deux fois par semaine, en
un lieu central, pour l’apprivoiser un peu et pour le compter. On
pourrait penser que cette opération présente de grandes difficultés
quand douze à quinze mille têtes sont réunies dans le même endroit.
On y arrive cependant assez facilement en se basant sur ce prin-
cipe, que les animaux se classent d'eux-mêmes en petites troupes
comprenant de quarante A cent individus. Chaque petite troupe se
reconnaît à quelques individus qui portent des marques particu-
litres; or le nombre de têtes dans chaque troupe étant connu, on
s’aperçoit bien vite si un seul bœuf manque à l'appel au milieu de
dix mille. Pendant une nuit d’orage, tous les animaux se confondent,
mais le lendemain matin ils se séparent tout comme auparavant ;
chaque animal doit donc reconnaître ses compagnons au milieu
de dix mille autres.
156 LE BANDA ORIENTAL.
Je rencontrai, par deux fois, dans cette province, des bœufs
appartenant à une race fort curieuse, qu’on appelle ndéa ou niata.
Ils ont avec les autres bœufs à peu près les mêmes rapports que
les bouledogues ou les roquets ont avec les autres chiens. Leur front
est très-déprimé et très-large, l'extrémité des naseaux est rele-
vée, la lèvre supérieure se retire en arrière ; la mâchoire inférieure
s’'avance plus que la machoire supérieure et se courbe aussi de bas
en haut, de telle sorte que les dents restent toujours à découvert.
Leurs naseaux, placés trés-haut, sont trés-ouverts; leurs yeux se
projettent en avant. Quand ils marchent, ils portent la tête fort
bas, le cou est court; les pattes de derrière sont un peu plus
longues, comparées à celles de devant, qu'il n’est usuel. Leurs
dents découvertes, leur tête courte, leurs naseaux relevés leur
donnent un air batailleur comique au possible.
Grâce à l’obligeance de mon ami le capitaine Sulivan, j'ai pu me
procurer, depuis mon retour, la tête complète d’un de cesanimaux
dont le squelette est actuellement déposé au Collége des médecins!.
Don F. Muniz, de Luxan, a bien voulu recueillir, pour me les com-
muniquer, tous les renseignements relatifs à cette race. D'après ses
notes il paraît que, il y a quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans,
cette race était fort rare, et qu’à Buenos Ayres on la considérait
comme une curiosité. On croit généralement qu'elle a surgi
au milieu des territoires indiens au sud de la Plata, et qu’elle est
devenue la race la plus commune dans ces régions. Aujourd'hui
même, ceux de ces bestiaux élevés dans les provinces au sud de la
Plata prouvent, par leur aspect sauvage, qu'ils ont une origine
moins civilisée que les bestiaux ordinaires ; la vache abandonne
son premier veau si on la dérange trop souvent. Le docteur Falco-
ner me signale un fait fort singulier : c’est qu’une conformation
presque analogue à la conformation anormale ? de la race niata
caractérise le grand ruminant éteint de l’Inde, le Sivathertum. La race
est trés-stadle un taureau et une vache neata produisent invariable-
ment des veaux nzata. Un taureau niata avec une vache ordinaire, ou
le croisement réciproque, produisent des descendants ayant un Ca-
ractère intermédiaire, maisavec les caractères neata vigoureusement
1 M. Waterhouse a écrit une description fort complète de celte tête, et j'es-
père qu’il la publiera dans quelque journal.
2 On a observé chez la carpe, ainsi que chez le crocodile du Gange, une struc-
ture anormale presque analogue, mais je ne sais pas si elle est héréditaire. His-
loire des Anomalies, par lsidore Geoffroy Saint-Hilaire, vol. I, p. 244.
RACE CURIEUSE DE BŒCUFS. 457
prononcés. Il est prouvé, selon le señor Muniz, que, contrairement
à l'expérience ordinaire des éleveurs en pareil cas, une vache niata
croisée avec un taureau ordinaire transmet plus fortement ses
caractères particuliers que ne le fait le taureau niata croisé avec
une vache ordinaire. Quand l'herbe est suffisamment longue, les
bestiaux ntafa se servent pour manger de la langue et du palais,
comme les bestianx ordinaires ; mais, pendant les grandes séche-
resses, alors que tant d'animaux périssent, la race #zata disparai-
trait entièrement si l’on n’en prenait soin. En effet, les bestiaux
ordinaires, comme les chevaux, parviennent encore à se soutenir
en broutant avec leurs lèvres les jeunes tiges des arbres et des
roseaux; les niata au contraire n’ont pas cette ressource, leurs
lèvres ne se rejoignant pas ; aussi périssent-ils avant tous les autres
bestiaux. N'est-ce pas là un exemple frappant des rares indications
que peuvent nous fournir les habitudes ordinaires de la vie sur les
causes qui déterminent la rareté ou l’extinction des espèces, quand
ces causes ne se produisent qu’à de longs intervalles ?
19 novembre. — Après avoir traversé la vallée de Las Vacas,
nous passons la nuit chez un Américain du Nord qui exploite un
four à chaux sur l’arroyo de Las Vivoras. Nous nous rendons, dans la
matinée, à un endroit nommé Punta Gorda, qui forme un pro-
montoire sur les bords du fleuve. En route, nous essayons de trou-
ver un jaguar. Les traces fraîches de ces animaux abondent de
tous côtés; nous visitons les arbres sur lesquels ils aiguisent,
dit-on, leurs griffes, mais nous ne parvenons pas à en détourner
un seul. Le rio Uruguay présente, vu de cet endroit, un magni-
fique volume d’eau. La limpidité, la rapidité du courant rendent
l'aspect de ce fleuve bien supérieur à celui de son voisin, le Parana.
Sur la rive opposée, plusieurs bras de ce dernier fleuve se jettent
dans l’Uruguay. Le soleil brillait et on pouvait distinguer nettement
la couleur différente des eaux de ces deux fleuves.
Dans la soirée nous nous remettons en route pour nous rendre à
Mercedes sur le rio Negro. Le soir nous demandons l’hospitalité
pour la nuit dans une estancia que nous trouvons sur notre chemin.
Cette propriété est très-considérable, elle a 10 lieues carrées et
appartient à un des plus grands propriétaires fonciers du pays. Son
neveu dirige l’estancia et avec lui se trouve un des capitaines de
l’armée qui vient de s'enfuir dernièrement de Buenos Ayres. La
conversation de ces messieurs ne manque pas d’être assez amu-
sante, étant donnée leur position sociale. Comme presque tous
468 LB BANDA ORIENTAL.
leurs compatriotes, d'ailleurs, ils poussent des cris d'étonnement
quand je leur dis que la terre est ronde, et ne veulent pas me
croire quand j'ajoute qu’un trou assez profond irait aboutir de
l’autre côté. Ils ont cependant entendu parler d’un pays où le jour
et la nuit durent six mois de suite à tour de rôle, pays peuplé d’ha-
bitants grands et maigres! Ils me font de nombreuses questions sur
l'élevage et sur le prix des bestiaux en Angleterre. Quand je leur
dis que nous n’atirapons pas nos animaux avec le lasso, ils s’écrient :
« Comment, vous ne vous servez donc que des bolas? » Ils n'avaient
pas la moindre idée qu’on put enclore un pays. Le capitaine me
dit enfin qu'il a une question à me faire, mais une question fort
importante, à laquelle il me demande avec instance de répondre
en toute vérité. Je tremblai presque à l’idée de la profondeur scien-
tifique qu’allait avoir cette question ; on en jugera, la voici: — « Les
femmes de Buenos-Ayres ne sont-elles pas les plus belles femmes
qui soient au monde ? » Je lui répondis en véritable renégat : —
« Certainement oui. » Il ajouta : — « J'ai une autre question à vous
faire : Y a-t-il dans une autre partie du monde des femmes qui
portent des peignes aussi grands que ceux qu'elles portent? » Je
lui affirmai solennellement que je n’en avais jamais rencontré. Ils
étaient enchantés. Le capitaine s’écria : « Voyez! un homme qui a
vu la moitié du monde nous affirme qu'il en est ainsi ; nous l'avions
toujours pensé, mais actuellement nous en sommes sûrs. » Mon
excellent goût en fait de peignes et de beauté me valut une char-
mante réception; le capitaine me força à prendre son lit et alla
coucher sur son recado.
24 novembre. — Nous partons au lever du soleil et voyageons
lentement pendant toute la journée. La nature géologique de cette
partie de la province diffère du reste et ressemble beaucoup à celle
des Pampas. I] y a en conséquence d'immenses champs de cardons
aussi bien que de chardons; on peut méme dire que la région en-
tière n’est qu’une grands plaine couverte de ces plantes, lesquelles,
d’ailleurs, ne se mélangent jamais. Le cardon atteint à peu près la
hauteur d’un cheval, mais le chardon des Pampas dépasse souvent
en hauteur la tête du cavalier. Quitter la route un instant serait
folie, mais souvent la route elle-même se trouve envahie. Bien
entendu, il n’y a là aucun pâturage, et si bestiaux ou chevaux
entrent dans un champ de chardons, impossible de les retrouver.
Aussi est-il très-hasardeux de faire voyager des bestiaux pen-
dant cetle saison, car, quand ils sont assez harassés pour ne vou-
COLLINE DE PERLES. 159
loir pas aller plus loin, ils s’échappent dans les champs de chardons
et on ne les revoit plus. Il y a fort peu d’estancias dans ces régions,
et les quelques-unes qui s’y trouvent sont situées dans le voisinage
des vallées humides, où heureusement aucune de ces terribles
plantes ne peut croître. La nuit nous surprend avant que nous
ayons atteint le but de notre voyage, et nous passons la nuit
dans une misérable petite hutte habitée par de pauvres gens; l’ex-
trême politesse de notre hôte et de notre hôtesse fait un contraste
charmant avec tout ce qui nous entoure.
22 novembre. — Nous arrivons à une estancia située sur les bords
du Berquelo. Cette propriété appartient à un Anglais fort hospi-
talier, pour lequel mon ami M. Lucas m'a donné une lettre d’in-
troduction. J’y reste trois jours. Mon hôte me conduit à la sierra
del Pedro Flaco, située 20 milles plus haut, sur les bords du rio
Negro. Une herbe excellente, bien qu’un peu grossière, et attei-
gnant le ventre des chevaux, couvre le pays presque tout entier.
Il y a là cependant des espaces de plusieurs lieues carrées où on
ne rencontre pas une seule tête de bétail. Le Banda oriental
pourrait nourrir un nombre incroyable d'animaux. Actuellement
le nombre des peaux exportées annuellement de Montevideo se
monte à trois cent mille; la consommation intérieure est fort consi-
dérable, à cause du gaspillage fait de tous côtés. Un estanciero me
dit qu'il a souvent à envoyer de grands troupeaux à une assez grande
distance ; les bêtes tombent fréquemment sur le sol épuisées de fati-
gue ; il faut alors les tuer pour leur enlever la peau. Or il n’a jamais
pu persuader aux Gauchos de prendre un quartier de ces bêtes pour
leur repas, il faut que chaque soir ils tuent un bœuf pour leur
souper! Vu de la sierra, le rio Negro présente le coup d’eil le
plus pittoresque que j’aie encore vu dans ces régions. Cette riviére,
large, profonde et rapide en cet endroit, contourne la base d’une
falaise à pic ; une ceinture de bois couvre chacune de ses rives, et
les ondulations éloignées de la plaine couverte de gazon ferment
l'horizon.
J'ai entendu souvent parler, pendant mon séjour en cet endroit,
de la sierra de las Cuentas, colline située à plusieurs milles au
nord. Ce mot signifie colline de perles. On m’a assuré en effet qu’on
y trouve en grand nombre des petites pierres rondes de différentes
couleurs, percées toutes d’un petit trou cylindrique. Les Indiens
avaient autrefois coutume de les recueillir pour en faire des colliers
et des bracelets, goût que partagent en commun, il est bon de le
180 LE BANDA URIENTAL.
faire observer en passant, toutes les nations sauvages aussi bien
que les peuples les plus policés. Je ne savais trop quelle foi ajouter
à cette histoire, mais dès que je l’eus racontée au docteur Andrew
Smith, au cap de Bonne-Espérance, il me dit qu'il se rappelait
avoir trouvé, sur la côte orientale de l’Afrique méridionale, à envi-
ron 100 milles à l’est de la rivière de Saint-Jean, des cristaux de
quartz dont les angles étaient usés par le frottement et qui se
trouvaient mélangés à du gravier sur le bord de la mer. Ghaque
cristal avait environ 5 lignes de diamètre et une longueur de
4 pouce à 1 pouce et demi. La plupart d’entre eux étaient percés
d’une extrémité à l’autre par un petit trou parfaitement cylin-
drique et de largeur suffisante pour laisser passer un gros fil ou
une corde à boyaux très-fine. Ces cristaux sont rouges ou blanc
grisâtre, et les indigènes les recherchent pour s’en faire des col-
liers. J’ai rapporté ces faits, bien qu’on ne connaisse aujourd'hui
aucun corps cristallisé qui affecte cette forme, parce qu'ils pour-
ront donner l’idée à quelque futur voyageur de rechercher quelle
est la véritable nature de ces pierres.
Pendant mon séjour dans cette estancia, j’étudiai avec soin les
chiens bergers du pays, et cette étude m’intéressa beaucoup‘. On
rencontre souvent, à une distance de 4 ou 2 milles de tout homme
ou de toute habitation, un grand troupeau de moutons gardé par
un ou deux chiens. Comment une amitié aussi solide peut-elle
s'établir? C'était 14 un sujet d'étonnement pour moi. Le mode
d'éducation consiste à séparer le jeune chien de la chienne et à
l'accoutumer à la société de ses futurs compagnons. On lui amène
une brebis pour le faire teter trois ou quatre fois par jour; on le
fait coucher dans une niche garnie de peaux de mouton ; on le
sépare absolument des autres chiens et des enfants de la famille.
En outre, on le châtre ordinairement quand il est tout jeune en-
core, de telle sorte que, devenu grand, il ne peut plus guère avoir
de goûts communs avec ceux de son espèce. Il n’a donc plus aucun
désir de quitter le troupeau et, de même que le chien ordinaire
s’empresse de défendre son maître, l’homme, de même celui-là
défend les moutons. ]l est fort amusant d'observer, quand on s’ap-
proche, avec quelle fureur le chien se met à aboyer et comment
tous les moutons vont se ranger derrière lui, comme s’il était le
1 M. A. d'Orbigny a fait des remarques à peu près analogues sur ces chiens.
Vol. I, p. 478.
CHIENS BERGERS. 161
plus vieux bouc du troupeau. On enseigne aussi très-facilement à
un chien à ramener le troupeau à la ferme à une heure déterminée
de la soirée. Ces chiens n’ont guère qu'un défaut pendant leur
jeunesse, celui de jouer trop fréquemment avec les moutons, car,
dans leurs jeux, ils font terriblement galoper leurs pauvres sujets.
Le chien berger vient chaque jour à la ferme chercher de la
viande pour son diner; dès qu’on lui a donné sa pitance il se sauve,
tout comme s’il avait honte de la démarche qu'il vient de faire.
Les chiens de la maison se montrent fort méchants pour lui, et le
plus petit d’entre eux n’hésite pas à l’attaquer et à le poursuivre.
Mais dès que le chien berger se retrouve auprès de son trou-
peau, il se retourne et commence à aboyer; alors tous les chiens
qui le poursuivaient tout à l’heure se sauvent à leur tour à toutes
jambes. De même une bande entière de chiens sauvages affamés
se hasardent rarement (on m’a même affirmé jamais) à atta-
quer un troupeau gardé par un de ces fidèles bergers. Tout ceci
me paraît constituer un curieux exemple de la souplesse des affec-
tions chez le chien. Que le chien soit sauvage ou élevé de n’im-
porte quelle façon, il conserve un sentiment de respect ou de
crainte pour ceux qui obéissent à leur instinct d’association. Nous
ne pouvons, en effet, comprendre que les chiens sauvages reculent
devant un seul chien accompagné de son troupeau, qu’en admet-
tant chez eux une sorte d'idée confuse que celui qui est ainsi en
compagnie acquiert une certaine puissance, tout comme s’il était
accompagné d’autres individus de son espèce. F. Cuvier a fait ob-
server que tous les animaux qui se réduisent facilement en domes-
ticité considèrent l’homme comme un des membres de leur propre
société et qu’ils obéissent ainsi à leur instinct d’association. Dans le
cas ci-dessus cité, le chien berger considère les moutons comme ses
frères et acquiert ainsi de la confiance en lui-même ; les chiens sau-
vages, bien que sachant que chaque mouton pris individuellement
n'est pas un chien, mais un animal bon à manger, adoptent
sans doute aussi en partie cette même manière de voir quand ils
se trouvent en présence d'un chien berger à la tête d'un troupeau.
Un soir, je vis arriver un domidor (un dompteur de chevaux)
qui venait dans le but de dompter quelques poulains. Je vais dé-
crire en quelques mots les opérations préparatoires, car je crois
qu'aucun voyageur n’a fait jusqu'ici cette description. On fait
entrer dans un corral une troupe de jeunes chevaux sauvages.
puis on en ferme la porte. Le plus souvent un homme seul se
169 LE BANDA ORIENTAL.
charge de saisir et de monter un cheval qui n’a jamais porté ni
selle ni bride; il n’y a, je crois, qu’un Gaucho qui puisse arriver
à ce résultat. Le Gaucho choisit un poulain bien développé et, au
moment où le cheval galope autour du cirque, il jette son lasso
de facon à envelopper les deux jambes de devant de l’animal. Le
cheval s’abat immédiatement et, pendant qu'il se débat sur le sol,
le Gaucho, tenant le lasso tendu, tourne autour de lui de façon à
entourer une des jambes de derrière de l’animal, juste au-dessous
du boulet et ramène cette jambe aussi près que possible de celles
de devant; puis il attache son lasso et les trois jambes se trouvent
liées ensemble. Il s’assied alors sur le cou du cheval et il fixe à sa
mâchoire inférieure une forte bride, mais ne lui passe pas de mors:
il attache cette bride en passant, par les œillets qui la terminent,
uhe lanière trés-forte qu'il enroule plusieurs fois autour de la
mâchoire et de la langue. Cela fait, il lie les deux jambes de de-
vant du cheval avec une forte lanière de cuir retenue par un nœud
coulant; il enlève alors le lasso qui retenait les trois jambes du
poulain et ce dernier se relève avec difficulté. Le Gaucho empoigne
la bride fixée à la mâchoire inférieure du cheval et le conduit
hors du corral. S’il y a là un second homme (autrement l’opéra-
tion est beaucoup plus difficile), celui-ci maintient la tète de l’ani-
mal pendant que le premier lui met une couverture et une selle
et sangle le tout. Pendant cette opération le cheval, étonné,
effrayé de se sentir ainsi sanglé autour de la taille, se roule bien des
fois sur le sol et on ne peut le faire relever qu’à force de coups. En-
fin, quand on a fini de le seller, le pauvre animal, tout blanc d’écume,
peut à peine respirer, tant il est effrayé. Le Gaucho se prépare alors
à s'élancer en selle en appuyant fortement sur l’étrier de façon à
ce que le cheval ne perde pas l'équilibre ; au moment où il en-
jambe l'animal, il tire le nœud coulant et le cheval se trouve libre.
Quelques domidors détachent le nœud coulant alors que le cheval
est encore couché sur le sol et, assis sur la selle, ils le laissent se
relever sous eux. Le cheval, fou de terreur, fait quelques écarts
terribles, puis part au galop; quand il est absolument épuisé,
l'homme, à force de patience, le ramène au corral, où il le laisse
en liberté tout couvert d’écume et respirant à peine. On a beaucoup
plus de peine avec les chevaux qui, ne voulant pas partir au
galop, se roulent opiniâtrément sur le sol. Ce procédé de domp-
tage est horrible, mais le cheval ne résiste plus après deux ou trois
épreuves. Il faut cependant plusieurs semaines avant qu’on puisse
DOMPTAGE DES CHEVAUX. 468
lui passer un mors en fer, car il faut qu’il apprenne à comprendre
que l'impulsion donnée à la bride représente la volonté de son
maître; jusque-là le mors le plus puissant ne servirait à rien.
Il y a tant de chevaux dans ce pays, que l’humanité et l’intérêt
n’ont presque rien en commun, et c’est pour cette raison, je crois,
que l'humanité a fort peu d’empire. Un jour que je parcourais les
Pampas à cheval, accompagné de mon hôte, estanciero fort res-
pectable, ma monture fatiguée restait en arrière. Cet homme me
criait souvent de l'éperonner. Je lui répondais que ce serait une
honte, car le cheval était complétement épuisé. « Qu'importe!
criait-il, éperonnez ferme, le cheval m’appartient. » J’eus alors
quelque difficulté à lui faire comprendre que si je ne me ser-
vais pas de l’éperon, c'était à cause du cheval et non à cause de
lui. Il parut fort étonné et s’écria : Ah/ don Carlos, que cosa/ I
n'avait certainement jamais eu une idée semblable.
On sait que les Gauchos sont excellents cavaliers. Ils ne compren-
nent pas qu'on puisse être renversé de cheval, quels que soient les
écarts de ce dernier. Pour eux,.un bon cavalier est celui qui peut
diriger un poulain indompté, qui peut, si son cheval vient à tom-
ber, se retrouver sur ses pieds ou accomplir d’autres exploits ana-
logues. J’ai entendu un homme parier qu’il ferait tomber son che-
val vingt fois de suite et que sur ces vingt fois il ne tomberait pas
lui-même plus d’une fois. Je me rappelle avoir vu un Gaucho qui
montait un cheval fort opiniâtre, trois fois de suite celui-ci se
cabra si complétement, qu’il retomba sur le dos avec une grande
violence: le cavalier, conservant tout son sang-froid, jugea chaque
fois le moment où il fallait se jeter à bas, et à peine le cheval était-il
debout à nouveau, qua l’homme s’élancait sur son dos; ils partirent
enfin au galop. Le. Gaucho ne semble jamais employer la force.
Un jour, alors que je galopais auprès de l’un d’eux, excellent ca-
valier d’ailleurs, je me disais qu’il faisait si peu attention à son
cheval que, si celui-ci venait à faire un écart, il serait certainement
désarconné. A peine m’étais-je fait cette réflexion, qu’une autruche
s’élanca hors de son nid sous les pas mêmes du cheval; le jeune
poulain fit un bond de côté, mais quant au cavalier, tout ce que je
puis dire, c'est qu’il parlagea la terreur de son cheval et se jeta
de côté avec lui, mais sans quitter la selle.
Au Chili et au Pérou on s'occupe bien davantage de la finesse
de la bouche du eheval qu'on ne le fait à la Plata; c’est évidem-
ment là une des conséquences de Ila nature plus accidentée du
164 LE BANDA ORIENTAL.
pays. Au Chili, on ne pense pas qu’un cheval soit parfaitement
dressé jusqu’à ce qu’on puisse l’arréter soudain au milieu de sa
course la plus rapide, à un endroit donné, sur un manteau jeté
sur le sol, par exemple ; ou bien on le lance à toute vitesse contre
un mur et, arrivé devant l'obstacle, on l’arréte en le faisant se
cabrer de façon à ce que ses sabots de devant éraflent la muraille.
J'ai vu un cheval plein de feu qu’on conduisait en ne touchant la
bride qu’avec le pouce et l'index, qu’on faisait galoper à toute vi-
tesse autour d'une cour, puis qu’on faisait tourner sans diminuer la
vitesse autour d’un poteau, à une distance si égale, que le cavalier
touchait pendant tout le temps le poteau avec un de ses doigts;
puis, faisant une demi-volte dans l’air, le cavalier continuait tout
aussi rapidement son circuit dans l’autre direction en touchant le
poteau de l’autre main.
On considère qu’amené à cet état, un cheval est bien dressé
et, bien que cela puisse, au premier abord, paraître inutile, il
est loin d'en être ainsi. C’est seulement pousser à la perfection
ce qui est nécessaire chaque jour. Un taureau saisi par le lasso
se met quelquefois à galoper en rond et le cheval, s’il n'est pas
bien dressé, s’alarme de la tension soudaine qu'il a à supporter
et il ne tourne pas alors comme le pivot d’une roue. Bien des
hommes ont été tués de cette facon, car, si le lasso vient à s’en-
rouler une seule fois autour du corps du cavalier, il est presque
immédiatement coupé en deux, à cause de la tension qu’exercent
les deux animaux. Les courses de chevaux, dans ce pays, reposent
sur le même principe; la piste n’a guère que 200 ou 300 mètres
de longueur, car on désire avant tout se procurer des chevaux
dont l'élan est trés-rapide. On dresse les chevaux de course non-
seulement à toucher une ligne avec leurs sabots, mais à s’élancer
des quatre pieds ensemble de façon à ce que le premier bond mette
en jeu tous les muscles. On m’a raconté au Chili une anecdote que
je crois vraie et qui est un excellent exemple de l’importance qu’a
le bon dressage des chevaux. Un homme fort respectable, voya-
geant un jour à cheval, rencontra deux autres voyageurs dont l'un
montait un cheval qui lui avait été volé. Il les arrêta et réclama
son bien; ils ne lui répondirent qu’en tirant leurs sabres et en se
mettant à sa poursuite. L'homme, montant un cheval très -rapide,
s'arrangea de façon à ne pas les devancer de beaucoup; en passant
auprès d’un épais buisson, il tourna court et arréta net son che-
val. Les gens qui le poursuivaient furent obligés de passer de-
RESTES DU TOXODON. 165
vant lui, ne pouvant arrêter leur monture. Il s’élanca immédia-
tement à leur poursuite, plongea son couteau dans le dos de l’un
des voleurs, blessa l’autre, reprit son cheval et rentra chez lui.
Pour arriver à des résultats aussi parfaits, il faut deux choses :
un mors très-puissant comme celui des mamelucks, mors dont on
se sert rarement, mais dont le cheval connaît exactement la force,
et d'immenses éperons émoussés avec lesquels on peut simplement
effleurer la peau du cheval ou lui causer une violente douleur. Avec
des éperons anglais, qui entament la peau dès qu'ils la touchent,
je crois qu’il serait impossible de dresser un cheval à l'américaine.
Dans une estancia, près de Las Vacas, on abat chaque semaine
une grande quantité de juments dans le seul but d’en vendre la
peau, bien qu’elle ne vaille que 5 dollars en papier, ou environ
3 fr. 50. I1 semble d’abord fort étrange qu’on tue des juments
pour une somme si minime, mais Comme on pense dans ce pays
qu’il est absurde de dompter ou de monter une jument, elles ne
servent qu’à la reproduction. Je n’ai jamais vu employer les juments
que dans un seul but, battre le grain; pour cela on les dresse à
tourner en cercle dans un enclos où on a répandu les gerbes.
L'homme qu’on employait à abattre les juments était fort célèbre
- pour la dextérité avec laquelle il se servait du lasso. Placé à
12 mètres de l'ouverture du corral, il pariait avec qui voulait qu'il
saisirait par les jambes tout animal qui passerait devant lui sans en
manquer un seul. Un autre homme proposait le pari suivant : il
entrerait à pied dans le corral, attraperait une jument, attacherait
ses jambes de devant, la ferait sortir, la jetterait sur le sol, la tue-
rait, la dépecerait et étendrait la peau pour la faire sécher (ce qui
est une opération fort longue); il pariait qu’il répéterait cette
opération vingt-deux fois par jour, ou bien encore qu’il tuerait et
dépecerait cinquante animaux en un jour. C’eût été là un travail
prodigieux, car on considère que tuer et dépecer quinze ou seize
animaux par jour est tout ce qu’un homme peut faire.
26 novembre. — Je pars pour revenir en droite ligne à Monte-
video. Ayant appris qu’il y avait quelques ossements gigantesques
dans une ferme voisine sur le Sarandis, petit ruisseau qui se jette
dans le rio Negro, je m'y rends accompagné de mon hôte et j'achète
pour 48 pence une tête de Toxodon’. Cette tête était en parfait
1 Je désire exprimer toute ma reconnaissance à M. Keane, chez qui je demeu-
rais sur le Berquelo, ct à M. Lumb, à Buenos Ayres, car, sans leurs bons soins
et leur obligeance, ces restes précieux ne seraient jamais parvenus en Angleterre
166 LE BANDA ORIENTAL.
état lorsqu’on la découvrit; mais des gamins brisèrent une partie
des dents à coups de pierres; ils avaient choisi cette tête comme
but. Je fus assez heureux pour trouver, à environ 480 milles
de cet endroit, sur les bords du rio Tercero, une dent parfaite
qui remplissait exactement une des alvéoles. Je trouvai aussi
les restes de cet animal extraordinaire en deux autres endroits :
j'en conclus qu’il devait être autrefois fort commun. Je trouvai
aussi au mème endroit quelques parties considérables de la cara-
pace d’un animal gigantesque, ressemblant à un Tatou et partie
de la grosse tête d’un Mylodon. Les ossements de cette téte sont
si récents, qu’ils contiennent, selon l’analyse faite par M. T.
Reeks, 7 pour 100 de matières animales; placés dans une lampe
à esprit-de-vin, ces ossements brûlent en émettant une petite
flamme. Le nombre des restes enfouis dans le grand dépôt qui
forme les Pampas et qui recouvre les roches granitiques du Banda
oriental, doit être extraordinairement considérable. Je crois
qu'une ligne droite tracée dans quelque direction que ce soit à
travers les Pampas couperait quelque squelette, ou quelque amas
d’ossements. Outre les ossements que j'ai trouvés pendant mes
courtes excursions, j'ai entendu parler de beaucoup d’autres, eton
comprend facilement d’où proviennent les noms de Aivtere de
l'animal, Colline du géant, etc. Eu d'autres endroits j’ai entendu
parler de la propriété merveilleuse que possèdent certains fleuves
de changer les petits ossements en grands ossements ; ou, selon
d’autres versions, les ossements eux-mêmes grandissaient. Autant
que j'ai pu étudier cette question, aucun de ces animaux n’a,
comme on le supposait anciennement, péri dans les marécages ou
les rivières boueuses du pays tel qu’il est aujourd'hui ; je suis per-
suadé, au contraire, que ces ossements ont été mis À nu par les
cours d’eau qui coupent les dépôts subaqueux où ils ont été pré-
cédemment enfouis. Dans tous les cas, il est une conclusion à
laquelle on arrive forcément, c'est que la superticie entière des
Pampas constitue une immense sépulture pour ces quadrupèdes
gigantesques éteints.
Le 28, dans la journée, après deux jours et demi de voyage, nous
arrivons à Montevideo. Tout le pays que nous avons traversé con-
serve le même caractère uniforme ; en quelques endroits, cepen-
dant, il est plus montueux et plus rocheux que près de la Plata.
A quelque distance de Montevideo nous traversons le village de
Las Pietras, qui doit ce nom à quelques grosses masses arrondies
ETAT DE LA SOCIÉTÉ. 167
de syénite. Ce village est assez joli. Dans ce pays, d’ailleurs, on
peut appeler pittoresque le moindre site élevé de quelques cen-
taines de pieds au-dessus du niveau général dès qu'il est recouvert
de quelques maisons entourées de figuiers.
Pendant les six derniers mois j'ai eu l’occasion d’étudier le
caractère des habitants de ces provinces. Les Gauchos, ou pay-
sans, sont bien supérieurs aux habitants des villes. Invariablement,
le Gaucho est fort obligeant, fort poli, fort hospitalier ; je n'ai jamais
vu un exemple de grossiéreté ou d’inhospitalité. Plein de modestie
quand il parle de lui-méme ou de son pays, il est en méme temps
hardi et brave. D’autre part, on entend constamment parler de
vols et de meurtres; l’habitude de porter toujours un couteau est
la principale cause de ces derniers. I] est déplorable de penser
, au nombre de meurtres que causent d’insignifiantes querelles.
Chacun des combattants essaye de toucher son adversaire à la face,
de lui couper le nez ou de lui arracher les yeux ; on en a Ja preuve
dans les horribles cicatrices qu’ils portent presque tous. Les vols pro-
viennent naturellement des habitudes enracinées des Gauchos pour
le jeu et pour la boisson et de leur extrême indolence. Une fois, à
Mercedes, je demandai à deux hommes que je rencontrai pourquoi
ils ne travaillaient pas. « Les jours sont trop longs, » me répondit
l'un; « je suis trop pauvre, » me répondit l’autre. Il y a un si grand
nombre de chevaux, des aliments en profusion telle, qu’on ne res-
sent pas le besoin de l’industrie. En outre, le nombre des jours
fériés est incalculable, enfin, une entreprise n’offre quelques chan-
ces de réussite que si on la commence pendant que la lune croit ;
de telle sorte que ces deux causes font perdre la moitié du mois.
Rien de moins efficace que la police et la justice. Si un homme
pauvre commet un meurtre et est pris, on l’emprisonne et peut-
être même on le fusille ; mais s’il est riche et qu'il ait des amis, il
peut compter que l'affaire n’aura pour lui aucune mauvaise consé-
quence. Il est à remarquer que la plupart des habitants respec-
tables du pays aident invariablement les meurtriers à s'échapper ;
ils semblent penser que l’assassin a commis un crime contre le
gouvernement el non contre la société. Un voyageur n’a d'autre
protection que ses armes à feu, et la constante habitude qu'on a
de les porter empêche seule des vols plus fréquents.
Les classes plus élevées, plus instruites, qui habitent les villes
possèdent, à un degré moindre cependant, les qualités dy Gaucho;
168 LE BANDA ORIENTAL.
mais bien des vices que n’a pas celui-ci annulent, je le crains, ces
bonnes qualités. On remarque dans ces classes élevées la sensua -
lité, l'irréligion, la corruption la plus éhontée, poussées au supréme
degré. On peut acheter presque tous les fonctionnaires ; le direc-
teur des postes vend des timbres faux pour l’affranchissement des
dépèches; le gouverneur et le premier ministre s'entendent pour
voler l'État. Il ne faut pas compter sur la justice dès que l'or se
inet de la partie. J’ai connu un Anglais qui était allé voir le
ministre de la justice dans les conditions suivantes (il ajoutait
qu’étant alors fort peu au courant des habitudes du pays il trem-
blait de tous ses membres en entrant chez le haut personnage) :
— « Monsieur, lui dit-il, je viens vous offrir 200 dollars (en papier,
soit environ 125 francs), si vous faites arrêter dans un certain délai
un homme qui m'a volé. Je sais que la démarche que je fais dans
ce moment est contraire à la loi, mais mon avocat (et il cita le
nom de ce dernier) m'a conseillé de la faire. » Le ministre de
la justice sourit, prit l'argent, le remercia, et avant la fin de la
journée l’homme en question était arrêté. Et le peuple espère
encore parvenir à l’établissement d’une république démocratique
malgré cette absence de tout principe chez la plupart des hommes
publics et pendant que le pays regorge d'officiers turbulents
mal payés!
Deux ou trois traits caracléristiques vous frappent tout d’abord
quand on pénètre pour la première fois dans la société de ces pays:
ce sont les manières dignes et polies que l’on remarque dans toutes
les classes, le goût excellent dont les femmes font preuve en ma-
tière de costume et l'égalité parfaite qui règne partout. Les bouti-
quiers les plus infimes avaient coutume de diner avec le général
Rosas quand il se trouvait à son camp sur le rio Colorado. Le fils
d’un major, à Bahia-Blanca, gagnait sa vie en fabricant des ciga-
rettes et il m'aurait accompagné, lors de mon départ pour Buenos
Ayres, en qualité de guide ou de domestique, si son père n'avait
redouté pour lui les dangers de la route. Un grand nombre d’offi-
ciers de l’armée ne savent ni lire ni écrire, ce qui ne les empêche
pas de $e trouver en société sur le pied de l’égalité la plus par-
faite. Dans la province d’Entre-Rios, la Sala ne comprenait que six
représentants; l’un d’eux tenait une boutique infime, ce qui n'était
pour lui le motif d'aucune déconsidération. Je sais bien qu'il faut
s'attendre à ces spectacles dans un pays nouveau ; mais il n’en est
pas moins vrai que l’absence absolue de gens qui exercent la pro-
RIO DE LA PLATA. 169
fession de gentleman, si je peux m’exprimer ainsi, paraît fort
étrange & un Anglais. .
I] faut toujours se rappeler, d’ailleurs, quand on parle de ces
pays, la facon dont les a traités l’Espagne, leur mère patrie déna-
turée. Peut-étre méritent-ils, en somme, plus de louanges pour ce
qu'ils ont fait, que de blame pour n'avoir pas été plus vite en
besogne. Sans contredit, l’extréme libéralisme qui règne dans ces
pays finira par produire d'excellents résultats. Ceux qui ont visité
les anciennes provinces espagnoles de l'Amérique du Sud doivent
se rappeler avec bonheur l'excessive tolérance religieuse qui y
règne, la liberté de la presse, les soins qu'on apporte à répandre
l'instruction, les facilités mises à la disposition de tous les étrangers
et surtout l’obligeance qu’on montre toujours pour ceux qui s’0c-
cupent de science.
6 décembre. — Le Beagle quitte le rio de la Plata. Nous ne
devions plus rentrer dans ce fleuve boueux. Nous nous dirigeons
vers Port-Desire, sur la côte de la Patagonie. Avant d’aller plus
loin, je vais consigner ici quelques observations faites en mer.
Plusieurs fois, quand notre vaisseau se trouvait à quelques milles
au large de l'embouchure de la Plata, ou au large des côtes de la
Patagonie septentrionale, nous nous sommes vus environnés d’in-
sectes. Un soir, à environ 10 milles de la baie de San Blas, nous
avons vu des bandes ou des troupeaux de papillons, en multitude
infinie, s'étendant aussi loin que la vue pouvait porter; à l’aide
même du télescope, il était{impossible de découvrir un seul endroit
où il n’y ait pas de papillons. Les matelots s’écriérent qu'il « neigeait
des papillons » ; c’était là, en effet, l'aspect que présentait le ciel.
Ces papillons appartenaient à plusieurs espèces, la plus grande
partie cependant ressemblait à l'espèce anglaise si commune, le
Colias edusa, sans être identique avec elle. Quelques phalènes et
quelques hyménoptères accompagnaient ces papillons et un beau
scarabée (un Calosoma) tomba à bord de notre vaisseau. On con-
naît quelques autres cas où ce scarabée a été capturé fort loin en
pleine mer, ce qui est d'autant plus remarquable que le plus
grand nombre des Carabiques se servent rarement de leurs ailes. La
journée avait été fort belle et fort calme, la veille aussi il avait fait
beau, il y avait peu de vent et sans direction bien arrêtée. Nous ne
pouvions donc supposer que ces insectes avaient été emportés de
terre par le vent et il faut bien admettre qu’ils s’en étaient volon-
170 RIO DE LA PLATA.
tairement écartés. Tout d’abord ces bandes immenses de Coliades
me parurent être un exemple d’une de ces grandes migrations que
l'on connaît pour un autre papillon, le Vanessa cardui' ; mais la pré-
sence d’autres insectes rendait le cas actuel plus remarquable et
encore moins intelligible. Une forte brise du nord s'éleva avant
le coucher du soleil, et elle dut causer la mort de milliers de ces
papillons et d’autres insectes.
Dans une autre occasion, je laissais trainer un filet dans le sillage
du vaisseau pour recueillir des animaux marins au large du cap
Corrientes. En relevant mon filet, j'y trouvai, à ma grande surprise,
un nombre considérable de scarabées, et, bien qu’en pleine mer,
ils paraissaient avoir peu souffert de leur séjour dans l'eau salée.
J'ai perdu quelques-uns des spécimens recueillis alors, mais ceux
que j'ai conservés appartiennent aux genres : Colymbetes, Hydro-
porus, Hydrobius (deux espèces), Notaphus, Cynucus, Adimonia et
Scarabæus. Je pensai d’abord que ces insectes avaient été jetés à
la mer par le vent; mais, en réfléchissant que, sur les huit espèces,
il y avait quatre espèces aquatiques et deux autres qui l’étaient en
partie, il me parut plus probable que ces insectes avaient été
entraînés par un-petit torrent qui, après avoir drainé un petit lac,
se jette dans la mer, auprès du cap Corrientes. Dans tous les cas,
il est fort intéressant de trouver des insectes vivanis, nageant en
pleine mer, à 17 milles (27 kilomètres) de la côte la plus proche.
On a remarqué plusieurs fois que des insectes ont été enlevés par
le vent sur la côte de la Patagonie. Le capitaine Cook a observé ce
fait et, plus récemment, le capitaine King l’a remarqué à son tour
à bord de l’Adventure. Ce fait provient probablement de ce que ce
pays est dépourvu de tout abri, arbres ou collines ; aussi com-
prend-on facilement qu'un insecte voltigeant dans la plaine soit
enlevé par un coup de vent qui souffle vers la mer. Le cas le plus
remarquable d’un insecte capturé en mer que j'aie été à même
d'observer moi-même se présenta sur le Beagle; alors que nous
nous trouvions au vent des îles du Cap-Vert et que la terre la plus
proche, non exposée à l’action directe des vents alizés, était le cap
Blanco, sur la côte d’Afrique, à 370 milles(598 kilomètres) de dis-
tance, une grosse sauterelle (Acrydtum) vint tomber à bord.
Lyell, Principles of Geology, vol. III, p. 63.
? On cesse bientôt de voir les mouches qui accompagnent un bâtiment pendant
quelques jours, quand il passe d’un port & un autre.
ARAIGNÉES AERONAUTES. 474
Dans plusieurs occasions, alors que le Beagle se trouvait à l’em-
bouchure de la Plata, je remarquai que les mats et les cordages se
recouvraient de fils de la Vierge. Un jour (le 4°" novembre 1832),
je m’occupai tout particulièrement de cette question. Le temps,
depuis quelques jours, était beau et clair, et, dans la matinée, l’air
était plein de ces toiles floconneuses, comme par un beau jour
d'automne en Angleterre. Le vaisseau était alors à 60 milles
(96 kilométres) de la terre dans la direction d’une brise constante,
bien que fort légére. Ces fils de la Vierge supportaient un grand
nombre de petites araignées couleur rouge foncé et ayant à peu
près un dixième de pouce de longueur. Jl devait y en avoir plu-
sieurs milliers sur le bâtiment. Au moment du contact avec la
mature, la petite araignée reposait toujours sur un seul fil et jamais
sur la masse floconneuse, laquelle masse semble d’ailleurs produite
par un enchevètrement de fils séparés. Toutes ces araignées appar-
tenaient à la même espèce ; il y en avait des deux sexes, ainsi que
des jeunes ; ces dernières étaient plus petites et plus foncées en cou-
leur. Je ne donnerai pas la description de cette araignée, me con-
tentant de constater qu’elle ne me paraît pas comprise au nombre
des genres décrits par Latrcille. Dès son arrivée, le petit aéronaute
se mettait à l'ouvrage, courant de tous côtés, se laissant quelque-
fois descendre le long d’un fil et remontant par le même chemin ;
d’autres fois, s’occupant à construire une petite toile fort irré-
gulière dans les intervalles entre les cordages. Cette araignée court
facilement à la surface de l’eau. Si on la trouble, elle lève ses deux
pattes de devant dans l'attitude de lattention. En arrivant, elle
paraît toujours fort altérée et elle boit avec avidité les gouttes
d’eau qu’elle peut rencontrer ; Strack a observé ce même fait; ne
serait-ce pas parce que ce petit insecte vient de traverser une atmos-
phère fort sèche et fort raréfiée? Sa réserve de fil semble inépui-
sable. J’ai remarqué que le plus léger souffle d’air suffit à entrainer
horizontalement celles qui sont suspendues à un fil. Dans une autre
occasion (le 23), j’observai avec soin la même espèce de petite
araignée : quand on la place sur une petite éminence, ou qu'elle a
grimpé jusque-là, elle soulève son abdomen, laisse échapper un fil,
puis se met à voguer horizontalement avec une rapidité inexpli-
cable. J’ai cru m’apercevoir qu'avant de se préparer comme il
vient d’être indiqué l’araignée se réunit les pattes avec des fils
presque imperceptibles ; mais je ne suis pas certain que cette obser-
vation soit correcte.
172 OCEAN ATLANTIQUE.
Un jour, à Santa-Fé, je fus à même de mieux observer des faits
analogues. Une araignée ayant environ trois dixièmes de pouce de
longueur, el qui ressemblait beaucoup à une Citigrade, se tenait
au sommet d’un poteau; tout à coup elle fila quatre ou cinq fils,
qui, brillant au soleil, pouvaient se comparer à des rayons diver-
gents de lumière; cependant ces rayons n'étaient pas droits, mais
plutôt ondulés comme des brins de soie agités par le vent. Ces
fils avaient environ 1 mètre de longueur et s’élevaient autour de
l’araignée, qui soudain lâcha le poteau et fut bientôt entrainée
hors de vue. I} faisait très-chaud, et l’air semblait parfaitement
calme ; cependant l’air ne peut jamais être assez tranquille pour
ne pas exercer une action sur un tissu aussi délicat que le fil d'une
araignée. Si, pendant une chaude journée, on observe l'ombre d'un
objet projelée sur une éminence, ou si, dans une plaine, on con-
sidère quelque objet éloigné, on s'aperçoit presque toujours qu’il
existe un courant d’air chaud se dirigeant de bas en haut; on peut
acquérir la preuve de ces courants au moyen de bulles de savon,
qui ne s'élèvent pas dans une chambre. Il n’est donc pas fort difti-
cile de comprendre que les fils tissés par l’araignée tendent à
s'élever, et que l’araignée elle-même finisse par s’enlever aussi.
Quant à la divergence des iils, M. Murray, je crois, a essayé de
l'expliquer par leur état électrique semblable. J’ai trouvé dans
plusieurs occasions des araignées de la même espèce, mais d'âge et
de sexe différents, attachées en grand nombre aux cordages du
bâtiment, à une grande distance de la terre, ce qui tend à prouver
que l'habitude de voyager dans l’air caractérise cette espèce comme
l'habitude de plonger caractérise l’Argyronète. Nous pouvons donc
rejeter la supposition de Latreille, à savoir : que les fils de la Vierge
doivent leur origine indifféremment aux jeunes de plusieurs genres
d'araignées ; bien que, comme nous l’avons vu, les jeunes d’autres
araignées possèdent la faculté d'accomplir des voyages aériens".
Pendant nos différentes traversées au sud de la Plata, je laissais
fréquemment dans le sillage du vaisseau un filet en toile, ce qui me
permit de prendre quelques animaux curieux. Je recueillis ainsi
plusieurs crustacés fort remarquables appartenant à des genres
non décrits. L’un de ces crustacés, allié sous quelques rapports
aux Notopoda (crabes qui ont les pattes postérieures placées pres-
1 M. Blackwell, dans ses Researches in Zoology, a (ait plusieurs observations
excellentes sur les habitudes des araignées.
NOTOPODA. 174
que sur le dos, ce qui leur permet d’adhérer à la surface inférieure
des rochers), est fort remarquable à cause de la structure de ses
pattes postérieures. L’avant-derniére jointure, au lieu de se ter-
miner par une simple pince, se compose de trois appendices de
longueur inégale et ressemblant à des soies de cochon; le plus
long de ces appendices égale la longueur de la patte entière. Ces
pinces sont fort minces et armées de dents très-fines dirigées en
arrière ; leur extrémité recourbée est aplatie, et on remarque sur
vette partie plate cinq cupules fort petites qui semblent jouer
le même rôle que les ventouses sur les tentacules de la seiche.
Comme cet animal vit en pleine mer et qu’il éprouve probable-
ment le besoin de se reposer, je suppose que cette conformation
admirable, mais très-anormale, lui permet de se fixer au corps
d'animaux marins.
Les créatures vivantes se trouvent en fort petit nombre dans les
eaux profondes, loin de la terre ; au sud du 35° degré de latitude,
je n’ai jamais pu attraper que quelques béroés et quelques espèces
de crustacés entomostracés fort petits. Aux endroits où l’eau est
moins profonde, à quelques milles de la côte, on trouve un grand
nombre de crustacés de différentes espèces et quelques autres ani-
maux, mais seulement pendant la nuit. Entre les latitudes 56 et
57 degrés, au sud du cap Horn, je laissai traîner plusieurs fois des
filets, mais sans rien ramener que quelques rares spécimens
d’espèces fort petites d’Entomostracés. Et cependant les baleines,
les phoques, les pétrels et les albatros abondent dans toute cette
partie de l'Océan. Je me suis toujours demandé, sans avoir jamais
pu résoudre le problème, de‘quoi peut vivre l’albatros, qui fréquente
les parages si éloignés des côtes. Je présume que, comme le con-
dor, il peut jeûner fort longtemps et qu’un bon repas fait sur le
cadavre en décomposition d’une baleine lui suffit pour quelques
jours. Les parties centrales et intertropicales de l’océan Atlantique
regorgent de Ptéropodes, de Crustacés et de Zoophytes; on y trouve
aussi en nombre considérable les animaux qui leur font une guerre
acharnée, poissons volants, bonites et albicores ; je suppose que
les nombreux animaux marins inférieurs se nourrissent d’infu-
soires, lesquels, ainsi que nous l’apprennent les recherches d’Ehren-
berg, abondent dans l'Océan ; mais de quoi se nourrissent les infu-
soires dans cette eau bleue si claire et si limpide ?
Un peu au sud de la Plata, par une nuit fort sombre, la mer pré-
senta tout à coup un spectacle étonnant et admirable. La brise
474 OCEAN ATLANTIQUE.
soufflait avec une assez grande violence et la créte des vagues, que
l’on voit pendant le jour se briser en écume, émettait actuellement
une splendide lumière pâle. La prove du navire soulevait deux
vagues de phosphore liquide, et sa route se perdait 4l’horizon dans
une ligne de feu. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre resplen-
dissaient les vagues et la réverbération était telle, que le ciel, à
l'horizon, nous paraissait enflammé, ce qui faisait un contraste sai-
sissant avec l'obscurité qui régnait au-dessus de notre tête.
A mesure que l'on s’avance vers le sud, on observe de moins en
moins la phosphorescence de la mer. Au large du cap Horn, je n'ai
observé ce phéromène qu’une seule fois, et encore était-il loin
d’être brillant. Cela provient probablement du petit nombre d’étres
organiques qui habitent cette partie de l'Océan. Après le mémoire‘
si complet d’Ehrenberg sur la phosphorescence de la mer, il est
presque superflu que je fasse de nouvelles remarques à ce sujet.
Je puis ajouter cependant que les mêmes parcelles déchirées et
irrégulières de matière gélatineuse, décrites par Ehrenberg, sem-
blent causer ce phénomène aussi bien dans l’hémisphère austral
que dans l'hémisphère boréal. Ces parcelles sont assez petites pour
passer facilement à travers un tamis trés-serré; un assez grand
nombre, toutefois, se distinguent facilement à l’œil nu. L’eau
placée dans un verre donne des étincelles quand on l’agite; mais
une petite quantité d’eau placée dans un verre de montre est rare-
ment lumineuse. Ehrenberg constate que ces parcelles conservent
un certain degré d’irritabilité. Mes observations, dont la plupart
ont été faites avec de l'eau puisée directement dans la mer phos-
phorescente, me conduisent à une conclusion différente. Je puis
ajouter aussi que, ayant eu l’occasion de me servir d’un filet pen-
dant que la mer était phosphorescente, je le laissai sécher en par-
tie; en m'en servant à nouveau, le lendemain soir, je m’apercus
qu'il émettait encore autant de lumière au moment où je le plon-
geai dans l'eau qu’au moment où il en était sorti la veille. Il ne
me semble pas probable, dans ce cas, que les parcelles gélatineuses
aient pu rester si longtemps vivantes. Je me rappelle aussi avoir
conservé dans l'eau jusqu’à sa mort un poisson du genre Dianza;
cette eau devint alors lumineuse. Quand les vagues émettent une
brillante lumière verte, je crois que la phosphorescence est due
1 Le numéro IV du Magasine of Zoology and Botany contient un extrait de ce
mémoire.
PHOSPHORESCENCR DE LA MER. 475
ordinairement à la présence de petits crustacés; mais on ne peut
mettre en doute que beaucoup d’autres animaux marins ne soient
phosphorescents pendant leur vie.
Par deux fois j’ai eu l’occasion d’observer des phosphorescences
provenant de grandes profondeurs au-dessous de la surface de la
mer. Près de l'embouchure de la Plata, j’ai vu quelques taches
circulaires et ovales ayant de 2 à 4 mètres de diamètre, avec bords
définis, et qui émettaient une lumière pâle, mais continue ; l’eau
environnante ne donnait que quelques étincelles. L'aspect général
de ces taches rappelait assez la réflexion de la lune ou d’un autre
corps lumineux, car les ondulations de la surface en rendaient les
bords sinueux. Le navire, qui tirait 13 pieds d’eau, passa au-dessus
de ces endroits brillants sans les troubler en rien. Nous devons donc
supposer que quelques animaux s'étaient réunis à une profondeur
plus grande que la quille du vaisseau.
Auprès de Fernando-Noronha, j'ai vu la mer émettre de véritables
éclairs. On aurait dit un gros poisson nageant rapidement au mi-
lieu d’un fluide lumineux. Les matelots attribuent, en effet, ces
éclairs à cette cause; mais sur le moment cette explication ne fut
pas de nature à me satisfaire à cause du nombre et de la rapidité
des scintillements. J’ai déjà fait remarquer que ce phénomène se
produit beaucoup plus souvent dans les pays chauds que dans les
pays froids; j’ai souvent pensé qu’un trouble électrique considé-
rable dans l’atmosphère favorisait beaucoup sa production. Je crois
certainement que la mer est plus lumineuse après que le temps a
été pendant quelques jours plus calme qu’à l'ordinaire; il est vrai
que pendant ce temps calme un plus grand nombre d'animaux ont
nagé près de la surface. L'eau chargée de parcelles gélatineuses
se trouve à un état impur et l'apparence lumineuse se produit,
dans tous les cas ordinaires, par l’agitation du fluide en contact
avec l'atmosphère ; je serais donc disposé à penser que la phos-
phorescence est le résultat de la décomposition des parcelles orga-
niques, procédé (on serait presque tenté de lui donner le nom
de respiration) qui purifie l'Océan.
93 décembre. — Nous arrivons à Port-Desire, situé sur la côte de
la Patagonie par 47 degrés de latitude. La baie, qui varie souvent
de largeur, s'enfonce à environ 20 milles dans l'intérieur des
terres. Le Beagle jette l'ancre à quelques milles de l'entrée de la
baie, en face des ruines d’un vieux comptoir espagnol.
176 PATAGONIE.
Je me rends immédiatement à terre. Débarquer pour la pre-
miére fois dans un pays offre toujours un vif intérét, surtout
lorsque, comme ici, le paysage présente des caractéres spéciaux
et bien tranchés. A une hauteur de 200 ou 300 pieds au-dessus de
quelques masses de porphyre, s'étend une immense plaine, carac-
tere particulier de la Patagonie. Cette plaine est parfaitement
plate, la surface se compose de galets mélangés à une terre blan-
châtre. Ga et 14, quelques touffes d’herbe brune et coriace, encore
plus rarement quelques petits arbrisseaux épineux. Le climat est
sec et agréable et le beau ciel bleu rarement obscurci par les nuages.
Quand on se trouve au milieu d’une de ces plaines désertes et
qu’on regarde vers l’intérieur du pays, la vue est ordinairement
bornée par l’escarpement d’une autre plaine un peu plus élevée,
mais tout aussi plate, tout aussi désolée. Dans toutes les autres
directions, le mirage qui semble s’élever de la surface surchauffée
rend l'horizon indistinct.
Il ne fallut pas longtemps pour décider de la destinée de léta-
blissement espagnol dans un pays tel que celui-là. La sécheresse
du climat pendant la plus grande partie de l’année, les fréquentes
attaques des Indiens nomades forcèrent bientôt les colons à aban-
donner les édifices qu'ils avaient commencé à construire. Cepen-
dant, ce qu’il en reste encore prouve combien libérale et forte
était anciennement la main de l'Espagne. Tous les essais faits pour
coloniser cette côte de l’Amérique, au sud du 4(° degré de lati-
tude, ont misérablement échoué. Le nom seul de Port-Famine suffit
pour indiquer quelles furent les souffrances de plusieurs centaines
de malheureux dont il ne resta qu’un seul pour raconter les infor- .
tunes. Sur une autre partie de la côte de la Patagonie, à la baie
de Saint-Joseph, [on commença un autre établissement. Un di-
manche, les Indiens attaquèrent les colons et les massacrèrent tous,
à l'exception de deux hommes, qu’ils emmenèrent en captivité, où
ils restèrent de longues années. J’ai eu occasion de causer avec
l'un de ces deux hommes, alors fort vieux, lors de mon séjour au
rio Negro.
La faune de la Patagonie est aussi limitée que sa flore'. On peut
1 J'ai trouvé dans ce pays une espèce de cactus décrite par le professeur Hen-
slow, sous le nom de Opuntia Darwinii (Magazine of Zoology and Botany, vol. I,
p. 466). L’irritabilité des étamines, quand on plonge le doigt ou le bout d’un
bâton dans la fleur, rend ce cactus fort remarquable. Les folioles du périanthe
se ferment aussi sur le pistil, mais plus lentement que les étamines. Des plantes
GUANACOS. . 177
4
voir sur les plaines arides quelques scarabées noirs (hétéromères)
errant lentement cà et là ; de temps en temps on aperçoit aussi un
lézard. En fait d'oiseaux, il y a trois espèces de vautours et, dans
les vallées, quelques espèces qui se nourrissent d'insectes. On ren-
contre assez fréquemment dans les parties les plus désertes un
ibis ( Theristicus melanops) appartenant à une espèce qu’on dit
exister dans l’Afrique centrale ; j’ai trouvé dans l'estomac de cet
ibis des sauterelles, des cicadés, de petits lézards et même des scor-
pions'. A une certaine époque de l’année ces oiseaux se réunissent
en bandes, à d’autres époques ils vont par couples ; leur cri, fort
et singulier, ressemble au hennissement du guanaco.
Le guanaco ou lama sauvage est le quadrupède caractéristique
des plaines de la Patagonie. 11 représente, dans l'Amérique méri-
dionale, le chameau de l'Orient. A l’état de nature le guanaco,
avec son long cou et ses jambes fines, est un animal fort élégant.
Il est trés-commun dans toutes les parties tempérées du continent
et s'étend vers le sud jusqu'aux îles qui avoisinent le cap Horn. Il
vit ordinairement en petits troupeaux comprenant de six à trente
individus ; cependant, sur les bords du Santa-Cruz, nous en avons
vu un qui devait contenir au moins cinq cents individus.
Ces animaux sont ordinairement très-sauvages et très-soup-
conneux. M. Stokes m’a raconté qu'il a vu un jour, au moyen du
télescope, un troupeau de guanacos qui certainement avaient eu
peur de lui et de ses amis et qui s’éloignaient de toute la vitesse
de leurs jambes, bien que la distance fût si grande qu’il ne pouvait
pas les distinguer à l’œil nu. Le chasseur ne s’apercoit souvent de
leur présence qu’en entendant à une grande distance leur cri
d’alarme si particulier. S’il regarde alors attentivement autour de
lui, il verra probablement le troupeau disposé en ligne sur le flanc
de quelque colline éloignée. S’il s’approche d’eux, ils poussent
encore quelques cris, puis ils gagnent une des collines voisines par
un sentier étroit en prenant une allure qui paraît assez lente, mais
qui est réellement fort rapide. Cependant, si par hasard un chasseur
rencontre tout à coup un seul guanaco ou plusieurs ensemble, ils
de cette famille, que l’on considère ordinairement comme tropicale, se trouvent
aussi dans l'Amérique septentrionale (Lewis et Clarke, Travels, p. 221), sous la
même latitude que dans l'Amérique méridionale, c'est-à-dire dans les deux cas,
par 47 degrés de latitude.
‘ Ces insectes se rencontrent fréquemment sous les pierres. J'ai trouvé un
jour un scorpion cannibale tranquillement occupé à dévorer un de ses frères,
12
478 PATAGONIE.
s'arrêtent ordinairement, le regardent avec une profonde atten-
tion, font peut-être quelques mètres pour s'éloigner, puis se re-
tournent et le considèrent de nouveau. Quelle est la cause de cette
différence dans leur timidité ? No prendraient-ils pas l’homme à -
une grande distance pour leur principal ennemi, le puma ? Ou bien
leur curiosité l’emporterait-elle sur leur timidité ? Les guanacos
sont fort curieux, cela est un fait certain ; si, par exemple, on se
couche par terre et qu’on fasse des gambades, qu'on lève les pieds
en lair ou quelque chose de semblable, ils s’approchent presque
toujours pour voir ce que c’est. Nos chasseurs ont eu souvent re-
cours à cet artifice, qui leur a toujours réussi ; il présentait en
outre cet avantage qu’on pouvait tirer plusieurs coups de feu qu'ils
considéraient sans doute comme un accompagnement obligé de la
représentation. J’ai vu plus d’une fois, sur les montagnes de la
Terre de Feu, un guanaco non-seulement hennir et crier quand
on s’approchait de lui, mais encore bondir et sauter de la façon la
plus ridicule, comme s’il voulait offrir le combat. On réduit faci-
lement ces animaux en domesticité, et j’en ai vu près des habita-
tions dans la Patagonie septentrionale un grand nombre réduits à
cet état, ne pas s'éloigner, bien que l'on ne se donne pas la peine de
les enfermer. Ils deviennent alors très-hardis et attaquent fréquem-
ment l'homme en le frappant avec les deux jambes de derrière. On
affirme que le motif de ces attaques est un grand sentiment de ja-
lousie qu’ils éprouvent pour leurs femelles. Les guanacos sau-
vages, au contraire, ne semblent pas avoir même l’idée de se
défendre ; un seul chien suffit à retenir le plus gros de ces animaux
jusqu'à ce que le chasseur ait le temps d'arriver. Sous bien des
rapports leurs habitudes ressemblent à celles des moutons; ainsi,
lorsqu'ils voient plusieurs hommes à cheval s’approcher dans dif”
férentes directions, ils perdent la tête et ne savent plus de quel
côté s'échapper. Les Indiens, qui ont sans doute attentivement
observé ces animaux, connaissent bien cette habitude, car ils ont
basé sur elle leur système de chasse; ils les entourent en les rame-
nant toujours vers un point central.
Les guanacos se jettent facilement à la nage; nous en avons vu
souvent à Port Valdes passer d'une île à une autre. Byron, dans
son voyage, dit qu’il les a vus boire de l’eau salée. Quelques-uns
des officiers du Beagle ont aussi observé un troupeau de guanacos
qui s’approchait d’une saline près du cap Blanco pour venir boire
l'eau saumâtre ; jo pense, d’ailleurs, que dans plusieurs parties du
QUANACOS. 479
pays ils ne boiraient pas du tout, s'ils ne buvaient pas de l’eau
salée. Pendant la journée on les voit souvent se rouler à terre dans
des enfoncements qui affectent la forme d'une soucoupe. Les mâles
. se livrent de terribles combats; un jour deux mâles passbrent tout
auprès de moi sans m’apercevoir, occupés qu'ils étaient à se mor-
dre en poussant des cris percants; la plupart de ceux que nous
avons tués portaient, d’ailleurs, de nombreuses cicatrices. Quel-
quefois un troupeau semble faire une exploration. À Bahia Blanca,
où, dans un rayon de 30 milles à partir de la côte, ces animaux
sont fort rares, j'ai remarqué un jour les traces de trente ou qua-
rante d’entre eux qui étaient venus on ligne direete jusqu’à une
petite crique contenant de l'eau salée boueuse. ils s’apercurent
sana doute alors qu'ils s’approchaient de la mer, car ils pivotérent
avec toute la régularité d’un régiment de cavalerie et s'éloignèrent
on suivant une route aussi droite que celle qu'ils avaient suivie
pour venir. Les guanacos ont une singulière habitude que je ne
peux m'expliquer : pendant plusieurs jours de suite ils vont déposer
leurs excréments sur un tas particulier et toujours le même. J’ai
vu un de ces amas qui avait 8 pieds de diamètre et qui formait
une masse considérable. Selon M. A. d'Orbigny, toutes les espèces
du genre ont la même habitude, habitude fort précieuse d’ailleurs
pour les Indiens du Pérou qui emploient ces matières comme com-
bustible et qui n'ont pas ainsi la peine de les rassembler.
Les guanacos semblent affectionner tout particulièrement cer-
tains endroits pour y aller mourir. Sur les rives du Santa Cruz,
dans certains endroits isolés, ordinairement repouverts de taillis et
toujours situés près du fleuve, le sol disparaît absolument sous les
ossements accumulés. J'ai compté jusqu’à vingt tates dans un seul
endroit. j'ai oxaminé avec soin les ossements qui se trouvaient là,
ils n'étaient ni rongés, ni brisés, comme plusieurs que j'avais ren-
contrés cA et là, et n'avaient certainement pas été réunis par des
bêtes de proie. Ces animaux avaient dû, dans presque tous les cas,
se trainer en cet endroit pour venir mourir au milieu de ces buis:
sons. M. Bynoe m'apprend qu'il a fait la méme remarque dans un
voyage sur les bords du rio Gallegos. La cause de cette habitude
m'échappe absolument, mais j'ai remarqué que, dans les environs
da Santa Cruz, tous les guanacos blessés se dirigent toujours vers
le fleuve. A San Jago, dans les fles du Cap-Vert, je me rappelle
avoir vu, dans le coin retiré d'un ravin, un amoncellement d'osse-
ments de chèvres : nous nous élions écriés, en contemplant ce spec-
180 PATAGONIE.
tacle, que c'était là le cimetière de toutes les chèvres de l'île. Je
rapporte cette circonstance, insignifiante en apparence, parce
qu’elle peut expliquer dans une certaine mesure la présence d’une
grande quantité d’ossements dans une caverne, ou des amas d’osse- .
ments sous un dépôt d’alluvion ; elle explique aussi comment il se
fait que certains animaux sont plus communément enfouis que
d’autres dans les dépôts de sédiment.
Un jour le capitaine expédia la yole, sous le commandement de
M. Chaffers, avec trois jours de provisions, pour reconnaître la
partie supérieure du port. Nous commençâmes par rechercher
quelques sources d’eau douce indiquées sur une vieille carte espa-
gnole. Nous trouvâmes une crique au sommet de laquelle coulait
un petit ruisseau d’eau saumâtre. L’état de la marée nous força de
rester là pendant plusieurs heures. Je profitai de ce délai pour
aller faire une promenade dans l’intérieur des terres. La plaine se
compose, comme à l'ordinaire, de galets mélangés à un terrain qui
a tout l’aspect de la craie, mais dont la nature est bien différente.
Le peu de dureté de ces matériaux détermine la formation d’un
grand nombre de ravins. Le paysage tout entier ne présente que
solitude et désolation ; on n’apercoit pas un seul arbre, et, sauf
peut-être un guanaco qui semble monter la garde, sentinelle vigi-
lante, sur le sommet de quelque colline, c’est à peine si l’on voit
un animal ou un oiseau. Et cependant on ressent comme un senti-
ment de plaisir fort vif, sans qu'il soit bien défini, quand on traverse
ces plaines, où pas un seul objet n’attire vos regards. On se demande
depuis combien de temps la plaine existe ainsi, combien de temps
encore durera cette désolation.
« Qui peut répondre ? — Tout ce qui nous entoure actuellement
semble éternel. Et cependant le désert fait entendre des voix mys-
térieuses qui évoquent des doutes terribles!. »
Dans la soirée, nous remontons quelques milles plus haut, puis
nous disposons les tentes pour la nuit. Dans la journée du lende-
main, la yole échouait et l’eau était si peu profonde que notre
embarcation ne pouvait aller plus loin. L’eau était presque douce,
aussi M. Chaffers prit-il le bateau à rames pour remonter encore
2 ou 3 milles. Là, nous échouâmes encore ; mais, cette fois,
dans l’eau douce, L'eau était bourbeuse, et, bien que ce fût un
simple ruisseau, il serait difficile d'expliquer son origine autrement
' Shelley, vers sur le mont Blane.
TOMBEAU INDIEN. 481
que par la fonte des neiges dans la Cordillère. A l'endroit où nous
avions établi notre bivouac, nous étions entourés par de hautes
falaises et d'immenses rochers de porphyre. Je ne crois pas avoir
jamais vu endroit qui semblat plus isolé du reste du monde que
cette crevasse de rochers au milieu de cette immense plaine.
Le lendemain de notre retour à bord du Beagle, j’allai, avec quel-
ques officiers, fouiller un antique tombeau indien que j’avais décou-
vert .au sommet d'une colline voisine. Deux immenses blocs de
pierre, pesant probablement au moins 2 tonnes chacun, avaient été
placés devant une saillie de rocher ayant environ 6 pieds de haut.
Au fond du tombeau, sur le roc, se trouvait une couche de terre
ayant environ 1 pied d'épaisseur ; on avait dû apporter cette terre
de la plaine. Au-dessus de cette couche de terre, une sorte de dal-
lage fait de pierres plates, sur lesquelles étaient empilées une
grande quantité de pierres, de façon à combler l’espace compris
entre le rebord du rocher et les deux grands blocs. Enfin, pour
compléter le monument, les Indiens avaient détaché de la saillie
du rocher un fragment considérable qui reposait sur les deux blocs.
Nous fouillâmes ce tombeau sans pouvoir y trouver ni ossements,
ni restes d’aucune sorte. Les ossements étaient probablement tom-
bés depuis longtemps en poussière, auquel cas le tombeau devait
être fort ancien, car j’ai trouvé dans un autre endroit des amas de
pierres plus petits au-dessous desquels j'ai découvert quelques frag- —
ments d’ossements qu’on pouvait encore reconnaître pour avoir
appartenu à un homme. Falconer relate que l’on enterre un
Indien là où il vient à mourir; mais que, plus tard, ses parents
recueillent ses ossements avec soin pour aller les déposer près du
bord de la mer, quelle que soit pour cela la distance à parcourir.
On peut, je crois, comprendre cette coutume, si l’on se souvient
qu'avant l'introduction des chevaux ces Indiens devaient mener
à peu près le même genre de vie que les habitants actuels de la
Terre de Feu et, par conséquent, habiter ordinairement le bord de
la mer. Le préjugé ordinaire, qui veut que l'on aille reposer là où
reposent ses ancêtres, fait que les Indiens errants apportent encore
les parties les moins périssables de leurs morts dans leurs anciens
cimetières, près de la côte.
9 janvier 1834. — Le Beagle. jette l'ancre avant qu’il soit nuit
dans le beau et spacieux port de Saint-Julien, situé à environ
410 milles au sud de Port Desire. Nous séjournons huit jours dans
ce port. Le pays ressemble beaucoup aux environs de Port Desire ;
1&2 PATAGONIE.
peut-être est-il plus stérile encore. Un jour, nous accompagnons lo
Capitaine Fitz-Roy dans une longue promenade autour de la haie.
Nous restons onze heures sans trouver une seule goutte d’eau ;
aussi quelques-uns de nos camarades sont-ils épuisés. Du sommet
d’une colline (que nous avons depuis ct avec raison nominée la
colline de la Sotf) nous apercevons un beau lac, et deux d'entre
nous s’y rendent après avoir convenu de signaux pour faire venir
les autres, si c’est un lac d’eau douce. Quel n’est pas notre désap-
pointement en nous trouvant devant un espace immense recouvert
de sel, blanc comme la neige et cristallisé en cubes immenses!
Nous attribuons notre soif excessive à lu sécheresse de l’atmos-
phère ; mais, quelle qu’en soit la cause, nous sommes fort heureux
de retrouver nos bateaux dans la soirée. Bien que, pendant toute
notre excursion, nous n’ayons pas pu trouver une seule goutte
d’eau douce, il doit cependant y en avoir, car, par un hasard sin-
gulier, je trouvai à la surface de l’eau salée, près de l'extrémité do
la baie, un Colymbetes qui n’était pas tout à fait mort et qui avait
dû vivre dans un étang peu éloigné. Trois autres insectes (une ci-
cindèle, ressemblant à l’hybride; un Cymindts et un Harpalus, qui
vivent tous dans les marécages recouverts de temps en temps par
la mer) et un autre insecte trouvé mort dans la plaine complètent
la liste des scarahées que j'ai trouvés dans ces parages. On ren-
contre en nombre considérable une assez grosse mouche (Tnbanus);
‘es mouches ne cessérent de nous tourmenter, et leur piqère est
assez douloureuse. Le taon, qui est si désagréable sur les routes
ombragées de l’Angleterre, appartient au même genre que celte
mouche. Ici se représente l'énigme qui se dresso si souvent quand
il est question de moustiques — du sang de quels animaux ces
insectes se nourrissent-ils ordinairement? Dans les environs du
port Saint-Julien, le guanaco est à peu près le seul animal à sang
chaud, et on peut dire qu’il est fort rare, si on le compare à la
multitude innombrable des mouches.
La géologie de la Patagonie présente un grand intérêt. Tout au
contraire de l’Europe, où les formations tertiaires se sont accumu-
lées dans les baies, nous trouvons ici le long de centaines de milles de
côtes un seul grand dépôt, renfermant un nombre considérable de
coquillages tertiaires, tous apparemment éteints. Le coquillage le
plus commun est une huitre massive, gigantesque, qui atteint par-
fois 1 pied de diamètre, Ces couches sont recouvertes par d’autres,
GEOLOGIE DE LA PATAGONIE. 183
formées d’une pierre blanche, lendre, toute particulière, renfer-
mant beaucoup de gypse ct ressemblant à de la craie, mais réelle-
ment d’une nature ponceuse. Cette pierre est fort remarquable en
ce que la dixième partie au moins de son volume se compose d’in-
fusoires ; le professeur Ehrenberg a déjà reconnu dix formes océa-
niques parmi ces infusoires. Cette couche s'étend le long de la côte
sur une longueur de 500 milles (800 kilomètres) au moins et, très-
probablement, elle est plus longue encore. Au port Saint-Julien,
elle atteint uns épaisseur de plus de 800 pieds! Ces couches blan-
ches sont partout recouvortes d’une masse de galets, masse qui
constitue probablement la couche la plus considérable de cailloux
qui soit au monde. Elle s'étend certainement à partir du rio Colorado
sur un espace de 600 ou 700 milles nautiques vers le sud; sur les rives
du Santa Cruz(flouve qui se trouve un peu au sud de Saint-Julien),
elle va toucher les derniers contre-forts de la Cordillère ; vers le
milieu du cours de ce fleuve, elle atteint une épaisseur de plus de
200 pieds. Elle s'étend probablement partout jusqu’à la Chaîne des
Cordillères, d’où proviennent les cailloux de porphyre roulés; en
résumé, nous pouvons lui attribuer une largeur moyenne de
200 milles (320 kilomètres) et une épaisseur moyenne d'environ
SU pieds (13 mètres). Si on empilait cette immense couche de cail-
loux, sans s'occuper de la boue que leur frottement a nécessaire-
ment produite, on formerait une grande chaîne de montagnes. Et,
quand on considère que ces cailloux, aussi innombrables que les
grains de sable dans le désert, proviennent tous du Jent écroule-
ment des rochers le long d’antiques falaises sur le bord de la mer
et sur les rives dos flouves ; quand on considère que ces immenses
fragments de rochers ont eu à se concasser en morceaux plus petits ;
que chacun d’eux a été lentement roulé jusqu’à ce qu'il se soit par-
failement arrondi, que chacun d’eux a ét6 transporté à une dis-
tance considérable, on reste stupéfait on pensant au nombre
incroyable d’années qui ont du nécessairement s’écouler pour que
ce travail s’accomplisse. Or, tous ces galets ont été transportés et
probablement arrondis après le dépôt des couches blanches et
longtemps après la formation des couches inférieures qui contien-
nent les coquillages appartenant à l'époque tertiaire.
Sur ce continent méridional, tout s’est fait sur une grande
échelle. Les terres, depuis le rio de la Plata jusqu'à la Terre de
Feu, une distance de 1200 milles (1 930 kilomètres), ont été soule-
vées en masse (et en Patagonie à une hauteur de 300 à 400 pieds)
184 PATAGONIE.
pendant la période des coquillages marins actuellement existants,
Les vieux coquillages laissés à la surface de la plaine soulevée con-
servent encore en partie leurs couleurs, bien qu’ils soient exposés
à l’action de l’atmosphère. Huit longues périodes de repos, au
moins, ont interrompu ce mouvement de soulèvement ; pendant
ces périodes, la mer a entamé profondément les terres et a formé,
à des niveaux successifs, les longues lignes de falaises ou d’escarpe-
ments qui séparent les différentes plaines qui s’élèvent, comme les
degrés d’un gigantesque escalier, les unes derrière les autres. Le
mouvement de soulèvement et l’irruption de la mer pendant les
périodes de repos se sont exercés trés-également sur d'immenses
étendues de côtes; j’ai été fort étonné, en effet, de m’apercevoir
que les plaines se trouvent 4 des hauteurs presque égales en des
points fort éloignés les uns des autres. La plaine la plus basse se
trouve à 90 pieds au-dessus du niveau de la mer ; la plus élevée, à
une faible distance de la côte, à 950 pieds de hauteur au-dessus du
niveau dé la mer. Il ne reste de cette dernière plaine que quelques
ruines sous forme de collines à sommet plat, recouvert de cail-
loux. La plaine la plus élevée, sur les rives du Santa Cruz, atteint
une hauteur de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer au pied
de la Cordillére. J'ai dit que, pendant la période des coquillages
marins actuels, la Patagonie s'est élevée de 300 à 400 pieds ; je puis
ajouter que, depuis l’époque où les montagnes de glace transpor-
taient des boulders, le soulèvement a atteint 1 500 pieds. En outre,
ces mouvements de soulèvement n’ont pas affecté la Patagonie
seule. Les coquillages tertiaires éteints du port de Saint-Julien et
des rives du Santa Cruz n'ont pu vivre, s’il faut en croire le profes-
seur E. Forbes, que dans une profondeur d’eau variant de 40 à
250 pieds; or, ils sont recouverts d’un dépôt marin qui varie entre
800 et 1000 pieds d'épaisseur. D’où il résulte que le lit de la mer
sur lequel vivaient autrefois ces coquillages a dû s’affaisser de plu-
sieurs centaines de pieds pour que le dépôt supérieur ait pu se
former. Quelles immenses révolutions géologiques on peut lire sur
cette côte si simple de la Patagonie !
C’est près du port Saint-Julien !, dans de la boue rouge recou-
t J'ai appris dernièrement que le capitaine Sulivan, de la marine royale, a trouvé
de nombreux ossements fossiles, enfouis dans les couches régulières, sur les rives
du rio Gallegos, par 51° 4’ de latitude. Quelques-uns de ces ossements sont
grands, d'autres petits, et semblent avoir appartenu à un Tatou. C'est là une
découverte fort intéressante et fort importante.
LE MACRAUCHENIA. 185
vrant le gravier de la plaine, élevée de 90 pieds au-dessus du niveau
de la mer, que j'ai trouvé la moitié d’un squelette de Macrauchenia
Patachonica, quadrupède remarquable, tout aussi grand qu’un cha-
meau. Il appartient à la division des pachydermes, qui comprend
le rhinocéros, le tapir et le paléothérium ; mais, par la structure
des os de son cou fort allongé, il se rapproche beaucoup du cha-
meau ou plutôt du guanaco et du lama. On trouve, sur deux
plaines placées en arrière et plus élevées, des coquillages marins
récents ; ces plaines ont donc été modelées et soulevées avant que
se soit déposée la boue où était enfoui le Wacrauchenia ; il est donc
certain que ce curieux quadrupède a vécu longtemps après que les
coquillages actuels avaient commencé à habiter la mer voisine. J’ai
été fort surpris, tout d’abord, de trouver un si grand quadrupède,
et je me suis demandé comment il a pu exister si récemment et
subsister dans ces plaines caillouteuses, stériles, produisant à peine
quelque végétation, par 49°15’ de latitude ; mais la parenté qui
existe certainement entre le Macrauchenia et le guanaco, qui habite
aujourd'hui les parties les plus stériles de ces mêmes plaines,
dispense presque d'étudier ce côté de la question.
La parenté, bien qu’éloignée, qui existe entre le Wacrauchenia
et le Guanaco, entre le Toxodon et le Capybara — la parenté plus
rapprochée qui existe entre les nombreux Edentés éteints et les
Paresseux, les Fourmiliers et les Tatous actuels qui caractérisent
si nettement la zoologie de l’Amérique méridionale — la pa-
renté encore plus rapprochée qui existe entre les espèces fossiles
et les espèces vivantes de Cfenomys et d’ Hydrocherus, constituent
des faits fort intéressants. La grande collection, provenant des
cavernes du Brésil, qu'ont dernièrement rapportée en Europe
MM. Lund et Clausen, prouve admirablement cette parenté —
parenté aussi remarquable que celle qui existe entre les Marsupiaux
fossiles et les Marsupiaux vivants de l'Australie. Les trente-deux
genres, sauf quatre, de quadrupèdes terrestres, qui habitent aujour-
d’hui le pays où se trouvent les cavernes, sont représentés par des
espèces éteintes dans la collection dont je viens de parler. Les
espèces éteintes sont d’ailleurs beaucoup plus nombreuses que
les espèces actuelles ; on remarque de nombreux spécimens fossiles
de fourmiliers, de tapirs, de pecaris, de guanacos, d’opossums, de
rongeurs, de singes et d’autres animaux. Cette parenté étonnante,
sur le même continent, entre les morts et les vivants jettera
bientôt, je n’en doute pas, beaucoup plus de lumière que toute
186 | PATAGONIE.
autre classe de fails sur le problème de l’apparition et de la dispa-
rition des êtres organisés à la surface de la terre.
I] est impossible de réfléchir aux changements qui se sont pro-
duits sur le continent américain sans ressentir le plus profond
étonnement. Ce continent a dû anciennement regorger de mons-
tres immensos ; aujourd’hui, nous ne trouvons que des pygmées,
si nous comparons les animaux qui l’habitent aux races parentes
éteintes. Si Buffon avait connu l'existonce du Paresseux gigan-
tesque, des animaux colosses qui rossemblaient au Tatou et des
Pachydermes disparus, ilauraitpu dire, avec un plus grand semblant
de vérité, que la force créatrice a perdu sa puissance en Amérique,
au lieu de dire que cette force n’y a jamais possédé une grande vi-
gueur. Le plus grand nombre de ces quadrupèdes éteints, sinon tous,
vivaient à une époque récente, contemporains qu’ils étaient des
coquillages marins existant aujourd’hui, Depuis cetteépoque, aucun
changement bien considérable n’a pu se produire dans la configura-
tion des terres, Quelle est donc la cause de la disparition de tant
d'espèces et de genres tout entiers? Malgré soi on pense immédia-
tement à quelque grande catastrophe. Mais une catastrophe capable
de détruire ainsi tous les animaux, grands et petits, do la Patagonie
méridionale, du Brésil, de la Cordillère du Pérou et de l'Amérique
du Nord jusqu’au détroit de Behring aurait sûrement ébranlé notre
globe jusque dans ses fondements. En outre, l’étude de la géo-
logie de la Plata et de la Patagonie nous permet de conclure que
toutes les formes qu'y affectent les terres proviennent de change-
ments lents et graduels. Jl semble, d’après le caractère des fossiles
de l’Europe, de l’Asie, de l’Australie et des deux Amériques, que
les conditions qui favorisent l’existence des grands quadrupèdes
existaient récemment dans le monde entier. Quelles étaiont ces
conditions ? C’est ce que personne n’a encore déterminé. On ne
peut guère prétendre que ce soit un changement de température
qui a détruit, vers la même époques, les habitants des lalitudes tro-
picales, tempérées et arctiques des deux côtés du globe. Les
recherches de M. Lycll nous enseignent positivement que, dans
l'Amérique septentrionale, les grands quadrupédes ont vécu posté-
rieurement à la période pendant laquelle les glaces transportaient
des blocs de rocher dans des latitudes où les montagnes de glace
n'arrivent plus jamais à présent; des raisons concluantes, bien
qu’indirectes, nous permettent d'affirmer que, dans l'hémisphère
méridional, lo Macrauchenia vivait aussi à une époque bien posté-
CAUSES D'EXTINCTION. 187
rieure aux grands transports par les glaces. L'homme, après avoir
pénétré dans l'Amérique méridionale, a-t-il détruit, comme on l’a
suggéré, l'immense Megatherium et les autres Edentés? Tout au
moins, faut-il attribuer une autre cause à la destruction du petit
Tucutuco, à Bahia Blanca, et à celle des nombreuses souris fossiles
et des autres petits quadrupèdes du Brésil. Personne n'oserait sou-
tenir qu’une sécheresse, bien plus terrible encore que celles qui
causent tant de ravages dans les provinces de la Plata, ait pu ame-
ner la destruction de tous Jes individus de toutes les espèces depuis
la Patagonie méridionale jusqu’au détroit de Behring. Comment
expliquer l'extinction du cheval? Les pâturages ont-ils fait défaut
dans ces plaines parcourues depuis par les millions de chevaux
descendant des animaux introduits’par les Espagnols ? Les espèces
nouvellement introduites ont-elles accaparé la nourriture des
grandes races antérioures ? Pouvons-nous croire que le Capybara
ait accaparé les aliments du Toxodon, le Guanaco du Macrauchenia,
les petits Edentés actuels de leurs nombreux prototypes gigan-
tesques ? ll n’y a certes pas, dans la longue histoire du monde, de
fait plus étonnant que les immenses exterminations, si souvent
répétées, de ses habitants.
Toutefois, si nous envisageons ce problème à un autre point de
vue, il nous paraîtra peut-être moins embarrassant. Nous ne nous
rappelons pas assez combien peu nous connaissons les conditions
d'existence de chaque animal; nous ne songeons pas toujours non
plus que quelque frein est constamment à l’œuvre pour empêcher la
multiplication trop rapide de tous les êtres organisés vivant à l’état
de nature. En moyenne, Ja quantité de nourriture reste constante;
la propagation des animaux tend, au contraire, à s'établir dans une
progression géométrique. On peut constater les surprenants effets
de cette rapidité de propagation par ce qui s’est passé pour les ani-
maux européens qui ont repris la vie sauvage en Amérique. Tout
animal à l’état de nature se reproduit régulièrement; cependant,
dans une espèce depuis longtemps fixée, un grand accroissement
en nombre devient nécessairement impossible, et il faut qu'un frein
agisse de façon ou d'autre. Toutefois, il est fort rare que nous puis-
sions dire avec certitude, en parlant de telle ou telle espèce, à quelle
période de la vie, ou à quelle période de l’année, ou à quels inter-
valles, longs ou courts, ce frein commence à opérer, ou quelle est
sa véritable nature. De là vient, sans doute, que nous ressentons si
peu de surprise en voyant que, de deux espèces fort rapprochées
188 PATAGONIE.
par leurs habitudes, l’une soit fort rare et l’autre fort abondante
dans la même région; ou bien encore qu’une espèce soit abon-
dante dans une région et qu’une autre, occupant la même position
dans l’économie de la nature, soit abondante dans une région voi-
sine qui diffère fort peu par ses conditions générales. Si on de-
mande la cause de ces modifications, on répond immédiatement
qu’elles proviennent de quelques légères différences dans le climat,
dans la nourriture ou dans le nombre des ennemis. Mais nous ne
pouvons que bien rarement, en admettant même que nous le puis-
sions quelquefois, indiquer la cause précise et le mode d’action
du frein! Nous nous trouvons donc obligés de conclure que des
causes qui échappent ordinairement à nos moyens d'appréciation
déterminent l'abondance ou la rareté d’une espèce quelconque.
Dans les cas où nous pouvons attribuer l'extinction d'une espèce
à l’homme, soit entièrement, soit dans une région déterminée, nous
savons que cette espèce devient de plus en plus rare avant de dispa-
raitre tout a fait. Or, il serait difficile d'indiquer une différence sen-
sible dansle mode de disparition d’une espèce, que cette disparition
soit causée par l’homme ou qu’elle le soit par l’augmentation de ses
ennemis naturels'. La preuve que la rareté précède l’extinction se
remarque d’une manière frappante dans les couches tertiaires suc-
cessives, ainsi que l’ont fait remarquer plusieurs observateurs ha-
biles. On a souvent trouvé, en effet, qu’un coquillage trés-commun
dans une couche tertiaire est aujourd’hui très-rare, si rare même,
qu'on l’a cru éteint depuis longtemps. Si donc, comme cela paraît
probable, les espèces deviennent d’abord fort rares, puis finissent
par s’éteindre — si l'augmentation trop rapide de chaque espèce,
même les plus favorisées, se trouve arrêtée, comme nous devons
l’admettre, bien qu'il soit difficile de dire quand et comment — et
si nous voyons, sans en éprouver la moindre surprise, bien que
nous ne puissions pas en indiquer la cause précise, une espèce
fort abondante dans une région, tandis qu’une autre espèce inti-
mement alliée à celle-là est rare dans la même région — pourquoi
ressentir tant d’étonnement à ce que la rareté, allant un peu plus
loin, en arrive à l'extinction ? Une action qui se passe tout autour
de nous sans qu’elle soit bien appréciable, peut, sans contredit, |
devenir un peu plus intense sans exciter notre attention. Qui donc
1 Voir dans les Principles of Geology les excellentes remarques de M. Lyell à
ce sujet.
CAUSES D'EXTINCTION. 489
éprouverait la moindre surprise si on lui disait que, comparative-
ment au Megatherium, le Megalonyx était autrefois fort rare, ou
qu’une espèce de singes fossiles ne comprenait que fort peu d’indi-
vidus comparativement à une espèce de singes vivant actuellement?
Et, cependant, cette rareté comparative nous fournit la preuve la
plus évidente de conditions moins favorables à leur existence.
Admettre que les espèces deviennent ordinairement rares avant de
disparaître, ne ressentir aucune surprise de ce qu’une espèce soit
plus rare qu'une autre, et cependant appeler à son aide quelque
agent extraordinaire et s'étonner grandement quand une espèce
vient à s’éteindre, c’est absolument comme si l’on admettait que,
chez l'homme, la maladie est le prélude de la mort, comme si
Yon n'éprouvait aucune surprise en apprenant la maladie; puis,
quand l’homme vient à mourir, que l'on s’étonnât profondément et
que l'on en arrivât à croire qu’il est mort de mort violente.
CHAPITRE IX
Le Santa Crus. — Expédition sur le cours supérieur du fleuve. — Indiens. —
. Immenses coulées de laves basaltiques. — Fragments qui n’ont pas été trann-
portés par le fleuve. — Excavation de la vallée. — Habitudes du Condor. —
La Cordilltre. — Blocs erratiques gigantesques. — Ruines indiennes. — Re-
” tour au vaisseau. — Lés îles Falkland. — Chevaux sauvages, bestiaux, lapins.
-— Renard ressemblant au loup. — Feu entretenu avec des ossements. —
Manière de chasser le bétail sauvage, — Géologie. — Tratnées de pierres. —
Scènes de violence, — Pingouin. — Oies. — Okufs des Doria, — Animaux
: composés.
Le Santa Cruz, la Patagonie et les iles Falkland.
13 avril 1834. — Le Beagl jette l'ancre à l'embouchure du
Santa Cruz. Ce fleuve se jette dans la mer à environ 60 milles au
sud du port Saint-Julien. Pendant son dernier voyage le capitaine
Stokes l’avait remonté à une distance d'environ 30 milles, mais le
manque de provisions l’obligea alors à revenir en arrière. On ne
connaît de ce fleuve que ce qui a été découvert pendant l’excursion
dont je viens de parler. Le capitaine Fitz-Roy se décide à le remon-
ter aussi loin que le temps le lui permettra. Le 18, nous partons
dans trois baleinières, portant trois semaines de provisions ; notre
expédition se compose de vingt-cing hommes, force suffisante pour
défier une armée d’Indiens. La marée montante nous entraîne ra-
pidement, lc temps est beau, aussi faisons-nous une longue étape;
nous buvons bientôt l’eau douce du fleuve et le soir nous nous’
trouvons au-dessus du point où se fait sentir la marée. _
Le fleuve prend ici l’aspect et la largeur qui restèrent presque
absolument les mêmes jusqu’au point extrême de notre voyage. Il
a ordinairement 300 ou 400 mètres de largeur et, au milieu du
courant, 17 pieds de profondeur. Un des caractères les plus remar-
. quables de ce fleuve est la constance de la rapidité du courant, qui
varie toujours entre 4 et 6 nœuds à l’heurc. L’eau a une belle cou-
leur bleue, mais avec une légère teinte laiteuse, et n’est pas aussi
transparente qu'on aurait pu le penser d’abord. Le lit se compose
de cailloux, comme les rives et les plaines environnantes. Le fleuve
EXPLORATION DU SANTA CRUZ. 491
fait de nombreux détours dans une vallée quis’étend en droite ligne
vers l'ouest. Cette vallée a de 5 à 10 milles de largeur; elle est
bornée par des terrasses qui s'élèvent ordinairement comme
des degrés, les unes au-dessus des autres, jusqu’à une hauteur de
500 pieds ; il y a une coïncidence frappante entre les deux côtés de
Ja vallée.
19 avril, — Il n'y a pas à songer à se servir de la voile ou de la
rame contre un courant si rapide ; on attache donc les trois ba-
teaux en file l’un derrière l’autre, on laisse deux hommes à bord de
chacun d’eux et le reste de l'équipage met pied à terre pour remor-
quer les trois embarcations. Je vais décrire en deux mots le sys-
tème imaginé par le capitaine Fitz-Roy, parce qu’il est excellent
pour faciliter le travail de tous, travail auquel chacun prend part.
Il divise notre expédition en deux escouades, dont chacune re-
morque allernativement les bateaux pendant une heure et demie.
Les officiers de chaque bateau accompagnent leur équipage ; ils
prennent part aux repas de leurs hommes et partagent la même
tente qu'eux ; chaque bateau est donc absolument indépendant des
deux autres. Après le coucher du soleil on s'arrête au premier en-
droit plat, couvert de buissons, et on y établit le bivouac pour la
nuit. Chaque homme de l'équipage remplit à son tour les fonctions
de cuisinier. Dès que les bateaux ont été amenés en face de l’en-
droit où on a décidé de bivouaquer, le cuisinier allume son feu ;
deux autres dressent la tente ; le contre-maitre sort des bateaux les
effets dont on doit se servir pendant la nuit ; les hommes les portent
dans les tentes pendant que les autres ramassent du bois. Tout est
si bien réglé, qu’en une demi-heure tout est prêt pour la nuit.
Nous nous endormons tous sous la garde d’un officier et de deux
hommes chargés de veiller sur les embarcations, d'entretenir le feu
et de surveiller les Indiens. Chaque homme de la troupe doit veiller
une heure par nuit.
Pendant cette journée nos progrès sont très-lents, car le fleuve
est entrecoupé d'îles couvertes de buissons épineux et les bras du
fleuve entre ces îles sont peu profonds.
20 avril, — Nous dépassons les iles et nous marchons activement
en avant. Nous ne faisons guère, en moyenne, que 40 milles par jour
à vol d’olseau, ce qui représente environ 15 ou 20 milles, et cela
au prix de grandes fatigues. A partir de l'endroit où nous avons
bivonaqué la nuit dernière, le pays devient ahsolument une terra
incognita, car C’est à ce point que le capitaine Stokes s’est arrêté.
192 LE SANTA CRUZ.
Nous apercevons au loin une fumée considérable et nous trouvons
le squelette d’un cheval, signes certains que les Indiens sont dans
notre voisinage. Le lendemain matin (24), nous remarquons sur le
sol les pistes d’une troupe à cheval et les empreintes faites par les
chuzos ou longues lances que les Indiens laissent souvent trainer à
terre. Nous en arrivons à la conclusion que les Indiens sont venus
nous observer pendant la nuit. Peu de temps après, nous arrivons
à un endroit où, d'après les empreintes toutes fraiches de pas
d'hommes, d’enfants et de chevaux, il devient évident que les na-
turels ont traversé le fleuve.
22 avril, — Le paysage offre toujours aussi peu d'intérêt. La
similitude absolue des productions, dans toute l’étendue de la
Patagonie, constitue un des caractères les plus frappants de ce
pays. Les plaines caillouteuses, arides, portent partout les mêmes
plantes rabougries; dans toutes les vallées croissent les mêmes
buissons épineux. Partout, nous voyons les mêmes oiseaux et les
mêmes insectes. C’est à peine même si une teinte verte un peu
plus accentuée borde les rives du fleuve et des ruisseaux limpides
qui viennent se jeter dans son sein. La stérilité s'étend comme une
vraie malédiction sur tout ce pays et l’eau elle-même, coulant sur
un lit de cailloux, semble participer à cette malédiction. Aussi ren-
contre-t-on fort peu d'oiseaux aquatiques ; quelle nourriture pour-
raient-ils trouver dans ces eaux qui ne donnent la vie à rien ?
Quelque pauvre que soit la Patagonie sous certains rapports, elle
peut cependant se vanter de posséder peut-être un plus grand
nombre de petits rongeurs qu'aucun autre pays du monde. Plu-
sieurs espèces de souris ont de grandes oreilles minces et une fort
belle fourrure. On rencontre, au milieu des buissons qui croissent
dans les vallées, des quantités innombrables de ces petits animaux,
qui, pendant des mois entiers, doivent se contenter de la rosée
pour toute boisson, car il n’y a pas une seule goutte d’eau. Ils
semblent tous être cannibales ; en effet, dès qu’une de ces souris
s'était laissé prendre dans mes piéges, les autres se mettaient à la dé-
vorer. Un petit renard, aux formes délicates, fort abondant, se nour-
rit sans doute exclusivement de ces petits animaux. C’est là aussi
le véritable habitat du guanaco; je pouvais à chaque instant voir
1 Selon Voiney (t. I, p. 351), des buissons, des rats, des gazelles et des lièvres
en quantité considérable constituent le principal caractère des déserts de la Syrie.
En Patagonie, le guanaco remplace la gazelle, et l’agouti le lièvre.
EXPLORATION DU SANTA CRUZ. 193
des troupeaux comprenant de cinquante a cent individus et, comme
je Vai déjà dit, j'en ai vu un qui comprenait au moins cinq cents
têtes. Le puma chasse et mange ces animaux et est escorté à son
tour par le condor et par les vautours. A chaque instant je remar-
quais les traces du puma sur les bords du fleuve, et, souvent aussi,
des squelettes de guanacos, le cou disloqué et les os brisés, ce qui
indiquait, sans qu'on pat sy méprendre, quel avait été leur genre
de mort.
24 avril. — Tout comme les anciens navigateurs, alors qu’ils
approchaient d’une terre inconnue, nous examinons, nous remar-
quons les moindres signes qui peuvent indiquer un changement.
Nous éprouvons autant de joie en apercevant un tronc d'arbre
flottant ou un bloc erratique détaché du rocher primitif, que si
nous voyions une forêt croissant sur les croupes de la Cordillère.
Mais le signe qui promet le plus est une couche épaisse de nuages
qui restent presque constamment à la même place. Ce signe, en
effet, devait tenir toutes ses promesses, comme nous avons pu en
juger plus tard; mais, tout d’abord, nous avions pris les nuages
pour le sommet de la montagne elle-même, et non pour des
masses de vapeurs condensées autour de son sommet glacé.
26 avril. — Nous observons aujourd’hui un changement remar-
quable dans la structure géologique des plaines. Depuis notre dé-
part j'avais examiné avec soin le gravier du fleuve, et, pendant
les deux derniers jours, j’avais remarqué la présence de quelques
petits cailloux formés de basalte très-cellulaire. Ces cailloux aug-
mentérent en nombre et en grosseur ; aucun d'eux cependant
n’était aussi gros qu’une tête d'homme. Ce matin, toutefois, des
cailloux de même espèce, mais plus gras, deviennent tout à
coup plus abondants et, au bout d’une demi-heure, nous aperce-
vons, à 5 ou 6 milles de distance, le coin angulaire d’une grande
plate-forme de basalte. A la base de cette plate-forme le fleuve
bouillonne sur les blocs tombés dans son lit. Pendant 28 milles, le
courant de la rivière se trouve encombré de ces masses basaltiques.
Au-dessous de ce point, d'immenses fragments des rocs primitifs
appartenant a la formation erratique deviennent également nom-
breux. Aucun fragment de grosseur un peu considérable n’a été
entraîné à plus de 3 ou 4 milles par le courant du fleuve. Or, si l’on
considère la vitesse singulière du volume d’eau considérable que
roule le Santa Cruz; si l’on considère qu'aucun ralentissement de
courant ne se produit en aucun point, on a là un exemple frappant
13
194 LE SANTA CRUZ.
du peu de puissance des rivières pour charrier des fragments même
de moyenne grosseur.
Le basalte est purement et simplement de la lave quis’est écoulée
sous la mer; mais les éruptions ont dû se produire sur la plus
grande échelle. En effet, au point où nous avons d’abord observé
cette formation, elle a 1490 pieds d'épaisseur ; à mesure qu'on re-
monte le fleuve, la surface de la couche de basalte s'élève imper
ceptiblement et la masse devient plus épaisse, de telle sorte que
40 milles plus loin elle atteint une épaisseur de 320 pieds. Quelle
peut être l'épaisseur de cette couche près de la Cordillère ? Je n’ai
aucune donnée qui me permette de le dire, mais là la plate-forme
atteint une hauteur d'environ 3 000 pieds au-dessus du niveau de la
mer. C’est donc dans les montagnes de cette grande chaîne que nous
devons chercher la source de cette couche, et ils sont bien dignes
d’une telle source ces torrents de lavequi ont coulé à une distance de
100 milles sur le litsi peu incliné de la mer. On n’a qu'à jeter un coup
d’œil sur les falaises de basalte de deux côtés opposés de la vallée
pour en arriver à la conclusion qu'elles ne devaient autrefois former
qu'un seul bloc. Quel est donc l'agent qui a enlevé, sur une distance
excessivement longue, une masse solide de roc très-dur, ayant une
épaisseur moyenne de 300 pieds et sur une largeur qui varie d’un
peu moins de 2 milles À 4 milles ? Bien que le fleuve ait si peu de
puissance quand il s’agit de charrier des fragments même peu consi-
dérables, il aurait pu cependant exercer dans le cours des âges une
érosion graduelle, effet dont il serait difficile de déterminer l’impor-
tance. Mais dans le cas qui nous occupe, outre le peu de portée
d’un agent tel que celui-là, on pourrait donner une foule d’excel-
lentes raisons pour soutenir qu'un bras de mer a autrefois traversé
cette vallée. Il serait superflu, dans cet ouvrage, de détailler les
arguments qui ménenta cette conclusion, argumentstirés dela forme
et dela nature des terrasses, qui affectent la disposition de gigantes-
ques escaliers et qui occupent les deux côtés de la vallée — de la
façon dont le fond de la vallée s'étend en une plaine en forme de
baie auprès des Andes, plaine entrecoupée de collines de sable, et
de quelques coquillages marins que l’on trouve dans le lit du
fleuve. Si je n’étais limité par l'espace, je pourrais prouver qu’au-
trefois un détroit, semblable au détroit de Magellan et unissant
comme lui l'océan Atlantique à l’océan Pacifique, traversait l’Amé-
rique méridionale en cet endroit. Mais la question n’en reste pas
moins: comment a été enlevé le basalte solide? Les anciens géolo-
LE CONDOR. 196
gues auraient appelé à leur aide l’action violente de quelque épou-
vantable catastrophe; mais, dans ce cas, semblable supposition
serait inadmissible, parce que les mêmes plaines disposées en de-
grés et portant à leur surface des coquillages actuellementexistants,
plaines qui bordent la longue étendue des côtes de la Patagonie,
contournentaussi la vallée du Santa Cruz. Aucune inondation n’au-
rait pu donner ce relief à la terre, soit dans la vallée, soit le long
de la côte, et il est certain que la vallée s’est formée par suite de
la formation de ces terrasses successives. Bien que nous sachions
qu'il y a, dans les parties resserrées du détroit de Magellan, des
courants qui le traversent en faisant 8 nœuds à l’heure, on n’en
reste pas moins stupéfait quand on pense au nombre d'années
qu'il a fallu à des courants semblables pour désagréger une masse
aussi colossale de lave basaltique solide. 11 faut croire toutefois que
les couches, minées par les eaux qui traversaient cet ancien détroit,
se sont concassées en immenses fragments; que ceux-ci, à leur tour,
ont fini par se briser en morceaux moins considérables, puis par
être réduits en cailloux et enfin en poudre impalpable que les cou-
rants ont transportée au loin, dans l’un ou l’autre des deux océans.
Le caractère du paysage change en même temps que la structure
géologique des plaines. En parcourant quelques-uns des étroits
défilés du rocher, j'aurais pu me croire encore dans les vallées
stériles de l’île de San Iago. Au milieu de ces rochers basaltiques
je trouve quelques plantes que je n'avais jamais vues, d’autres que
je reconnus comme appartenant à la Terre de Feu. Ces rocs poreux
servent de réservoir aux quelques gouttes de pluie qui tombent
chaque année; aussi quelques petites sources (phénomène fort
rare en Patagonie) se font-elles jour aux endroits où les terrains
ignés rejoignent les terrains de sédiment ; on reconnaît ces sources
A une assez grande distance, parce qu'elles sont entourées d’un peu
de verdure.
27 avril. — Le lit du fleuve se resserre ‘un peu et, en consé-
quence, le courant devient plus rapide; il fait ici environ six nœuds
à l’heure. Cette cause, jointe aux nombreux fragments angulaires
qui parsèment le lit du fleuve, rend le travail des remorqueurs fort
pénible et fort dangereux.
Aujourd'hui j'ai tué un condor. Il mesurait 8 pieds et demi d'une
extrémité de l'aile à l’autre et 4 pieds du bout du bec au bout de
la queue. On sait que l’habitat de cet oiseau est, géographiquement
parlant, fort considérable, Sur la côte occidentale de l'Amérique
196 LE . SANTA CRUZ.
méridionale, on le trouve dans les Cordillères depuis le détroit de
Magellan jusque par 8 degrés de latitude nord de l'équateur. Sur
Ja côte de la Patagonie, sa limite septentrionale est la falaise escar-
pée qui se trouve près de l’embouchure du rio Negro ; en cet en-
droit le condor s’est écarté de près de 400 milles de la grande ligne
centrale de son habitat dans les Andes. Plus au sud, on rencontre
assez fréquemment le condor dans les immenses précipices qui en-
tourent le port Desire ; bien peu cependant s’aventurent jusqu'au
bord de la mer. Ces oiseaux fréquentent aussi une ligne de falaises
qui se trouvent près de l'embouchure du Santa Cruz et on les re-
trouve sur le fleuve à environ 80 milles de la mer, à l'endroit où les
côtés de la vallée affectent la forme de précipices perpendicu-
laires. Ges faits sembleraient prouver que le condor habite de pré-
férence les falaises taillées à pic. Au Chili, le condor habite pen-
dant la plus grande partie de l’année les bords du Pacifique, et la
nuit ces oiseaux vont se percher plusieurs ensemble sur le même
arbre ; mais au commencement de l’été ils se retirent dans les par-
ties les plus inaccessibles des Cordillères pour se reproduire en
toute sécurité.
Les paysans du Chili m'ont affirmé que le condor ne construit
pas de nid ; au mois de novembre ou de décembre la femelle dé-
pose deux gros œufs blancs sur le rebord d’un rocher. On dit queles
jeunes condors ne commencent à voler qu’à l’âge d’un an; long-
temps après encore ils continuent de se percher la nuit près de leurs
parents et de les accompagner le jour à la chasse. Les vieux oiseaux
vont généralement par couples, mais au milieu des roches basal -
tiques du Santa Cruz j'ai trouvé un endroit qu’un grand nombre
de condors doivent fréquenter ordinairement. Ce fut pour moi un
magnifique spectacle, en arrivant tout à coup au bord d’un préci-
pice, que de voir vingt ou trente de ces grands oiseaux s’éloigner
lourdement, puis s’élancer dans l’air, où ils décrivaient des cercles
majestueux. La quantité de flente que j'ai trouvée sur ce rocher
me permet de penser qu'ils fréquentaient depuis longtemps cette
falaise. Après s'être gorgés de viande pourrie dans les plaines, ils
aiment à se retirer sur ces hauteurs pour digérer en repos. Ces faits
nous permettent de penser que le condor, comme le gallinazo, vit
jusqu’à un certain point en bandes plus ou moins nombreuses.
Dans cette partie du pays ils mangent presque exclusivement les
cadavres de guanacos morts naturellement, ou, ce qui arrive plus
souvent, ceux qui ont été tués par le puma. D’après ce que j’ai
LE CONDOR. 197
vu en Patagonie, je ne crois pas que les condors s’éloignent beau- |
coup chaque jour de l’endroit où ils ont l'habitude de se retirer
pendant la nuit. :
On peut souvent apercevoir les condors à une grande hauteur,
tournoyant au-dessus d’un endroit et exécutant les cercles les plus
gracieux. Je suis sûr que dans certains cas ils ne volent ainsi que
pour leur plaisir, mais les paysans chiliens m’affirment qu'ils sur-
veillent alors un animal en train de mourir ou un puma qui dévore
sa proie. Si tout à coup les condors descendent rapidement, puis
se relèvent aussi vite tous ensemble, les Chiliens savent que c’est
le puma qui, surveillant le cadavre de l’animal qu'il vient de tuer,
est sorti de sa cachette pour chasser les voleurs. Outre la viande
pourrie dont ils se nourrissent, les condors attaquent fréquemment
les jeunes chèvres et les agneaux ; les chiens bergers sont dressés,
chaque fois qu’ils apercoivent un de ces oiseaux, à sortir de leur
niche et à aboyer bruyamment. Les Chiliens détruisent et attra-
pent un grand nombre de condors. Pour ce faire, on emploie deux
méthodes. On place le cadavre d’un animal sur un terrain plat
enfermé par une haie dans laquelle on a ménagé une ouverture ;
quand les condors sont repus, on vient au galop fermer l'entrée :
on les prend alors quand on veut, car, quand cet oiseau n’a pas
l’espace suffisant pour prendre son élan, il ne peut s’enlever de
terre. La seconde méthode est de remarquer les arbres où ils vont
fréquemment percher au nombre de cinq ou six ; puis, pendant la
nuit, on grimpe à l’arbre et on les enchaîne. C'est, d’ailleurs, chose
facile, car, comme j'ai pu en juger moi-même, ils ont le sommeil
très-dur. A Valparaiso, j'ai vu vendre un condor vivant pour
60 centimes ; mais c’est là une exception, car ils coûtent ordinai-
rement 10 à 12 francs. J’en ai vu apporter un qu’on venait de
prendre; on l’avait attaché avec des cordes et il était grièvement
blessé ; cependant, dès qu’on lui eut délié le bec, il se jeta avec vo-
racité sur un morceau de viande qu’on lui jeta. Dans la même ville
il y a un jardin où on en conserve vingt ou trente vivants. On ne
leur donne à manger qu’une fois par semaine, et cependant ils pa-
raissent se porter fort bien !. Les paysans chiliens affirment que le
condor vit et garde même toute sa vigueur si on le laisse cing ou
1 J'ai remarqué que, plusieurs heures avant la mort d’un condor, tous les poux
dont il est couvert viennent se placer sur les plumes extérieures. On m'a affirmé
qu'il en était toujours ainsi.
$98 LE SANTA CRUZ.
“six semaines sans nourriture; je ne puis affirmer la véracité de
cette assertion ; c’est une expérience cruelle à faire, ce qui n’em-
péche pas, sans doute, qu’elle n’ait été faite.
On sait que les condors, comme tous les autres vautours d’ail-
leurs, apprennent bien vite la mort d’un animal dans une partie
quelconque du pays et se rassemblent de la façon la plus extraor-
dinaire. Il est à remarquer que, dans presque tous les cas, les
oiseaux ont découvert leur proie et ont absolument nettoyé le
squelette avant que la chair du cadavre sente mauvais. Me rappe-
lant les expériences de M. Audubon sur le peu d’odorat des vau-
tours, je fis, dans le jardin dont je viens de parler, l’expérienve
suivante : les condors étaient attachés chacun à une corde le long
d’un mur du jardin. J’enveloppai un morceau de viande dans du
papier blanc et, tenant ce paquet à la main, je me promenai long-
temps devant eux, à une distance d’environ 3 mètres; aucun d'eux
ne sembla s’apercevoir de ce que je portais. Je jetai alors le paquet
sur le sol, à 4 mètre environ d’un vieux male; il le considéra un
moment avec la plus grande attention, puis détourna les yeux
sans s'en occuper davantage. À l’aide de ma canne je rapprochai le
paquet de lui de plus en plus, jusqu'à ce qu’il le touchat avec son
bec ; en un instant il avait déchiré le papier à coups de bec, ct,
au même moment, tous les oiseaux de la rangée se mirent à batire
des ailes et chacun d’eux fit tous les efforts possibles pour se dé-
barrasser de ses {entraves. Jl eût été impossible de tromper un
chien dans les mêmes circonstances. Les preuves pour et contre le
puissant odorat des vautours se balancent singulièrement. Le pro-
fesseur Owen a démontré que le vautour (Cathartes aura) a les
nerfs olfactifs singulièrement développés ; le jour où M. Owen lut
ce mémoire à la Société de zoologie, un des assistants raconta que,
par deux fois, aux Indes occidentales, il avait vu des vautours se
rassembler sur le toit d’une maison où se trouvait un cadavre que
l'on n’avait pas enterré en temps utile et qui sentait fort mauvais.
Dans ce cas, les vautours n’avaient pu voir ce qui se passait. D’un
autre côté, outre les expériences d’Audubon, outre celle que j'ai
faite moi-même et que je viens de rapporter, M. Bachman a fait
aux Etats-Unis de nombreuses expériences qui tendent à prouver
que ni le Cathartes aura (l'espèce disséquée par le professeur Owen,
ni le gallinazo ne découvrent leur nourriture au moyen de leur
odorat. M. Bachman recouvrit une quantité de viande pourrie et
sentant fort mauvais avec un morceau de toile à voile et jeta des
LE CONDOR. 199
morceaux de viande sur cetle toile; les vautours vinrent en toute
hâte manger ces morceaux de viande et, après les avoir dévorés,
restèrent tranquillement sur la toile sans découvrir la masse qui
se trouvait par-dessous et dont ils n'étaient séparés que par le hui-
tième d’un pouce. On fit une petite ouverture dans la toile. Les
vautours se précipitérent alors sur la masse. On les chassa, on rem-.
placa la toile déchirée par une nouvelle toile, on placa à nouveau
des morceaux de viande sur cette toile, les mêmes vautours vinrent
la dévorer sans découvrir la masse cachée qu'ils foulaient sous leurs
pattos. Six personnes, outre M. Bachman, affirment ces faits, qui
se sont passés sous leurs yeux’.
Bien des fois, alors que j'étais couché par terre sur le dos au mi-
lieu de ces plaines, j'ai vu des vautours traverser les airs à une
immense hauteur. Quand le pays est plat, je ne crois pas qu’un
homme à pied ou à cheval puisse scruter avec attention un espace
de plus de 18 degrés au-dessus de l’horizon. S'il en est ainsi et que
le vautour plane à une hauteur de 3000 ou 4 000 pieds, il se trou-
verait à une distance de plus de 2 milles anglais (3,22) en droite
ligne avant de se trouver dans le champ de vue de l’observateur.
N’est-il pas tout naturel que, dans ces condilions, il échappe à la
vue ? Ne se peut-il pas que, quand un chasseur poursuit et abat un
animal quelconque dans une vallée solitaire, un de ces oiseaux, à
la vue perçante, suive de loin ses moindres mouvements ? Ne se
peut-il pas aussi que leur facon de voler, quand ils descendent,
indique à toute la famille des vautours qu’une proie est on vue ?
Quand les condors décrivent cercles après cercles autour d’un
endroit quelconque, leur vol est admirable. Je ne me rappelle pas
leur avoir jamais vu battre des ailes, sauf quand ils s’enlévent de
terre. Dans les environs de Lima, j’en observai plusieurs pendant
près d’une demi-heure sans les quitter des yeux un seul instant. lle
décrivaient des cercles immenses, montant et descendant sans
donner un seul coup d’aile. Quand ils passaient à une petite dis-
tance au-dessus de ma téte, je les voyais obliquement et je pouvais
distinguer la silhouette des grandes plumes qui terminent chacune
des ailes ; si ces plumes avaient été agitées, fût-ce par le moindre
mouvement, elles se seraient confondues l’une avec l’autre; or
elles se détachaient absolument distinctes sur le ciel bleu. L’oi-
seau meut fréquemment la tête et le cou en semblant exercer un
1 London, Magazine of Nat. Hist., vol. VAL.
200 LE SANTA CRUZ.
grand effort; les ailes étendues semblent constituer le levier sur
lequel agissent les mouvements du cou, du corps et de la queue.
Si l'oiseau veut descendre, il replie un instant ses ailes; dès qu’il
les étend de nouveau en en modifiant le plan d’inclinaison, la force
acquise par la descente rapide semble le faire remonter avec
le mouvement continu, uniforme d’un cerf-volant. Quand l’oiseau
plane, son mouvement circulaire doit être assez rapide pour que
l’action de la surface inclinée de son corps sur l'atmosphère puisse
contre-balancer la pesanteur. La force nécessaire pour continuer le
mouvement d’un corps qui se meut dans l'air dans un plan hori-
zontal ne peut être bien considérable, car la friction est insigni-
fiante, et c’est tout ce dont l’oiseau a besoin. Nous pouvons admettre
que les mouvements du cou et du corps du condor suffisent pour
obtenir ce résultat. Quoi qu'il en soit, c’est un spectacle véritable-
ment étonnant, véritablement sublime, que de voir un oiseau aussi
gros planant pendant des heures au-dessus des montagnes et des
vallées.
29 avril. — Du haut d’une colline nous saluons avec joie les
blancs sommets de la Cordillère ; nous les voyons percer de temps
en temps leur sombre enveloppe de nuages. Pendant quelques
jours, nous continuons à remonter lentement le courant, bien lente-
ment, car le cours du fleuve devient très-tortueux et nous sommes
arrêtés à chaque instant par d'immenses fragments de divers rocs
anciens et de granit. La plaine qui borde la vallée atteint ici une
élévation d’environ 1 100 pieds au-dessus du fleuve ; le caractère
de cette plaine s’est profondément modifié. Les cailloux de por-
phyre, bien arrondis, se trouvent mélangés à d'immenses frag-
ments angulaires de basalte et de roches primitives. Je remarque
ici, à 67 milles de distance de la montagne la plus proche, les
premiers blocs erratiques; j'en mesurai un qui avait 5 mètres
carrés, et qui s'élevait de 5 pieds au-dessus du gravier. Les bords
de cette masse étaient si parfaitement angulaires, sa grosseur si
considérable, que je la pris d’abord pour un rocher zn situ, et je
pris ma boussole pour observer le plan de son clivage. La plaine
n’est plus aussi plate qu'elle l’est au bord de la mer; on ne re-
marque cependant aucun signe de cataclysme. Dans ces circon-
stances, je crois qu'il est absolument impossible d’expliquer le
transport de ces rochers gigantesques à une aussi grande distance
de la montagne, d’où ils proviennent certainement, autrement que
par la théorie des glaces flottantes.
RETOUR EN ARRIÈRE. , 204
Pendant les deux derniers jours, nous avons remarqué des
empreintes de chevaux et trouvé quelques petits objets qui ont
certainement appartenu à des Indiens, des morceaux de manteau,
par exemple, et des plumes d’autruche ; mais ces objets paraissent
avoir longtemps séjourné sur le sol. Le pays, entre l'endroit où les
Indiens ont dernièrement traversé le fleuve et le lieu où nous nous
trouvons, bien qu'à une distance considérable l’un de l’autre, paraît
absolument désert. Au premier abord, en considérant l’abondance
des guanacos, j’eus tout lieu d’être surpris de ce fait; mais on se
l'explique facilement, quand on met en ligne de compte la nature
caillouteuse de ces plaines ; un cheval non ferré qui essayerait de
les traverser ne résisterait certainement pas à la fatigue. Je trouvai
toutefois, dans deux endroits différents de cette région centrale, de
petits amas de pierres que je ne crois pas provenir du hasard. Ils
se trouvent sur des pointes placées au bord supérieur de la falaise
la plus élevée, et ils ressemblent, sur une petite échelle il est vrai,
à ceux que j’ai déjà visités auprès du Port Desire.
4 mai. — Le capitaine Fitz-Roy se décide à ne pas remonter plus
haut la rivière. Le Santa Cruz devient en effet de plus en plusrapide
et de plus en plus tortueux. L'aspect du pays ne nous engage guère,
d’ailleurs, à aller plus loin. Partout les mêmes produits, partout le
même paysage désolé. Nous nous trouvons à environ 440 milles
(224 kilomètres) de l’Atlantique et Aenviron 60 milles (96 kilomètres)
du Pacifique. La vallée, dans cette partie supérieure du cours du
fleuve, forme un immense bassin borné au nord et au sud par d’im-
menses plates-formes de basalte et à l’ouest par la longue chaîne des
Cordillères couvertes de neige. Mais ce n’est pas sans un sentiment
de regret que nous voyons de loin ces montagnes, car nous sommes
obligés de nous représenter en imagination leur nature et leurs
produits au lieu de les escalader, comme nous nous l’étions promis.
Mais, outre la perte de temps inutile que l'essai de remonter davan-
tage la rivière nous aurait causée, depuis quelques jours déjà nous
ne recevions plus que des demi-rations de pain. Or, bien qu’une
demi-ration soit parfaitement suffisante pour des gens raisonnables,
c'était assez peu après une longue journée de marche ; il est fort
joli de parler d’estomac léger et de digestion facile, mais en pra-
tique ce sont là choses assez désagréables.
5 mai. — Nous commençons à redescendre le fleuve avant le lever
du soleil : cette descente s’effectue avec une grande rapidité; nous
faisons ordinairement dix nœuds à l’heure. En un jour, nous avons
203 LES ILES FALKLAND.
traversé ce qui nous a coûté cinq jours et demi de travail pénible
quand nous remontions le fleuve. Le 8, nous nous retrouvons à
bord du Beagle après vingt et un jours d'expédition. Tous més
compagnons éprouvent un vif désappointement ; quant à moi, j'ai
tout lieu de me féliciter de ce voyage, car il m’a permis d’ohserver
une section fort intéressante de la grande formation tertiaire de la
Patagonie.
Le 1** mars 1833 et le 16 mars 1834, le Beagle jette l'ancre dans
le détroit de Berkeley, dans Vile Falkland orientale. Cet archipel
est situé à peu près sous la même latitude que l’embouchure du
détroit de Magellan ; il couvre un espace de 120 milles géographiques
sur 60, il est donc la moitié à peu près aussi grand que la moitié de
l'Irlande. La France, l'Espagne et l’Angleterre se sont longtemps
disputé la possession de ces misérables îles ; puis, elles sont restées
inhabitées. Le gouvernement de Buenos Ayres les a alors vendues à
un particulier, tout en se réservant le droit d’y transporter ses cri-
minels, comme l'avait fait anciennement l’Espagne. L’Angleterre fit
un beau jour valoir ses droits ets’en empara. L’Anglais qu'on y avait
laissé à la garde du drapeau fut assassiné. On y renvoya un ofticier
anglais, mais sans le faire accompagner de forces suffisantes. A notre
arrivée, nous le trouvons à la tête d’une population dont la moitié
au moins se compose de rebelles et d’assassins.
Le théâtre est d’ailleurs bien digne des scènes qui s’y passent.
C’est une terre ondulée, à l'aspect désolé et triste, partoul recou-
verte de véritables tourbiéres et d’herbages grossiers ; partout la
même couleur brune monotone. (a et là un pic ou une chaine de
roches grises quartzeuses accidentent la surface. Tout le monde a
entendu parler du climat de ces régions; on peut le comparer à
celui qu’en trouve entre 4 000 et 2000 pieds de hauteur sur les
montagnes du nord du pays de Galles; il n'y fait cependant ni
si chaud ni si froid, mais il y a beaucoup plus de pluie et beaucoup
plus de vent!.
16 mars. — Voici, en quelques mots, le récit d’une courte excur-
1 D'éprès des observations publiées depuis notre voyage, et plus partiouliè-
rement d'après plusieurs lettres intéressantes du capitaine Sulivan, qui s'est
occupé de faire la triangulation de oes îles, il paraît que j’exagère un peu leur
mauvais climat. Cependant, quand je pense qu’elles sont presque entièrement
recouvertes de tourbe et que le blé n’y màûrit presque jamais, il me semble diffi-
cile de croire que le climat, en été, soit aussi sec et aussi beau qu'on l’a prétendu
dernièrement.
CHASSE DES BESTIAUX SAUVAGES. 208
sion que j'ai faite autour d’une partie de cette île. Je pars le 16 au
matin avec six chevaux et deux Gauchos; ces derniers étaient des
hommes admirables pour le but que je me proposais, accoutumés
qu'ils étaient à ne compter que sur eux pour trouver ce dont ils
peuvent avoir besoin. Le temips est très-froid, il fait beaucoup de
vent et, de temps en temps, de terribles orages de neige. Nous avan-
cons cependant assez vite ; mais, sauf au point de vue géologique,
rien de moins intéressant que notre voyage. Toujours la même
plaine ondulée ; partout le sol est recouvert d’herbes brunes fanées
et de petits arbrisseaux ; le tout pousse sur un sol tourbeux élas-
tique. Ga et là, dans les vallées, on peut voir une petite bande
d’oies sauvages et le sol est si mou, que la bécassine trouve faci-
lement sa nourriture. I] y a bien peu d'oiseaux outre ceux-là. L’ile
est traversée par une chaîne principale de collines, principalement
formées de quartz et ayant près de 2000 pieds de hauteur ; nous
avons la plus grande peine à traverser ces collines rugueuses et
stériles. Au sud de ces collines, nous trouvonsla partie du pays la
plus convenable pour nourrir les bestiaux sauvages ; nous n’en ren-
controns cependant pas beaucoup, car, dernièrement, on a fait des
chasses fréquentes.
Dans la soirée, nous rencontrons un petit troupeau. Un de mes
compagnons, qui porte le nom de Saint-lago, parvient bientôt à
détourner une vache grasse. 11 lui jette les bolas, l'atteint aux
jambes, mais les bolas ne les entourent pas. Il jette alors son cha-
peau à terre pour reconnaître l’endroit où sont tombés ses bolas,
et, tout en poursuivant la vache au galop, il prépare son lasso, at-
teint la vache après une course forcenée et parvient à la saisir par
Jes cornes. L’autre Gaucho nous avait précédés avec les chevaux de
main, de telle sorte que Saint-Iago eut quelque difficulté à tuer la
bôte furieuse, Il parvint cependant à l’entraîner à un endroit où le
terrain était parfaitement plat, en utilisant pour ce faire tous les
efforts qu’elle faisait pour se rapprocher de lui. Quand elle ne vou-
lait pas-bouger, mon cheval, parfaitement dressé à ce genre d’exer-
cice, s’approchait d'elle et la poussait violemment du poitrail. Mais
ce n’était pas le tout que de l’amener sur un terrain plat, il s’agis-
sait de tuer la bête folle de terreur, ce qui ne paraît pas chose facile
pour un homme seul. Ce serait même chose impossible, si le cheval,
quand son maître l’a abandonné, ne comprenait pas instinctivement
qu’il est perdu si le lasso n’est pas toujours tendu ; de telle sorte que,
si le taureau ou la vache fait un mouvement en avant, le cheval
204 LES ILES FALKLAND.
s'avance rapidement dans la même direction; si la vache se tient
tranquille, le cheval reste immobile, arc-bouté sur ses jambes. Or,
le cheval de Saint-Iago, tout jeune encore, ne comprenait pas bien
cette manceuvre, et la vache se rapprochait graduellement de lui.
Ce fut un spectacle admirable que de voir avec quelle dextérité
Saint-Iago parvint à passer derrière la, bête, à éviter ses coups de
corne et à lui couper enfin les jarrets; après quoi, il n’eut pas beau-
coup de peine à lui plonger son couteau dans la nuque, et la vache
tomba, comme si elle avait été foudroyée. Il enleva alors des mor-
ceaux de chair recouverts de la peau, mais sans os, en quantité
suffisante pour notre expédition. Nous nous rendimes à l’endroit
que nous avions choisi pour y passer la nuit; pour souper, nous
eûmes de la carne con cuero ou de la viande rôtie portant encore
sa peau. Cette viande est aussi supérieure au bœuf ordinaire que
le chevreuil est supérieur au mouton. On prend un grand morceau
circulaire du dos de l’animal, on le fait rôtir sur des charbons, la
peau en dessous : cette peau forme une saucière ; aussi ne perd-on
pas une seule goutte du jus. Si un digne alderman avait pu souper
avec nous ce soir-la, il va sans dire que la carne con cuero eût été
bientôt célèbre dans la ville de Londres.
Il pleut toute la nuit, et le lendemain {7 nous avons une tem-
péte presque perpétuelle, accompagnée de grêle et de neige. Nous
traversons l’île pour gagner la langue de terre qui unit le Rincon
del Toro (grande péninsule à l’extrémité sud-ouest de l’île) au reste
de l’île. On y a tué un grand nombre de vaches, aussi les taureaux
"se trouvent-ils en excès ; ces taureaux errent seuls ou par bandes
de deux ou trois et sont très-sauvages. Je n’ai jamais vu bêtes
aussi magnifiques; leur tête et leur cou énormes égalent ceux que
l’on voit dans les sculptures grecques. Le capitaine Sulivan m'ap-
prend que la peau d’un taureau moyen pèse 47 livres, alors qu’à
Montevideo on regarde une peau de ce poids, moins bien séchée,
comme une peau fort pesante. Quand on s'approche d’eux, les
jeunes taureaux se sauvent ordinairement à quelque distance. Mais
les.vieux ne bougent pas, ou s’ils bougent, c’est uniquement pour
se précipiter sur vous; ils tuent ainsi un grand nombre de chevaux.
Pendant notre voyage, un vieux taureau traversa un ruisseau bour-
beux et se plaça sur l’autre bord juste en face de nous. Nous
essaydmes en vain de le déloger, ce fut impossible, et nous fûmes
obligés de faire un grand détour pour l’éviter. Les Gauchos, pour
se venger, résolurent de le chatier de façon à !e rendre impuissant
CHEVAUX SAUVAGES. 205
au combat dans l'avenir. Ce fut un intéressant spectacle de voir
comment l'intelligence vient en quelques minutes à bout de la force
brutale. Au moment où il se précipitait sur le cheval de l’un de mes
compagnons de route, un lasso lui enveloppa les cornes et un
autre les jambes de derrière ; en un instant, le monstre gisait impuis-
sant sur le sol. Il semble fort difficile, à moins de tuer la bête, de
détacher un lasso dès qu'il s’est enroulé autour des cornes d’un
animal furieux ; ce serait, je crois, chose impossible pour un homme
seul. Mais si un second homme jette son lasso de façon à entourer
les deux jambes de derrière, l’opération devient très-facile. L’ani-
mal, en effet, reste étendu et absolument inerte tant que l’on tient
fortement ses deux jambes de derrière ; le premier homme peut
alors s’avancer et détacher son lasso avec ses mains, puis remonter
tranquillement à cheval; mais, dès que le second homme vient à
relâcher, si peu que ce soit, la tension du lasso, celui-ci glisse sur
les jambes du taureau, qui se relève furieux et essaye, mais en vain,
de se précipiter sur son adversaire.
Pendant tout notre voyage, nous n'avons rencontré qu’un seul
troupeau de chevaux sauvages. Ce sont les Francais qui ont, en 1764,
introduit ces animaux dans l'île aussi bien que les bestiaux ; de-
puis cette époque, chevaux et bestiaux ont considérablement aug-
menté en nombre. Fait curieux : les chevaux n’ont jamais quitté
l'extrémité orientale de l’île, bien qu'aucune barrière ne s’oppose à
leur passage et que cette partie de l’île ne soit pas plus tentante
pour eux que les autres parties. Les Gauchos que j'ai interrogés
m'ont affirmé que c’est là un fait certain, mais ils n’ont pu me don-
ner à ce sujet aucune explication, sauf toutefois le vif attachement
qu'éprouvent les chevaux pour les localités qu’ils fréquentent ordi-
nairement. Je désirais particulièrement savoir quelle cause avait pu
arrêter leur accroissement, si considérable dans le principe, arrêt
d'accroissement d'autant plus remarquable, que l'ile n’est pas en-
tièrement habitée par eux et qu’il ne s’y trouve aucune bête féroce.
Il est sans doute inévitable que, dans une île limitée en étendue, une
cause quelle qu’elle soit doit tôt ou tard arrêter le développement
d’un animal; mais pourquoi le développement du cheval s'est-il ar-
rêté plutôt que celui des bestiaux? Le capitaine Sulivan a essayé de
me fournir quelques renseignements à cet égard. Les Gauchos qui
habitent ici attribuent principalement ce fait à ce que les étalons
changent constamment de domicile et forcent les juments à les ac-
compagner, que les jeunes soient ou non en état de les suivre. Un
iY
206 LES ILES FALKLAND.
Gaucho a raconté au capitaine Sulivan qu'il avait observé un étalon
pendant une heure entière; ce cheval frappait violemment et mor-
dait une jument jusqu'à ce qu’enfin il l'ait forcée à abandonner
son jeune poulain. Le capitaine Sulivan m'a dit que ce fait doit
étre vrai, car il a trouvé bien des poulains morts abandonnés, alors
qu'il n’a jamais trouvé un veau mort. En outre, on trouve bien
plus fréquemment des cadavres de chevaux que des cadavres de
bestiaux, ce qui semblerait indiquer que les premiers sont bien
plus sujets aux maladies et aux accidents. La grande humidité du
sol cause souvent un développement extraordinaire et fort irrégu-
lier des sabots des chevaux, aussi y en a-t-il beaucoup de boiteux.
Presque tous ont une robe rouan ou gris de fer. Tous les chevaux
élevés dans l’île, domptés ou sauvages, ont une taille assez petite,
quoiqu’ils soient bien conformés; mais ils sont si faibles, qu'on ne
peut s’en servir pour chasser les bestiaux avec le lasso; aussi est-on
obligé d’importer à grands frais des chevaux de la Plata. Il est
probable que, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’hémisphère
méridional possédera ses poneys de Falkland, comme l'hémisphère
septentrional posséde ses poneys de Shetland.
Aulieu d’avoir dégénéré comme les chevaux, les bestiaux, comme
je l’ai déjà fait remarquer, semblent avoir grandi; ils sont aussi bien
plus nombreux que les chevaux. Le capitaine Sulivan m'apprend
qu'on remarque chez ces races, dans la forme générale du corps et
dans celle des cornes, beaucoup moins de variétés que chez les
races anglaises. Leurs couleurs sont très-variées, et, fait remar-
quable, différentes couleurs semblent prédominer dans différentes
parties de cette petite île. Dans les environs du mont Usborne, à
une élévation de 4 000 à 1500 pieds au-dessus du niveau de la mer,
la moitié à peu près des individus qui composent un troupeau
ont une robe couleur souris ou gris de plomb, teinte qui est loin
d'être commune dans les autres parties de l’île. "Auprès du port
Pleasant, le brun foncé prédomine, tandis qu’au sud du détroit de
Choiseul, qui divise presque l’île en deux parties, presque tous les
bestiaux ont la tête et les pieds noirs; dans toutes les parties de
Vile, en outre, on rencontre des animaux noirs ou tachetés; le
capitaine Sulivan m’a fait remarquer que la différence de couleur
est si évidente, que, si on observe d’une grande distance les trou-
peaux qui fréquentent les environs du Port Pleasant, on dirait une
foule de points noirs, tandis qu’on croit voir une foule de points
blancs au sud du détroit de Choiseul. Le capitaine Sulivan pense
LAPINS SAUVAGES. 207
que les troupeaux ne se mélangent pas ; il pense aussi que les bes-
tiaux couleur gris de plomb, bien que vivant sur les hautes terres,
mettent bas un mois plus tôtenviron que les bestiaux d’autre cou-
leur vivant dans les basses terres. 11 est fort intéressant de voir que
des animaux, autrefois domestiques, ont revêtu trois couleurs dis-
tinctes, dont l’une desquelles finira probablement par prédominer
sur les autres, si on laisse ces troupeaux en paix pendant quelques
siècles encore.
Le lapin, lui aussi, a été introduit et a si parfaitement réussi, qu’il
abonde dans de grandes parties de l’île. Cependant, tout comme
les chevaux, il ne se rencontre que dans de certaines régions, car
il n'a pas traversé la grande chaîne de collines qui coupe l'ile
en deux; il ne se serait même pas étendu jusqu’à la base de ces
collines si, comme me l'ont dit les Gauchos, on n'en avait pas
importé quelques colonies dans ces endroits, Je n'aurais pas sup-
posé que ces animaux, indigènes de l'Afrique septentrionale, aient
pu vivre dans un climat aussi humide que celui de ces îles et où
le soleil brille si peu, que le blé ne mûrit que fort rarement. On
affirme qu'en Suède, pays qu’on aurait pu regarder comme plus
favorable au lapin, il ne peut vivre en plein air. En outre, les quel-
ques premiers couples importés ont eu à lutter contre des ennemis
préexistants, le renard et quelques grands faucons, par exemple.
Les naturalistes français ont considéré la variété noire du lapin
comme une espèce distincte et l’ont appelée Lepus magellanicus",
Ils ont pensé que Magellan désignait cette espèce quand il parlait
d’un animal sous le nom de Conejos ; mais il faisait alors allusion à
un petit cavy que les Espagnols désignent encore sous ce nom. Les
Gauchos se moquent de vous quand on leur dit que l’espéce noire
diffère de l'espèce grise et ils ajoutent que, dans tous les cas, elle
n'a pas étendu son habitat plus loin que l’espèce grise ; ils soutien-
nent encore que l’on ne trouve jamais une des deux espèces isolée,
qu'elles s’accouplent communément ensemble et que les jeunes
sont bigarrés. Je possède actuellement un spécimen de ces jeunes
1 Lesson, Zoologie du voyage de la Coquille, t. I, p. 168. Tous les premiers
voyageurs, et particulièrement Bougainville, déclarent qu'un renard ressemblant
quelque peu au loup était le seul animal indigène de cette tle. La distinction des
deux espèces de lapin repose sur des différences dans la fourrure, la forme de la tête
et la petitesse des oreilles. Je peux faire remarquer ici que la différence entre le
lièvre irlandais et le lièvre anglais repose sur des caractères presque semblables,
mais plus marqués.
208 LES ILES FALKLAND.
bigarrés, et il porte sur la tête des marques qui le font différer de
la description donnée par les savants français. Cette circonstance
prouve quelle prudence les naturalistes devraient apporter à la
création de nouvelles espèces; car Cuvier lui-même, en examinant
le crâne de ces lapins, a pensé que probablement ils formaient deux
espèces distinctes!
Le seul quadrupéde indigène de l’île! est un grand renard qui
ressemble au loup (Cants antarcticus) ; il est commun dans la partie
orientale aussi bien que dans la partie occidentale des îles Falkland.
Je crois qu'il n’y a pas lieu de douter que ce soit là une espèce
particulière, restreinte à cet archipel, parce que bien des pêcheurs
de phoques, bien des Gauchos et bien des Indiens qui ont visité ces
îles, m'ont tous affirmé qu’on ne trouve aucun animal semblable
dans aucune partie de l'Amérique méridionale.Molina, se basant sur
une similitude d’habitudes, a pensé que cet animal était analogue
à son Culpeu*; mais j'ai vu les deux animaux et ils sont absolument
différents. Les récits que fait Byron de la timidité et de la curiosité
de ces loups que les matelots, qui se jetaient à l’eau pour les évi-
ter, prenaient pour de la férocité, les ont bien fait connaître. Leurs
mœurs sont encore les mêmes. On les a vus entrer dans une tente
et enlever de la viande placée sous la tête d’un matelot endormi. Les
Gauchos les tuent très-fréquemment le soir, et, pour ce faire, leur
offrent un morceau de viande d’une main pendant que de l’autre
ils tiennent un couteau pour les frapper. Autant que je puis le
savoir, il n’y a pas d’autre exemple au monde d’une terre aussi
exigué, aussi éloignée d’un continent et qui possède un quadrupède
aborigène aussi grand et qui lui soit particulier. Mais le nombre
de ces loups diminue rapidement; ils ont déjà disparu de cette
moitié de l’île qui se trouve à l’orient de la langue de terre qui se
trouve entre la baie de San Salvador et le détroit de Berkeley. Dans
quelques années, quand ces îles seront habitées, on pourra sans
doute classer ce renard avec le dodo, comme un animal qui a dis-
paru de la surface de la terre.
Nous passons la nuit du 47 sur Ja langue de terre qui forme la
1 J'ai cependant lieu de soupçonner qu'il y a aussi un mulot. Le rat européen
commun et la souris se sont fort écartés des habitations des colons. Le cochon
commun vit aussi à l’état sauvage sur un des ilots; tous sont noirs. Les sangliers
sont très-féroces et ont d'énormes défenses.
2 Le Culpeu est le Canis magellanicus, que le capitaine King a ramené du dé-
troit de Magellan. Cet animal est fort commun au Chili.
MANIÈRE DE FAIRE LE FEU. 209
pointe du détroit de Choiseul ou péninsule du sud-ouest. Nous
nous trouvions dans une vallée assez bien défendue contre les vents
froids, mais nous ne pûmes trouver de bois pour faire du feu. Les
Gauchos, à ma grande surprise, se procurèrent bientôt cependant
de quoi faire un feu aussi ardent qu’un brasier de charbon de terre :
c'était le squelette d’un taureau récemment tué et dont les vau-
tours avaient nettoyé les os. Ces hommes me dirent qu’en hiver ils
tuaient souvent un animal, grattaient les os avec leurs couteaux et
se servaient du squelette pour faire cuire leur souper.
48 mars. — Il pleut presque toute la journée. Nous parvenons
cependant, en nous roulant dans nos couvertures de cheval, &
passer la nuit assez chaudement et sans trop être mouillés; cela
nous enchante d'autant plus que, jusque-là, nous avions dû, après
nos fatigantes journées de voyage, coucher sur des terrains tour-
beux, dans l'impossibilité de trouver un endroit un peu sec. J’ai
déjà eu occasion de faire remarquer combien il est singulier qu'il
n’y ait absolument aucun arbre sur ces îles, bien que la Terre de
Feu ne soit qu’une immense forêt. L’arbrisseau le plus considérable
qui se trouve dans l'île appartient à la famille des composées, il est
à peine aussi grand que notre bruyère. Une petite plante verte, qui
atteint à peu près la même taille que les bruyères qui couvrent
nos landes, constitue le meilleur combustible que l’on puisse se
procurer ici; cette plante a la propriété de brûler alors qu'elle est
toute verte et fraîchement arrachée. Je me suis souvent amusé à
voir les Gauchos allumer du feu à l’aide d’un briquet et d’un peu
d’amadou, par une pluie battante et alors que tout est mouillé
autour d’eux. Ils cherchent, sous les touffes d'herbe, quelques petits
rameaux aussi secs que possible et les réduisent en brins de la gros-
seur d’une allumette; puis ils entourent ces fibres de morceaux un
peu plus gros et disposent le tout sous la forme d’un nid d’oiseau,
au milieu duquel ils placent le morceau d’amadou enflammé. On
expose alors ce nid au vent, le paquet se met à fumer, puis enfin
les flammes se font jour. Je ne crois pas qu’on puisse espérer allu-
mer du feu avec des matériaux aussi humides en employant une
autre méthode.
19 mars. — lly avait quelque temps que je n'étais monté à che-
val, aussi je me sentais courbaturé chaque matin. J’ai été tout
surpris d'apprendre que les Gauchos, qui depuis leur plus tendre
enfance passent presque toute leur vie à cheval, souffrent toujours
dans des circonstances analogues. Saint-lago me raconte que,
Mi
210 LES ILES FALKLAND.
après une maladie de trois mois, il était allé chasser des hestiaux
sauvages et qu’à la suite il eut une telle courbature, qu'il fut
obligé de garder le lit pendant deux jours. Ceci prouve que les
Gauchos doivent réellement exercer une violente action mus-
culaire, bien qu'ils ne semblent pas le faire. Chasser les bestiaux
sauvages, dans un pays si difficile à traverser à cause des nombreux
marais qui l’entrecoupent, doit constituer un exercice trés-fatigant.
Les Gauchos me racontent qu'ils traversent souvent au galop des
endroits où il serait impossible de passer au pas; c’est ainsi,
d’ailleurs, qu’un homme muni de patins arrive à passer sur de la
glace très-mince. Les chasseurs font tous leurs efforts pour s’ap-
procher le plus près possible du troupeau sans être aperçus. Chaque
homme porte quatre ou cinq paires de bolas; il les jette l’une
après l’autre à autant d’animaux; une fois atteints, on les laisse
là pendant quelques jours pour que la faim et les efforts qu’ils
font pour se dégager les affaiblissent. On les remet alors en li-
berté et on les pousse vers un petit troupeau d'animaux appri-
voisés qu'on a amenés auprès d'eux dans ce but. Le traitement
qu’ils ont subi leur a inspiré une frayeur telle, qu'ils n’osent pas
quitter le troupeau, et on les conduit facilement à l'habitation,
en admettant toutefois qu'il leur reste assaz de force panr faire le
chemin.
Le mauvais temps continue sans interruption; aussi je me décide
à faire une très-longue étape pour atteindre, s’il est possible, le
vaisseau pendant la nuit. Il est tombé tant de pluie, que le pays
tout entier nest plus qu'un immense marécage. Mon cheval s’abat
une douzaine de fois au moins; quelquefois nos six chevaux se
débattent dans la boue qui lour monte jusqu’au poitrail. Le moin-
dre ruisseau est bordé de tourbières ; aussi, quand le cheval saute,
s’abat-il en atteignant l’autre bord. Pour mettre le comble à nos
misères, nous sommes obligés de traverser la pointe d’un bras de
mar ; c'était au moment de la marée haute, l’eau montait jusqu’à
la croupe ds nos chevaux, et la violence du vent était telle, que les
vagues venaient se briser sur nous en flocons d’écume ; nous étions
trempés et tout grelottants de froid. Les Gauchos eux-mêmes, ha-
bitués à toutes les intempéries des saisons, exprimérent une vive
satisfaction quand nous atteignimes enfin les habitations.
La structure géologique de ces iles offre, sous tous les rapports,
la plus grande simplicité. Les basses terres se composent d’ardoise
TRAINEES DE BIERRES. — aif
argileuse et de grès qui contiennent des fassiles ressemblant beau-
coup à ceux que l’on trauve dans les couches siluriennes de |’Eu-
rope, bien qu'ils ne soient pas exactement identiques. Les collines
sont formées de roches de quartz blanc granulaire. Ces couches
de quartz sont fréquemment arquées avec la plus parfaite symé-
trie, aussi l’aspect de quelques-unes de ces massesest-il fort singu-
lier. Pernety'! a consacré plusieurs pages à la description d’une
calline en ruines, dont il a justement eamparé les couches succes-
sives aux siéges d’un amphithéâtre. Les roches quartzeuses ont dû
revêtir ces formes alors qu’elles étaient à l’état pâteux, autrement
elles se seraient hrisées en fragments. Comme le quartz se trans-
forme insensiblement en grès, il semble probable que le quarts
doil son origine à ce que le grès a été chauffé à un lel degré, qu'il
est devenu visqueux et qu’il a cristallisé an se refraidissant. Il a
dû traverser, en les rampant, les couches supérieures alors qu'il
était à l’état liquide.
Dans bien des parties de l’île le fand des vallées est recouvert de
la façon la plus extraordinaire par des myriades de gros fragments
angulaires de roc quartseyx, formant de véritables coulées de pierres.
Tous les voyageurs, depuis Pernety jusqu’à nos jours, parlent de
ces dépôts de pierres avec la plus grande surprise. Ces hlocs n’ont
pas été charriés par l'eau, car leurs angles sont fort peu arrondis ;
leur grosseur varie de 4 à 9 pieds en diamètre à dix et à vingt fais
autant. Ils ne se trouvent pas an masses irrégulières, mais sont éten-
dus en grandes couches da niveau et forment en samme de véri-
tables rivières. Il est impossible de savoir quelle est l’épaisseur da
ces couches, mais on peut entendre l’eau des petits ruisseaux
s’écouler «le pierre en pierre, hien des pieds au-dessous de la sur-
face. La prafnndeur totale de ces couches doit probablement être
très-considérahle, parce que le sable a dû remplir depuis longtemps
les interstices entre les fragments inférieurs. La largeur de ces
cauches de pierres varie de quelques centaines de pieds à un mille
(4609 mètres); mais les dépôts tourheux empiètent chaque jour
sur les hards et forment même des îles partout où quelques frag-
ments se trouvent assez rapprochés les uns des autres pour offrir
un paint de résistance. Dans une vallée au sud du détroit de Ber-
keley, vallée à laquelle mes compagnons donnèrent le nom de
grande vallée des fragments, il nous fallut traverser une couche de
$ Pernety, Voyage aux fles Malouines, p. 526.
2412 LES ILES FALKLAND.
pierres ayant un demi-mille de largeur, en sautant d’un bloc sur
l’autre. Dans cet endroit les fragments sont si gros, que je pus
m’abriter sous l’un d’eux pendant une pluie torrentielle qui se mit
à tomber tout à coup.
Mais ce qui constitue le fait le plus remarquable relatif à cestor-
rents de pierre, c’est leur petite inclinaison. Sur le versant des col-
lines je leur ai vu former un angle de 40 degrés avec l'horizon ;
mais au fond de vallées larges et plates, c’est à peine si on peut
percevoir un plan d’inclinaison. Il est fort difficile de mesurer l’an-
gle que peut faire une surface aussi accidentée; mais, pour don-
ner une idée de ce qu’est la pente, je peux dire qu’elle ne serait pas
suffisante pour entraver la vitesse d’une diligence. Dans quelques
endroits ces couches de pierres suivent le lit d’une vallée jusqu'au
sommet même de la colline. Sur le sommet des collines, des masses
immenses, souvent plus grandes que de petites maisons, semblent
avoir été arrêtées dans leur course; là aussi des fragments, recour-
bés comme des arceaux, sont empilés les uns sur les autres comme
les ruines de quelque antique cathédrale. On est vraiment tenté
de passer d’une comparaison à une autre quand on essaye de dé-
crire ces scènes de violence. On serait porté à croire que des tor-
rents de lave blanche ont coulé de bien des parties des montagnes
sur les basses terres, puis que quelque terrible convulsion a brisé,
après leur solidification, ces torrents de lave en des myriades de
fragments. L’expression rivière de pierres, qui se présente tout
d’abord à l'esprit à la vue de ce spectacle, donne absolument la
même idée. Le contraste des collines voisines basses et arrondies
rend la scène encore plus frappante.
Je trouvai, ce qui m’intéressa beaucoup, sur le pic le plus élevé
d'une chaine de collines, à environ 700 pieds au-dessus du niveau
de la mer, un immense fragment en arceau reposant sur son côté
convexe, ou le dos en bas. Faut-il croire que ce fragment a été
projeté en l'air et qu’il est retombé dans cette position? ou bien
faut-il croire, ce qui est plus probable, qu'il existait anciennement,
dans la même chaîne de collines, une partie plus élevée que le
point sur lequel repose aujourd’hui ce monument d'une grande
convulsion de la nature? Comme les fragments qui se trouvent
dans les vallées ne sont pas arrondis et que les interstices ne sont
pas remplis de sable, il nous faut conclure que la période de vio-
lence se produisit aprés que la terre avait émergé de la mer. J’ai
pu observer une section transversale de ces vallées, ce qui m'a
ZOOLOGIE. 213
permis de m’assurer quele fond est presque plat ou qu’il nes’éléve de
chaque côté qu’en pente trés-douce. Ainsi les fragments paraissent
provenir de la partie la plus élevée de la vallée, mais il semble plus
probable qu’ils proviennent des pentes les plus rapprochées et que
depuis lors un mouvement vibratoire ayant une énergie colossale
les a étendus en une couche ayant partout le même niveau’. Si,
pendant le tremhlement de terre * qui, en 1835, renversa la ville
de Concepcion, au Chili, on s’étonna que de petits corps aient été
enlevés à quelques pouces au-dessus de la terre, que dire d’un
mouvement qui a soulevé des fragments pesant plusieurs tonnes et
qui les a poussés çà et 14, comme du sable sur une table d’harmo-
nie, pour retrouver leur niveau? J’ai vu, dans la Cordillére des
Andes, les preuves évidentes que des montagnes énormes ont été
brisées en mille morceaux, comme on peut briser une croûte de
pain, et que les différentes couches qui les composaient, d’horizon-
tales qu'elles étaient, sont devenues verticales ; mais jamais, au-
tant que ces torrents de prerres, scène n'a présenté à mon esprit
l’idée d’une convulsion telle que nous en chercherions vainement
trace dans les annales historiques. Quoi qu'il en soit, le progrès de
la science permettra sans doute de donner bientôt de ces phéno-
mènes une explication aussi simple que celle qu’on a pu donner du
transport, qu’on a cru si longtemps inexplicable, des blocs semés
dans les plaines de l’Europe.
Il y a peu de remarques à faire sur la zoologie de ces îles. J’ai
déjà décrit le vautour ou Polyborus. On y trouve, en outre, des
faucons, des hiboux et quelques petits oiseaux terrestres. Il y a
un grand nombre d’oiseaux aquatiques, et anciennement, s'il
faut en croire les récits des vieux navigateurs, ils devaient étre
bien plus nombreux encore. J’observai un jour un cormoran
qui jouait avec un poisson qu’il avait pris. Huit fois successive-
ment l'oiseau lâcha sa proie, puis plongea après le malheureux
1 « Nous n'avons pas été moins saisis d’étonnement à la vue de linnombrable
quantité de pierres de toutes grandeurs, bouleversées les unes sur les autres, et
cependant rangées comme si elles avaient été amoncelées négligemment pour
remplir des 1avins. On ne se lassait pas d'admirer les effets prodigieux de la na-
ture. » Pernety, p. 526.
3 Un habitant de Mendoza, par conséquent bien capable de juger, m’a assuré
qu’il résidait dans ces Îles depuis plusieurs années et qu'il n’y avait jamais res-
senti la moindre secousse de tremblement de terre,
#14 LES ILES FALKLAND.
poisson, et, bien que l’eau fût très-profonde, le ramiena à la sur-
face. J’ai vu aux Zoological Gardens une loutre traiter un pois-
son de la même manière, absolument comme un chat joue avec
une souris. Je ne connais aucun autre cas où dame nature se
montre aussi méchamment cruelle. Un autre jour, je me placai
entre un pingouin (A ptenordytes demersa) et l’eau et je m'amusai
beaucoup à observer ses habitudes. C'était un oiseau fort brave et
il se battit avec moi pour me repousser jusqu'à ce qu'il eft atteint
la mer. Il me fallait lui donner des coups violents pour l'arrêter ;
dès qu'il avait fait un pas en avant, il était impossible de le faire
reculer et il avait un air délerminé fort eurieux à voir; if roulait
la Lôte de droite à gauche de Ja facon la plus singulière, comme
sil no pouvait voir que par la base et la partie antérieure de ses
yeux. Un appelle ordinairement cet oiseau le pingouin-baudet, parce
qu’il a Vhabitude, quand il est sur le burd de la mer, de rejeter la
tête en arrière et de pousser des cris qui ressemblent, à s’y mépren-
dre, au braiement d’un âne ; quand, au contraire, il est en mer et
qu'on ne le dérange pas, il pousse une note profonde, solennelle,
qu’on entend souvent pendant la nuit. Quand il plonge, il se sert
de ses petites ailes en guise de nageoires, mais sur terre il s'en sert
comme de jambes de devant, Quand il se traine, on pourrait dire à
quatre paltes, à Lravers les buissons ou sur le côté d'une falaise
gazonneuse, il se meut si vile, qu’on pourrait facilement le prendre
pour un quadrupède. En mer, quand il pèche, il remonte à la sur-
face pour respirer et replonge avec une telle rapidité, que je défie
qui que ce soit, à première vue, de ne pas le prendre pour un
poisson qui saute” hors de l’eau pour son plaisir.
Deux espèces d’oies fréquentent les îles Falkland. Une de ces
espèces, Anas mugellanica, se trouve communément dans toute Vile;
ves oiseaux vont par couples ou en petites bandes. Ils n’émigrent
pas, mais construisent leurs nids sur les petits ilots qui entourent
l'ile principale. On suppose que c’est par crainte des renards ;
c’est peut-être pour la même cause que ces oiseaux, presque appri-
voisés pendant le jour, deviennent craintifs et fort sauvages dès
qu’il fail nuit. Ils se nourrissent entièrement de matières végétales.
L’vie des rochers, Anas antarctica, ainsi appelée parce qu’elle ha-
bile exclusivement sur le bord de la mer, est commune dans ces
îles, ainsi que sur la côte occidentale de l'Amérique, jusqu'au
Chili. Dans les canaux profonds et solilaires de la Terre de Feu
on aperçoit constamment des couples de cetle oie perchés sur
OISEAUX. 218
quelque pointe de rocher. Le male, blanc comme la neige, est ac-
compagné de sa femelle, un peu plus foncée que lui.
On trouve en grande abondance, dans ces îles, un grand canard
lourdaud (Anas brachyptera) qui pèse quelquefois 22 livres. Autre-
fois on avait donné à ces oiseaux, en raison de la façon extraordi-
naire dont ils se servent de leurs ailes pour ramer sur l’eau, le nom
de chevaux de course; aujourd’hui, et à plus juste titre, on les
appelle des bateaux à vapeur. Leurs ailes sont trop petites et trop
faibles pour leur permettre de voler, mais ils s’en servent en partie
pour nager, en partie pour frapper l’eau, et arrivent ainsi à se mou-
voir très-rapidement. On peut les comparer alors à un canard do-
mestique poursuivi par un chien; mais je suis sûr que cet oiseau
agite ses ailes l’une après l’autre au lieu de les agiter toutes deux
ensemble, conime le font les autres oiseaux. Ges canards si lourds
font un tel bruit et font voler l’eau de telle facon, qu'il est fort cu-
rieux de les observer.
Ainsi, on trouve dans l’Amérique méridionale trois oiseaux qui se
servent de leurs ailes pour d’autres usages que le vol : le pingouin,
qui s'en sert en guise de nageoires; le canard dont je viens de
parler, qui s’en sert en guise de rames ; et l’autruche, qui s’en sert
en guise de voiles. L’Apéeryx de la Nouvelle-Zélande, aussi bien
que son gigantesque prototype éteint, le Deënornis, ne possèdent
que des ailes rudimentaires. Le bafeau à vapeur ne peul plonger que
pendant très-peu de temps. Il se nourrit exclusivement de coquil-
lages qu'il trouve sur les rochers, alternativement couverts el décou-
verts par la marée; aussi la tête et le bec sont-ils devenus extrè-
mement lourds et extrêmement forts afin de pouvoir briser ces
coquillages. La tête est si dure, que je parvins à grand’peine à en
fraclurer une avec mon marteau de géologue, et tous nos chasseurs
apprirent bientôt à leurs dépens combien ces oiseaux ont la vie
dure. Le soir, alors que, réunis en troupeau, ils nettoient leurs plu-
mes, ils font entendre le même concert de cris que les grenouilles
sous les tropiques.
J’ai pu, à la Terre de Feu aussi bien qu'aux iles Falkland, faire de
nombreuses observations sur les animaux marins inférieurs, mais ils
offrent en somme fort peu d’intérèt général '. Je ne rapporterai ici
1 J'ai été tout surpris, en comptant les œufs d’une grande Doris blanche (cetlo
limace de mer avail 3 pouces et demi de longueur), de leur nombre extraordi-
naire, Une petite enveloppe sphérique contient de deux à cinq œufs, ayant cha-
216 LES ILES FALKLAND.
qu'une seule classe de faits relatifs à certains zoophytes placés dans la
division des Bryozoaires la mieux organisée de cette classe. Plusieurs
genres, les Flustres, les Eschares, les Cellaria, les Crista et d'autres
encore, se ressemblent sous ce rapport qu’ils possèdent, attachés à
leurs cellules, de singuliers organes mobiles, les Avicularia, ressem-
blant à ceux de la Flustra avicularia que l’on trouve dans les mers
européennes. Cet organe, dans la plupart des cas, ressemble beau-
coup à la tête d’un vautour, mais la mandibule inférieure peut s’ou-
vrir beaucoup plus largement que le bec d’un oiseau. La tête elle-
même, ajustée à l'extrémité d’un cou assez court, peut se mouvoir
dans beaucoup de directions. Chez un de ces zoophytes, la tête elle-
même est fixe, mais la mâchoire inférieure libre de ses mouve-
ments; chez un autre, cette mâchoire inférieure est remplacée par
un capuchon triangulaire, avec une trappe admirablement adaptée.
Dans le plus grand nombre des espèces, chaque cellule est pourvue
d’une tête ; quelques autres espèces en possèdent deux par cellule.
Les deux cellules de l'extrémité des branches de ces Bryozoaires,
contiennent des polypes qui sont loin d’être parvenus à leur matu-
rité; cependant les Avrcularia ou têtes de vautour qui y sont acco-
lées, bien que petites, sont parfaites sous tous les rapports. Quand on
enlève avec une aiguille le polype de l’une des cellules, ces organes
ne paraissent pas en être affectés. Quand on coupe la tête de vau-
tour, la mandibule inférieure conserve la faculté de s'ouvrir et de se
refermer. La plus singulière particularité de leur conformation est
peut-être que, lorsqu'il y a plus de deux rangées de cellules sur une
branche, les appendices des cellules centrales n’ont que le quart de
la grosseur de ceux des cellules extérieures. Les mouvements de ces
appendices varient selon les espèces ; chez quelques espèces je n’ai
pas remarqué le moindre mouvement, tandis que chez d’autres la
tête oscille d’avant en arrière, chaque oscillation durant environ
cun 3 millièmes de pouce de diamètre. Ces enveloppes sphériques, accolées
deux par deux en rangées transversales, forment une espèce de ruban; le ruban
que j'ai observé adhérait par un de ses bords au rocher et formait un ovale s’élc-
vant régulièrement; il mesurait 20 pouces de longueur et un demi-pouce de lar-
geur. En comptant combien il y avait de boules dans la dixième partie d'un
pouce, j'en arrivai à la conclusion, fort au-dessous de la vérité d’ailleurs, qu'il y
avait six cent mille œufs dans le ruban. Cependant cette Doris n’est certainement
pas commune, car, bien que je fusse constamment occupé à chercher sous les
pierres, je n’en ai vu que sept. Mais aucune erreur n'est plus répandue chez les
naluralistes que celle-ci, à savoir : que le nombre des individus d'une espèce dépend
de ia puissance de propagation de cette espèce.
ZOOPHYTES. 217
cing secondes et la mandibule inférieure restant ordinairement
toute grand ouverte; d’autres se meuvent rapidement et par sou-
bresauts. Quand on touche le hee avec une aiguille, il en saisit la
pointe avec tant de force qu’on peut ébranler toute la branche.
Ces corps ne jouent aucun rôle dans la production des œufs ou
des gemmules, car ils se forment avant que les jeunes polypes pa-
raissent dans les cellules, à l'extrémité des branches croissantes.
En outre, comme ils se meuvent indépendamment des polypes
et qu’ils ne semblent en aucune facon leur être reliés, comme
ils diffèrent en grosseur sur la. rangée intérieure et sur la rangée
extérieure des cellules, je n’ai pas le moindre doute que dans leurs
fonctions ils ne soient plutôt liés à l’ensemble des branches qu'aux
polypes qui occupent les cellules. Les appendices charnus de l’ex-
trémité inférieure de la plume de mer, décrite à Bahia Blanca.
font de la même facon partie de la colonie de zoophytes, tout
comme les racines d’un arbre font partie de l’ensemble de l’arbre
et non de la feuille ou du bourgeon individuel.
Chez un autre petit bryozoaire fort élégant (Crisia?), chaque
cellule porte une sorte de brosse à longues dents qui a la faculté de
se mouvoir rapidement. Chacune de ces brosses et chacune des têtes
de vautour se meuvent ordinairement indépendamment des au-
tres; mais quelquefois toutes celles situées sur les deux côtés d’une
branche, quelquefois celles d’un côté seulement, se meuvent en
même temps; d’autres fois chacune se meut successivement après
sa voisine. Ces actes nous présentent évidemment une transmis-
sion aussi parfaite de la volonté chez le zoophyte, bien qu’il soit
composé de milliers de polypes distincts, que celle que nous pou-
vons observer chez un animal. Nous avons déjà vu d’ailleurs que
la plume de mer se retirait entièrement dans le sable, sur la côte
de Bahia Blanca, dès que l’on touchait une de ses parlies. Je puis
constater un autre exemple d’action uniforme, bien que d’une
nature toute différente, chez un zoophyte très-proche parent des
Clytia et par conséquent très-simplement organisé. Je conservais
chez moi une grosse touffe de cet animal dans un bassin plein d’eau
salée ; la nuit, dès que je touchais une partie quelconque d’une deses
branches, la masse entière devenait admirablement phosphores-
cente, émettant une lumière verle; je ne crois pas d’ailleurs avoir
jamais vu corps plus magnifiquement phosphorescent. Mais, ce quil
y a de plus remarquable, c’est que les éclats lumineux partaient de
la base pour remonter jusqu’à l'extrémité de toutes les branches.
218 LES ILES FALKLAND.
L'étude de ces animaux composés m’a toujours vivement inté-
ressé. Que peut-il y avoir de plus remarquable que de voir un corps
ressemblant à une plante produisant un œuf doué de la faculté de
nager et de choisir un endroit convenable pour s’y fixer? Puis cet
œuf se développe sous forme de branchages, portant chacun d’in-
nombrables animaux distincts, qui ont souvent des organismes fort
compliqués. Ces branchages, en outre, portent quelquefois, comme
nous venons de le voir, des organes qui ont la faculté de se mou-
voir et qui sont indépendants des polypes. Quelque surprenante que
doive toujours paraître cette réunion d'individus distincts sur une
tige commune, chaque arbre nous présente le même phénomène,
car on doit considérer ses bourgeons comme autant de plantes in-
dividuelles. Toutefois il paraît tout naturel de considérer un polype
qui possède une bouche, des intestins et d’autres organes comme
un individu distinct, tandis que l’individualité d’un bourgeon ne se
conçoit pas aussi facilement. Aussi la réunion d'individus distincts
sur un corps commun est-elle plus frappante dans une colonie de
zoophytes que dans un arbre. On concoit plus facilement ce que
peut être un animal composé dont, sous quelques rapports, l’in-
dividualité de chacune des parties n’est pas complète, si l’on se
souvient que l’on peut produire deux créatures distinctes en en
coupant une seule avec un couteau, et que la nature elle-méme
se charge souvent de la bisection. Nous pouvons considérer les po-
lypes d’un zoophyte ou les bourgeons d’un arbre comme des
cas où la division de l’individu ne s’est pas complétement opérée.
I] est certain que, dans le cas des arbres et, à en juger par ana-
logie, dans le cas des zoophytes, les individus propagés au moyen
de bourgeons semblent avoir entre eux une parenté bien plus in-
time que celle qui existe entre les œufs ou les graines et leurs pa-
rents. Il semble maintenant bien établi que les plantes propagées
au moyen de bourgeons ont toutes une vie égale en duréc; et cha-
cun sait quels caractères singuliers et nombreux se transmettent
sûrement au moyen des bourgeons, des boutures et des greffes,
caractères qui ne se transmettent jamais ou qui ne se transmel-
tent que bien rarement par la propagation séminale.
CHAPITRE X
La Terre de Feu; notre arrivée. — La baie de la Réussite. — Les Fuégiens que
nous avons à bord. — Entrevue avec les sauvages. — Spectacle qu'offrent les
forêts. — Le cap Horn. — La baie de Wigwam. — Misérable condition des
sauvages. — Famines. — Cannibales. — Matricide. — Sentiments religieux. —
Terrible tempéte. — Le canal du Beagle. — Le détroit de Ponsonby. — Nous
construisons des wigwams el nous établissons les Fuégiens. — Bifurcation du
canal du Beagle. — Glaciers. — Retour au vaisseau. — Seconde visite du vais-
seau au village que nous avons fondé. — Égalité parfaite chez les indigènes.
eee | ee —.
La Terre de Feu.
{7 décembre 1832. — Après ces remarques sur la Patagonie et
sur les îles Falkland, je vais décrire notre première visite à la Terre
de Feu. Un peu après midi nous doublons le cap Saint-Diego et
nous entrons dans le fameux détroit de Le Maire. Nous longeons
de près la côte de la Terre de Feu, mais cependant la silhouelle
tourmentée de l’inhospitalière terre des Elats se montre à travers
les nuages. Dans l'après-midi nous jétüns l’ancre dans la baie de
la Réussile. Nous recevons à notre entrée un salut digtie des habi-
tants de cette terre sauvage. Un groupe de Fuégiens, dissimulés
en partie par l’épaisse forèt, s'était placé sur une pointe de rocher
dominant la mer; au moment de notre passage, ils sautent en agi-
lant leurs guenilles et en poussant un long hurlement sonore. Les
sauvages suivent le vaisseau, et, à la nuit tombante, nous aperce-
vons le feu qu'ils ont allumé et nous entendons une fois encore
leur cri sauvage. Le port consiste en une belle nappe d’eau à demi
entourée de montagnes arrondies’ et peu élevées de schiste argi-
leux, que recouvre jusqu’au bord de l’eau une épaisse forêt. Un
seul coup d’œil jeté sur le paysage me suffit pour comprendre que
je vais voir 14 des choses toutes différentes de celles que j’ai vues
jusqu’à présent. Pendant la nuit le vent s'élève et bientôt souffle en
tempête, mais les montagnes nous protégent; en mer, nous au-
rions beaucoup souffert; nous aussi, comme tant d’autres, nous
pouvons donc saluer cette baie du nom de base de la Réussite,
220 LA TERRE DE FEU.
Le lendemain matin, le capitaine envoie une escouade à terre
pour ouvrir des communications avec les indigènes. Arrivés à por-
tée de la voix, un des quatre sauvages présents à notre débarque-
ment s’avauce pour nous recevoir et commence à crier aussi fort
qu'il le peut, pour nous indiquer l’endroil où nous devons prendre
terre. Dès que nous sommes débarqués, les sauvages paraissent
quelque peu alarmés, mais continuent à parler et à faire des gestes
avec une grande rapidité. C’est la, sans contredit, le spectacle le
plus curieux et le plus intéressant auquel j’aic jamais assisté. Je
ne me figurais pas combien est énorme la différence qui sépare
l’homme sauvage de l’homme civilisé, différence certainement plus
grande que celle qui existe entre l'animal sauvage et l’animal
domestique, ce qui s'explique, d’ailleurs, par ce fait, que l’homme
est susceptible de faire de plus grands progrès. Notre principal
interlocuteur, un vieillard, paraissait être le chef de la famille;
avec lui se trouvaient trois magnifiques jeunes gens fort vigoureux
et ayant environ 6 pieds ; on avait renvoyé les femmes et les en-
fants. Ces Fuégiens forment un contraste frappant avec la misé-
rable race rabougrie qui habite plus à l'ouest et semblent proches
parents des fameux Patagoniens du détroit de Magellan. Leur
seul vêtement consiste en un manteau fait de la peau d'un gua-
naco, le poil en dehors; ils jettent ce manteau sur leurs épaules et
leur personne se trouve ainsi aussi souvent nue que couverte. Leur
peau a une couleur rouge cuivrée, mais sale.
Le vieillard portait sur la tête un bandeau surmonté de plumes
blanches, lequel retenait en partie ses cheveux noirs, grossiers
et formant une masse impénétrable. Deux bandes transversales
ornaient son visage : l’une, peinte en rouge vif, s’étendait d’une
oreille à l’autre en passant par la lèvre supérieure ; l’autre, blanche
comme de la craie, parallèle à la première, passait à la hauteur
dos yeux et couvrait les paupières. Ses compagnons portaient
aussi comme ornements des bandes noircies au charbon. En
somme, cette famille ressemblait absolument à ces diables que l’on
fait paraître sur la scène dans le Freyschitz ou dans les pièces
analogues.
Leur abjection se peignait jusque dans leur attitude et on pouvait
facilement lire sur leurs traits la surprise, l’étonnement et l’inquié-
tude qu’ils ressentaient. Toutefois, dès que nous leur eûmes donné
des morceaux d’étoffe écarlate qu'ils attachèrent immédiatement
autour de leur cou, ils nous firent mille démonstrations d'amitié.
ENTREVUE AVEC LES INDIGÈNES. 221
Le vieillard, pour nous prouver cette amitié, nous caressait la poi-
lrine tout en faisant entendre une espèce de gloussement semblable
à celui que poussent certaines personnes pour appeler les poulets.
Je fis quelques pas avec le vieillard et il répéta plusieurs fois sur
ma personne ces démonstrations amicales, qu’ilacheva en me don-
nant en méme temps sur la poitrine et sur le dos trois tapes assez
fortes. Puis il se découvrit la poitrine pour que je lui rende le
compliment, ce que je fis, el ce qui parut le rendre fort heureux.
A notre point de vue, le langage de ce peuple mérite à peine le
nom de langage articulé. Le capitaine Cook l’a comparé au bruit
que ferait un homme en se nettoyant la gorge, mais très-certaine-
ment aucun Européen n’a jamais fait entendre bruits aussi durs,
notes aussi gutturales en se nettoyant la gorge.
Ce sont d'excellents mimes. Aussi souvent que l’un de nous tous-
sait ou baillait ou faisait un mouvement un peu singulier, ils le
répétaient immédiatement. Un de nos hommes, pour s'amuser, se
mit à loucher et à faire des grimaces; aussitôt un des jeunes Fué-
giens, dont le visage était peint tout en noir, sauf une bande blan-
che à la hauteur des yeux, se mit aussi à faire des grimaces, et il
faut avouer qu'elles étaient bien plus hideuses que celles de notre
matelot. Ils répètent très-correctement tous les mots d’une phrase
qu'on leur adresse et ils se rappellent ces mots pendant quelque
temps. Nous savons cependant, nous autres Européens, combien
il est difficile de distinguer séparément les mots d’une langue
étrangère. Qui de nous, par exemple, pourrait suivre un Indien de
- l'Amérique dans une phrase de plus de trois mots? Tous les sau-
vages semblent posséder, à un point extraordinaire, cette faculté
de la mimique. On m'a dit que les Cafres ont la même qualité si
singulière ; on sait aussi que les Australiens sont célèbres pour la
faculté qu'ils ont d’imiter la démarche et la manière de se tenir
d’un homme, et cela de facon si parfaite qu’on le reconnaît immé-
diatement. Comment ‘expliquer cette faculté? Est-ce une consé-
quence des habitudes de perception plus souvent exercée par les
sauvages”? est-ce un résultat de leurs sens plus développés, si on les
compare aux nations depuis longtemps civilisées ?
Un de nos hommes se mit à chanter; je crus alors que les Fué-
giens allaient tomber à terre, tant ils étaient étonnés. Ils éprou-
vèrent le même étonnement en nous voyant danser; mais un des
jeunes gens se prêta de bonne grâce à faire un tour de valse. Quelque
peu accoutumés qu'ils semblassent être à voir des Européens, ils
292 LA TERRE DE FEU.
connaissaient cependant nos armes à feu, qui semblaient leur
inspirer une salutaire terreur; pour rien au monde ils ne vou-
draient toucher un fusil. Ils nous demandérent des couteaux en
leur donnant le nom espagnol de cuchilla. [ls nous faisaient en
même temps comprendre ce qu'ils voulaient en faisant semblant
d’avoir un morceau de gras de baleine dans la bouche et en fai-
sant alors le mouvement de le couper au lieu de le déchirer.
Je n'ai pas encore parlé des Fuégiens que nous avions à hard.
Pendant le précédent voyage de l’Adventure et du Beagle, de 1826
à 4830, le capitaine Fitz-Roy prit comme otages un certain nom-
bre d’indigènes pour les punir d’avoir volé un bateau, ce qui avait
causé de graves embarras à une escauade occupée à des- relevés
hydrographiques. Le capitaine emmena quelques-uns de ces indi-
gènes en Angleterre, outre un enfant qu'il acheta pour un bouton
de nacre, déterminé qu'il était à leur donner quelque éducation
et à leur enseigner quelques principes religieux, le tout à ses
frais. Etablir ces indigènes dans leur patrie, tel était un des prin-
cipaux molifs qui avaient amené le capitaine Fitz-Roy à la Terre
de Feu. Avant même que l’amirauté eût résolu d’armer cette expé-
dition, le capitaine Fitz-Roy avait généreusement affrété un navire
pour ramener ces Fuégiens dans leur pays. Un missionnaire,
R. Matthews, accompagnait les indigènes; mais le capitaine Fitz-
Roy a publié une étude si complète sur ces gens, que je me hor-
nerai À quelques courtes remarques. Le capitaine avait originelle-
ment emmené en Angleterre deux hommes, dont l’un mourut en
Europe de la petite vérole, un jeune garçon et une petite fille;
nous avions alors à bord York Minster, Jemmy Button (nom qu’on
lui avait donné pour rappeler le prix qu’il avait été payé) et Fuagia
Basket. York Minster était un homme d'âge moyen, petit, gros,
trés-fort; il avait le caractère réservé, taciturne, morose, très-
vialent quand il était en colère. I! aimait beaucoup quelques per-
sannes 4 hord, san intelligence était assez développée. Tout le
monde aimait Jemmy Button, bien que lui aussi fat sujet à de vio-
lents accès de colère. I] était fort gai, riait presque toujours et,
rien qu'à voir ses traits, on devinait immédiatement son-excellent
caractère. Il éprauvait une profonde sympathie pour quiconque
souffrait; quand la mer était mauvaise, j'avais souvent le mal de
mer; il venait alors me trouver et me disait d’une voix plaintive :
« Pauvre, pauvre homme! » Mais il avait navigué si longtemps que
rien n’était plus drôle, à son sens, qu’un homme ayant le mal de
LES FUEGIENS. Qan
mer ; aussi se détournait-il ordinairement pour cacher un sourire
ou même un éclat do rire, puis il répétait son « Pauvre, pauvre
homme!» Bon patriote, il avait coutume de dire tout le bien pos-
sible de sa tribu et de son pays, où il y avait, disait-il, ce qui était
parfaitement vrai d'ailleurs, « une grande quantité d’arbres » ; mais
il se moquait de toules les autres tribus. 1] déclarait emphatique-
ment que, dans son pays, il n’y avait pas de diable. Jemmy était
pelil, gros, gras et extrêmement coquet; il portait toujours des
gants, se faisait couper les cheveux et éprouyait un violent chagrin
si l’on venait à salir ses bottes bien cirées. Il aimait heaucoup à se
regarder dans un miroir, ce dont s’apercut bien vile un petit Indien
fort gai du rio Negro, qui resta avec nous à bord pendant quelques
mois et qui avait Vhabilude de se moquer de lui. Jemmy, fort jaloux
des attentions que l’on pouvait avoir pour ce petit garçon, ne l'ai-
mail pas du tout et avait coutume de dire en hochant gravement la
tète : « Trop de gaieté ! » Quand je me rappelle toutes ses honnes
qualités, j'éprouve encore aujourd’hui, je dois l'avouer, le plus pro-
fond étonnement à la pensée qu’il appartenait à la même race que
les sauvages ignobles, infects, que nous avons vus à la Terre de
Feu, ct que probablement il avait le même caractère qu'eux. Fuegia
Baskel, enfin, était une jeune fille gentille, modeste, réservée, aux
trails assez agréables, mais qui quelquefais s’assombrissaient; elle
apprenait tout fort vite, et surlout les langues. Nous edmes la preuve
de cette étonnante facilité par la quantité d’espagnol et de portu-
gais qu’ella apprit en fort peu de temps à Ria de Jangiro et à Mon-
tevideo gt par ce qu’elle était arrivée à savoir q’anglais. York Minster
se montrait fort jaloux des attentions que l’on pouvait avoir pour
elle et il était clair qu'il avait l'intention d’en faire sa femme dès
qu'ils seraient de retour dans leur pays.
Bien que tous trois comprissent et parlassent assez hien l’an-
glais, il était toutefois singulièrement difficile de savoir par eux
quelles étaient les habitudes de leurs compatrintes. Cela prove-
nait, je crois, en partie de ce qu’il leur était fort difficile de com-
prendre la moindre alternative. Quicanque est habitué aux jeunes
enfants sait combien il est difficile d’ahtenir d’aux une réponseaux
questions les plus simples : une chose est-elle blanche ou noire, par
exemple? L'idée du noir et l’idée du blanc semblent alternatiye-
ment remplir leur esprit. ll en était de même pour ces Fuégiens ;
aussi, le plus souvent, était-il impossible de savair, en Jes interro-
geant à nouveau, si on avait bien compris ce qu'ils vous avaient
224 LA TERRE DE FEU.
-
dit d’abord. Ils avaient la vue très-perçante ; on sait que les ma-
rins, grâce à leur longue habitude, distinguent un objet bien avant
un homme habitué à vivre sur terre ; mais York et Jemmy étaient,
sous ce rapport, supérieurs de beaucoup à tous les marins à bord.
Plusieurs fois ils ont annoncé qu’ils voyaient quelque chose en
nommant l’objet qu'ils apercevaient ; tout le monde doutait, et
cependant le télescope prouvait qu'ils avaient raison. Ils avaient
pleine conscience de cette faculté; aussi, quand Jemmy avait
quelque petite querelle avec l'officier de quart, il ne manquait pas
de lui dire : « Moi voir vaisseau, moi pas dire. »
Rien de plus curieux à observer que la conduite des sauvages
envers Jemmy Button lors de notre débarquement. Ils remarquè-
rent immédiatement la différence qui existait entre lui et nous, ce
qui donna lieu à une conversation fort animée entre eux. Puis le
vieillard adressa un long discours à Jemmy ; il l’engageait, parait-
il, à rester avec eux. Mais Jemmy (comprit fort peu leur langage ;
en outre, il semblait avoir honte de ses compatriotes. Quand York
Minster vint ensuite à terre, ils le remarquèrent immédiatement
aussi et lui dirent qu'il devrait se raser ; c’est à peine cependant
s’il avait vingt poils microscopiques sur la figure, tandis que nous
tous nous portions toute notre barbe. Ils examinèrent la couleur de
sa peau et la comparèrent avec la nôtre. L’un de nous leur montra
son bras nu et ils s’extasièrent sur sa blancheur en poussant exac-
tement les mêmes exclamations de surprise, en faisant absolument
les mêmes gestes qu’un orang-outang l’a fait devant moi aux Zoo-
logical Gardens. Autant que nous avons pu le savoir, ces sauvages
ont pris pour nos femmes deux ou trois des officiers un peu plus
petits et un peu plus blonds que les autres, bien qu'ils portassent
des barbes magnifiques. Un de ces Fuégiens, fort grand, était agréa-
blement. flatté que l’on admirat sa taille. Quand on le placait dos à
dos avec le plus grand de nos matelots, il essayait de se mettre sur
un terrain plus élevé ou de se soulever sur la pointe des pieds. Il
ouvrait la bouche pour nous montrer ses dents; il se tournait
pour qu’on pdt le voir de profil, et il faisait tous ces gestes avec
un tel air de contentement de soi-même, qu'il se croyait certaine-
ment le plus bel homme de la Terre de Feu. Notre premier sen-
timent de grand étonnement fit bientôt place à l’amusement que
nous procuraient ces sauvages, et par l'expression de surprise qu’on
voyait à chaque instant se peindre sur leurs traits, et par la mi-
mique à laquelle ils se livraient constamment.
FORETS ET MONTAGNES. 225
J’essaye, le lendemain, de pénétrer à quelque distance dans l’in-
térieur du pays. On peut décrire la Terre de Feu en deux mots:
un pays montagneux en partie submergé, de telle sorte que de
profonds détroits et de vastes baies occupent la place des vallées.
Une immense forêt qui s'étend du sommet des montagnes jusqu’au
bord de l’eau couvre le flanc des montagnes, sauf toutefois sur la
côte occidentale. Les arbres croissent jusqu’à une hauteur de
1 000 à 1 500 pieds au-dessus du niveau de la mer; puis vient une
ceinture de tourbières, couverte de plantes alpestres fort petites ;
puis enfin la ligne des neiges éternelles, lesquelles, selon le capi-
taine King, descendent dans le détroit de Magellan à une hauteur
de 3000 à 4000 pieds. C’est à peine si, dans tout le pays, on peut
trouver un seul hectare de plaine. 'Je ne me rappelle avoir vu
qu’une plaine fort petite auprès du port Famine, et une autre un
peu plus considérable près de la baie de Geeree. Dans ces deux
endroits, comme partout ailleurs, une couche épaisse de tourbe ma-
récageuse recouvre le sol. A l’intérieur même des forêts, le sol dis-
paraît sous une masse de matières végétales qui se putréfient len-
tement et qui, constamment imbibées d’eau, cèdent sous le pied.
Il me devient bientôt impossible de continuer ma route à travers
les bois; je m’avance donc le long d’un torrent. Tout d’abord,
c’est à peine si je puis faire quelques pas à cause des cataractes et
des nombreux troncs d'arbres tombés qui barrent le passage ; mais
le lit du torrent s’élargit bientôt, les inondations ayant emporté les
bords. J’avance lentement pendant une heure en suivant les rives
rugueuses et déchiquetées du torrent, mais la grandeur et la beauté
du spectacle compensent bientôt toutes mes fatigues. La sombre
profondeur du ravin concorde bien avec les preuves de violence
que l’on remarque de toutes parts. De chaque côté, on voit des
masses irrégulières de rochers et des arbres déracinés ; d’autres
arbres, encore debout, sont pourris jusqu’au cœur et prêts à tom-
ber. Cette masse confuse d'arbres bien portants et d'arbres morts
me rappelle les forêts des tropiques, et cependant il y a une pro-
fonde différence : dans ces tristes solitudes que je visite actuelle-
ment la mort, au lieu de la vie, semble régner en souveraine. Je
continue ma route le long du torrent jusqu’à un endroit où un
grand éboulement a dégagé un espace assez considérable sur le
flanc de la montagne ; à partir de là l'ascension devient moins fati-
gante, et j'atteins bientôt à une assez grande élévation pour pou-
voir examiner à loisir les bois environnants. Les arbres appartien-
15
226 LA TERRE DE PEU.
nent tous à la méme espèce, le Fagus betuloides ; il y a, en outre, un
fort petit nombre d'autres espèces de Fagus. Ce hêtre conserve ses
feuilles pendant toute l’année, mais son feuillage affecte une cou-
leur vert brunatre légèrement teintée de jaune toute particulière.
Le paysage entier revêt cette teinte ; aussi offre-t-il un aspect
sombre et morne. Il est bien rare d’ailleurs que les rayons du soleil
Végayent un peu.
20 décembre. — Une colline ayant environ 4500 pieds de hauteur
forme un des côtés de la baie où nous nous trouvons. Le capitaine
Fita-Roy lui donne le nom de Sir J. Banks en souvenir de la mal-
heureuse excursion qui coûta la vie à deux hommes de son équi-
page et d’où le docteur Solander pensa ne pas revenir. La tempête
de neige, cause de leur infortune, se déchaina au milieu de jan-
vier, qui correspond à notre mois de juillet, et cela dans la lati-
tude de Durham! Je désirais beaucoup atteindre le sommet de
cette montagne pour recueillir des plantes alpestres, car dans
les terres basses il y a fort peu de fleurs, de quelque nature que
ce soit. Nous suivons jusqu’à sa source le torrent que j'avais déjà
suivi la veille, et à partir de ce point nous sommes forcés de nous
ouvrir un passage à travors les arbres. En conséquence de l’élé-
vation à laquelle ils poussent et des vents impétueux qui règnent
gur ces hauteurs, ces arbres sont épais, rabougris, tordus en tous
sens. Nous arrivons enfin à ce que d’en bas nous avions pris pour
un tapis de beau gazon vert ; mais nous trouvons malheureuse-
ment une masse compacte de petits bouleaux ayant 4 ou 5 pieds
de hauteur. Ils sont certainement aussi épais que les bordures de
buis dans nos jardins et, dans l'impossibilité de nous ouvrir un
chemin à travers ces arbres, nous sommes obligés de marcher à la
surface, Après bien des fatigues nous atteignons enfin la région
tourbeuse et, un peu plus loin, le rocher nu.
Un étroit plateau relie cette montagne à une autre, distante de
quelques milles; cette montagne est plus élevée, car elle est en
partie couverte de neige. Comme il est encore de bonne heure,
nous nous décidons à nous y rendre tout en herborisant. Nous
sommes sur le point de renoncer à cette excursion, tant la route
est difficile, quand nous trouvons un sentier fort droit et fort bien
battu, tracé par les guanacos ; ces animaux, en effet, tout comme
les moutons, se suivent toujours à la file. Nous atteignons la colline,
c'est la plusélevée qui se trouve dans le voisinage immédiat ; les eaux
qui en praviennent s’écoulent vers la mer dans une autre direction.
- LE CAP HORN. 327
Nous jouissons d’un magnifique coup d’œil sur le pays environnant;
au nord s'étend un terrain marécageux, mais au sud nous apercevons
une scène sauvage et magnifique hien digne de la Terre de Fou.
Quelle grandeur mystérieuse dans ces montagnes qui s'élèvent les
unes derrière les autres en laissant entre elles de profondes vallées,
montagnes et vallées recouvertes par une sombre masse de forêts
impénétrables ! Dans ce climat, où les tempêtes se succèdent pres.
que sans interruption avec accompagnement de pluie, de grôle et
de neige, l'atmosphère semble plus sombre que partout ailleurs.
On peut admirablement juger de cet effet, quand, dans le détroit
de Magellan, on regarde vers le sud; vus de cet endroit, les nom-
breux canaux qui s’enfoncent dans les terres, entre les montagnes,
revétent des teintes si sombres, qu’ils semblent conduire hors des
limites de ce monde.
31 décembre, — Le Beagle met à la voile. Le lendemain, grâce à
une excellente brise de l’est, nous nous approchons des Barnevalts.
Nous passons devant les immenses rochers qui forment le cap
Deceit, et, vors trois heures, nous doublons le cap Horn, battu par
les tempêtes. La soirée est admirahlement calme, et nous pouvons
jouir du magnifique spectacle qu’offrent les îles voisines. Mais le
cap Horn semble exiger que nous lui payions son tribut, et, avant
qu’il soit nuit close, il nous envoie une effroyable tempête qui
souffle juste en face de nous. Nous devons gagner la haute mer, et,
le lendemain, en nous approchant à nouveau de la terre, nous
apercevons ce fameux promontoire, mais cette fois avec tous les
caractères qui lui conviennent, c'est-à-dire enveloppé de brouil-
lards et entouré d'un véritable ouragan de vent et d’eau. D’immen-
ses nuages noirs obscurcissent le ciel, les coups de vent, la grêle
nous assaillent avec une si extrême violence, que le capitaine se
détermine à gagner, si faire se peut, Wigwam Cove. C’est un
excellent petit port situé à peu de distance du cap Horn; nous y
jetons l’anere par une mer fort calme la veille même de Noël. Un
coup de vent, qui descend des montagnes et qui fait bondir le vais-
seau sur ses ancres, nous rappelle de temps en temps la tempête
qui règne au dehors de cet excellent abri.
25 décembre. — Tout auprès du port s'élève à la hauteur de
4700 pieds une colline appelée le Pie de Kater. Toutes les îles envi-
ronnantes consistent en masses coniques de grès vert mélangé
quelquefois à des collines moins régulières de schiste argileux qui
a subi l’action du feu. On peut considérer cette partie de la Terre
228 LA TERRE DE FEU.
de Feu comme l'extrémité submergée de la chaîne de montagnes
à laquelle j'ai déjà fait allusion. Ce nom de wigwam provient de
quelques habitations fuégiennes qui entourent le port ; mais on eût
pu appliquer, avec autant de raison, la même appellation à toutes
les baies voisines. Les habitants se nourrissent principalement de
coquillages, aussi doivent-ils changer constamment de résidence ;
mais 1ls reviennent à certains intervalles habiter les mêmes endroits,
ce que prouvent les amas de vieilles coquilles qui forment quelque-
fois des tas pesant plusieurs tonneaux. On peut distinguer ces
amas à une grande distance, en conséquence de la couleur vert
clair de certaines plantes qui les recouvrent invariablement. Au
nombre de ces plantes on peut citer le céleri sauvage et le cochléa-
ria, deux plantes éminemment utiles, mais dont les indigènes n'ont
pas encore découvert les qualités.
Le wigwam fuégien ressemble absolument par sa forme et par
sa grandeur à un tas de foin. Il consiste simplement en quelques
branches cassées fichées en terre, et dont les interstices sont fort
imparfaitement bouchés d’un côté avec quelques touffes d’herbes
et quelques branchages. Ces wigwams représentent à peine le tra-
vail d’une heure; les indigènes ne s’en servent d’ailleurs que pen-
dant quelques jours. J’ai vu à la baie de Gœree un endroit où un
de ces hommes nus avait passé la nuit, et qui n’offrait certainement
pas plus d’abri que le gîte d’un lièvre. Cet homme vivait évidem-
ment seul; York Minster me dit que ce devait être un très-
méchant homme et que très-probablement il avait volé quelque
chose. Sur la côte occidentale, les wigwams sont toutefois un peu
plus convenables, recouverts qu’ils sont presque tous par des peaux
de phoque. Le mauvais temps nous retient ici pendant quelques
jours. Le climat est détestable ; nous sommes au solstice d'été, et
tous-les jours il tombe de la neige sur les collines ; tous les jours,
dans les vallées, il pleut et il grêle. Le thermomètre marque envi-
ron 45 degrés Fahrenheit (7°,2 centigrades); mais, pendant la nuit,
il tombe à 38 ou 40 degrés (3°,3 à 4°,4 centigrades). On se figure
d’ailleurs le climat encore pire qu’il ne l’ést réellement, à cause de
l’état humide et tempétueux de l’atmosphère, qu’un rayon de soleil
vient bien rarement égayer.
Un jour que nous nous rendions à terre auprès de l'île de
Wollaston, nous rencontrâmes un canot contenant six Fuégiens.
Je n'avais certainement jamais vu créatures plus abjectes et plus
misérables. Sur la côte orientale, les indigènes, comme je l’ai dit,
LES FUÉGIENS. 229
portent des manteaux de guanaco et, sur la côte occidentale, ils se
couvrent avec des peaux de phoque. Chez ces tribus centrales, les
hommes n’ont qu’une peau de loutre ou un morceau de peau
quelconque, grand à peu près comme un mouchoir de poche et
à peine suffisant pour leur couvrir le dos jusqu'aux reins. Ce mor-
ceau de peau est lacé sur la poitrine avec des ficelles, et ils le font
passer d’un côté à l’autre de leur corps, selon le point d’où souffle
le vent. Mais les Fuégiens qui se trouvaient dans le canot dont
je viens de parler étaient absolument nus, même une femme dans
la force de l’âge qui se trouvait avec eux. La pluie tombait à tor-
rents et l’eau douce, se mêlant à l’écume de la mer, ruisselait sur
le corps de cette femme. Dans une autre baie, à peu de distance,
une femme qui nourrissait un enfant nouveau-né vint un jour
auprès du vaisseau; la seule curiosité l’y retint fort longtemps,
bien que la neige tombât sur son sein nu et sur le corps de son
baby ! Ces malheureux sauvages ont la taille rabougrie, le visage
hideux, couvert de peinture blanche, la peau sale et graisseuse, les.
cheveux mélés, la voix discordante et les gestes violents. Quand on
voit ces hommes, c’est à peine si l’on peut croire que ce soient des
créatures humaines, des habitants du même monde que le nôtre.
On se demande souvent quelles jouissances peut procurer la vie à
quelques-uns des animaux inférieurs ; on pourrait se faire la même
question, et avec beaucoup plus de raison, relativement à ces sau-
vages ! La nuit, cing ou six de ces êtres humains, nus, à peine pro-
tégés contre le vent et la pluie de ce terrible pays, couchent sur le
sol humide, serrés les uns contre les autres et repliés sur eux-mêmes
comme des animaux. A la marée basse, que ce soit en hiver ou en
été, la nuit ou le jour, il leur faut se lever pour aller chercher des
coquillages sur les rochers; les femmes plongent pour se pro-
curer des œufs de mer ou restent patiemment assises des heures
entières dans leur canot jusqu’à ce qu'elles aient attrapé quelques
petits poissons avec des lignes sans hamecon. Si l’on vient à tuer
un phoque, si l’on vient à découvrir la carcasse à demi pourrie
d’une baleine, c’est le signal d’un immense festin. Ils se gorgent
alors de cette ignoble nourriture et, pour compléter la fête, mangent
quelques baies ou quelques champignons qui n’ont aucun goût.
Les Fuégiens souffrent souvent de la famine. M. Low, capitaine
d'un navire faisant la pêche des phoques, qui connaît parfaitement
les indigènes de ce pays, m’a donné de curieux détails sur cent
cinquante d’entre eux habitant la côte occidentale. Ils étaient horri-
2a0 LA TERRE DE FEU.
blement maigres et souffraient beaucoup ; une série de tempêtes
avait empêché les femmes d'aller ramasser des coquillages sur les
rochers ; ils n'avaient pas pu non plus mettre leurs canots à la mer
pour aller pêcher des phoques. Quelques-uns d’entre eux partirent
un matin « pour faire un voyage de quatre jours de marche, dirent
les autres Indiens à M. Low, afin de se procurer des vivres ». A leur
retour, le capitaine alla à leur rencontre; ils étaient extrêmement
fatigués, chaque homme portait un grand morceau de chair
de baleine pourrie ; pour porter ce fardeau plus facilement, ils
' avaient fait un trou au centre de chaque morceau et ils y avaient
passé la téle, exactement comme les Gauchos portent leurs pon-
chos ou manteaux. Dès que l'on avait apporté cette chair pourrie
dans un wigwam, un vieillard la dévoupait en tranches minces,
qu'il faisait frire pendant un instant en marmottant quelques paro-
les, puis il les distribuait à la famille affamée, qui, pendant tous ces
préparatifs, gardait un profond silence. M. Low croit que, toutes les
fois qu’une baleine vient à s’échouer sur la côte, les indigènes en
enterrent de grands morceaux dans le sable comme ressource en
temps de famine; un jeune indigène que nous avions à bord dé-
couvrit un jour une de ces réserves. Quand les différentes tribus se
font la guerre, elles deviennent cannibales, S'il faut en croire le
témoignage indépendant d’un jeune garçon interrogé par M. Low
et celui de Jemmy Button, il est certainement vrai que, lorsqu'ils
sont vivement pressés par la faim en hiver, ils mangent les vieilles
femmes avant de manger leurs chiens ; quand M. Low demanda
au jeune garçon pourquoi cette préférence, il répondit : « Les
chiens attrapent les loutres, et les vieilles femmes ne les attrapent
pas. » Ge jeune garcon raconta ensuite comment on s’y prend pour
les tuer : on les tient au-dessus de la fumée jusqu’à ce qu'elles
soient étouffées, et, tout en décrivant ce supplice, il imitait en
riant les cris des victimes et indiquait les parties du corps que l’on
considère comme les meilleures. Quelque horrible que puisse être
une telle mort infligée par la main de leurs parents et de leurs
amis, il est plus horrible encore de penser aux craintes qui doivent
assaillir les vieilles femmes quand la faim commence à se faire
sentir. On nous a raconté qu'elles se sauvent alors dans les mon-
tagnes, mais les hommes les poursuivent et les ramènent à l’abat-
toir, leur propre foyer !
Le capitaine Fitz-Roy n’a jamais pu arriver à savoir si les Fuégiens
croient à une autre vie. Ils enterrent quelquefois leurs morts dans
RELIGION DES PFUÉGIENS. 21
des cavernes et quelquefois dans les forêts sur les montagnes; nous
n'avons pu savoir quelles sont les cérémonies qui accompagnent la
sépulture. Jemmy Button ne voulait pas manger d'oiseaux parce
qu'il ne voulait pas manger hommes morts; ils ne parlent même de
leurs morts qu'avec répugnance. Nous n’avons aucune raison de
croire qu'ils accomplissent aucune cérémonie religieuse ; peut-être,
cependant, les paroles marmottées par le vieillard, avant de dis-
tribuer la baleine pourrie à sa famille affamée, constituent-elles
une prière. Chaque famille ou tribu a son magicien dont nous
n'avons jamais pu clairement définir les fonctions. Jemmy croyait
aux rêves, mais, comme je l’ai déjà dit, il ne croyait pas au diable.
Je ne pense pas, en somme, que les Fuégiens soient beaucoup plus
superstitieux que quelques-uns de nos marins, car un vieux quartier:
maitre croyait fermement que les terribles tempêtes qui nous assail-
lirent près du cap Horn provenaient de ce que nous avions des Fué-
giens à bord. Ge que j’entendis à la Terre de Feu qui se rapprochat
le plus d'un sentiment religieux, fut une parole que prononça York
Minster au moment où M. Bynoe avait tué quelques petits canards
qu'il voulait conserver comme spécimens. York Minster s’écria
alors d’un ton solennel: « Oh! M. Bynoe, beaucoup de pluie,
beaucoup de neige, beaucoup de vent. » Il faisait évidemment allu-
sion à une punition quelconque parce qu'on avait gaspillé des ali-
ments qui pouvaient servir & la nourriture humaine. I] nous raconts
à cette occasion, et ses paroles étaient saccadées et sauvages et ses
gestes violents, qu’un jour son frère retournait à la côte chercher
des oiseaux morts qu'il y avait laissés, lorsqu'il vit des plumes
voler au vent. Son frère dit (et York imita la voix de son frère) :
« Qu’est cela? » Alors son frère s’avança en rampant, il regarda
par-dessus la falaise et vit un sauvage qui ramassait les oiseaux ; il
s’avança alors un peu plus près, jeta une grosse pierre à l’homme
et le tua. York ajoutait que, pendant longtemps ensuite, il y eut de
terribles tempétes accompagnées de pluie et de neige. Autant que
nous avons pu le comprendre, il semblait considérer les éléments
eux-mêmes comme des agents vengeurs; s’il en est ainsi, il est
évident que chez une race un peu plus avancée en civilisation, on
aurait bientôt déiflé les éléments. Que signiflent hommes sauvages
et méchants? Ge point m'a toujours paru très-mystérieux ; d’après ce
que m'avait dit York, quand nous avions trouvé l'endroit sem-
blable au gîte d'un lièvre où un homme seul avait passé la nuit,
j'avais cru que ces hommes étaient des voleurs forcés de quitter
vw ar «
283 LA TERRE DE FEU.
leur tribu; mais d’autres paroles obscures me firent douter de
eette explication. J'en suis presque arrivé à la conclusion que ce
qu'ils appellent hommes sauvages ce sont les fous.
Les différentes tribus n’ont ni gouvernement ni chef. Chacune
d’elles cependant est entourée par d’autres tribus hostiles, parlant
des dialectes différents. Elles sont séparées les unes des autres par
un territoire neutre qui reste absolument désert; la principale
cause de leurs guerres perpétuelles paraît être la difficulté qu'ils
éprouvent à se procurer des aliments. Le pays entier n'est qu’une
énorme masse de rochers sauvages, de collines élevées, de forêts
inutiles, le tout enveloppé de brouillards perpétuels et tourmenté
de tempêtes incessantes. La terre habitable se compose unique-
ment des pierres du rivage. Pour trouver leur nourriture, ils
sont forcés d’errer toujours de place en place, et la côte est si
escarpée, qu'ils ne peuvent changer leur domicile qu’au moyen
de leurs misérables canots. Ils ne peuvent pas connaître les dou-
ceurs du foyer domestique et encore moins celles de l'affection
conjugale, car l'homme n’est que le maître brutal de sa femme
ou plutôt de son esclave. Quel acte plus horrible a jamais été ac-
compli que celui dont Byron a été témoin sur la côte occiden-
tale ? il vit une malheureuse mère ramasser le cadavre sanglant de
son enfant que son mari avait broyé sur les rochers, parce que
l'enfant avait renversé un panier plein d'œufs de mer! Qu'y
a-t-il, d’ailleurs, dans leur existence qui puisse mettre en jeu de
hautes facultés intellectuelles ? Qu’ont-ils besoin d'imagination,
de raison ou de jugement ? Ils n’ont, en effet, rien à imaginer, à
comparer, à décider. Pour détacher un lépas du rocher il n’est
même pas besoin d'employer la ruse, cette faculté la plus infime
de l'esprit. On peut, en quelque sorte, comparer leurs quelques
facultés à l'instinct des animaux, ces facultés en effet ne profitant
pas de l'expérience. Le canot, leur production la plus ingénieuse,
toute primitive qu’elle est, n’a fait aucun progrès pendant les der-
niers deux cent cinquante ans; nous n'avons qu’à ouvrir les rela-
tions du voyage de Drake pour nous en convaincre.
Quand on voit ces sauvages, la première question qu'on se fait
est celle-ci : D'où viennent-ils ? Qui peut avoir décidé, qui a pu for-
cer une tribu d'hommes à quitter les belles régions du Nord, à
suivre la Cordillère, cette épine dorsale de l’Amérique, à inventer
et à construire des canots que n’emploient ni les tribus du Chili
ni celles du Pérou, ni celles du Brésil, et, enfin, à aller habiter un
TERRIBLE TEMPÊTE. 283
des pays les plus inhospitaliers qui soient au monde ? Bien que ces
réflexions se présentent tout d'abord à l'esprit, on peut être sûr que
la plupart d'entre elles ne sont pas fondées. On n'a aucune raison
de croire que le nombre des Fuégiens diminue ; nous devons donc
supposer qu'ils jouissent d’une certaine dose de bonheur; or, quel
que soit ce bonheur, il est suffisant pour qu'ils tiennent à la vie.
La nature, en rendant l'habitude omnipotente, en rendant ses effets
héréditaires, a approprié le Fuégien au climat et aux productions
de son misérable pays.
Après avoir passé six jours dans la baie de Wigwam, retenus par
le mauvais temps, nous reprenons la mer le 30 décembre. Le capi-
taine désirait aller aborder sur la côte ouest de la Terre de Feu
pour débarquer York et Fuégia dans leur propre pays. Dès que
nous nous trouvons en pleine mer, nous sommes assaillis par une
succession de tempêtes ; en outre, le courant est contre nous, et il
nous entraîne jusque par 37°23’ de latitude sud. Le 141 janvier 4833,
nous forçons de voiles et nous arrivons à quelques milles de la
grande montagne déchiquetée à laquelle le capitaine Cook a donné
le nom d’York Minster (origine du nom de notre Fuégien); mais
une tempête violente nous force à replier nos voiles et à reprendre
la haute mer. Les vagues se brisent avec furie sur la côte et
l’'écume passe par-dessus une falaise ayant plus de 200 pieds de
hauteur. Le 12, la tempête redouble de fureur et nous ne savons
pas exactement où nous nous trouvons. Il était fort peu agréable
d'entendre constamment répéter le cri de commandement : « At-
tention sous le vent. » Le 43, la tempête atteint son maximum
d'intensité; notre horizon se trouve considérablement rétréci par
les nuages d'écume que soulève le vent. La mer a un aspect ter-
rible : elle ressemble à une immense plaine mouvante, couverte
ca et là de neige. Tandis que notre vaisseau fatigue horriblement,
les Albatros, les ailes étendues, semblent se jouer du vent. A
midi, une immense vague vient se briser sur nous et remplit une
des baleinières, qu’on est obligé de jeter immédiatement à la
mer. Le pauvre Beagle frissonne sous le choc et pendant quel-
ques instants refuse d’obéir au gouvernail; mais bientôt, en brave
vaisseau qu'il est, il se relève et présente sa proue au vent. Si une
seconde vague avait suivi la première, c'en était fait de nous en
un instant. Depuis vingt-quatre jours nous luttons pour gagner la
côte occidentale; les hommes sont épuisés de fatigue, et, de-
234 LA TERRE DE FEU.
puis longtemps, n’ont plus un vétement sec. Le capitaine Fitz-
Roy abandonne donc le projet d'aller aborder à l’ouest en con-
tournant la Terre de Feu. Le soir nous allons nous abriter derrière
le faux cap Horn et nous jetons l'ancre dans un fond de quarante-
sept brasses; la chaîne, en se déroulant sur le cabestan, laisse
échapper de véritables éclairs. Combien est délicieuse une nuit
tranquille quand on a été si longtemps le jouet des éléments en
fureur |
45 janvier 1833. — Le Beagle jette l'ancre dans la baie de Gœæree.
Le capitaine Fitz-Roy, résolu à débarquer les Fuégiens dans le dé-
troit de Ponsonby, ce qu'ils désirent, fait équiper quatre embarca-
tions pour les y conduire par le canal du Beagle. Ce canal, découvert
par le capitaine Fitz-Roy pendant son précédent voyage, constitue
un caractère remarquable de la géographie de ce pays, on pourrait
même dire de tous les pays. On peut le comparer à la vallée de
Lochness, en Ecosse, avec sa chaîne de lacs et de baies. Le canal
du Beagle a environ 120 milles de long avec une largeur moyenne,
largeur qui varie fort peu, de 2 milles environ. Il est presque par-
tout si parfaitement droit, que la vue, bornée de chaque côté par
une ligne de montagnes, se perd dans la distance. Ce canal tra-
verse la partie méridionale de la Terre de Feu, dans la direction
de l’est à l’ouest ; vers le milieu un canal irrégulier, nommé le
détroit de Ponsonby, vient le rejoindre en formant un angle droit
avec lui. C’est là que demeurent la tribu et la famille de Jemmy
Button.
19 janvier. — Trois baleinières et la yole, montées par vingt-huit
hommes, partent sous le commandement du capitaine Fitz-Roy.
Dans l'après-midi, nous pénétrons dans l'embouchure orientale du
canal, et, peu après, nous trouvons une charmante petite baie ca-
chée par quelques îlots qui l’environnent. C’est 14 que nous dressons
nos tentes ct que nous allumons nos feux. Rien de plus délicieux
que cette scène. L’eau de la petite baie, polie comme un miroir,
les branches d’arbre pendant par-dessus les bords des rochers, les
bateaux à l’ancre, les tentes soutenues sur les rames, la fumée s’éle-
vant en flocons au-dessus de la forêt qui remplit la vallée, tout est
empreint du calme le plus parfait. Le lendemain 20, notre flottille
glisse tranquillement sur l’eau du canal et nous entrons dans un
district plus habité. Un fort petit nombre de ces indigènes, aucun
d'eux peut-être, n’avait encore vu un homme blanc; dans tous les
cas, il est impossible de peindre l’étonnement qu'ils ressentirent à
VOYAGE A L'INTÉRIEUR. CET
la vue de nos bateaux. De toutes parts brûlaient des feux (d’où le
nom de Terre de Feu) et pour attirer notre attention et pour ré-
pandre au loin la nouvelle d’un événement extraordinaire. Quel-
ques indigènes nous suivirent pendant plusieurs milles en courant
le long de la côte. Je n’oublierai jamais quelle impression me causa
l'aspect d’un de ces groupes de sauvages : quatre ou cing hommes
apparurent tout A coup au sommet d’un rocher qui surplombait
l’eau ; absolument nus, leurs longs cheveux épars, ils tenaient de
grossiers bâtons à la main ; ils sautaient sur le sol, ils jetaient les
bras en l’air en faisant les contorsions les plus grotesques et en
poussant les hurlements les plus épouvantables.
Vers l'heure du diner, nous débarquons au milieu d’une troupe
de Fuégiens. Tout d'abord ils montrent des dispositions hostiles,
car ils gardent leur fronde à la main jusqu’à ce que le capitaine
Fitz-Roy fasse avancer son bateau, on laissant les autres en arrière.
Mais bientôt nous devenons bons amis; nous leur faisons quelques
présents, et rien ne leur plait tant qu’un ruban rouge que nous leur
attachons autour de la tête. Ils aiment notre biscuit ; mais l’un des
sauvages touche du bout du doigt de la viande conservée que
j'étais en train de manger et, sentant que celte substance est molle
et froide, il montre autant de dégoût que j'aurais pu en ressentir
pour un morceau de baleine pourrie. Jemmy se montre tout hon-
teux de ses compatriotes et déclare que sa tribu à lui est toute dif-
férente ; il se trompait terriblement, ie pauvre garçon. Il est aussi
aisé de plaire à ces sauvages qu'il est difficile de les satisfaire,
Jeunes et vieux, hommes et enfants, ne cessent de répéter le mot
yammerschooner, qui signifie « donnez-moi s. Après avoir indiqué
l’un après l’autre presque tous les objets, même les boutons de
nos habits, en répétant leur mot favori sur tous les tons possibles,
ils finissent par l’employer en lui donnant un sens neutre et s’en
vont répétant : Yammerschooner / Après avoir yammerschoonéré
avec passion, mais en vain, pour tout ce qu'ils apercoivent, ils ont
recours à un simple artifice et ils indiquent leurs femmes et leurs
enfants, comme s'ils voulaient dire : « Si vous ne voulez pas me
donner à moi ce que je vous demande, vous ne le refuserez certes
pas à ceux-là. »
Nous essayons en vain, le soir venu, de trouver une anse inhabitée,
et nous nous voyons enfin obligés de bivouaquer à peu de distance
d'une troupe d’indigènes. Trés-inoffensifs pendant qu'ils sont en
petit nombre, ils sont, le lendemain matin, 21, rejoints par de nou-
236 LA TERRE DE FEU.
veaux venus, et nous remarquons des symptômes d’hostilité qui
nous font craindre d’avoir à entamer la lutte. Un Européen a de
grands désavantages quand il se trouve en présence de sauvages
qui n’ont pas la moindre idée de la puissance des armes à feu. Le
mouvement même qu'il est obligé de faire pour épauler son fusil le
rend, aux yeux du sauvage, de beaucoup inférieur à un homme
armé d'un arc et de flèches, d’une lance ou même d’une fronde.
Il est presque impossible, d’ailleurs, de leur prouver notre supé-
riorité, si ce n’est en frappant un coup mortel. Tout comme les
bêtes sauvages, ils ne paraissent pas s’inquiéter du nombre ; car
tout individu, s’il est attaqué, essaye, au lieu de se retirer, de
vous casser la tête avec une pierre, aussi certainement qu'un tigre
essayerait de vous mettre en pièces dans des circonstances analo-
gues. Une fois, le capitaine Fitz-Roy, pressé de trop près, voulut
effrayer une troupe de ces sauvages; il commença par tirer son
sabre pour les en menacer; ils ne firent qu’en rire. Il déchargea
alors, par deux fois, son pistolet à peu de distance de la tête
d’un indigène. Cet homme parut fort étonné et se frotta la tête
avec soin; puis il se mit à parler avec ses compagnons avec la plus
grande vivacité, mais il ne pensa pas à s'enfuir. Il est fort difficile
de nous mettre à la place de ces sauvages et de comprendre le
mobile de leurs actions. Dans le cas que je viens de relater, ce
Fuégien n’avait certainement pas pu s’imaginer ce que pouvait
être le bruit d’une arme à feu déchargée si près de ses oreilles. Pen-
dant une seconde peut-être, ne se rendant pas bien compte de ce
qui venait de se passer, ne sachant si c’était un bruit ou un coup, il
se frotta tout naturellement la tête. De même aussi quand un
sauvage voit un objet frappé par une balle, il doit se passer quel-
que temps avant qu'il puisse comprendre quelle est la cause de cet
effet; le fait d’un corps devenant invisible en vertu de sa vélocité
doit, en outre, être pour lui une idée absolument incompréhen-
sible. La force excessive d’une balle qui la fait pénétrer dans un
corps dur sans le déchirer, peut d’ailleurs porter le sauvage à croire
que cette balle n’a pas la moindre force. Je crois très-certainement
que bien des sauvages, tels que ceux qui habitent la Terre de Feu,
ont vu beaucoup d'objets frappés par une balle, bien des animaux
tués même, sans se rendre compte dé la puissance terrible du fusil.
22 janvier. — Après avoir passé une nuit tranquille dans ce qui
paraît former un territoire neutre entre la tribu de Jemmy et le
peuple que nous avons vu hier, nous continuons notre agréable
VOYAGE A L'INTÉRIEUR. 227
voyage. Rien ne prouve plus clairement le degré d’hostilité qui
règne entre les différentes tribus, que ces larges territoires neutres.
Bien que Jemmy connût, à ne s'y pas tromper, la force de notre
troupe, il lui répugnait beaucoup d’abord de débarquer au milieu
de la tribu hostile si rapprochée de la sienne. 11 nous racontait
souvent comment les sauvages Oens traversent les montagnes
« quand la feuille est rouge » pour venir de la côte orientale de
la Terre de Feu attaquer les indigènes de cette partie du pays.
I] était fort curieux de l’observer quand il parlait ainsi, car alors
ses yeux brillaient et son visage prenait une sauvage expression.
A mesure que nous nous enfonçons dans le canal du Beagle, le
paysage prend un aspect magnifique et tout particulier; mais une
grande partie de l’effet d'ensemble nous échappe, parce que nous
sommes placés trop bas pour voir la succession des chaînes de
montagnes et que notre vue ne s'étend que sur la vallée. Les mon-
tagnes atteignent ici environ 3 000 pieds de hauteur, et se termi-
nent par des sommets aigus ou déchiquetés. Elles s'élèvent en pente
ininterrompue depuis le bord de l’eau, et une sombre forêt les
recouvre entièrement jusqu’à 1 400 ou 1 500 pieds de hauteur. Aussi
loin que notre vue peut s'étendre, nous voyons la ligne parfaite-
.ment horizontale à laquelle les arbres cessent de croître, ce qui
constitue un spectacle fort curieux. Cette ligne ressemble abso-
lument à celle que laisse la marée haute, quand elle dépose des
plantes marines sur la côte.
Nous passons la nuit auprès de la jonction du détroit de Pon-
sonby avec le canal du Beagle. Une petite famille de Fuégiens,
tranquilles et inoffensifs, habitent la petite anse où nous avons
débarqué ; ils viennent bientôt nous rejoindre autour de notre
feu. Nous étions tous bien vêtus, et, bien que nous fussions tout
près du feu, nous étions loin d'avoir trop chaud ; cependant ces
sauvages tout nus, beaucoup plus éloignés que nous du brasier,
suaient à grosses gouttes, à notre grande surprise, je l'avoue. Quoi
qu’il en soit, ils semblaient fort contents de se trouver près de
nous, et ils reprirent en chœur le refrain d'une chanson de mate-
lots ; mais ils étaient toujours un peu en retard, ce qui produisait
un effet très-singulier.
La nouvelle de notre arrivée s'était répandue pendant la nuit;
aussi, le lendemain, 23, de bonne heure, arriva toute une troupe
de Tekenika, tribu à laquelle appartenait Jemmy. Plusieurs avaient
couru si vite qu'ils saignaient du nez, et ils parlaient avec tant
998 LA TERRE DE FRU.
de rapidité qu'ils finissaient par avoir la bouche pleine d’écume ;
leur corps nu, tout peinturluré de noir, de blanc’ et de rouge, les
faisait ressembler à autant de démons après une lutte violente.
Nous partimes alors, accompagnés par douze canots contenant
chacun quatre ou cinq indigènes, pour continuer notre navigation
sur le détroit de Ponsonby, jusqu'à l’endroit où le pauvre Jemmy
espérait trouver sa mère et ses parents. Il avait déjà appris la
mort de son père; mais, comme il avait eu « un songe dans sa
tate» à cet effet, cette nouvelle ne parut pas lui faire une grande
impression, et ilse consolait en faisant à haute voix cette réflexion
bien naturelle : « Moi pouvoir rien A cela.» Il ne put apprendre
aucun détail relativement à cette mort, car ses parents évitaient
d'en parler. |
Jemmy se trouvait alors dans un district qu'il connaissait bien;
aussi guida-t-il les bateaux jusqu'à une charmante petite anse fort
tranquille, environnée d'ilots que les indigènes désignent tous par
des noms différents. Nous y trouvâmes une famille appartenant à
la tribu de Jemmy, mais non pas ses parents ; nous eûmes bientôt
lié avec eux des relations d'amitié et, le soir, on envoya un canot
avertir les frères et la mère de Jemmy de son arrivée. Quelques
acres de bonne terre en pente, qui n'était pas recouverte, comme
partout ailleurs, par de la tourbe ou par la forêt, entouraient cette
anse, Le capitaine Fitz-Roy avait d’abord l'intention, comme je
l'ai dit, de reconduire York Minster et Fuégia jusque dans leur
tribu sur la côte occidentale ; mais ils exprimèrent le désir de
rester ici, et l'endroit étant singulièrement favorable, le capitaine
se décida à y établir tous nos Fuégiens, y compris Matthews le
missionnaire. On passa cinq jours à leur construire trois grands
wigwams, à débarquer leur bagage, à labourer deux jardins et à
les ensemencer.
1 La subslance employée pour cette peinture blanche est, quand elle est sèche,
assez compacte, et a une faible gravité spécifique. Le professeur Ehrenberg l’a
examinée ; il trouve (Kôn. Avad. der Wissensch., Berlin, fév. 1845) qu'elle est com-
posée d’infusoires, soit quatorze polygasirica et quatre phytolitharia. 11 ajoute
que ces infusoires habitent tous l’eau douce. C'est là un magnifique exemple des
résultats que l’on peut obtenir au moyen des recherches mieroscopiques du pro-
fesseur Ehrenberg, car Jemmy Button m’a affirmé que l’on recueillait toujours
ce blanc dans le lit des torrents des montagnes. C'est, en outre, un fait frappant
relativement à la distribution des infusoires, que toutes les espèces composant
cette substance apportée de l'extrême pointe méridionale de la Terre de Feu
appartiennent à des formes anciennes et connues.
ETABLISSEMENT A WOOLLYA. 299
Le lendemain de notre arrivée, le 24, les Fuégiens se présentent
en foule; la mère et les frères de Jemmy arrivent aussi. Jemmy
reconnaît à une distance prodigieuse la voix de stentor de l’un de
ses frères. Leur première entrevue est moins intéressante que celle
d’un cheval avec un de ses vieux compagnons qu'il retrouve dans
un pré. Aucune démonstration d'affection ; ils se contentent de se
regarder bien en face pendant quelque temps, et la mère retourne
immédiatement voir s'il ne manque rien à son canot. York nous
apprend, cependant, que la mère de Jemmy s'était montrés incon-
solable de la perte de son fils et l’avait cherché partout, pensant
qu'on l'avait peut-être débarqué après l'avoir emmené dans le
bateau. Les femmes s'occupèrent beaucoup de Fuégia et eurent
toutes sortes de bontés pour elle. Nous nous étions déjà aperçus
que Jemmy avait presque oublié sa langue maternelle, et je crois
qu'il devait être fort embarrassé en toutes circonstances, car il sa-
vait fort peu d'anglais. Il était risible, mais on ne riait pas sans un
certain sentiment de pitié, de l'entendre adresser la parole en an-
glais à son frère sauvage, puis lui demander en espagnol (« no
sabe ?») s’il ne le comprenait pas.
Tout se passa tranquillement pendant les trois jours suivants,
alors que l’on béchait le jardin et que l'on construisait les wigwams.
Il y avait environ cent vingt indigènes réunis en cet endroit. Les
femmes travaillaient avec ardeur, tandis que Jes hommes flânaient
toute la journée sans cesser un seul instant de nous surveiller. Ils
demandaient tout ce qu'ils voyaient, et volaient tout ce qu'ils pou-
vaient. Nos danses et nos chants les amusaient beaucoup ; mais,
ce qui les intéressait tout particulièrement, c'était de nous voir
nous laver dans le ruisseau voisin. Le reste les intéressait peu, pas
même nos bateaux. De tout ce qu'avait vu York pendant son
absence, rien ne semble l'avoir plus étonné qu’une autruche près
de Maldonado ; haletant, tant son étonnement était grand, il revint
tout courant auprès de M. Bynoe avec lequel il se promenait : «Oh!
monsieur Bynoe, oh! oiseau ressemble cheval!» Notre peau blanche
surprenait sans doute beaucoup les indigènes, et, cependant, s'il
faut en croire les récits de M. Low, le cuisinier nègre d’un bâti-
ment pêcheur leur causa une surprise bien plus grande encore ; ils
se démenaient tant autour de ce pauvre garçon qu'on ne put le
décider à se rendre de nouveau à terre. Tout allait si bien que je
n'hésitai pas, en compagnie de quelques officiers, à faire de lon-
gues promenades sur les collines et dans les bois environnants.
240 LA TERRE DE FEU.
Le 27, cependant, toutes les femmes et tous les enfants dispa-
rurent subilement. Cette disparition nous rendit d'autant plus
inquiets que ni York ni Jemmy ne purent nous en apprendre la
cause. Les uns pensaient que, la veille au soir, nous avions effrayé
les sauvages en nettoyant et en déchargeant nos fusils ; les autres
étaient d'avis que tout venait d'un vieux sauvage qui s'était sans
doute cru insulté parce qu'une sentinelle lui avait défendu de
passer ; il est vrai que le sauvage avait tranquillement craché à la
figure de la sentinelle, puis avait démontré, par les gestes qu'il fit
sur un de ses camarades endormi, qu'il aimerait à lui couper la
tête et à le manger. Pour éviter le risque d'une bataille qui n’au-
rait pas manqué d'être fatale à tant de sauvages, le capitaine Fitz-
Roy pensa qu’il valait mieux aller passer la nuit dans une anse
voisine. Matthews, avec son tranquille courage, si ordinaire chez
lui, ce qui était d'autant plus remarquable qu’il ne semblait pas
avoir un Caractère bien énergique, résolut de rester avec nos
Fuégiens, qui disaient n'avoir rien à craindre pour eux-mêmes.
Nous les laissames donc dans l'isolement pour passer 1a leur pre-
miére nuit. |
Le lendemain matin, 28, à notre retour, nous apprenons heureu-
sement que la tranquillité la plus parfaite n’a pas cessé de régner ;
à notre arrivée, les sauvages, montés dans leurs canots, s’occupaient
à pêcher. Le capitaine Fitz-Roy se décide à renvoyer au vaisseau la
yole et une des baleinières, et à aller, avec les deux autres bateaux,
explorer les parties occidentales du canal du Beagle; il se propose
de visiter à son retour l'établissement qu'il vient de fonder. Il
prend sous son commandement direct un des bateaux, dans lequel
il veut bien me permettre de l'accompagner, et il confie le com-
mandement de l'autre à M. Hammond. Nous partons et, à notre
grande surprise, il fait excessivement chaud, si chaud que nous en
souffrons ; avec ce temps admirable, la vue que nous offre le canal
est véritablement magnifique. Devant et derrière nous, nous voyons
cette belle nappe d’eau encaissée par les montagnes se confondre
avec l'horizon. La présence de plusieurs immenses baleines ! pro-
jetant de l’eau dans différentes directions prouvait, à n’en pou-
1 Un jour, au large de la côte orientale de la Terre de Feu, il nous fut donné
d'assister à un magnifique spectacle. Plusieurs baleines immenses sautaient abso-
lument hors de l’eau, à l’exception toutefois de leur queue. En retombant de
côté, elles faisaient jaillir l’eau à une grande hauteur, et le bruit ressemblait à
la bordée d’un vaisseau de guerre,
LE CANAL DU BEAGLE. 241
voir douter, que nous nous trouvions dans un bras de mer. J’eus
l'occasion de voir deux de ces monstres, probablement un mâle et
une femelle, se jouant à une portée de pierre de la côte recouverte
d'arbres dont les branches venaient baigner dans l’eau.
Nous continuons notre navigation jusqu'à la nuit, puis nous plan-
tons nos tentes dans une crique fort tranquille. Nous étions
fort heureux quand nous pouvions trouver un lit de cailloux pour
y étendre nos couvertures. Les cailloux sont secs et prennent la
forme du corps, les terrains tourbeux sont humides, le rocher est
rugueux et dur, le sable se mêle à tous les aliments ; mais, quand
on peut se bien envelopper de couvertures et trouver un bon lit de
cailloux, on passe une nuit très-agréable.
J'étais de garde jusqu’à une heure. Il y a dans ces scènes quel-
que chose de bien solennel. En aucun autre instant on ne com-
prend si bien dans quel coin éloigné du monde on se trouve. Tout
tend à produire cet effet ; seul le ronflement des matelots sous les
tentes, ou quelquefois le cri d’un oiseau de nuit, interrompt le
silence de la nuit. Quelquefois aussi l’aboiement d’un chien qu'on
entend à une grande distance, rappelle qu’on se trouve dans un
pays habité par des sauvages.
29 janvier. — Nous arrivons dans la matinée au point où le
canal du Beagle se divise en deux bras, et nous pénétrons dans le
bras septentrional. Le paysage devient encore plus imposant qu’il
ne l'était auparavant. Les hautes montagnes qui le bordent au nord
constituent l'axe granitique ou l'épine dorsale du pays; elles
s'élèvent à une hauteur de 3000 à 4000 pieds, et un pic atteint la
hauteur de 6 000 pieds. Un manteau de neiges éternelles, éblouis-
santes de blancheur, recouvre le sommet de ces montagnes, et de
nombreuses cascades, scintillant au travers des bois, viennent se
déverser dans le canal. Dans bien des endroits, de magnifiques
glaciers s'étendent sur le flanc de la montagne jusqu'au bord même
de l’eau. Il est impossible d'imaginer rien de plus beau que lad-
mirable couleur bleue de ces glaciers, surtout à cause du con-
traste frappant qui existe entre eux et le blanc mat de la neige
qui les domine. Les fragments qui se détachent constamment de
ces glaciers flottaient de toutes parts, et le canal avec ses mon-
tagnes de glace ressemblait, sur l’espace d’un mille, à une mer
polaire en miniature. Nous avions échoué les bateaux sur la côte
pour diner tranquillement ; nous ne nous lassions pas d’ad-
mirer une falaise perpendiculaire de glace située à environ un
16
242 LA TERRE DE FEU.
demi-mille devant nous, tout en désirant en voir tomber quelques
fragments. Tout à cuup une masse se détacha avec un bruit ter-
rible, et nous vimes immédiatement une vague énorme 8e diriger
vers nous. Les matelots s’élancérent vers les embarcations, car il
était évident qu'elles couraient grand risque d'être mises en
pièces. Un de nos hommes put saisir l'avant des bateaux au moment
où la vague venait se briser sur eux ; il fut renversé et roulé par la
vague, mais ne fut pas blessé ; les bateaux talonnèrent trois fois sans
éprouver aucune avarie. Ce fut très-heureux pour nous, car nous
nous trouvions à 100 milles (161 kilomètres) du Beagle, et nous
serions restés sans provisions ni armes à feu. J’avais observé précé-
demment que quelques gros fragments de rochers avaient été
récemment déplacés, mais je n’ai pu m’expliquer ce déplacement
qu’aprés avoir vu cette vague. Un des côtés de la crique où nous
nous trouvions était formé par un éperon de micaschiste ; le fond,
par une falaise de glace ayant environ 40 pieds de haut; et l’autre
côté, par un promontoire de 50 pieds de haut, promontoire com-
posé d’immenses fragments roulés de granit et de micaschiste, sur
lequel croissaient de vieux arbres. Ce promontoire était évidem-
ment une moraine entassée à une époque où le glacier avait des
dimensions plus considérables.
Arrivés à l’embouchure occidentale du bras septentrional du
canal du Beagle, nous naviguons par un temps horrible au milieu
de plusieurs îles inconnues et toutes désertes; nous ne rencontrons,
en effet, aucun indigène. La côte est presque partout si escarpée
qu'il nous faut faire bien des milles avant de trouver un espace
assez grand pour planter nos deux tentes; il nous faut même une
fois passer la nuit sur un bloc de rocher entouré de plantes ma-
rines en putréfaction, et à la marée haute nous sommes obligés de
transporter nos couvertures sur un endroit plus élevé, car l’eau
nous gagne. Le point extrême de notre voyage vers l'ouest est
Vile Stewart, et nous nous trouvons alors à environ 130 milles
(240 kilomètres) du Beagle. Pour revenir, nous suivons le bras
méridional du canal et nous arrivons sans accident au détroit de
Ponsonby. .
6 févrter. — Nous arrivons à Woollya. Matthews se plaint si vive-
ment de la conduite des Fuégiens que le capitaine Fitz-Roy se
décide à le ramener à bord du Beagle; plus tard nous l'avons laissé
à la Nouvelle-Zélande, où son frère était missionnaire. Dès le mo-
ment de notre départ, les indigènes avaient commencé à le dépouil-
RETOUR AU BRAGLE,. 945
ler de tout ce qu'il possédait; de nouvelles troupes de Fuégiens
arrivaient constamment. York et Jemmy avaient perdu bien des
choses et Matthews presque tout ce qu’il n’avait pas eu la précau-
tion d’enterrer. Les indigènes semblaient avoir cassé ou déchiré
tout ce qu’ils avaient pris et s’en être partagé les morceaux. Mat-
thews était harassé de fatigue ; nuit et jour les indigènes l’entou-
raient et faisaient, pour l'empêcher de dormir, un bruit incessant
autour de sa tête, Un jour, il ordonna à un vieillard de quitter son
wigwam; mais celui-ci revint immédiatement une grosse pierre
à la main. Un autre jour, une troupe entière vint armée de
pierres et de bâtons et Matthews fut obligé de les apaiser à force
de présents. D’autres, enfin, voulurent le dépouiller de ses véte-
ments et l’épiler complétement. Nous arrivions, je crois, juste à
temps pour lui sauver la vie. Les parents de Jemmy avaient été assez
vains et assez fous pour montrer à des étrangers tout ce qu'ils
avaient acquis et pour leur dire comment ils se l’étaient procuré.
Il était bien triste d’avoir à laisser nos trois Fuégiens au milieu de
leurs sauvages compatriotes, mais ils ne ressentaient aucune
crainte, et cette pensée était pour nous une grande consolation.
York, homme fort et résolu, était à peu près sûr de sortir sain et
sauf, ainsi que sa femme Fuégia, des piéges qu’on pouvait lui
tendre. Le pauvre Jemmy semblait désolé et eût été, je crois, fort
heureux alors de revenir avec nous, Son frère lui avait volé bien
des choses, et pour employer ses propres paroles : «Comment appe-
lez-vous cela? » il se moquait de ses compatriotes : « Ils ne savent
rien, » disait-il, et, contrairement à toutes ses habitudes d’autre-
fois, il les traitait d’abominables coquins. Bien qu'ils n’aient
passé que trois ans avec des hommes civilisés, nos trois Fuégiens
auraient été heureux, je n’en doute pas, de conserver leurs nou-
velles habitudes, mais c'était 14 chose absolument impossible. Je
crains même beaucoup que leur visite en Europe ne leur ait pas
été fort utile.
Dans la soirée, nous mettons à la voile pour regagner le Beagle,
non pas cette fois par le canal, mais en contournant la côte méri-
dionale. Nos bateaux étaient très-chargés, la mer fort houleuse;
aussi le passage ne manqua pas que de présenter quelques dangers.
Le 7, dans la soirée, nous remontions à bord de notre vaisseau
après une absence de vingt jours, et, pendant ce temps, nous avions
fait 300 milles (480 kilomètres) en bateaux découverts. Le 14, le
Capitaine Fitz-Roy alla rendre visite 4 nos Fuégiens ; il les trouva
244 LA TERRE DE FEU.
bien portants; ils n’avaient perdu que quelques articles depuis
notre dernière visite.
A la fin du mois de février de l’année suivante (1834), le Beagle
jeta l’ancre dans une charmante petite baie, à l’entrée orientale
du canal du Beagle. Le capitaine Fitz-Roy se décida à essayer
d'éviter un grand détour en faisant passer son bâtiment par la
même route qu’avaient suivie les bateaux l’année précédente pour
se rendre à Woollya. C’était une manœuvre hardie avec les vents
d’ouest qui soufflaient alors, mais elle fut couronnée de succès.
Nous ne vimes pas beaucoup d’indigénes jusque dans les environs
du détroit de Ponsonby, mais là dix ou douze canots nous suivi-
rent. Les Fuégiens ne comprenaient pas du tout la raison des bor-
dées que nous courions, et au lieu de nous rencontrer 4 chaque
bordée, ils essayaient en vain de suivre nos zigzags. Je n’observai
pas sans intérét que la certitude de n’avoir absolument rien a
craindre des sauvages modifie singulièrement les rapports que
l’on a avec eux. L’année précédente, alors que nous n'avions que
nos légères embarcations, j'en étais arrivé à hair jusqu’au son
de leur voix, tant ils nous causaient d’ennui. Le seul mot que
nous entendissions alors était yammerschooner. Nous entrions
dans quelque baie retirée, où nous espérions passer une nuit
tranquille, lorsque tout à coup ce mot odieux résonnait à nos
oreilles, venant de quelque coin obscur que nous n’avions pas
aperçu; puis un signal de feu s’élevait pour répandre au loin la
nouvelle de notre passage. En quittant chaque endroit, nous nous
félicitions mutuellement et nous nous disions : « Grâce au ciel,
nous avons enfin laissé ces sauvages en arrière ! » Un cri perçant,
venant d’une distance prodigieuse, arrivait tout à coup jusqu’à nous,
cri dans lequel nous pouvions clairement distinguer l’odieux yammer-
schooner. Aujourd'hui, au contraire, plus il y avait de Fuégiens et
plus on s’amusait. Hommes civilisés et sauvages, tout le monde riait,
se regardait, s’étonnait. Nous les prenions en pitié parce qu'ils
nous donnaient de bons poissons, d'excellents crabes en échange de
chiffons, etc. ; eux saisissaient l’occasion si rare que leur procu-
raient des gens assez fous pour échanger des ornements aussi splen-
dides pour un bon souper. Le sourire de satisfaction avec lequel
une jeune femme à la figure peinte en noir attachait avec des
joncs plusieurs morceaux d’étoffe écarlate autour de sa tête ne
laissait pas que de nous amuser beaucoup. Son mari, qui jouissait
LES FUÉGIENS. 248
du privilége universel dans ce pays d’avoir deux femmes, devint
certainement jaloux de nos attentions pour la plus jeune; aussi,
aprés une courte consultation avec ses beautés nues, leur ordonna-
t-il de faire force de rames pour s’éloigner.
La plupart des Fuégiens ont trés-certainement des notions
d’échange. Je donnai à un homme un gros clou, présent très-
considérable dans ce pays, sans lui rien demander en échange ;
mais il choisit immédiatement deux poissons qu’il me tendit au
bout de sa lance. Siun présent destiné à un canot tombait auprès
d’un autre, on le remettait immédiatement à son légitime posses-
seur. Le jeune Fuégien que M. Low avait à bord se mettait dans la
plus violente colère quand on l’appelait menteur, ce qui prouve
qu’il comprenait parfaitement la portée du reproche qu’on lui fai-
sait. Cette fois, comme dans toutes les autres occasions, nous avons
éprouvé une grande surprise de ce que les sauvages ne faisaient
que peu d'attention, ou n’en faisaient même pas du tout, à bien
des choses dont ils devaient comprendre l’utilité. Les circonstances
toutes simples, telles que la beauté du drap écarlate ou celle des
verroteries bleues, l’absence de femmes parmi nous, le soin que
nous mettions à nous laver, excitaient leur admiration beaucoup plus
qu'un objet grandiose ou compliqué, notre vaisseau, par exemple.
Bougainville a parfaitement remarqué, à propos de ces peuples,
qu'ils traitent « les chefs-d’ceuvre de l’industrie humaine comme
ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes ».
Le 5 mars, nous jetons l’ancre dans la baie de Woollya, mais
nous n’y voyons personne. Cela nous alarme d’autant plus que
nous croyons comprendre, aux gestes des indigénes du détroit de
Ponsonby, qu’il y a eu bataille; nous avons appris plus tard, en
effet, que les terribles Oens avaient fait une incursion. Bientôt
cependant un petit canot, portant un petit drapeau à la proue,
s’approcha de nous et nous voyons que l’un des hommes qui le
montent se lave le visage à grande eau pour enlever toute trace
de peinture. Cet homme, c’est notre pauvre Jemmy, aujourd'hui
un sauvage maigre, hagard, à la chevelure en désordre et tout nu,
sauf un morceau de couverture autour de la taille. Nous ne le
reconnaissons que quand il est tout près de nous, car il est tout
honteux et tourne le dos au vaisseau. Nous l’avions laissé gras,
propre, bien habillé; jamais je n’ai vu changement aussi com-
plet et aussi triste. Mais, dès qu’il est habillé, dès que le premier
trouble a disparu, il redevient ce qu’il était. 1] dine avec le capi-
346 LA TERRE NE PEU.
faine Fitz-Roy et mange aussi proprement qu’autrefois. I] nous
dit qu'il a ¢rop, il voulait dire assez à manger, qu'il ne souffre pas
du froid, que ses parents sont de fort braves gens et qu'il ne dé-
sire pas retourner en Angleterre. Dans la soirée, nous découvrons
la cause de ce grand changement dans les idées de Jemmy : sa
jeune et jolie femme arrive sur le vaisseau. Toujours reconnais-
sant, il avait apporté deux magnifiques peaux de loutre pour ses
meilleurs amis et des pointes de lance ainsi que des flèches fabri-
quées par lui-même pour le capilaine, Il nous dit qu’il a construit
lui-même son canot et se vante de pouvoir parler un peu sa langue
maternelle! Mais, fait fort singulier, il paraît avoir enseigné quel-
ques mots d'anglais à toute sa tribu. Jemmy avait perdu tout ce
que nous lui avions laissé. I] nous raconta que York Minster avait
construit un grand canot et que, accompagné de sa femme Fué-
gia', il était retourné depuis plusieurs mois dans son pays. ll avait
pris congé de Jemmy par un grand acte de trahison : il lui avait
persuadé, ainsi qu’à sa mère, de venir avec lui dans son pays, puis
une belle nuit il l'avait abandonné en lui enlevant tout ce qu'il
possédait.
Jemmy alla coucher à terre, mais il revint le lendemain matin
et resta à bord jusqu'au moment où le vaisseau mit à la voile, ce
qui effraya sa femme, qui ne cessa de crier jusqu’à ce qu’il fût re-
venu dans son canot. Il partait chargé d’une foule d'objets ayant
une grande valeur pour lui, Tous nous ressentions quelque cha-
grin en pensant que nous lui serrions la main pour la dernière
fois. Je ne doute pas actuellement qu’il ne soit aussi heureux, plus
heureux peut-être, que s'il n'avait jamais quitté son pays. Chacun
doit sincèrement désirer que le noble espoir du capitaine Fitz-Roy
se réalise et qu’en reconnaissance des nombreux sacrifices qu'il a
faits pour ces Fuégiens, quelque matelot naufragé recoive aide et
protection des descendants de Jemmy Button et de sa tribu. Dès que
Jemmy eut touché le sol, il alluma un feu en signe de dernier adieu
tandis que notre vaisseau poursuivait sa route vers la haute mer.
La parfaite égalité qui règne chez les individus composant les
1 Le capitaine Sulivan, qui, depuis son voyage dans le Beagle, a habité les
îles Falkland, a appris d’un baleinier, en 1842 (?), que, dans la partie occidentale
du détroit de Magellan, il fut tout étonné de recevoir à son bord une femme
indigène qui parlait un pen d'anglais. C'était sans doute Fuégia Basket. Fille
passa plusieurs jours à bord, menant, je le crains, une vie assez dissolue.
LES FUEGIENS. 247
tribus fuégiennes retardera pendant longtemps leur civilisation.
Ii en est, pour les races humaines, de même que pour les animaux
que leur instinct pousse à vivre en société ; ils sont plus propres au
progrès s’ils obéissent à un chef. Que ce soit une cause ou un effet,
les peuples les plus civilisés ont toujours le gouvernement le plus
artificiel. Les habitants d’Otahiti, par exemple, étaient gouvernés
par des rois héréditaires à l’époque de leur découverte et ils
avaient atteint un bien plus haut degré de civilisation qu’une
autre branche du même peuple, les Nouveaux-Zélandais, qui,
bien qu'ayant fait de grands progrès parce qu'ils avaient été forcés
de s'occuper d'agriculture, étaient républicains dans le sens le
plus absolu du terme. Il semble impossible que l’état politique de
la Terre de Feu puisse s'améliorer tant qu’il n’aura pas surgi un
chef quelconque, armé d’un pouvoir suffisant pour assurer la pos-
session des progrès acquis, la domination des animaux, par exemple.
Actuellement, si on donne une pièce d’étoffe à l'un d’eux, il la
déchire en morceaux et chacun en a sa part; aucun individu ne
peut devenir plus riche que son voisin. D'un autre côté, il est diffi-
cile qu’un chef surgisse tant que ces peuplades n’auront pas acquis
l’idée de la propriété, idée qui lui permettra de manifester sa supé-
riorité et d'accroître sa puissance.
Je crois que l’homme, dans cette partie extrême de l’Amérique
du Sud, est plus dégradé que partout ailleurs dans le monde.
Comparées aux Fuégiens, les deux races d’insulaires de la mer du
Sud qui habitent le Pacifique sont civilisées. L’Esquimau, dans sa
hutte souterraine, jouit de quelques-uns des conforts de la vie, et,
lorsqu'il est dans son canot, il montre une grande habileté. Quel-
ques-unes des tribus de l'Afrique méridionale qui se nourrissent
de racines et qui vivent au milieu de plaines sauvages et arides
sont, sans doute, fort misérables. L’Australien se rapproche du
. Fuégien par la simplicité des arts de la vie; il peut cependant se
vanter de son boomerang, de sa lance, de son bâton de jet, de sa
manière de monter aux arbres, des ruses qu’il emploie pour chas-
ser les animaux sauvages. Bien que l’Australien soit supérieur au
Fuégien sous le rapport des progrès accomplis, il ne s’ensuit en
aucune facon qu'il lui soit supérieur aussi en capacité mentale. Je
croirais, au contraire, d’après ce que j'ai vu des Fuégiens à bord
du Beagle et d’après ce que j'ai lu sur les Australiens, que le con-
traire approche plus de la vérité.
CHAPITRE XI
Détroit de Magellan.— Port-Famine. — Ascension du mont Tarn. — Foréts. —
Champignons comestibles. — Zoologie. — Immense plante marine. — Départ
de la Terre de Feu. — Climat. — Arbres fruitiers et productions des côtes
méridionales. — Hauteur de la ligne des neïges éternelles sur la Cordillère.—
Descente des glaciers vers la mer. — Formalion des montagnes de glace. —
Charriage des blocs de rocher. — Climat et productions des Îles antarctiques.
— Conservation des cadavres gelés. — Récapitulation.
Détroit de Magellan. — Climat des côtes méridionales.
Pendant la seconde quinzaine du mois de mai 1834, nous péné-
trons pour la seconde fois dans l'embouchure orientale du détroit
de Magellan. Le pays, des deux côtés de cette partie du détroit,
consiste en plaines à peu près de niveau, ressemblant à celles de la
Patagonie. On peut considérer le cap Negro, qui se trouve un peu
à l’intérieur de la seconde partie plus étroite, comme le point où
la terre commence à prendre les caractères distinctifs de la Terre
de Feu. Sur Ja côte orientale, au sud du détroit, un paysage res-
semblant exactement à un parc relie aussi ces deux pays, dont les
caractères sont presque absolument opposés les uns aux autres, à
tel point qu'on reste absolument étonné de remarquer un change-
ment si complet de paysage dans un espace de 20 milles. Si nous
examinons une distance un peu plus considérable, soit environ
60 milles, entre Port-Famine et la baie de Gregory, par exemple, la
différence est encore plus étonnante. A Pori-Famine on trouve des
montagnes arrondies recouvertes de forêts impénétrables, presque
toujours noyées de pluie, amenée par unesuccession ininterrompue
de tempêtes; au cap Gregory, au contraire, un magnifique ciel
bleu, une atmosphère fort claire, s'étend au-dessus de plaines sèches
et stériles. Les courants atmosphériques, bien que rapides, turbu-
1 Les brises du sud-ouest sont ordinairement fort sèches. Le 29 janvier, à
l'ancre au large du cap Gregory, terrible tempête de l’ouest par sud, ciel clair avec
quelques cumuli ; température, 57° F. (130,8 c.); condensation de la rosée, 869 F.
(29,2 c.); différence, 21° F. (110,6 c.’. Le 15 janvier, au port Saint-Julian, daus la
LES PATAGONS. 249
lents, bien que ne semblant resserrés par aucune barrière, paraissent
cependant suivre une voie régulièrement déterminée, tout comme
une rivière dans son lit.
Pendant notre visite précédente (en janvier), nous avions eu une
entrevue au cap Gregory avec les fameux géants patagons, qui
nous reçurent fort cordialement. Leurs grands manteaux en peau
de guanaco, leurs longs cheveux flottants, leur aspect général, les
font paraître plus grands qu’ils ne le sont réellement. Ils ont 6 pieds
en moyenne ; quelques-uns sont plus grands; d’autres, mais en fort
petit nombre, sont plus petits; les femmes sont aussi fort grandes ;
c'est en somme la plus grande race que j’aie jamais vue. Leurs
traits ressemblent beaucoup à ceux des Indiens que j'avais vus dans le
nord avec Rosas ; ils ont toutefois un aspect plus sauvage et plus for-
midable ; ils se peignent le visage avec du rouge et du noir, et l’un
d'eux était couvert de lignes et de points blancs comme un Fué-
gien. Le capitaine Fitz-Roy offrit d'en emmener trois à bord du
Beagle, et tous semblaient désireux de venir. Aussi se passa-t-il
quelque temps avant que nous pussions quitter la côte; nous
arrivames enfin à bord avec nos trois géants, qui dinérent avec le
capitaine et qui se conduisirent comme de véritables gentlemen ; ils
savaient se servir des couteaux, des fourchettes et des cuillers; le
sucre leur plut tout particulièrement. Cette tribu a eu si souvent
l’occasion de communiquer avec les baleiniers, que la plupart des in-
dividus qui la composent savent un peu d’anglais et d'espagnol ; ils
sont à demi civilisés et leur démoralisation est proportionnelle à
leur civilisation. |
Le lendemain matin, une forte escouade se rendit à terre pour
leur acheter des peaux et des plumes d’autruche ; ils refusèrent les
armes à feu, mais demandèrent principalement du tabac, beau-
coup plus que des haches ou des outils. La population entière des
toldos, hommes, femmes et enfants, se rangea sur une élévation
de terrain. Cela constituait un spectacle fort intéressant et il était
impossible de ne pas se sentir pris d'affection pour les prétendus
géants, tant ils étaients confiants, tant ils avaient l'humeur facile ;
ils nous demandèrent de revenir les visiter. Ils semblent aimer à
matinée, vents légers et beaucoup de pluie, suivis par un coup de vent très-violent
avec pluie; se change en violente tempête avec gros cumuli ; le temps s’éclaircit ;
il vente très-fort du sud-sud-ouest. Température, 60° F. (150,5 c.); condensation
de la rosée, 42e F. (59,5 0.) ; différence, 18° F. (10° c.).
950 LA TERRE DE FEU.
avoir avec oux quelques Européens, et la vieille Maria, une des
femmes les plus influentes de la tribu, pria une fois M. Low de per-
mettre à un de ses matelots de rester avec eux. Ils passent ici la
plus grande partie de l’année ; cependant, en été, ils vont chasser
au pied de la Cordillère, et quelquefois ils remontent vers le nord
jusqu’au rio Negro, qui se trouve à une distance de 750 milles
(4200 kilomètres). Ils possèdent un grand nombre de chevaux;
chaque homme, selon M. Low, en a cing ou six, et même toutes
les femmes et tous les enfants possèdent chacun le sien. Au temps
de Sarmiento (1580), ces Indiens étaient armés d’arcs et de flèches,
qui ont depuis longtemps disparu ; ils possédaient alors aussi quel-
ques chevaux. C’est là un fait curieux, qui prouve avec quelle rapi-
dité les chevaux se sont multipliés dans l’Amérique du Sud. On
débarqua les premiers chevaux à Buenos Ayres en 4537; cette colo-
nie fut abandonnée pendant quelque temps et les chevaux reprirent
Ja vie sauvage! ; et en 1580, seulement quarante-trois ans après,
on les trouve déjà sur les côtes du détroit de Magellan! M. Low
m’apprend qu'une tribu voisine d’Indiens, qui, jusqu’à présent, n’a
pas employé le cheval, commence à connaître cet animal et à l’ap-
précier; la tribu qui habite les environs de la baie de Gregory
lui donne ses vieux chevaux et envoie, chaque hiver, quelques-uns
de ses homines les plushabiles pour les aider dans leurs chasses.
4% juin, — Nous jetons l'ancre dans la baie magnifique où se
trouve Port-Famine. C'est le commencement de l'hiver et jamais
je n’ai vu paysage plus triste et plus sombre. Les forêts, au feuil-
lage si foncé qu’elles paraissent presques noires, à moitié blanchies
par la neige qui les recouvre, n'apparaissent qu’indistinctes à tra-
vers une atmosphère brumeuse et froide. Fort heureusement
pour nous il fait un temps magnifique deux jours de suite. Un
da ces jours-là, le mont Sarmiento, montagne assez éloignée
et s’élevant à 6800 pieds, présente un magnifique spectacle. Une
des choses qui m’ont le plus surpris à la Terre de Feu, c'est la
petite élévation apparente de montagnes qui sont réellement
fort élevées. Je crois que cette illusion provient d’une cause que
l'on ne soupconnerait pas tout d'abord, c’est-à-dire que la masse
entière, du bord de l’eau au sommet, se présente à la vue, Je
me rappelle avoir vu une montagne sur les bords du canal du
Beagle ; en cet endroit, la vue embrassait d’un seul coup d’ceil la
1 Rengger, Nalur. der Sdugethiere von Paraguay, 8. 384.
BORT-FAMINE. sui
montagne entière de la base au sommet ; puis j’ai revu la même
montagne, mais du détroit de Ponsonby, et cette fois elle domi-
nait d’autres chaînes ; or elle me parut infiniment plus haute, les
chaînes intermédiaires me permettant de mieux apprécier sa
hauteur.
Avant d'arriver à Port-Famine, nous voyons deux hommes cou-
rir le long de la côte tout en hélant notre bâtiment. On envoie un
canot pour les recueillir. Ge sont deux- marins qui ont déserté un
baleinier et qui ont été vivre avec les Patagons. Ces Indiens les
ont traités avec leur bienveillance ordinaire. Séparés d'eux par
accident, ils se rendaient à Port-Famine dans l'espoir d’y trouver
un bâtiment quelconque. Je ne doute, en aucune façon, que ce ne
soient d’abominables vagabonds, mais jamais je n’ai vu hommes
paraissant plus misérables. Depuis quelques jours, ils n'avaient
pour toute nourriture que quelques moules et des baies sauvages;
leurs vêtements, véritables baillons, étaient en outre brûlés en
plusieurs endroits parce qu'ils avaient couché trop près de leur
feu, Depuis quelque temps ils étaient exposés nuit et jour, sans
aucun abri, à la pluie, à la grêle et à la neige, et cependant ils se
portaient parfaitement bien.
Pendant notre séjour à Port-Famine, les Fuégiens vinrent nous
tourmenter par deux fois. Nous avions débarqué une assez grande
quantité d'instruments et de vêtements ; nous avions aussi quel-
ques hommes à terre ; le capitaine crut donc devoir tenir les sau-
vages à distance. La première fois on tira quelques coups à boulet
alors qu'ils se trouvaient encore fort loin, mais de façon à ne pas
les atteindre, Rien de plus comique que d'observer avec un téle-
scope en ce moment la conduite des Indiens. Chaque fois que le bou-
let frappait l'eau, ils ramassaient des pierres pour les lancer contre
le vaisseau, qui se trouvait à environ 4 mille et demi de distance!
Puis on mit en mer une chaloupe avec ordre d'aller faire quelques
décharges de mousqueterie dans leur voisinage. Les Fuégiens se.
cachèrent derrière les arbres et, après chaque coup de feu, ils
lançaient leurs flèches ; mais ces flèches ne pouvaient atteindre la
chaloupe, et l'officier qui la commandait le leur fit remarquer en
riant, Les Fuégiens devinrent alors fous de colère ; ils secouèrent
leurs manteaux avec rage, mais ils s’aperçurent bientôt que les
balles frappaient les arbres au-dessus de leur tête et ils se sauvà-
rent; depuis ce jour ils nous laissèrent en paix et n’essayèrent pas
de se rapprocher de nous. En ce méme endroit, durant le précé-
352 LA TERRE DE FEU.
dent voyage du Beagle, les sauvages avaient été fort désagréables ;
pour les effrayer on lança une fusée au-dessus de leurs wigwams ;
cela réussit parfaitement et un des officiers me raconta quel con-
traste étonnant s’était produit entre l’immense clameur, mêlée
d’aboiements de chiens, qui avait éclaté au moment où la fusée
petillait dans l’air, et le profond silence qui se fit une ou deux
minutes aprés. Le lendemain matin, il n’y avait plus un seul Fué-
gien dans le voisinage.
Pendant notre séjour au mois de février, je partis un matin à
quatre heures pour faire l’ascension du mont Tarn, qui atteint
2600 pieds de hauteur et est le point culminant du voisinage.
Nous allons en bateau jusqu’au pied de la montagne, nous n’avions
malheureusement pas choisi l’endroit le plus favorable à l’ascen-
sion, puis nous commençons à grimper. La forêt commence à l’en-
droit où s'arrêtent les hautes marées; après deux heures d'efforts,
je commence à désespérer d'arriver au sommet. La forêt était telle-
ment épaisse, qu'il nous fallait consulter la boussole à chaque
instant, car, bien que nous nous trouvions dans un pays mon-
tagneux, nous ne pouvions apercevoir aucun objet. Dans les
ravins profonds, de mortelles scènes de désolation qui échappent
à toute description ; hors du ravin, le vent soufflait en tempête ; au
fond, pas un souffle d’air qui fasse trembler les feuilles, même des
arbres les plus élevés. De toutes parts le sol est si froid, si humide,
si assombri, que ni mousses, ni fougères, ni champignons ne peu-
vent croître. Dans les vallées, à peine était-il possible d’avancer,
même en rampant, barrées qu’elles sont de tous côtés par d’im-
menses troncs d’arbres pourris, tombés dans toutes les directions.
Quand on traverse ces ponts naturels, on se trouve quelquefois
arrêté tout à coup; en effet, on enfonce jusqu’au genou dans le
bois pourri. D’autres fois on s’appuie contre ce qui semble un arbre
magnifique, et on est tout étonné de trouver une masse de pour-
.riture prête à tomber dès qu’on la touche. Nous finissons enfin par
atteindre la région des arbres rabougris ; nous atteignons bientôt
alors la partie nue de la montagne, et nous arrivons au sommet.
De ce point s'étend. sous nos yeux un paysage qui a tous les carac-
tères de la Terre de Feu : des chaînes de collines irrégulières, çà
et là des masses de neige, de profondes vallées vert jaunâtre et des
bras de mer qui coupent les terres dans toutes les directions. Le
vent est violent et horriblement froid, l’atmosphére brumeuse ; aussi
ne restons-nous pas longtemps au sommet de la montagne. La des-
PORETS. 258
cente n’est pas tout à fait aussi laborieuse que la montée, car notre
corps se force un passage par son propre poids, et toutes les glis-
sades, toutes les chutes que nous faisons nous entrainent au moins
dans la bonne direction.
J'ai déjà parlé du caractère sombre et triste qu’affectent ces
forêts, composées d’arbres toujours verts', et dans lesquelles pous-
sent deux ou trois espèces d’arbres, à l'exclusion de toutes les
autres. Au-dessus des forèts croissent un grand nombre de plantes
alpestres fort petites, qui sortent toutes de la masse de la tourbe et
qui aident à la composer. Ces plantes sont fort remarquables en ce
qu'elles ressemblent beaucoup aux espèces qui croissent sur les
montagnes de l’Europe, bien qu’elles en soient éloignées de tant
de milliers de milles. La partie centrale de la Terre de Feu, où se
trouve la formation d’argile schisteuse, est la plus favorable à la
croissance des arbres; sur la côte, au contraire, ils n’atteignent
presque jamais leur grosseur complète, parce que le sol grani-
tique est plus pauvre et qu'ils sont exposés à des vents plus vio-
lents. J’ai vu, près de Port-Famine, plus de grands arbres que par-
tout ailleurs; j’ai mesuré un hêtre ayant 4 pieds 6 pouces de tour;
plusieurs autres, d’ailleurs, qui avaient 13 pieds de tour. Le capi-
taine King parle aussi d’un hêtre qui avait 7 pieds de diamètre à
47 pieds au-dessus des racines.
Il y a une production végétale qui mérite d’être signalée, à cause
de son importance comme aliment. C’est un champignon globu-
laire, jaune clair, qui pousse en nombre considérable sur les hétres.
Jeune, ce champignon est élastique, boursouflé et a la surface
polie; mais quand il est mûr, il se ratatine, devient plus résistant
et la surface entiére se ride et se creuse profondément, ainsi que
le représente la figure ci-après. Ce champignon appartient à un
genre nouveau et curieux? ; j'en ai trouvé une seconde espèce sur
1 Le capitaine Fitz-Roy m’apprend qu'au mois d'avril, qui correspond à notre
mois d'octobre, les feuilles des arbres qui croissent près de la base des monta-
gnes changent de couleur, ce qui n'arrive pas à ceux qui croissent dans des situa-
tions plus élevées. Je me rappelle avoir lu quelques observations prouvant qu’en
Angleterre les feuilles tombent plus tôt quand l’automne est beau et chaud que
quand il est froid et tardif. Le changement de couleur, retardé ici dans les situa-
tions élevées et par conséquent plus froides, doit dépendre de la même loi géné-
rale. Les arbres de la Terre de Feu ne perdent jamais toutes leurs feuilles.
2 Décrit d’après mes spécimens et mes notes par le révérend J.-M. Berkeley,
dans les Linnean Transactions, vol. X1X, p. 37, sous le nom de Cyllaria Dartvinii ;
l'espèce chilienne a été appelée C. Berterott. Ce genre est allié au genre Bulgaria.
154 LA TEHRE DE FEU.
une espèce différente de hêtre au Chili; le docteur Hooker m'ap-
prend qu’on vient d’en trouver une troisième espèce sur une
troisième espèce de hêtre dans la terre de Van-Diémen. Quelle
singulière parenté entre les champignons parasites et les arbres sur
lesquels ils poussent dans des parties du monde si éloignées ! A la
Terre de Feu, les femmes et les enfants re-
cueillent ce champignon en grandes quan-
tités lorsqu'il est mûr; les indigènes le
| mangent sans le faire cuire. 11 a un goût
! mucilagineux légèrement sucré, et un par-
fum qui ressemble un peu à celui de notre
champignon. A l'exception de quelques
baies qui proviennent principalement d'un
arbutus nain, les indigènes ne mangent
d'autre légume que ce champignon. Avant l'introduction de la
pomme de terre, les Nouveaux-Zélandais mangeaient les racines
de fougére; la Terre de Feu est aujourd'hui, je crois, le seul pays
au monde où une plante cryptogame serve d'article alimentaire
sur une grande échelle.
Ainsi qu'on peut s’y attendre d’après la nature du climat et de la
Yégélation, la zoologie de la Terre de Feu est très-pauvre. Comme
mammifères, on y trouve, outre les baleines et les phoques, une
chauve-souris, une espèce de souris (Reithrodon chinchilloides), deux
vraies souris, un cténomys allié ou identique au tucutuco, deux
fenards (Canis Magellanicus et C. Azarv), une loutre de mer, le
guanaco et un daim. La plupart de ces animaux n’habitent que la
partie orientale la plus sèche du pays, et on n’a jamais vu le daim
au sud du détroit de Magellan. Quand on observe la ressemblance
générale des falaises formées de grès tendres, de boue et de cail-
loux sur les côtés opposés du détroit, on est fortement tenté de
croire que ces terres n’en faisaient qu’une autrefois ; c’est ce qui
explique la présence d'animaux aussi délicats et aussi timides que
le tuculuco et le reithrodon. La ressemblance des falaises ne
prouve certes pas une jonction antérieure ; ces falaises, en effet,
sont ordinairement formées par l'intersection de couches qui, avant
le soulèvement de la terre, se sont accumulées près des côtes alors
existantes. Il y a, cependant, une coïncidence remarquable dans le
fait que, dans les deux grandes îles séparées du reste de la Terre de
Feu par le canal du Beagle, l'une a des falaises composées de matières
qu'on peut appeler des alluvions stratifiées, placées juste en face de
ZOOLOGIE. 25%
falaises semblables de l’autre côté du canal, tandis que l’autre tle
est exclusivement bordée par de vieux rocs cristallins’; dans la pre-
mière, que l'on appelle ile Navarin, on trouve et les renards et les
guanacos ; mais dans la seconde, ile Hoste, bien que semblable
sous tous les rapports, bien que n'étant séparée du reste du pays
que par un canal ayant un peu plus d'un demi-mille de largeur,
on ne trouve aucun de ces animaux, si je dois toutefois en croire
ce que m'a souvent affirmé Jemmy Button.
Quelques oiseaux habitent ces bois si sombres; de temps en
temps on peut entendre le cri plaintif d'un gobe-mouches à huppe
blanche (#ytubius albiceps), qui se cache au sommet des arbres les
plus élevés ; plus rarement encore, on entend le cri retentissant et
si étrange d'un pic noir qui porte sur la tête une élégante crête
écarlate. Un petit roitelet, à plumage sombre (Scytalopus Magel-
lanicus) , sautille çà et là, et se cache au milieu de la masse
informe des troncs d’arbres tombés ou pourris. Mais l’oiseau le
plus commun du pays est le grimpereau (Oxyurus Tupintert). On le
rencontre dans les foréts de hétre presque au sommet des monta-
gnes et jusque dans le fond des ravins les plus sombres, les plus
humides et les plus impénétrables. Ce petit oiseau paraît sans doute
plus nombreux qu'il ne l'est réellement, grâce à son habitude de
suivre avec curiosité quiconque pénètre dans ces bois silencieux ;
tout en voltigeant d’arbre en arbre, à quelques pieds du visage de
l’envahisseur, il fait entendre un cri aigu. Jl est loin, comme le vrai
grimpereau (Certhta familiaris), de rechercher des endroits soli-
taires; il ne grimpe pas non plus aux arbres comme cet oiseau, —
mais, comme le roitelet du saule, il sautille de côté et d’autre et
cherche les insectes sur toutes les branches. Dans les endroits les
plus ouverts, on trouve trois ou quatre espèces de moineaux, une
grive, un sansonnet (ou /cterus), deux Opetiorhynques, des faucons
et plusieurs hiboux.
L’absence de toute espèce de Reptiles constitue un des carac-
teres les plus remarquables de la zoologie de ce pays, aussi bien
que de celle desîles Falkland. Ce n’est pas seulement sur mes pro-
pres observations que je base cette assertion ; les habitants espa-
gnols des îles Falkland me l'ont affirmé, et pour la Terre de Feu
Jemmy Button me l’a souvent affirmé aussi. Sur les bords du
Santa-Cruz, par 50 degrés sud, j’ai vu une grenouille; on peut
penser d’ailleurs que ces animaux, aussi bien que les lézards, ha-
bitent jusque vers les parages du détroit de Magellan, où le pays
256 LA TERRE DE FEU.
conserve les mêmes caractères que ceux qui distinguent la Pata-
gonie; mais on ne trouve pas un seul de ces animaux à la Terre de
Feu. On peut facilement comprendre que le climat de ce pays ne
convient pas à quelques reptiles, les lézards, par exemple ; mais
il n’est pas aussi facile de s'expliquer l’absence des grenouilles.
On ne trouve que fort peu de Scarabées. Une longue expé-
rience a seule pu me convaincre qu'un pays aussi grand que
l’Ecosse, si parfaitement couvert de végétaux et offrant des parties
si différentes les unes des autres, pdt contenir aussi peu d’in-
sectes, Ceux que j’ai trouvés appartiennent à des espèces alpes-
tres (Harpalide et Heteromera), qui vivent sous les pierres. Les
Chrysomélides, qui se nourrissent de végétaux, insectes si caracté-
ristiques des pays tropicaux, font presque absolument défaut ici;
j'ai vu quelques mouches, quelques papillons, quelques abeilles,
mais aucun orthoptére!. J'ai trouvé dans les étangs quelques
insectes aquatiques, mais en fort petit nombre; il n’y a pas de
coquillages d’eau douce. La Succinea paraît d’abord une excep-
tion, mais ici on doit la regarder comme un coquillage terrestre,
car elle vit sur les herbes humides, loin de l’eau. Les coquillages
terrestres fréquentent seulement les mêmes endroits alpestres
que les insectes. J’ai déja indiqué quel contraste existe entre le
climat et l’aspect général de la Terre de Feu et celui de la
Patagonie ; l’entomologie nous en offre un exemple frappant. Je
ne crois pas que ces deux contrées aient une seule espèce en com-
mun, ét certainement le caractère général des insectes est tout
différent.
Si, après avoir examiné la terre, nous examinons la mer, nous
verrons que cette dernière contient des créatures vivantes en aussi
grand nombre que la terre en nourrit peu. Dans toutes les parties du
monde, une côte rocheuse protégée quelque peu contre les vagues
nourrit peut-être, dans un espace donné, un plus grand nombre
d'animaux que tout autre lieu. On trouve à la Terre de Feu une pro-
1 Je crois qu'il faut en excepter une Altica alpestre et un spécimen unique de
Melasoma. M. Waterhouse m’apprend qu’il y a huit ou neuf espèces d’Harpa-
lides (les formes de la plupart de ces espèces sont toutes particulières), quatre ou
cinq espèces d’Heleromera, six ou sept de Rhynchophora, et une espèce de cha-
oune des familles suivantes : Staphylinidæ, Elaleridæ, Cebrionidæ, Melolonthide.
Les espèces dans les autres ordres sont en plus petit nombre encore. Dans tous
les ordres, la rareté des individus est même encore plus remarquable que celle
des espèces. M. Waterhouse a décrit avec soin, dans les Annals of Nat. Hist., la
plupart des Coléoptères,
IMMENSE PLANTE MARINE. 257
duction marine, laquelle, par son importance, mérite une mention
particulière. C’est une algue, le Macrocystis pyrifera. Cette plante
croît sur tous les rochers jusqu’à une grande profondeur, et sur
la côte extérieure et dans les canaux intérieurs', Je crois que
pendant les voyages de l’ Adventure et du Beagle on n’a pas dé-
couvert un seul roc près de la surface qui ne fit indiqué par cette
plante flottante. On comprend tout de suite quels services elle rend
aux vaisseaux qui naviguent dans ces mers orageuses, elle en a
certainement sauvé beaucoup du naufrage. Rien de plus surpre-
nant que de voir cette plante croître et se développer au milieu de
ces immenses écueils de l'Océan occidental, là où aucune masse
de rochers, si durs qu’ils soient, ne saurait résister longtemps à
l’action des vagues. La tige est ronde, gluante, polie, et elle atteint
rarement plus d'un pouce de diamètre. Quelques-unes de ces
plantes réunies sont assez fortes pour supporter le poids des
grosses pierres sur lesquelles elles poussent dans les canaux inté-
rieurs, et cependant certaines de ces pierres sont si lourdes, qu’un
homme ne pouvait les sortir de l’eau pour les placer dans le canot.
Le capitaine Cook dit, dans son second voyage, que cette plante,
à la Terre de Kerguelen, s'élève d'une profondeur de plus de
24 brasses; « or, comme elle ne pousse pas dans une direction
perpendiculaire, mais qu'elle fait un angle fort aigu avec le fond,
qu’ensuite elle s'étend sur une étendue considérable à la surface de
la mer, je suis autorisé à dire que certaines de ces plantes atteignent
une longueur de 60 brasses et plus.» Je ne crois pas qu'il y ait au-
cune autre plante dont la tige atteigne cette longueur de 350 pieds
dont parle le capitaine Cook. En outre, le capitaine Fitz-Roy * en a
1 L’habitat géographique de cette plante est fort étendu. On la trouve depuis
les !lots les plus méridionaux, près du cap Horn, jusque par 43 degrés de lati-
tude.nord, sur la côte orientale, à ce que m’apprend M. Stokes; mais sur la côte
occidentale, comme me l’apprend le docteur Hooker, elle s’étend jusqu'au fleuve
San-Francisco, en Californie, et peut-être même jusqu’au Kamtschatka. Ceci im-
plique un développement immense en latitude ; et comme Cook, qui devait bien
connaître cette espèce, l’a trouvée à la terre de Kerguelen, elle s'étend sur 140 de-
grés de longitude.
2 Voyages of the Adventure and Beagle, vol. I, p. 363. Il paraît que les plantes
marines poussent extrémement vite. M. Stephenson (Wilson, Voyage round
Scotland, vol. lI, p. 228) a trouvé qu’un rocher qui n’est découvert qu'aux gran-
des marées, et qui avait été poli en novembre, était, au mois de mai suivant,
c’est-à-dire six mois après, recouvert de Fucus digitaius ayant 2 pieds de long, et
de Fucus esculentus ayant 6 pieds de longueur.
17
258 LA TERRE DE FEU.
trouvé croissant par 48 brasses de profondeur. Des couches de cette
plante marine, méme lorsqu’elles n’ont pas une grande largeur,
forment d’excellents brise-lames flottants. Il est fort curieux de
voir, dans un port exposé à l'action des vagues, avec quelle rapidité
les grosses lames venant du large diminuent de hauteur et se
transforment en eau tranquille dès qu’elles traversent ces tiges
flottantes.
Le nombre des créatures vivantes de tous les ordres, dont
l'existence est intimement liée à celle de ces algues, est véritable-
ment étonnant. On pourrait remplir un fort gros volume rien
qu’en faisant la description des habitants de ces bancs de plantes
marines. Presque toutes les feuilles, sauf celles qui flottent à la
surface, sont recouvertes d’un si grand nombre de zoophytes qu’elles
en deviennent blanches. On trouve là des formations extrêmement
délicates, les unes habitées par de simples polypes ressemblant à
l’'Hydre, d'autres par des espèces mieux organisées ou par de ma-
gnifiques Ascidies composées. On trouve aussi, attachés & ces
feuilles, différents coquillages patelliformes, des Troques, des Mol-
lusques nus et quelques bivalves. D’innombrables crustacés fré-
quentent chaque partie de la plante. Si on secoue les grandes ra-
cines entremélées de ces algues, on en voit tomber une quantité
de petits poissons, de coquillages, de seiches, de crabes de tous
genres, d'œufs de mer, d’étoiles de mer, de magnifiques Holuthu-
ries, des Planairies et des animaux affectant mille formes diverses.
Chaque fois que j’ai examiné une branche de cette plante, je n’ai
pas manqué de découvrir de nouveaux animaux aux formes les
plus curieuses. A Chiloé, ot cette algue ne croft pas si bien, on
ne trouve sur elle ni coquillages, ni zoophytes, ni crustacés; on
y trouve cependant quelques Flustres et quelques Ascidies qui,
toutefois, appartiennent à une espèce différente de celle de la
Terre de Feu, ce qui nous prouve que la plante a un habitat plus
étendu que les animaux qui l’habitent. Je ne peux comparer ces
grandes forêts aquatiques de l'hémisphère méridional qu'aux forêts
terrestres des régions intertropicales. Je ne crois pas cependant
que la destruction d’une forêt, dans un pays quelconque, entraf-
nerait, à beaucoup près, la mort d'autant d’espèces d'animaux que
la disparition du macroscystis. Au milieu des feuilles de cette plante
vivent de nombreuses espèces de poissons qui, nulle part ailleurs,
ne pourraient trouver un abri et des aliments ; si ces poissons ve-
naient à disparaître, les cormorans et les autres oiseaux pêcheurs,
LE MONT SARMIENTO. 469
les loutres, les phoques, les marsouins, périraient bientôt aussi; et,
enfin, le sauvage Fuégien, le misérable maître de ce misérable
pays, redoublerait ses festins de cannibale, décroftrait en nombre
et cesserait peut-être d'exister.
8 juin. — Nous levons l’ancre au point du jour et nous quittons
Port-Famine. Le capitaine Fitz-Roy se décide à quitter le détroit
de Magellan par le détroit de Magdeleine, découvert depuis peu
de temps. Nous nous dirigeons directement vers le sud en suivant
ce sombre couloir auquel j’ai déjà fait allusion et qui, je l’ai dit,
semble conduire dans un autre monde plus terrible que celui-ci. Le
vent est bon, mais il y a beaucoup de brume, aussi le paysage ne
nous apparait-il que de loin en loin. De gros nuages noirs passent
rapidement sur les montagnes, les recouvrant presque de la base
jusqu’au sommet. Les quelques échappées que nous apercevons À
travers la masse noire nous intéressent beaucoup; des sommets
déchiquetés, des cônes de neige, des glaciers bleus, des silhouettes
tranchant vivement sur un ciel de couleur lugubre se. présen-
tent à différentes hauteurs et à différentes distances. Au milieu
de ces scènes, nous jetons l’ancre au cap Turn, auprès du mont
Sarmiento, caché alors dans les nuages. A la base des falaises
élevées et presque perpendiculaires qui entourent la petite baie
où nous nous trouvons, un wigwam abandonné vient nous rap-
peler que l’homme habite quelquefois ces régions désolées. Mais
il serait difficile d'imaginer un endroit où il semble avoir moins
de droits et d'autorité. Les œuvres inanimées de la nature, rocs,
glaces, neige, vent et eau, se livrant une guerre perpétuelle,
mais toutes cependant coalisées contre l’homme, ant ici une
autorité absolue.
9 juin. — Nous assistons à un spectacle splendide : le voile de
brouillards qui nous cache le Sarmiento se dissipe graduellement et
découvre la montagne à notre vue, Cette montagne, une des plus
hautes de la Terre de Feu, atteint une élévation de 6800 pieds.
Des bois fort sombres en recouvrent la base jusqu’à un huitième
environ de la hauteur totale; au-dessus, un champ de neige s'étend
jusqu’au sommet. Ces immenses amas de neige qui ne fond jamais
et qui semble destinée à durer aussi longtemps que le monde, pré-
sentent un grand, que dis-je? un sublime spectacle. La silhouette
de la montagne se détache claire et bien définie. Grâce à la quan-
tité de lumière réfléchie sur la surface blanche et polie, on ne
découvre pas trace d’ombres sur la montagne; on ne peut donc
260 LA TERRE DE FEU.
distinguer que les lignes qui se détachent sur le ciel; aussi la masse
entière présente-t-elle un admirable relief. Plusieurs glaciers des-
cendent en serpentant de ces champs de neige jusqu'à la côte; on
peut les comparer à d’immenses Niagaras congelés, et peut-être
ces cataractes de glace bleue sont-elles tout aussi belles que les
cataractes d’eau courante.
Le soir nous atteignons la partie occidentale du canal, mais
l’eau’ est si profonde en cet endroit, que nous ne pouvons trou-
ver de mouillage. I] nous faut donc courir des bordées dans cet
étroit bras de mer pendant une nuit fort noire qui dure quatorze
heures.
40 juin. — Dans la matinée nous entrons enfin dans l'océan
Pacifique. La côte occidentale de la Terre de Feu consiste ordinai-
rement en collines de grès et de granit, collines basses, arrondies,
absolument stériles. Sir J. Narborough a donné à une partie de
cette côte le nom de Désolation du Sud parce que « cette terre offre
aux yeux le spectacle de la désolation, » et il faut dire que ce nom
convient bien à cette côte. Au large des îles principales se trouvent
d'innombrables rochers sur lesquels les longues lames de l'Océan
viennent incessamment se briser. Nous passons entre les Furies
occidentales et orientales; un peu plus loin, au nord, se trouve
la Vote lactée, passage ainsi nommé parce qu'il y a un si grand
nombre d’écueils, que la mer est toujours blanche d’écume. Un
coup d’œil jeté sur une telle côte suffirait à quiconque n'est pas
habitué à la mer pour qu'il révat pendant huit jours de naufrages,
de dangers et de mort. C'est en jetant un dernier regard sur
cette terrible scène que nous prenons congé pour toujours de la
Terre de Feu.
Quiconque ne s'intéresse pas au climat des parties méridionales
du continent américain par rapport à ses productions, à la limite
des neiges, à la marche si extraordinairement lente des glaciers, à
la zone de congélation perpétuelle dans les îles antarctiques, peut
passer la discussion suivante sur ces curieux sujets, ou se contenter
de lire la récapitulation que je donne un peu plus loin. Je n’en
donnerai cependant qu’un extrait, renvoyant pour les détails au
treizième chapitre et à l’appendice de la première édition de cet
ouvrage.
Sur le climat et les productions de la Terre de Feu et de la côte du
Sud-Ouest. — La table suivante indique la température moyenne
CLIMAT ET PRODUCTIONS. 261
de la Terre de Feu, celle des îles Falkland et, comme chiffre de
comparaison, celle de Dublin :
: Température Température Moyenne de l'êté
Latitude. de l'été. de l'hiver. et de l'hiver.
Terre de Feu.. 58°38’ sud. -+ 400,0 cent. “+ 00,6 cent. + 50,12 cent.
Iles Falkland.. 84°30 sud. + 100,5 _ —
Dublin ....... 53°21 nord. + 450,19 + 00,8 + 99,46
Gette table nous indique que la température de la partie centrale,
de la Terre de Feu est plus froide en hiver et plus de 5° centigrades
moins chaude en été que celle de Dublin. Selon von Buch, la tem-
pérature moyenne du mois de juillet (et ce n’est pas le mois le plus
chaud de l’année) à Saltenfiord, en Norwége, s'élève à 14°,3 centi-
grades et cet endroit est 13 degrés plus près du pôle que ne l’est
Port-Famine ‘! Quelque terrible que puisse tout d’abord nous pa-
raître ce climat, les arbres, toujours verts, y croissent admirable-
ment. On peut voir les oiseaux-mouches voltiger de fleurs en fleurs
et les perroquets broyer à loisir les graines du winter-bark, par 55 de-
grés de latitude sud. J’ai déjà fait remarquer que la mer abonde
en créatures vivantes; les coquillages, tels que les Patelles, les
Fissurelles, les Oscabrions et les Barnacles, selon M. G. B. Sowerby,
deviennent beaucoup plus gros et se développent plus vigoureuse-
ment que les espèces analogues dans l'hémisphère septentrional.
Une Volute fort grande abonde dans la Terre de Feu méridionale
et dans les îles Falkland. A Bahia Blanca, par 39 degrés de latitude
sud, trois espèces d’Olive (dont l’une de fort grande taille), une ou
deux Volutes et une Vis sont les espéces les plus abondantes.
Or ce sont là trois espèces que l’on pourrait appeler typiques des
formes tropicales. Il est douteux même qu'il existe une petite
espèce d'Olive sur les côtes méridionales de l’Europe et on n'y
trouve aucun représentant des deux autres genres. Si un géo-
logue venait à trouver, par 39 degrés de latilude, sur la côte du
Portugal, une couche contenant de nombreux coquillages appar-
tenant à trois espèces d'Olive, une Volute et une Vis, il affir-
merait probablement que le climat, à l’époque de leur existence,
1 Les résultats relatifs à la Terre de Feu sont déduits des observations du capi-
taine King (Geographical Journal, 1830) et des observations faites à bord du Bea-
gle. Je dois au capitaine Sulivan les données relatives à la température moyenne
des îles Falkland (réduites d’après une série d'observations faites à minuit, à huit
heures du matin, à midi, à huit heures du soir) pendant les trois mois les pius
chauds, décembre, janvier, février, J'ai emprunté la température de Dublin à
Barton.
261 LA TERRE DE FEU ET LA COTE OCCIDENTALE,
devait être un climat tropical; mais s’il faut en juger d’après l’Amé-
rique méridionale, cette conclusion serait erronée.
Si, en quittant la Terre de Feu, on remonte vers le nord en
longeant la côte occidentale du continent, on retrouve sur cette
côte, sauf une petite augmentation de chaleur, la même égalité de
température, la même humidité, les mêmes tempêtes de vent qu'à
la Terre de Feu. Les forêts, qui couvrent la côte sur une étendue
de 600 milles (960 kilomètres), au nord du cap Horn, offrent un
aspect presque analogue. Cette égalité de climat se continue même
300 ou 400 milles (480 à 640 kilomètres) encore plus au nord; la
preuve c’est qu'à Chiloé (qui correspond en latitude aux parties
septentrionales de l'Espagne) le pêcher produit rarement des fruits,
tandis que les fraises et les pommes mtrissent parfaitement. On est
même souvent obligé de porter dans les maisons! les épis d’orge et
de blé pour les y faire sécher et mûrir. A Valdivia (par 40 degrés
de latitude, la même que celle de Madrid) le raisin et les figues
mirissent, mais ne sont pas communs; les olives mûrissent rare-
ment et les oranges jamais. On sait que ces fruits mûrissent admi-
rablement sous les latitudes correspondantes de l'Europe; et, fait
remarquable, dans le même continent, sur les bords du Rio-Negro,
presque sous la même latitude que Valdivia, on cultive la patate
(Convolvulus), et la vigne, le figuier, l'olivier, l’oranger, le melon
d’eau et le melon musqué produisent des fruits abondants. Bien
que le climat humide et égal de Chiloé et des côtes situées au nord
et au sud convienne si peu à nos fruits, cependant les forêts indi-
gènes, depuis le 45° jusqu’au 38° degré de latitude, rivalisent pres-
que par leur belle végétation avec les splendides forêts des régions
intertropicales. Des arbres magnifiques aux écorces polies et admi-
rablement colorées, appartenant à une foule d’espèces différentes,
sont chargés de plantes monocotylédones parasites: on voit de
toutes parts d'immenses fougères élégantes et des graminées arbo-
rescentes qui enveloppent les arbres dans une masse impénétrable
jusqu’à une hauteur de 30 ou 40 pieds au-dessus du sol. Les palmiers
croissent par 37 degrés de latitude ; une graminée arborescente qui
ressemble au bambou, par 40 degrés ; une autre espèce, très-proche
parente du bambou, qui atteint aussi une grande hauteur, mais
sans être aussi droite, pousse jusque par 45 degrés de latitude sud.
Ce climat égal, dû évidemment à la grande superficie de la mer
1 Agüeros, Descr, hist. de la prov. de Chilod, 1791, p. 94,
HAUTEUR DE LA LIGNE DES NEIGES. 268
comparée a celle des terres, semble régner sur la plus grande par-
tie de l’hémisphère méridional; en conséquence, la végétation
revêt un caractère semi-tropical. Les fougères arborescentes crois-
sent admirablement à la Terre de Van-Diémen (latitude, 45 degrés)
et un tronc que j'ai mesuré n’avait pas moins de 6 pieds de circon-
férence. Forster a trouvé une fougère arborescente à la Nouvelle-
Zélande, par 46 degrés de latitude; là aussi les orchidées poussent
en parasites sur les arbres. Dans les îles Auckland, selon le doc-
teur Dieffenbach', les fougères ont des tiges si grosses et si élevées,
qu'on pourrait presque les qualifier d’arborescentes; les perro-
quets abondent dans ces îles et méme jusque par 55 degrés de lati-
tude dans les îles Macquarrie.
Sur la hauteur de la limite des neiges et sur la marche des glaciers
dans l'Amérique méridionale. — Je dois renvoyer à la première
édition de cet ouvrage pour le détail des autorités auxquelles est
empruntée la table suivante :
Latitude. Hauteur oa plede de la limite Obsertateurs.
Région équatoriale — moyenne. 15748 (4724 mètres). Humboldt.
Bolivie, lat. 16° à 18° sud. . . . 17 000 (5 100 mètres). Pentland.
Chili'central, Jat. 33° sud. . . . 14500 à 15 000 (4350 à 4500 mét.). Gillies et l'auteur.
Chiloé, lat. 41° à 43° sud.. . . . 6000 (1 800 mètres). Office. dn Beagle et lant.
Terre de Feu, lat. 54 sud. . .. 3500 à 4000 (1 050 à 1200 mét.). King.
Comme la hauteur du niveau des neiges perpétuelles semble prin-
cipalement déterminé par la chaleur maxima de l'été, plutôt que
par la température moyenne de l’année, il ne faut pas s'étonner
qu'au détroit de Magellan, où l'été est si froid, la limite descende à
1050 ou 1200 mètres seulement au-dessus du niveau de la mer,
alors qu’en Norwége il faut remonter jusque par 67 et 70 degrés
de latitude nord, c’est-à-dire 14 degrés plus près du pôle, pour
trouver des neiges perpétuelles à une hauteur aussi peu considé-
rable. La différence de hauteur, c’est-à-dire près de 2700 mètres,
entre la limite des neiges sur la Cordillére derrière Chiloé (là où
ses plus hauts sommets varient seulement entre 1680 mètres et
2230 mètres) et le Chili central® (distance d'environ 9 degrés de
£ Voir la traduction allemande de ce journal; pour les autres faits, voir l’ap-
pendice de M. Brown au Voyage de Flinders. .
3 Sur la Cordillère du Chili central, je crois que la limite des neiges varie
beaucoup en hauteur selon les étés. On m’a assuré que, pendant un été très-long
et trés-seo, toute la neige de l’Aconcagua disparut, bien que cette montagne attei-
gne la hauteur prodigieuse de 6 900 mètres. Il est probable qu’à ces grandes hau-
teurs la neige s’évapore plutôt qu'elle ne fond,
264 LA TERRE DE FEU ET LA COTE OCCIDENTALE.
latitude) est véritablement étonnante. Une impénétrable forèt
extrêmement humide recouvre les terres depuis les parties situées
au sud de Chiloé jusqu’auprés de Concepcion par 37 degrés de
latitude. Le ciel est toujours nuageux et nous avons vu que le cli-
mat ne convient en aucune façon aux fruits de l’Europe méridio-
nale. Au Chili central d’autre part, un peu au nord de Concepcion,
l’atmosphére est généralement claire, il ne pleut jamais pendant
les sept mois d’été et les fruits de l’Europe méridionale réussissent
admirablement; on y a même cultivé la canne à sucre’. Sans
aucun doute le niveau des neiges perpétuelles éprouve cette re-
marquable inflexion de 2700 mètres, sans pareille dans les autres
parties du monde, assez près de la latitude de Concepcion, là où
cessent les forêts. En effet, dans l'Amérique méridionale, les arbres
indiquent un climat pluvieux ; or, la pluie indique à son tour un
ciel couvert et peu de chaleur en été.
L'extension des glaciers jusqu’à la mer doit, je pense, dépendre
principalement (en admettant, bien entendu, qu’il y ait quantité
suffisante de neige dans la région supérieure) du peu d’élévation
de la limite des neiges perpétuelles sur des montagnes escarpées
situées près de la côte. La limite des neiges étant fort peu élevée à
la Terre de Feu, il y avait tout lieu de s'attendre à ce que beaucoup
de glaciers s’étendissent jusqu’à la mer. Je n’en ressentis pas moins
un profond étonnement quand, sous une latitude correspondant
à celle du Cumberland, je vis chaque vallée d’une chaîne de mon-
tagnes dont les plus hauts sommets ne s'élèvent guère qu'à 900 ou
1200 mètres, remplie de fleuves de glaces descendant jusqu’à la
côte. Presque tous les bras de mer qui pénètrent jusqu'aux pieds
de la chaîne la plus élevée, non-seulement à la Terre de Feu, mais
pendant 650 milles (1 040 kilomètres) sur la côte en se dirigeant
vers le nord, se terminent par « d'immenses, par d’étonnants gla-
ciers, » pour employer les mots de l’un des officiers chargés de re-
lever les côtes. De grosses masses se détachent souvent de ces fa-
laises de glace, et le bruit qu’elles font en tombant ressemble à la
bordée d’un vaisseau de guerre. Ces chutes, comme je l’ai indiqué
dans le chapitre précédent, provoquent la création de vagues ter-
ribles qui viennent se briser sur les côtes voisines. On sait que les
{ Miers, Chili, vol. I, p. 415. On dit que la canne à sucre croissait à Ingenio,
lat., 32 À 33 degrés, mais pas en quantité suffisante pour que la manufacture du
sucre y soit profitable. Dans la vallée de Quillota, au sud d’Ingenio, j'ai vu quel-
ques grands dattiers.
LES GLACIERS. 268
tremblements de terre font quelquefois tomber d’immenses masses
de terre du haut des falaises; quel ne serait donc pas le terrible
effet d'un violent tremblement de terre (et il s’en produit dans ces
parages ') sur une masse comme celle d’un glacier, masse déjà en
mouvement et traversée par de nombreuses fissures ! Je suis tout
disposé à croire que l’eau serait chassée du détroit le plus profond,
pour revenir un instant après avec une force si effroyable, qu’elle
entrainerait comme autant de fétus de paille les blocs de rochers les
plus considérables. Dans le détroit d’Eyre, sous une latitude cor-
respondant à celle de Paris, il y a d'immenses glaciers, et cepen-
46040"
00°50"
47°00"
dant la montagne voisine la plus élevée n’atteint que 6200 pieds
(4 860 mètres) de hauteur. On a vu dans ce détroit environ cin-
quante montagnes de glace se dirigeant en même temps vers la
mer, et l’une d’elles devait avoir au moins 468 pieds (50=,50) de
hauteur totale. Quelques-unes de ces montagnes de glace por-
aient des blocs assez considérables de granit et d’autres rocs
différents de l'argile schisteuse qui compose les montagnes envi-
ronnantes.
Le glacier le plus éloigné du pôle qu’on ait eu occasion d’ob-
server pendant les voyages de l’Adventure et du Beagle, se trouvait
1 Bulkeley et Cummin, Faithful Narrative of the loss of the Wager. Le tremble-
ment de terre se produisit le 25 août 1741.
266 LA TERRE DE FEU ET LA COTE OCCIDENTALE.
par 46°80’ de latitude dans le golfe de Penas. Ce glacier a 48 milles
(24 kilomètres) de longueur et dans un endroit 7 milles (44 kilo-
mètres) de largeur; il s'avance jusqu'au bord de la mer. Mais,
quelques milles même plus au nord de ce glacier, dans la Laguna
de San Rafael, des missionnaires espagnols‘ ont rencontré « beau-
coup de montagnes de glace, les unes grandes, les autres petites,
les autres moyennes, » dans un étroit bras de mer, le 22 du mois
qui correspond à notre mois de juin et sous une latitude qui
correspond à celle du lac de Genève !
En Europe, le glacier le plus méridional qui s’avance jusqu’à la
mer se rencontre, selon von Buch, sur la côte de Norwége par
67 degrés de latitude. Or cet endroit est situé plus de 20 degrés de
latitude, ou 4 239 milles {1 980 kilomètres) plus près du pôle que la
lagune de San Rafael. On peut présenter sous un point de vue plus
frappant encore la position des glaciers en cet endroit et dans le
golfe de Penas ; en effet, ils s’avancent jusqu’au bord de la mer,
à 7 degrés et demi de latitude ou 450 milles (724 kilomètres) d'un
port où les coquillages les plus communs sont trois espèces d’0-
lives, une Volute et une Vis, à moins de 9 degrés d’une région où
croissent les palmiers, à 4 degrés et demi d’un pays dont le jaguar
et le puma parcourent les plaines, à moins de 2 degrés et demi des
graminées arborescentes et (si on se reporte un peu à l’ouest dans
le même hémisphère) à moins de 2 degrés des orchidées parasites
et à moins d'un seul degré des fougères arborescentes !
Ces faits présentent un grand intérêt géologique relativement au
climat de l’hémisphère septentrional, à l’époque du transport des
blocs erratiques. Je n’ai pas à indiquer ici en détail avec quelle
simplicité la théorie des montagnes de glace, chargées de fragments
de rochers, explique l'origine et la position des blocs erratiques
gigantesques sur la Terre de Feu orientale et sur les hautes plaines
de Santa Cruz et de l’île de Chiloé. A la Terre de Feu, le plus grand
nombre des blocs erratiques reposent sur les lignes d’anciens dé-
troits, convertis actuellement en vallées par suite de l'élévation
du sol. Ces blocs se trouvent aujourd’hui associés à une grande
couche non stratifiée de boue et de sable, contenant des frag-
ments arrondis et angulaires de toutes les grosseurs, couche due*
au sillonnement du fond de la mer par l’échouement des mon-
§ Agüeros, Descr. hist. de Chiloé, p. 227.
? Geological Transactions, vol. VI, p. 445.
CLIMAT DES ILES ANTARCTIQUES. , 267
tagnes de glace et des matiéres qu’elles transportaient. Bien peu
de géologues doutent aujourd’hui que les blocs erratiques qui se
trouvent auprés des hautes montagnes ont été amenés par les gla-
ciers eux-mêmes, et que ceux qui se trouvent à une grande dis-
tance des montagnes, enfouis dans les couches subaqueuses, ont
été charriés en cet endroit par des montagnes de glace, ou ont été
retenus par les glaces de la céte. Le rapport qui existe entre le
transport des blocs erratiques et la présence de la glace sous quel-
que forme que ce soit, se trouve admirablement prouvé par la dis-
tribution géographique de ces blocs sur la terre. Dans l’ Amérique
méridionale, on ne trouve pas de blocs erratiques au delà du
48° degré de latitude en partant du pôle austral; dans l’ Amérique
septentrionale il semble que la limite de leur transport s'étend à
53 degrés et demi du pôle boréal; mais en Europe il ne s'étend pas
à plus de 40 degrés de latitude, en partant du même point. D'autre
part, on n’en a jamais observé dans les parties intertropicales de
l'Amérique, de l’Asie et de l'Afrique ; on n’en a jamais observé non
_plus au cap de Bonne-Espérance ou en Australie!.
Sur le climat et les productions des îles antarctiques. — Si l’on con-
sidère la vigueur de la végétation à la Terre de Feu et sur la côte
qui s'étend au nord de cette région, on reste fort surpris quand on
voit la condition des îles qui se trouvent au sud et.au sud-ouest de
l'Amérique. La terre de Sandwich, qui se trouve située sous une
latitude correspondant à celle du nord de l’Ecosse, a été décou-
verte par Cook pendant le mois le plus chaud de l'année, et ce-
pendant cette terre « était recouverte d’une épaisse couche de
neiges perpétuelles ; » il semble n’y avoir 14 aucune ou presque
aucune végétation. La Géorgie, ile ayant 96 milles (152 kilomètres)
de longueur sur 10 (16 kilomètres) de largeur et sous une latitude
correspondante à celle du Yorkshire, « est, au milieu même de
l'été, couverte presque entièrement de neige congelée. » Cette ile
ne produit qu’un peu de mousse, quelques touffes d’herbes et
de la pimprenelle sauvage; elle ne possède qu’un seul oiseau
terrestre (Anthus correndera), et cependant l'Islande, qui est
10 degrés plus près du pôle, possède, selon Mackensie, quinze
1 J'ai donné, dans la première édition de cet ouvrage et dans l’appendice qui
y est attaché, les premiers détails publiés, je crois, à ce sujet. J'ai prouvé que les
exceptions supposées à l'absence de blocs erratiques, dans certains pays chauds,
sont dues à des observations erronées, Différents auteurs ont depuis confirmé
mes remarques,
268 LES ILES ANTARCTIQUES.
oiseaux terrestres. Les. îles Shetland du sud, qui se trouvent sous
la latitude correspondant à la partie méridionale de la Norwége, ne
produisent que quelques lichens, de la mousse et un peu d’herbe ;
la baie dans laquelle le lieutenant Kendall ‘ avait jeté l’ancre com-
menca à se remplir de glace à une période correspondant au 8 de
notre mois de septembre. Le sol consiste en glace et en couches de
cendres volcaniques intercalées. A une petite profondeur au-des-
sous de la surface, le sol doit rester perpétuellement congelé, car
le lieutenant Kendall a trouvé le corps d’un marin étranger enterré
depuis longtemps et dont la chair et les traits se trouvaient dans
un état parfait de conservation. Fait singulier, dans les deux grands
continents de l’hémisphère septentrional (je ne parle pas de l’Eu-
rope, où les terres sont si profondément entamées par la mer), la
zone du sous-sol perpétuellement gelé se trouve dans une latitude
assez basse — c’est-à-dire par 56 degrés dans l’Amérique septen-
trionale à la profondeur de 3 pieds! et par 62 degrés en Sibérie,
à la profondeur de 12 ou 15 pieds — ce qui résulte d’un état de
choses absolument contraire à ce qui existe dans l'hémisphère mé-
ridional. Sur les continents septentrionaux, la radiation d’une
grande superficie de terre dans une atmosphère fort claire rend
l'hiver excessivement froid, froid qui n’est en aucune façon dimi--
nué par les courants d’eau chaude de la mer ; l’été, fort court, y
est, il est vrai, ordinairement fort chaud. Dans l’Océan méridio-
nal, l’hiver n’est pas aussi froid, mais l’été est beaucoup moins
chaud, parce que le ciel nuageux empêche la plupart du temps les
rayons du soleil de venir réchauffer l'Océan, lequel d’ailleurs ab-
sorbe difficilement la chaleur; aussi la température moyenne de
l’année est-elle fort basse et c’est cette température qui influe sur
la zone de la congélation perpétuelle du sol. Il est évident qu’une
végétation vigoureuse qui a bien moins besoin de chaleur que
d’une protection contre un froid intense, doit s’approcher beau-
coup plus prés de cette zone de congélation perpétuelle sous le
climat égal de l’hémisphère méridional que sous le climat extrême
des continents septentrionaux.
Le cadavre du marin parfaitement conservé dans le sol glacé des
îles Shetland (latitude, 62 degrés à 63 degrés sud), dans une lati-
tude un peu plus basse que celle (latitude, 64 degrés nord) sous
{ Richardson, Append. to Black’s Exped., et Humboldt, Fragm. Asiat., t. II,
p. 886.
CLIMAT. 269
laquelle on a trouvé les rhinocéros congelés en Sibérie, offre un
exemple fort intéressant. Bien que ce soit une erreur, comme
j'ai essayé de le prouver dans un chapitre précédent, de supposer
que les plus gros quadrupédes ont besoin d’une vigoureuse végéta-
tion pour assurer leur existence, il est important néanmoins de
trouver aux îles Shetland un sous-sol gelé à 360 milles (560 kilo-
mètres) desiles du cap Horn, îles si parfaitement couvertes de forêts
et où, si on ne considère que la guantité de végétation, d’innom-
brables quadrupèdes pourraient vivre. La conservation parfaite des
cadavres des éléphants et des rhinocéros de la Sibérie est tertaine
ment un des faits les plus étonnants de la géologie ; mais, en dehors
de la prétendue difficulté de’trouver des aliments en quantité suffi-
sante dans les pays adjacents, le fait n’est pas, je crois, aussi extra-
ordinaire qu’on le considère généralement. Les plaines de la Sibérie,
comme celles des Pampas, semblents’être formées sous une mer dans
laquelle des fleuves ont apporté les cadavres de beaucoup d’ani-
maux ; le squelette seul d’un grand nombre de ces animaux a été
conservé, mais quelquefois aussi le cadavre parfait. Or on sait que,
dans les parties peu profondes, sur la côte arctique de l’Amérique,
le fond gèle ‘, et qu’il ne dégèle pas, au printemps, aussi rapidement
que la surface de la terre ; en outre, à de plus grandes profondeurs,
où le fond de la mer ne gèle pas, la boue, à quelques pieds au-des-
sous de la couche supérieure, peut rester même en été au-dessous
de la température de la glace fondante, ce quise passe, d’ailleurs,
sur le sol à la profondeur de quelques pieds. A des profondeurs plus
grandes encore, la température de l’eau et de la boue ne serait
probablement pas assez basse pour conserver les chairs. En consé-
quence, le squelette seul des cadavres se conserverait quand le
corps de l’animal aurait été entrainé au delà des parties peu pro-
fondes. Or, dans l'extrême nord de la Sibérie, les ossements sont
excessivement nombreux, si nombreux même, qu'ils forment des
îlots tout entiers *, et ces îlots se trouvent 10 degrés plus près du
pôle que l’endroit où Pallas a trouvé les rhinocéros congelés. D'un
autre côté, un cadavre entraîné par les eaux dans une partie peu
profonde de l'océan Arctique se conserverait indéfiniment, en
admettant toutefois qu'il ait été rapidement recouvert d’une
couche de boue assez épaisse pour que la chaleur des eaux en été
1 Dease et Simpson, dans Geograph. Journ., vol. VIII, p. 218 et 220.
2 Cuvier, Ossements fossiles, t. 1, p. 151; Billing, Voyages.
270 RÉCAPITULATION.
ne pénètre pas jusqu’à lui, et en admettant aussi que la couche
qui le recouvre soit assez épaisse pour que, quand le fond de la
mer s’est transformé en terre, la chaleur de l’air ne pénètre pas
jusqu'à lui pour le corrompre.
Récapitulation. — Je vais récapituler en quelques mots les prin-
cipaux faits relatifs au climat, à l'action des glaces et aux produc-
tions organiques de l’héraisphère méridional ; pour en mieux faire
comprendre les singularités, je supposerai que nous sommes en Eu-
rope, contrées dont la géographie est mieux connue, et je prendrai
des noms Européens tout en respectant scrupuleusement les posi-
tions en latitude et en longitude. Ainsi donc, près de Lisbonne, les
coquillages marins les plus communs, c’est-à-dire trois espèces
d’Olives, une Volute et une Vis, auraient un caractère tropical. Dans
les provinces méridionales de la France, le sol disparaîtrait sous de
“magnifiques forêts, encombrées de graminées arborescentes et d'ar-
bres chargés de plantes parasites. Le puma et le jaguar parcour-
raient les Pyrénées. Sous la latitude du mont Blanc, mais sur une fle
située aussi loin à l’ouest que l’est le centre de l’Amérique septen-
trionale, les fougères arborescentes et les orchidées parasites pous-
seraient au milieu des fourrés les plus épais. Aussi loin au nord
que le Danemark central, les oiseaux-mouches voltigeraient au
milieu de fleurs délicates et les perroquets habiteraient des bois
toujours verts; dans les mers environnantes on trouverait une Vo-
lute et tous les coquillages atteindraient une grosseur considérable.
Néanmoins, sur quelques îles situées à 350 milles (560 kilomètres)
seulement de notre nouveau cap Horn situé en Danemark, un
cadavre enfoui dans le sol, ou entraîné dans une partie peu pro-
fonde de la mer et recouvert de boue, se conserverait gelé indéfi-
niment. Si quelque hardi navigateur essayait de pénétrer au nord
de ces îles, il courrait mille dangers au milieu de gigantesques
montagnes de glace et verrait, sur quelques-unes d'entre elles,
d'énormes blocs de rochers entraînés loin de leur site originel.
Une autre fle fort considérable sous la latitude de l’Ecosse méri-
dionale, mais deux fois aussi loin à l’ouest, serait presque entiè-
rement « recouverte de neiges éternelles; » chacune des baies
pénétrant dans cette île se terminerait par des glaciers d’où de
grosses masses se détacheraient chaque année; cette île ne pro-
duirait qu’un peu de mousse, de l’herbe et de la pimprenelle ;
pour tout habitant terrestre elle ne posséderait qu’une alouette.
De notre nouveau cap Horn, en Danemark, partirait. en s’étendant
ee UT ee ne En ee ee. Re ES
RÉCAPITULATION. 274
directement vers le sud, une chaîne de montagnes ayant à peine
la moitié de la hauteur des Alpes; sur le flanc occidental de cette
chaine tous les golfes, toutes les criques se termineraient par d’im-
menses glaciers. Ces détroits solitaires résonneraient souvent au
bruit causé par la chute des glaces et des vagues terribles feraient
alors d’incroyables ravages le long des côtes ; de nombreuses mon-
tagnes de glace, aussi grandes quelquefois que des cathédrales,
chargées quelquefois aussi de gros blocs de rochers, viendraient s’é-
chouer sur les ilots environnants ; par intervalles, de violents trem-
blements de terre projetteraient dans la mer des masses prodigieuses
de glace. Enfin, des missionnaires essayant de pénétrer dans un long
bras de mer, verraient de véritables fleuves de glace descendre des
montagnes peu élevées jusqu’à la côte et d’innombrables glaçons
flottants, les uns fort gros, les autres tout petits, arréteraient à
chaque instant leurs embarcations ; or cela se passerait le 22 juin
et juste à l’endroit où se trouve le lac de Genève ! !
t Dans la précédente édition et dans l’appendice, j'ai indiqué quelques faits
sur le transport des blocs erratiques et sur les montagnes de glace dans l’océan
Antarctique. M. Hayes a dernièrement fort bien traité ce sujet dans le Bos{on Jour-
nal, vol. IV, p. 426. L'auteur ne paraît pas connaître un fait signalé par moi dans
le Geographical Journal, vol. IX, p. 528, relativement à un bloc gigantesque enfoui
dans une montagne de glace dans l'océan Antarctique, très-certainement à
100 milles de distance de toute terre, sinon plus. Dans l’appendice, j'ai discuté
longuement une probabilité à laquelle, à cette époque, on pensait à peine ; c’est-
à-dire que les montagnes de glace, en échouant, strient et polissent les rochers
comme le font les glaciers. C'est là aujourd’hui une opinion assez communément
acceptée, et je crois toujours qu’elle peut s'appliquer à des phénomènes ana-
logues à ceux que présente le Jura. Le docteur Richardson m'a affirmé que les
montagnes de glace, au large de la côte de l'Amérique du Nord, poussent devant
elles des cailloux et du sable et dénudent absolument les rocs sur lesquels elles
passent ; or, on ne peut guère mettre en doute qu’elles doivent en même temps
polir etstrier les rochers dans la direction des principaux courants. Depuis que j’ai
écrit cet appendice, j'ai pu, dans le nord du pays de Galles (London Phil. Magas.,
vol. XXI, p. 180), étudier les effets de l’action réciproque des glaciers et des mon-
tagnes de glace, /
CHAPITRE XII
Valparaiso. — Excursion au pied des Andes. — Conformation du sol. — Ascen-
sion de la cloche de Quillota. — Masses de grès brisé en morceaux. — Vallées
immenses. — Mines. — Condition des mineurs. — Santiago. — Bains chauds
de Cauquenes. — Mines d’or. — Moulins à broyer. — Pierres perforées. —
Habitudes du Puma, — El Turco et El Tapacolo. — Oiseaux-mouches.
—
Chili central.
23 juillet. — Le Beagle jette l'ancre pendant la nuit dans la baie
de Valparaiso, principal port du Chili. Au jour levant, nous som-
mes sur le pont. Nous venons de quitter la Terre de Feu; quel
changement! et comme tout ici nous semble délicieux, tant l'at-
mosphére est transparente, tant le ciel est pur et bleu, tant le soleil
brille, tant la nature entière semble regorger de vie! De l’endroit où
nous avons jeté l’ancre, la vue est fort jolie. La ville est bâtie au pied
d’une chaîne de collines assez escarpées et ayant environ 4 600 pieds
(480 mètres) de hauteur. En conséquence de cette situation, Val-
paraiso ne consiste qu’en une longue rue parallèle à la côte; mais
chaque fois qu’un ravin ouvre le flanc des collines, les maisons
s’empilent de chaque côté. Une végétation fort maigre couvre ces
collines arrondies, aussi les flancs rouge vif des nombreux petits
ravins qui les séparent resplendissent au soleil. La couleur du
terrain, les maisons basses, blanchies à la chaux et couvertes de
tuiles, me rappelaient beaucoup Santa Cruz, à Ténériffe. Vers le
nord-est, on a une échappée magnifique sur les Andes, mais du
haut des collines voisines on les aperçoit beaucoup mieux; on peut
alors juger de la grande distance à laquelle elles sont situées, et le
coup d’œil est splendide. Le volcan d’Aconcagua offre un aspect
tout particulièrement magnifique. Cette immense masse irrégu-
lière atteint à une hauteur plus considérable que celle du Chimbo-
razo ; Car, d'après les relevés faits par les officiers du Beagle, il
s'élève à la hauteur de 23 000 pieds (6900 mètres). Cependant, vue
BAIE DE VALPARAISO. 278
de ce point, la Cordillère doit une grande partie de sa beauté à
l'atmosphère à travers laquelle on la voit. Quel spectacle admirable
que celui de ces montagnes dont les formes se détachent sur l’azur
du ciel et dont les couleurs revétent les teintes les plus vives au
moment où le soleil se couche sur le Pacifique!
Je suis assez heureux pour rencontrer un de mes vieux camarades
de pension, M. Richard Corfield, qui habite actuellement Valpa-
raiso. Grâce à son obligeance et à sa cordiale hospitalité, mon séjour
au Chili, pendant tout le temps qu’y resta le Beagle, fut un véri-
table enchantement. Le voisinage immédiat de Valparaiso offre peu
d’intérét au naturaliste. Pendant le long été le vent souffle régu-
ligrement du sud et un peu de terre, de telle sorte qu’il ne pleut
jamais; pendant les trois mois d@’hiver, au contraire, les pluies sont
assez abondantes. Ces longues sécheresses ont une grande influence
sur la végétation, qui est fort rare; il n’y a d'arbres que dans les
profondes vallées, et on n’apercoit qu’un peu d'herbe et quelques
maigres buissons sur les parties les moins escarpées des collines.
Quand on pense qu'à 350 milles (563 kilomètres) seulement plus
au sud, tout ce côté des Andes est absolument caché par une impé-
nétrable forêt, on ne peut s'empêcher de ressentir un profond éton-
nement. Je fais, aux alentours de la ville, de longues promenades à
la recherche d'objets intéressants au point de vue de l’histoire natu-
relle. Quel admirable pays pour la marche! Quelles fleurs splen-
dides! Comme dans tous les climats secs, les buissons eux-mêmes
sont particulièrement odoriférants; rien qu'à les traverser on a
les habits tout parfumés. Je ne cessais de m’extasier chaque jour
qu'il fit aussi beau temps que la veille. Quelle immense différence
un beau climat n’apporte-t-il pas dans le bonheur de la vie! Com-
bien sont contraires les sensations que l’on ressent à la vue d'une
chaîne de montagnes noires à demi enveloppées de nuages et à la
vue d’une autre chaîne que l'on aperçoit plongée dans la pure
atmosphère d’un beau jour. Le premier spectacle peut, pendant
quelque temps, vous paraître grandiose et sublime, le second vous
charme et éveille en vous des impressions toutes pleines de gaieté
et de bonheur.
44 août. — Je pars pour faire une excursion à cheval; je vais étu-
dier la géologie de la base des Andes, seule partie de ces montagnes
qui, à cette époque de l’année, ne soit pas recouverte par les neiges
de l'hiver. Pendant toute la journée, nous nous dirigeons vers le
nord en suivant le bord de la mer. Nous arrivons fort tard à l’ha-
48
474 CHILI CENTRAL.
ciendu de Quintero, propriété qui appartenait autrefois à lord Coch-
rane. Mon but, en venant ici, est de visiter les grandes couches de
coquillages situées à quelques mètres au-dessus du niveau de la
mer et que l’on brûle aujourd'hui pour les convertir en chaux. Il
est évident que toute cette ligne de côtes a été soulevée, On trouve
un grand nombre de coquillages paraissant fort anciens à une hau-
teur de quelques centaines de pieds ; j’en ai même trouvé quel-
ques-uns à 1300 pieds d’élévation. Ces coquillages sont épars GA el
là à la surface, ou sont enfouis dans une couche de terre végétale
noire-rougeatre. En examinant cette terre végétale au microscope,
je suis tout surpris de voir qu’elle est de formation marine et pleine
d’une multitude de particules de corps organisés.
45 août. —- Nous nous dirigeons vers la vallée de Quillota, Le
pays est fort agréable ; les poëtes, sans aucun doute, lui appli-
queraient l’épithète de pastoral : de grandes pelouses vertes, sépa-
rées par de petites vallées où coulent des ruisseaux; ca et là, sur le
penchant des collines, les cottages des bergers. Nous sommes obli-
gés de traverser la crête du Chilicauquen. A sa base, nous trouvons
de magnifiques arbres toujours verts, mais ils ne croissent que dans
les ravins où il y a de l’eau courante. Quiconque n'aurait vu que
les environs immédiats de Valparaiso ne pourrait croire qu’il y a
des endroits aussi pittoresques au Chili. Dès que nous atteignons le
sommet de la sierra, nous voyons s'ouvrir À nos pieds la Quillota.
Le coup d’œil est admirable. Cette vallée est large et plate; aussi
les irrigations peuvent-elles se faire facilement dans toutes ses par-
ties. Les petits jardins carrés qui la divisent sont pleins d’orangers,
d’oliviers et de légumes de toutes espèces. De chaque côté s'élèvent
d'immenses montagnes nues, ce qui fait un vif contraste avec les
belles cultures de la vallée. Celui qui donné à Valparaiso le nom
de Vallée du Paradis devait penser à Quillota. Nous traversons cette
vallée pour nous rendre à l’hacienda de San Isidro, située au pied
même de la montagne de la Cloche.
Le Chili, comme on peut le voir d’après les cartes, est une
étroite bande de terre située entre la Cordillére et le Pacifique.
Cette bande est, en outre, traversée par plusieurs chaînes de mon-
tagnes qui, dans cette partie, sont parallèles Ala chaîne principale.
Entre ces chaînes extérieures et la Cordillère se trouve une série de
bassins plats, communiquant ordinairement les uns avec les autres
par d’étroits passages et s'étendant fort loin vers le sud. C’est dans
ces bassins que sont situées les principales villes : San Felipe,
VALLAS DB QUILLOTA. #78
Santiago, San Fernando, Ces bassins ou ces plaines, si on aime
mieux leur donher ce nom, äinsi que les Vallées plates transver=
sales (comme celle de Quillota) qui les felient A la côte, sont, j'en
suis persuadé, le fond d’anciénnes baiss setnblables à celles qui,
aujourd’hui, dédoupent si profondément toutes les parties de la
Torre de Feu et de la côte occidentale plus au sud, Le Chili doit
avoir anciennément ressemblé à ce detlet pays pat la distribution
de la torre et des eaux, De temps en temps cette tesssmblance de-
vient frappante, surtout quand un brouillard épais recouvre comme
d'un manteau toutes les parties inférieures di: pays; les vapeurs blan-
ches roulant dans les tavins représentent, As’y méprendre, autant
de baies at de petits havres, tandis que vA et là tine colline solitaire,
émergeant du brouillatd, indique tne île ancienne. Le contraste
de ces vallées et de ces bassins plats avec les montagnes irrégulières
qui les entourent dotiie au paysäge tin catactôre qu'il ne m’a
eucofe 616 donné de voit nulle part et qui m'intéressé beaucoup,
Ges plaines s'inclinent tiaturellement vers la côté; aussi sont-
élles fort bien arrosées et en conséquetice très-fertiles, Sans cette
irrigation, la tere ne pruduirait presque rien, car, pendant l'été
tout entiér, aucun nüage he vient ternir la pureté du ciel, On
trouve à et là sut les montagnes et sut les collines quelques atbres
fabOtigtis, mais, eh dehors de Cela, à peine ÿ a-t-il une végéta-
tion, Chaque propriétairé dans la vallée possède une certaine partie
de colline oft ses bestiaux A demi sauvages parviennent cependant
À subsister, quelque conisidérablé que soit leur nombre. Une fois
par an, On fait ce qu’on appellé uti grand rodeo, c'est-à-dire qu'on
fait descendre tous les bestiaux dans la vallée, on les compte, on
lds Matque et on en sépare qüelques-tühs que l'on fait engraisser
dans des prairies artificielles, On cultive dans ces vallées beaucoup
dé blé et dé maïs: Cependant le ptiñcipal aliment des paysans est
ine espèce do féve. Les vetgers produisent des pêches, dés figues
et des raisins en très-grande abondafice. Avec tous ces avantages,
168 habitants du pays devraient être beaucotip plus prospères qu'ils
ne le sont réellement,
46 août, = Le majordotne de l’haciehda est assez aimable pour
me donner un guide et des chevaux frais ef hoûs partons dans la
matinée pour faire ascension de la Cattipatia, ou montagne de la
Cloche, qui atteint une élévation de 6400 pieds (4920 metres), Les
chemins sont affreux, mais les patticulatités géologiques et le splen-
dide paysage qu'on découvre à chaque instant compensent notre
276 CHILI CENTRAL,
peine, et au delà. Le soir, nous atteignons une source appelée l'agua
del Guanaco, source située à une grande hauteur. Le nom de cette
source doit être fort ancien, car il y a bien des années qu’un Guanaco
n'est venu se désaltérer à ses eaux. Pendant l'ascension, je remarque
que sur le versant septentrional il ne pousse que des buissons, tan-
dis que le versant méridional est couvert d’un bambou qui atteint
environ 45 pieds de hauteur. Dans quelques endroits on ren-
contre des palmiers, et je suis tout étonné d’en trouver un à
4500 pieds de hauteur (1350 mètres). Par rapport à la famille à
laquelle ils appartiennent, ces palmiers sont de très-vilains arbres.
Leur tronc fort gros affecte une forme curieuse : il est plus gros
vers le centre qu’à la base et au sommet. Dans quelques parties du
Chili, on les trouve en nombre considérable et ils sont très-pré-
cieux, à cause d’une sorte de mélasse qu’on tire de leur séve. Dans
une propriété auprès de Petorca on a essayé de les compter, mais
on y a renoncé après être arrivé au chiffre de plusieurs centaines
de mille. Tous les ans, au commencement du printemps, au mois
d'août, on en coupe un grand nombre, et, quand le tronc est
étendu à terre, on enlève les feuilles qui le couronnent. La séve
se met alors à couler de l'extrémité supérieure; elle coule ainsi
pendant des mois entiers, mais à condition d’enlever chaque matin
une nouvelle tranche du tronc, de façon à exposer une nouvelle
surface à l’action de l'air. Un bon arbre produit 90 gallons (410 litres);
le tronc du palmier, qui parait si sec, devait donc évidemment con-
tenir cette quantité de séve. On dit que la séve s'écoule d’autant
_ plus vite que le soleil est plus chaud ; on dit aussi qu'il faut avoir
grand soin, en coupant l'arbre, de le faire tomber de façon à ce que
le sommet soit plus élevé que la base, car, dans le cas contraire, la
séve ne s'écoule pas; on aurait pu penser cependant que, dans ce
dernier cas, la gravitation aurait dû aider à l’écoulement. On con-
centre cette séve en la faisant bouillir et on lui donne alors le nom
de mélasse, substance à laquelle elle ressemble beaucoup parle goût.
Nous arrêtons nos chevaux auprès de la source et nous faisons nos
préparatifs pour passer la nuit. La soirée est admirable, l'atmosphère
si claire, qué nous pouvons distinguer comme de petites raies noires
les mats des vaisseaux à l'ancre dans la baie de Valparaiso, bien
que nous en soyons éloignés de 26 milles géographiques au moins.
Un bâtiment qui double la pointe de la baie toutes voiles dehors
nous apparaît comme un brillant point blanc. Anson s'étonne beau-
coup, dans son Voyage, qu’on ait apercu ses vaisseaux À une aussi
VALLÉE DE QUILLOTA. 277
grande distance de la côte; mais il ne tenait pas assez compte
de la hauteur des terres et de la grande transparence de l'air.
Le coucher du soleil est admirable; les vallées sont plongées
dans l'obscurité, tandis que les pics neigeux des Andes se colorent
de teintes rosées. Quand il fait tout à fait nuit, nous allumons
notre feu sous un petit berceau de bambous; nous faisons griller
notre charqui (morceau de bœuf desséché), nous prenons notre
maté et nous nous sentons tout à fait à l’aise. Il y a un charme
inexprimable à vivre ainsi en plein air. La soirée est parfaitement
calme ; on n'entend de temps en temps que le cri aigu de la viscache
des montagnes ou la note ‘plaintive de l’engoulevent. Outre ces
animaux, peu d'oiseaux ou même d'insectes fréquentent ces mon-
tagnes sèches et arides. |
17 août. — Nous escaladons les immenses blocs de grès qui cou-
ronnent le sommet de la montagne. Comme il arrive fréquemment,
ces rochers sont tout fendillés et brisés en fragments anguleux
considérables. J’observe, toutefois, une circonstance fort remar-
quable : c’est que les surfaces de fente présentent tous les degrés de
fraîcheur ; on aurait dit que certains blocs s’étaient brisés la veille,
d’autres, au contraire, portaient des lichens tout jeunes encore ; sur
d’autres enfin poussaient des mousses fort anciennes. J'étais si par-
faitement convaincu que ces fractures provenaient de nombreux
tremblements de terre que, malgré Toi, je m’éloignais de tous les
blocs qui ne me paraissaient pas bien solides. On peut, d’ailleurs,
facilement se tromper sur ‘un fait de cette nature et je ne fus bien
convaincu de mon erreur qu'après avoir fait l’ascension du mont
Wellington, dans la Terre de Van-Diémen, où il n’y a jamais de
tremblements de terre. Les blocs qui forment le sommet de cette
dernière montagne sont également brisés en morceaux, mais, en
cet endroit, on dirait que les fractures se sont produites il y a des
milliers d'années.
Nous passons la journée au sommet de la montagne, et jamais le
temps ne m’a paru si court. Le Chili, borné par les Andes et par
l'océan Pacifique, s'étend à nos pieds comme une vaste carte. Le
spectacle en lui-même est admirable, mais le plaisir que l'on res-
sent s’augmente encore des nombreuses réflexions que suggère la
vue de la Campana et des chaînes parallèles ainsi que de la large
vallée de la Quillota, qui les coupe à angle droit. Qui peut s’em-
pêcher de s’étonner en pensant à la puissance qui a soulevé ces
montagnes et, plus encore, aux siècles sans nombre qu'il a fallu
378 CHILI CENTRAL,
pour briser, pour enlever, pour aplanir des parties si considérahlos
de ces masses colossales ? Il est bon dans ca gas de se rappaler les
jmmenses couches de cailloux et de sédiments de la Patagonie,
couches qui augmenteraient de tant de milliers de piads la hauteur
des Cordilléres, si on les empilait sur elles. Alors qua j'étais an Pa-
tagonie, je m'étonnais qu'il se soit trouvé une chaîne da montagnes
assez colossale pour fournir de semblables masses sans disparaître
entièrement. Il ne faut pas se laisser aller ici à l’étonnement con-
traire et se mettre à douter que le temps tout-puissant ne parvienne
à changer en cailloux et en boue les gigantesques Cordillères elles-
mêmes. |
Les Andes m’offrent un aspect tout différent da celui auquel je
m'attendais. La limite inférieure des neigos est, bien entendu,
horizontale, et les sommets égaux de la chaine semblent tout à fait
parallèles jusqu'à cette ligne. A de longs intervalles seulement, un
groupe de pointes ou un seul côna indique l’emplacement d'un
ancien cratère oy d'un volcan encore en activité. Ausaj la chaine
des Andes ressemble-t-ella à un mur immense surmonté ca et là
par une tour; ce mur borne admirablement le pays,
De quelque côté qua l’on tourne lex yeux, on voit deg trous de
mines ; la fièvre des mines d’or est telle, au Chili, qu’on a exploré
toutes les partios du pays. Je passe la soirée comme la veille, en
causant auprès du feu avec mes deux compagnons, Lea Guasos du
Chili correspondent aux Gauchos des Pampas, mais ca sont en
somme des êtres tout différents, Le Chili est plus civilisé, aussi les
habitants ont-ils perdu beaucoup de leur caractèra individuel. Les
gradations de rang sont ici bien plus marquées; le Guaso ne
considère pas tous les hommes comme ses égaux et j'ai été tout
surpris de voir que mes compagnons n’aimaient pas à prendre
leurs repas en même temps que mai. Ce sentiment d’inégalité est
une conséquence nécessaire de l’existence d’une aristocratia de
fortune. On dit qu’il y a ici quelques grands propriétaires qui ont
de 133000 à 20000) francs de revenu annuel. C’est là une inégalité
de fortune qui ne se rencontre pas, je crois, dans les pays où l'on
élève le hétail à l’est des Andes, Le voyageur ne trouve plus ici
cette hospitalité sans bornes qui fait refuser tout payament et qui
est offerte de si bonne grâce, que l’on ne peut se faire aucun soru-
pule à l’accepter, Presque partout, au Chili, on vous reçoit pour
la nuit, mais on s'attend à ce que vous donniez quelque chose en
partant le matin et même un homme riche accepte parfaitement
LES GUASOB, 279
3 ou 3 francs. Le Gaucho est un gentleman, tout en étant peut-
être un assassin ; le Guaso, préférable sous quelques rapports, n’est
jamais qu'un homme ordinaire et vulgaire. Bien que ces deux
classes d'hommes aient à peu près les mêmes occupations, leurs
habitudes et leur costume diffèrent ; les particularités qui les dis-
tinguent sont, en outre, universelles dans les deux pays respectifs.
Le Gaucho semble ne faire qu’un avec son cheval, il rougirait de
s'occuper de quoi que ce soit, sauf quand il est sur le dos de sa
monture; on peut louer le Guaso pour Je faire travailler aux
champs. Le premier se nourrit exclusivement de viande; Je second,
presque entièrement de légumes, On ne retrouve plus ici les bottes
blanches, les pantalons larges, la chilipa écarlate, qui constituent
le pittoresque costume des Pampas; au Chili, on porte des jam-
bières de laine verte ou noire pour protéger les pantalons ordi-
naires, Cependant le poncho est commun aux deux pays, Le Guaso
met tout son orgueil dans ses éperons, qui sont ridiculement
grands. J’ai eu occasion de voir des éperons dont la molette avait
6 pouces de diamètre et était armée de trente pointes, Les étriers
atteignent les mêmes proportions, chacun d'eux consiste en un
bloc de bois carré, évidé et sculpté, qui pèse au moins 3 ou 4 livres.
Le Guaso se sert du laco, mieux encore peut-être que le Gaucho,
mais la nature de son pays est telle qu'il ne connaît pas les bolas.
18 août, — En descendant le montagne, nous traversons quel-
ques endroits charmants où se trouvent des ruisseaux et des arbres
magnifiques. Je passe la nuit A l’hacienda où j'ai déjà couché,
puis, pendant deux jours, je remonte la vallée ; je traverse Quillota,
qui est une succession de vergers plutôt qu'une ville, Ces vergers
sont admirables; partout des péchers en fleur. Je vois aussi des
dattiars dans un ou daux endroits; ce sont des arbres magnifiques
et dont l'effet doit être superbe quand on les voit par groupes dans
lea déserts de l'Asie ou de |’Afrique. Je traverse San Felipe, jolie
petite ville qui ressemble à Quillota, La vallée forme ici une de ces
grandes baies ou plaines qui s'étendent jusqu’au pied mêma de la
Cordillére; j'ai déjà parlé de ces plaines comme de l'un des traits
caractéristiques du paysage du Chili, Nous arrivons le soir aux
mines de Jajuel, situées dans un ravin, sur le flanc de la grande
chaine. J’y séjourne cing jours, Mon hôte, surveillant de la mine,
eat un mineur de la Cornouailles fort rusé, mais fort ignorant, Jl a
épeusé une Espagnole et n'a pas l'intention de revenir en Angle-
terre ; il n’en admire pas moins par-dessus tout les mines de son
980 CHILI CENTRAL.
pays natal. Entre autres questions, il me fait celle-ci : « A présent
que Georges Rex est mort, pourriez-vous me dire combien il reste
encore de membres de la famille Rex?» Ce Rex est certainement
parent du grand auteur Finis qui a signé tous les livres.
Les mines de Jajuel sont des mines de cuivre, et on expédie tout
le minerai à Swansea pour l'y faire fondre. Aussi ces mines
ont-elles un aspect singulièrement tranquille quand on les compare
à celles de l’Angleterre : il n’y a ici ni fumée, ni hauts fourneaux,
ni machines à vapeur qui troublent la solitude des montagnes
environnantes.
Le gouvernement chilien, ou plutôt la vieille loi espagnole encore
en vigueur, encourage de toutes façons la recherche des mines.
Moyennant un droit de 5 francs, la personne qui découvre une
mine a le droit de l’exploiter, quel que soit l'endroit où elle se
trouve; avant de payer ce droit, elle peut continuer ses recherches
pendant vingt jours, méme dans le jardin de son voisin.
On sait actuellement que la méthode employée au Chili pour
exploiter les mines est de beaucoup la moins dispendieuse. Mon hôte
me dit que les étrangers ont introduit dans le pays deux amélio-
rations principales: 4° la réduction, par un grillage, des pyrites de
cuivre ; ces pyrites constituent le minerai le plus commun de la
Cornouailles ; aussi les mineurs anglais furent-ils très-étonnés, à
leur arrivée, de les voir rejeter ici comme n'ayant aucune valeur ;
2 le concassage et le lavage des scories provenant desanciennes four-
naises, ce qui permet de recouvrer une grande quantité de parcelles
de métal. J’ai vu des mules porter à la côte une cargaison de ces
scories destinées à l'exportation en Angleterre. Mais le premier cas
est de beaucoup le plus curieux. Les mineurs chiliens étaient si con-
vaincus que les pyrites de cuivre ne contiennent pas un atome de
métal, qu'ils se moquérent de l'ignorance des Anglais ; ceux-ci, à
leur tour, ne manquérent pas de se moquer des Chiliens et ache-
tèrent les veines les plus riches de minerai moyennant quelques
dollars: Il est fort curieux que, dans un pays où on exploite les
mines depuis si longtemps, on n'ait jamais découvert un procédé
aussi simple que celui du grillage pour chasser le soufre avant la
fonte. On a introduit aussi quelques améliorations dans les machines
les plus simples; mais aujourd’hui encore (1834) on épuise quelques
mines en transportant l’eau à dos d'homme dans des sacs de cuir!
Les ouvriers mineurs travaillent beaucoup. On leur donne très-
peu de temps pour leurs repas et, en hiver comme en été, ils se
JAJUEL. 284
mettent au travail avec le jour et ne cessent qu’à la nuit. Ils recoi-
vent 25 francs par mois, plus leur nourriture; pour déjeuner, on
leur donne seize figues et deux petits morceaux de pain; pour
diner, des fèves cuites à l’eau ; pour souper, du blé concassé et grillé.
Iis ne mangent presque jamais de viande ; car, sur leurs 300 francs
par an, il leur faut s'habiller et nourrir leur famille. Les mineurs
qui travaillent 4 l’intérieur de la mine reçoivent 31 fr. 25 par
mois; on leur donne, en outre, un peu de charqui; mais ces
hommes ne quittent Ja triste scéne de leur travail qu’une fois tous
les quinze jours ou toutes les trois semaines.
Quel plaisir n’éprouvai-je pas, pendant mon séjour à Jajuel, a
escalader ces immenses montagnes! La géologie du pays est fort
intéressante, il est facile de le comprendre. Les roches brisées,
soumises à l’action du feu, traversées par d’innombrables dykes
de diorite, prouvent quelles formidables cammotions ont eu lieu
autrefois. Le paysage ressemble beaucoup à celui que l’on peut
voir auprès de la cloche de Quillota : des montagnes sèches et
arides, couvertes çà et 14 de buissons au rare feuillage. Cependant
il ya ici un grand nombre de cactus ou plutôt d’opuntias. J’en
mesurai un qui affectait la forme d’une sphère et qui, y compris
les épines, avait 6 pieds 4 pouces de circonférence. La hauteur
de l’espèce commune, branchue, est de 12 à 15 pieds, et la circon-
férence des branches, y compris les épines, entre 3 et 4 pieds.
Une chute de neige considérable sur les montagnes m’empéche,
pendant les deux derniers jours de mon séjour, de faire quelques
excursions intéressantes. J’essaye de pénétrer jusqu’à un lac que
les habitants, je n’ai jamais pu savoir pourquoi, considèrent comme
un bras de mer. Pendant une séche@esse terrible, on proposa de
creuser un canal pour amener dans la plaine l’eau de ce lac; mais
le padre, après une longue consultation, déclara que c'était là
chose trop dangereuse, car tout le Chili serait inondé si, comme
on le supposait généralement, le lac communiquait avec le Paci-
fique. Nous montons à une grande hauteur, mais nous nous perdons
dans les neiges et nous ne pouvons atteindre ce lac étonnant ;
nous devons donc rebrousser chemin, mais ce n’est pas sans
difficultés. J’ai cru un instant que nous perdrions nos chevaux, car
nous n’avions aucun moyen de juger de l'épaisseur de la couche
de neige, et les pauvres bêtes ne pouvaient avancer que par sou-
bresauts. A en juger par le ciel chargé de nuages, une nouvelle
tempête de neige se préparait ; aussi ce ne fut pas sans un grand
aga CHILI CENTRAL.
sentiment de satisfaction que nous arrivâmes chez notre hôte. A
peine étionsnous de retour, que la tempéte se déchainait dans
toute sa violence; il était très-heureux pour nous qu'elle n'eût pas
commencé trois heures plus tôt.
86 août. — Nous quittons Jajuel et nous travarsons une seconde
fois le bassin de San Felipe, Il fait un temps admirable, et l’atmos-
phere est d’une grande pureté. L’épaisse couche de neige qui
vient de tomber fait admirahlement ressortir les formes de l’Acon-
cagua et de la chaîne principale; le spectacle ost imposant. Nous
nous dirigeons actuellement vers Santiago, capitale du Chili, Nous
traversons la Cerro del Talguen et nous passons la nuit dans un
petit rancho. Notre hôte a plus que de l'humilité quand il compare
le Chili aux autres pays : « Quelques-uns voient avec les deux
yeux, d’autres avec un ail; mais, pour ma part, je crois que le
Chili n’y voit pas du tout, »
97 août. — Après avoir traversé plusieurs collines peu élevées,
nous descendons dans la petite plaine de Guitron, entourée de
tous côtés par des collines. Dans des bassins tels que celui-ci,
bassins situés de 1000 à 9 000 pieds au-desius du niveau da la mer,
deux espèces d’acacia, aux formes rabougries, croissent en grand
nombre, mais ils sont très-espacés les uns des autres. On na trouve
jamais ces arbres près de la côte ; c’est un autre trail caractéris-
tique à ajouter à ceux qu’offrent déjà ces bassins. Nous traversons
une petite chaîne de collines qui sépare Guitron de la grande
plaine où se trouve Santiago. Du haut de cette chaîne, la vue est
admirable : une plaine parfaitement plate, couverte en partie par
des bois d’acacia ; au loin, la ville s’adossant à la base des Andes,
dont les pics neigeux reflètené toutes les teintes du soleil couchant.
Au premier coup d’oil on reconnaît que cette plaine représente
une ancienne mer intérieure, Dès que nous sommes dans la
plaine, nous mettons nos montures au galop et nous arrivons à
Santiago avant qu'il fasse tout à fait nuit.
= Je passe una semaine fort agréable dans cette ville. J'occupais
mes matinées à aller visiter divers points de la plaine; le soir, je
dinais avec plusieurs négociants anglais dont l'hospitalité est bien
connus, Une source de plaisir continuel est da grimper sur la
rocher (Saint-Lucia) qui se trouve au centre méme de la ville. De
là, la vue est fort jolie et, comme je l'ai dit, toute particulière,
On me dit que ce caractère est commun aux villes construites sur
les grandes plates-formes du Mexique. Inutile de parler de la ville
LES SOURCEA DE CAUQUENES. 388
en détail, elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que Buenos
Ayres, bien que construite sur jg même plan, Je suis arrivé ici en
faisant un assez Jong circuit vers le nord, Aussi je me décide à
retourner à Valparaiso en faisant une excursion un peu plus consi»
dérable encore, mais catta fois au sud de la route directe,
8 septembre. — Nous arrivons vers midi à un de ces ponts sua~
pandus faits en peaux, ponts qui traversent le Maypu, grand fleuve
au courant rapide, qui coule à quelques lieues au sud de Santiago,
Triste chose que ces ponts, La tablier, qui sa prête à tous les mou-
vaments des cordes qui le soutiennent, consiste en morceaux de
bois placés les uns auprès dag autres ; à chaque instant se présente
un trou et, sous le poids d’un homme conduisant son cheval par
la bride, tout le pont oscille d’une façon terrible, Dans la soiréa,
nous arrivons à une ferme fort confortable et nous nous trouvons
en présence de plusieurs señoritas fort jolies, Je suis entré dans
une de leurs églises, poussé par la simple curiosité, ca qui les acan-
dalise beaucoup, Puis elles me disent : « Pourquoi ne davenez-vous
pas chrétien ? car notre religion est Ja saule vraie, » Ja leur affirme
que moi aussi je suis chrétien, quoique ne |’étant pas de la même
façon qu’elles. Mais elles ne veulent pas me croire, « Vos prêtres,
vos évêques même, ne se marient-ils pas? » ajoutent-elles. Un
évêque se marier! c’est ce qui les frappe le plus; elles ne savent
si alles doivent rire ou sa sçandaliser de cette énormité,
6 septembre, — Nous nous dirigeons droit vers le sud et nous
passons la nuit à Rancagua, La route traverse une plaine étroits,
hornée d’un côté par des collines élavées, at de l’autre par la Cor-
dilière, Le lendemain nous remontons la vallée du rio Cachapual,
où se trouvent les bains chauds da Canquenes, ai longtemps célè-
bres pour leurs propriétés médicinales, Dans les régions les moins
fréquentées, on enlève ordinairement Jeg ponts suspendus pendant
l'hiver, parce que les eaux sont alors fort basses, C’est ce que l'en
a fait dans cette vallée, aussi sommes-nous obligés de traverser le
torrent à cheval, Le passage est désagréable, car l'eau écume et
court si rapidement sur le lit du torrent formé de grosses piarres
arrondies, que la tête vous fourne au point qu'il est difficile de dire
si votre cheval avance ou reste en place. En été, lors de la fonte
des neiges, il est impossible de traverser ces torrents à gué; leur
force et leur fureur sont alors extraordinaires, comme on peut le
voir par des signes évidents sur les deux rives. Dans la soirée, nous
arrivons aux bains et nous y restons cinq jours, sur lesquels, mal-
284 CHILI CENTRAL.
heureusement, la pluie nous retient enfermés deux jours entiers.
Les constructions consistent en un carré formé de misérables huttes,
dont chacune ne contient qu’une table et un banc. Ces bains sont
situés dans une vallée étroite et profonde qui contourne le flanc de
la Cordillère centrale. C’est un lieu tranquille et solitaire qui ne
manque pas de grandes beautés sauvages.
Les sources minérales de Cauquenes s’échappent d'une ligne de
dislocation traversant un massif de roches stratifiées ; partout on
voit les preuves de l’action de la chaleur. Une quantité considé-
rable de gaz s'échappe avec l’eau et par les mêmes orifices. Bien
que les sources ne soient éloignées que de quelques mètres les unes
des autres, elles ont des températures fort différentes ; ceci semble
provenir d’un mélange inégal d’eau froide ; celles, en effet, qui ont
la température la plus basse ont perdu toute espèce de goût miné-
ral. Après le grand tremblement de terre de 1822, les sources ces-
sèrent de couler et l’eau ne reparut guère qu’au bout d’un an. Le
tremblement de terre de 1835 les affecta considérablement aussi,
car leur température passa soudain de 118 à 92 degrés F. (47°,7 à
33°,3 c.)'. I] semble probable que des commotions souterraines doi-
vent affecter davantage les eaux minérales provenant de grandes
profondeurs que celles qui viennent d’une petite distance au-dessous
de la surface. Le gardien des bains m’a affirmé que les sources sont
plus chaudeset plus abondantes en été qu’en hiver. Qu’elles soient
plus chaudes, cela est tout naturel, car il doit y avoir pendant la
saison sèche un mélange moins considérable d’eau froide; mais
qu'elles soient plus abondantes paraît, au premier abord, étrange
et contradictoire. On ne peut donc, je crois, attribuer cette aug-
mentation périodique pendant l’été qu’à la fonte des neiges, et ce-
pendant les montagnes couvertes de neige pendant cette saison se
trouvent à 3 ou 4 lieues des sources. Je n'ai aucune raison pour
mettre en doute la véracité du gardien, qui, ayant vécu plusieurs
années dans cet endroit, doit avoir parfaitement remarqué ces
changements. Mais, si le fait est vrai, il est extrêmement curieux ;
il faut supposer, en effet, que l’eau provenant de la fonte des
neiges traverse des couches poreuses pour descendre jusqu’à la
région de la chaleur, puis qu’elle est de nouveau rejetée à la sur-
face par la ligne de roches disloquées à Cauquenes. La régularité
du phénomène semblerait indiquer, en outre, que, dans ce dis-
Caldcleugh, dans Philosoph. Transact.. pour 1836.
ILES FLOTTANTES. 285
trict, la région des roches échauffées ne se trouve pas à une grande
profondeur.
Je remonte la vallée jusqu'au point habité le plus éloigné. Un
peu au-dessus de ce point, la vallée de Cachapual se divise en deux
ravins extrêmement profonds qui pénètrent directement dans la
chaîne principale. Je fais l'ascension d'une montagne en forme de
pic, qui a probablement plus de 6 000 pieds de hauteur. Là, comme
partout ailleurs dans ce pays, on se trouve en présence de scènes
qui offrent le plus profond intérêt. C’est par l’un de cesravins que
Pincheira pénétra dans le Chili pour ravager toute la contrée avoi-
sinante. C’est ce même individu qui attaqua une estancia sur les
bords du rio Negro, attaque dont j'ai déjà parlé. Pincheira est un
Espagnol renégat de demi-caste, qui rassembla une grande troupe .
d'Indiens et s’établit sur le bord d’une rivière dans les Pampas,
établissement que n’ont jamais pu découvrir les troupes envoyées
à sa poursuite. 1l part de ce point et, traversant les Cordillères par
des passages inconnus, il vient ravager les fermes, s'empare des
troupeaux et les conduit à son habitation secrète. Pincheira est un
écuyer de premier ordre, ainsi que tous ses compagnons d’ailleurs,
car il a pour principe invariable de casser la tête à quiconque ne
peut pas le suivre. C’est contre ce chef de bandits et quelques autres
tribus indiennes errantes que Rosas faisait la guerre d’extermina-
tion dont j’ai parlé.
43 septembre. — Nous quittons les bains de Cauquenes, nous
regagnons la grande route et nous passons la nuit au rio Claro. De
là je me rends à la ville de San Fernando. Avant q’y arriver, le
dernier bassin intérieur forme une immense plaine qui s’étend si
loin vers le sud, que les pics neigeux des Andes, qui la bornent dans
cette direction, paraissent absolument sortir de la mer. San Fer-
nando est situé à 40 lieues de Santiago ; c’estle point sud extréme
de mon voyage, car en quittant cette ville nous nous dirigeons
vers la côte. Nous passons la nuit aux mines d’or de Yaquil, exploi-
tées par M. Nixon, un Américain qui me rend fort agréables les
quatre jours que je passe chez lui. Le lendemain matin nous allons
visiter les mines, situées à une distance de quelques lieues, près le
sommet d’une haute colline. En chemin, nous apercevonsle lac de
Tagua-Tagua, célèbre par ses îles flottantes qu'a décrites M. Gay *.
1 Annales des sciences naturelles, mars 1838. M. Gay, naturaliste distingué et
fort actif, étudiait alors toutes les branches de l’histoire naturelle du Chili.
880 CHILI OENTRAL.
Cos tles 86 comiposént de tiges dé plantes moftes enchevdtrées les
unes dans les autres ; à la surface poussent d'autres plantes. Orfdi«
dinairement circulaires, ces îles atteignent une épaisseut de 4 à
6 pieds, dont la plus grande partie est submergée. Selon le côté
d'où souffle ls vent, elles passent d’un côté À l’autre du lac et trans-
portent souvent des chevaux et des bestiaux on guise de passugers.
La pâleur de la plupart des mineurs me frappé À tel point,
que je m'inquiète de leur état de santé auprès de M. Nixon. La
Mine à 450 pieds (135 mètres) de profondeur et chaque homme
remonte A la surface 200 livres (90 kilogrammes) pesant de
pierres, Avec cette chargé sur les épaules, le mineur doit grim-
pet à dés ontailles faites dans des troncs d'arbres disposés en
gigzag dans le puits. Des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans, nus
jusqu’à la ceinture, remontent avec cette charge considérable. Un
homme vigoureux, qui n’est pas habitué À ce travail, a fort A faire
fieh que pour hisser son propre corps et arrive À la surface tout
Couvert de sueur. Malgré ce traÿail si dur, ils sé nourrissent exclu:
sivement de fèves bouillies et de pain. Ils préféreraient le pain
sec, mais leurs maîtres, s’apércevant que cet aliment seul ne leut
pérthet pas un travail aussi soutenu, les traitent comme des che-
vaux et les forcent à manger les fèves. Ils gagnent un peu plus
qu'aux mines de Jajuel ; on leur donne de 30 à 35 francs par
mois. Ils ne quittent la mine qu'une fois toutes lés trois semaines :
ils péuvent alors passer deux jours chez eux. Un des règlements de
la mine m'a paru bien sévère, mais le propriétaire s'en loue beau-
coup. Le seul moyen de voler de l’or est de cacher un tiorceau de
minerai et de l'emporter quand l’occasion sé présente : ot, si le
surveillant trouve un morceau de minerai caché, on en calcule la
valeur et on retient cette valeur entière sur les gages dé chacuii
des Ouvriers employés dans la mine. A moins d’être tous d’avcotd,
ils sont done obligés de se surveiller les uns les autres,
On transporte le minerai au moulin, où on le réduit ett poudre
impalpable; le lavage enlève toutes les parties légères de cette
poudre etl’amalgamation finit pars’ emparer de toute la poudre d’or,
Un lavage paraît un procédé fort simple; il n’en est pas moins fort
admirable de voir comment l'adaptation exacte de la force du cou-
rant d’eau À la gravité spécifique de l’or sépare le métal de la ma:
trice réduite en poudre, qui le tenait enfermé. Le fluide boueux
qui sort des moulins se réunit dans des réservoirs, où on le laisse
reposer, puis On étanche l’eau, on enlève le dépôt et on le dispose
MINES ET MINEURS. 867
en tas. Il se produit alors une action chimique considérable : dea
sels de plusieurs sortes apparaissent à la surface et la masse en-
tière devient fort dure. On laisse le tas en cet état pendant un an
ou deux, puis on soumet cette terre aurifère à un nouveau lavage,
et l’or apparaît. On peut répéter ce procédé six ou sept fois sur la
même terre, mais l’or produit est chaque fois en plus petite quan-
tité et le temps nécessaire pour engendrer l'or, comme disent les
indigènes, est plus considérable. Il n’est pas douteux que l’action
chimique dont nous venons de parler n’agisse sur quelque combi:
naison dans laquelle se trouve l'or et ne mette le métal à nu. La
- découverte d’un procédé qui permettrait d'obtenir ce résultat
sans qu'on ait besoin de réduire le minerai en poussière augmen-
terait la valeur de ce minerai dans une proportion considérable,
Il est fort curieux de voir comment les petites parcelles d’or, ré-
pandues de tous côtés et ne s’oxydant pas, finissent par former une
masse assez considérable. Il y a quelque temps, des mineurs sans
ouvrage obtinrent la permission de gratter la terre autour de la
maison et du moulin ; puis ils lavèrent cette terre et en retirèrent
de l’or pour une valeur de 30 dollars. C’est là la contre-partie
absolue de ce qui se passe dans la nature. Les montagnes se désa-
grégent et finissent par disparaître, entraînant dans leur ruine les
veines métalliques qu'elles peuvent contenir, Les rochers les plus
durs se transforment en boue impalpable, les métaux ordinaires
s’oxydent, et roches et oxydes métalliques sont entraînés au loin ;
muis l'or, le platine et quelques autres métaux sont presque indes-
tructibles, leur poids les fait toujours descendre et ils restent en
arrière. Après que des montagnes entières ont été soumises à ce
broiement et à ces lavages successifs par la main de la nature, le
résidu devient métallifère et l’homme trouve alors son avantage à
compléter l’œuvre de la séparation,
Quelque triste que soit la position des mineurs on en peut juger
d’après ce que j’ai dit plus haut c’est une position fort enviée, car
celle des ouvriers agricoles est encore bien plus dure. Les gages de
ces derniers sont moins élevés et ils se nourrissent presque exclusi-
vement de fèves. Cette pauvreté provient principalement du système
féodal qui préside à la culture des terres; le propriétaire donne au
paysan une petite pièce de terre sur laquelle celui-ci peut construire
son habitation et qu'il peut cultiver ; mais, en échange, le paysan
lui doit son travail ou celui d’un remplaçant pendant toute sa vie
et cela tous les jours et sans recevoit de gages. Aussi le pére de
288 CHILI CENTRAL.
famille n’a-t-il personne qui puisse cultiver le terrain qui lui appar-
tient jusqu’à ce qu'il ait un fils assez âgé pour le remplacer dans
le travail qu'il doit au propriétaire. Il n’y a donc pas lieu de
s'étonner que la pauvreté soit extrême chez les ouvriers agricoles
de ce pays.
Il y a quelques vieilles ruines indiennes dans le voisinage, et on
m'a montré une des pierres perforées, lesquelles, d’après Molina,
se trouvent en nombre considérable dans quelques endroits. Ces
pierres affectent une forme circulaire aplatie ; elles ont de 5 à
6 pouces de diamètre et un trou les traverse de part en part. On a
supposé assez ordinairement qu'elles devaient servir de têtes pour
les massues, bien qu’elles paraissent peu propres à cet usage. Bur-
chell ‘ constate que quelques tribus de l'Afrique méridionale arra-
chent les racines en se servant d'un bâton pointu à une de ses
extrémités, et que, pour augmenter la force et le poids de ce bâton,
on place à l’autre extrémité une pierre perforée. 11 est probable
que les Indiens du Chili ont anciennement employé quelque gros-
sier outil agricole analogue.
Un jour, un naturaliste allemand, nommé Renous, vint me voir
et presque en même temps arriva un vieux notaire espagnol. Leur
conversation m’amusa beaucoup. Renous parle si correctement
l'espagnol, que le vieux notaire le prit pour un Chilien. Renous,
parlant de moi, demanda à son interlocuteur ce qu'il pensait du
roi d'Angleterre qui envoyait au Chili un homme dont la seule
occupation était de chercher des lézards et des scarabées, et de
casser des pierres. Le vieillard réfléchit profondément pendant quel-
ques instants, puis il répondit : « Cela me paraît fort louche —Hay
un gato encerrado aqui (il y a un chat caché là-dessous). Personne
n’est assez riche pour dépenser autant d'argent dans un but aussi
inutile. C’est louche, je le répète; si nous envoyions un Chilien
remplir la même mission en Angleterre, je suis persuadé que le roi
de ce pays le chasserait immédiatement. » Or, ce vieillard appartient,
par sa profession, aux classes les plus instruites et les plus intelli-
gentes. Renous lui-même confia, il y a deux ou trois ans, quelques
chenilles à une jeune fille de San Fernando en lui recommandant
de les bien nourrir; il voulait se procurer les papillons. Le bruit
de la mission confiée à la jeune fille se répandit dans la ville; les
padres et le gouverneur s’émurent; il y eut une longue consulta-
t Burchell, Travels, vol. Il, p. #8.
LE PUMA. 289
tion : on convint qu'il devait y avoir quelque hérésie là-dessous,
et Renous fut arrêté dès son retour dans la ville.
19 septembre. — Nous quittons Yaquil ; nous suivons une vallée
fort plate formée dans les mêmes conditions que celle de Quillota
et dans laquelle coule le rio Tinderidica. Nous nous trouvons à
quelques milles seulement au sud de Santiago, et déjà le climat est
beaucoup plus humide; aussi rencontrons-nous quelques beaux
pâturages naturels où l'irrigation est inutile.
Le 20, nous suivons cette vallée, qui finit par se transformer en
une grande plaine qui s'étend de la mer jusqu'aux montagnes
situées à l’ouest de Rancagua. Bientôt disparaissent les arbres et
même les buissons ; aussi les habitants ont-ils autant de difficulté
que ceux des Pampas à se procurer du combustible. Je n’avais
jamais entendu parler de ces plaines et je suis fort surpris, je l’a
voue, de les trouver au Chili. Ces plateaux se trouvent placés à
différentes altitudes et sont entrecoupés de larges vallées à fond
plat; ces deux circonstances indiquent, comme en Patagonie, l'ac-
tion de la mer sur des terres soulevées lentement. On remarque de
profondes cavernes, creusées sans aucun doute par les vagues, dans
les falaises perpendiculaires qui bordent ces vallées ; l’une de ces
cavernes est célèbre sous le nom de Cueva del Obispo ; elle servait
autrefois au culte catholique. Je me sens très-souffrant pendant la
journée ; je ne devais pas, d’ailleurs, recouvrer la santé avant la
fin d'octobre.
22 septembre. — Nous continuons à traverser des plaines fort
vertes, mais où il n’y a pas un seul arbre. Le lendemain, nous
atteignons une maison près de Navedad, sur le bord de la mer, et
un riche haciendero nous offre l'hospitalité. J’y reste deux jours et,
bien que fort souffrant, je recueille quelques coquilles marines
dans les couches tertiaires.
24 septembre. — Nous nous dirigeons actuellement vers Val-
paraiso, où j'arrive le 27 avec heaucoup de peine. Je suis obligé de
me mettre au lit et je ne puis plus quitter la chambre jusqu’à la
fin d’octobre. Je demeure pendant tout ce temps chez M. Corfield
et je ne saurais dire toutes les bontés qu'il a eues pour moi.
J’ajouterai ici plusieurs observations sur quelques animaux et
sur quelques oiseaux du Chili. Le puma, ou lion de l'Amérique
méridionale, est assez commun. Cet animal habite les contrées les
plus diverses; on le trouve, en effet, dans les foréts équatoriales,
19
290 CHILI CENTRAL.
dans les déserts de la Patagonie et jusque sous les latitudes (33 et
54 degrés) froides et humides de la Terre de Feu. J’ai observé ses
traces dans la Cordillére du Chili central, à une altitude d’au
moins 10000 pieds. Dans la province de la Plata, le puma se nourrit
principalement de cerfs, d’autruches, de viscaches et d’autres petits
quadrupèdes ; il attaque rarement les bestiaux et les chevaux, et
l'homme plus rarement encore. Au Chili, au contraire, il détruit
beaucoup de jeunes chevaux et de jeunes bestiaux, probablement
à cause de la rareté des autres quadrupédes; j’ai appris aussi qu'il
avait, pendant mon séjour, tué deux hommes et une femme. On
affirme que le puma tue toujours sa proie en lui sautant sur les
épaules et en tirant à lui, au moyen d’une de ses pattes, la tête de
sa victime jusqu’à ce que la colonne vertébrale se brise. J’ai vu,
en Patagonie, des squelettes de guanacos dont le cou était ainsi
disloqué.
Le puma, après s'être gorgé, recouvre de branches d'arbres le
cadavre de sa proie et se couche auprès pour le surveiller. Cette
habitude le fait souvent découvrir, car les condors descendent de
temps en temps pour prendre leur part du festin, mais chassés im-
médiatement, ils s’enlévent tous à tire-d’aile. Le Guaso sait alors
qu'il y a là un lion qui veille sur sa proie, la nouvelle se répand
bien vite, et hommes et chiens se mettent en chasse. Sir F. Head
dit qu'un Gaucho des Pampas, en voyant simplement quelques
condors tournoyer dans l’air, se mit à crier: «Un lion! » J’avouen’en
avoir jamais rencontré aucun qui se vantât de pouvoir découvrir
un lion dans ces circonstances. On affirme qu’un puma trahi par
cette veille auprès de sa proie et auquel, en conséquence, on a donné
la chasse perd à jamais cette habitude; dans ce cas, il se gorge,
puis s'éloigne au plus vite. On tue facilement le puma. Dans les
pays de plaines, on l’enserre d’abord dans les bolas, puis on lui
lance un laco et on le traîne à terre jusqu’à ce qu’il devienne
insensible. À Tandeel (au sud de la Plata) on m’a dit qu’en trois
mois on en avait tué cent de cette façon. Au Chili, on les chasse
ordinairement jusqu’à ce qu'on les ait acculés à quelques arbres
ou à un buisson, puis on les tue à coups de fusil ou on les fait
attaquer par les chiens. Les chiens employés à cette chasse appar-
tiennent à une race particulière appelée leoneros ; ce sont des
animaux faibles, minces, ressemblant à des bassets à longues
jambes, mais qui ont un instinct tout particulier pour cette chasse.
On dit que le puma est fort rusé ; quand on le poursuit, il revient
OISEAUX. 291
souvent sur sa piste précédente, puis il fait soudain un énorme
bond de côté et attend tranquillement que les chiens aient passé,
C’est un animal trés-silencieux, il ne pousse aucun cri, méme
quand il est blessé, et à peine entend-on quelquefois son rugis-
sement pendant la saison des amours.
Les oiseaux les plus remarquables sont peut-être deux espèces
du genre Pteroptochos ,(Megapodius et Albicollis de Kittlitz). Le
premier, auquel les Chiliens donnent le nom de £{ Turco, est aussi
grand que la litorne, avec laquelle il a quelque ressemblance; mais
ses pattes sont beaucoup plus longues, sa queue plus courte et son
bec plus fort; il est brun rougeâtre. Le turco est assez commun.
Jl vit sur le sol, caché dans les buissons épars ca et là sur les
collines sèches et stériles. On peut le voir de temps en temps, la
queue relevée, passer rapidement d’un buisson à un autre. Il suffit
d’un peu d'imagination pour en arriver à croire que l'oiseau a
honte de lui-même et comprend combien il est ridicule. Quand on
le voit pour la première fois, on est tenté de s’écrier : « Un spé-
cimen horriblement mal empaillé s’est échappé d’un muséum et
est revenu à la vie. » Il est fort difficile de l’amener à s'envoler, il
ne court pas, il ne fait que sauter. Les différents cris étourdissants
qu'il pousse quand il est caché dans les buissons sont aussi étranges
que peut l'être son aspect. On dit qu’il construit son nid dans un
trou profond, au-dessous de la surface du sol. J'en ai disséqué
plusieurs spécimens ; le gésier, très-musculaire, contenait des
insectes, des fibres végétales et des cailloux. Etant donnés son
Caractère, ses longues pattes, ses pieds destinés à gratter le sol, la
membrane qui recouvre ses narines, ses ailes courtes et arquées, il
semble que cet oiseau relie dans une certaine mesure les grives à
l'ordre des gallinacés.
La seconde espèce (Pteroptochos albicollis) ressemble à la pre-
mitre comme forme générale. On l’appelle Tapacolo ou « couvre
ton postérieur », et cet éhonté petit oiseau mérite bien ce nom,
car il porte sa queue plus que relevée, c’est-à-dire inclinée vers sa
tête. IL est fort commun; il fréquente le pied des haies et des
buissons répandus sur les collines stériles où un autre oiseau trou-
verait à peine des moyens de subsistance. 11 ressemble beaucoup au
turco par la façon dont il cherche sa nourriture, par sa vivacité &
s’élancer hors des buissons et à y rentrer, par ses habitudes soli-
taires, par son peu d’empressement à se servir de ses ailes et par
la manière dont il fait son nid; quoi qu’il en soit, il n’a pas un
292 CHILI CENTRAL.
aspect tout à fait aussi ridicule. Le tapacolo est très-rusé ; s’il est
effrayé, il se cache à la base d’un buisson, reste immobile pendant
quelque temps, puis, avec la plus grande adresse et sans faire le
moindre bruit, il essaye de gagner le côté opposé du buisson qui
le cache. C'est aussi un oiseau fort actif, il pousse à chaque instant
des cris différents et très-singuliers ; quelques-uns de ces cris
ressemblent au roucoulement des tourterelles, d’autres au glouglou
de l’eau, d’autres enfin ne peuvent se comparer à rien. Les paysans
disent qu’il change de cri cinq fois par an, selon les changements
de saison, je suppose !.
On trouve en grand nombre deux espèces d’oiseaux-mouches.
Le Trochilus forficatus fréquente (une étendue de 2500 milles
(4 000 kilomètres) sur la côte occidentale, depuis le pays chaud et
sec, aux alentours de Lima, jusqu'aux forêts de la Terre de Feu, où
on peut le voir voletant au milieu des tempêtes de neige. Dans
l’île boisée de Chiloé, où le climat est si humide, ce petit oiseau,
qui se pose deci, delà, sur le feuillage tout détrempé, est peut-être
plus abondant qu'aucune autre espèce. J’ai ouvert l’estomac de
plusieurs spécimens tués dans différentes parties du continent et,
dans tous, j'ai trouvé des restes d'insectes en aussi grand nombre
que dans l'estomac d'un grimpereau. Quand, en été, cette espèce
émigre vers le sud, elle est remplacée par une autre espèce qui
arrive, du nord. Cette seconde espèce, Zrochilus gigas, est un
oiseau fort gros pour la famille délicate à laquelle il appartient.
Son vol est fort singulier; comme tous les autres membres de cette
famille, il passe de place en place avec une rapidité qu'on peut
comparer à celle du Syrphe, chez les mouches, et à celle du
Sphinx chez les papillons ; mais quand il plane sur une fleur, il bat
des ailes avec un mouvement lent et puissant qui ne ressemble en
rien au mouvement vibratoire commun à presque toutes les
espèces et qui produit le bourdonnement que ces oiseaux font en-
tendre. Je n’ai jamais vu aucun autre oiseau chez lequel (ce qui
s’observe d’ailleurs chez le papillon) la force des ailes paraisse aussi
1 Fait remarquable, Molina, qui a décrit en détail tous les oiseaux et tous les
animaux du Chili, ne parle pas une seule fois de ce genre, dont les espèces sont
si communes et les habiludes si extraordinaires. Est-ce parce qu'il ne savait
comment les classer et a-t-il pensé en conséquence qu'il était plus prudent de
garder le silence? C’est 1a, dans tous les cas, un exemple de plus des nombreuses
omissions que font les auteurs sur les sujets mémes où on devrait le moins s’y
attendre.
OISEAUX. 298
considérable, comparativement au poids du corps. Quand il plane
sur une fleur, sa queue s’ouvre et se ferme sans cesse, absolument
avec le mouvement d’un éventail, et le corps se trouve dans une
position presque verticale. Ge mouvement de la queue paraît lester
l'oiseau et le soutenir dans l'intervalle des battements d'ailes.
Bien qu'il vole de fleur en fleur à la recherche de sa nourriture,
son estomac contient ordinairement un grand nombre d'insectes
qui font, je crois, beaucoup plus que le miel, l’objet de ses pour- -
suites. Cette espèce, comme presque toutes celles qui appartien-
nent à cette famille, pousse des cris extrêmement aigus.
CHAPITRE XIII
Chiloé. — Aspect général. — Excursion en bateau. — Indigènes. — Castro. —
Renard domestique, — Ascension du San-Pedro. — Archipel des Chonos.
— Péninsule de Tres Montes, — Chaine granitique. — Matelots naufragés. —
Port de Low. — Pomme de terre sauvage. — Formation de la tourbe — Myo-
potamus, loutre et souris. ~ Le cheucau et l'oiseau aboyeur. — Opétiorhyn-
chus, — Caractère singulier de l'ornithologie. — Pétrels.
Chiloé et les iles Chonos.
10 novembre 1834.— Le Beagle quitte Valparaiso et se dirige vers
le sud pour relever les côtes de la partie méridionale du Chili, celles
de l'île de Chiloé et visiter ces îles nombreuses connues sous le
nom d’archipel Chonos, en poussant jusque vers la péninsule de
Tres Montes. Le 21, nous jetons l’ancre dans la baie de San Carlos.
capitale de Chiloé.
Cette ile a environ 90 milles (145 kilomètres) de longueur sur
une largeur d’un peu moins de 30 milles (48 kilomètres). Elle est
entrecoupée de collines, mais non pas de montagnes, et recouverte
absolument d’une immense forèt, excepté là où on a défriché quel-
ques champs autour de huttes couvertes en chaume. A une cer-
taine distance, on croirait revoir la Terre de Feu, mais, vus de
plus près, les bois sont incomparablement plus beaux. Un grand
nombre d'arbres toujours verts, des plantes au caractère tropical,
remplacent ici les sombres et tristes hêtres des côtes méridionales.
En hiver le climat est détestable ; il ne fait pas, d’ailleurs, beaucoup
plus beau en été. Je crois qu’il y a, dans les régions tempérées, peu
de parties du monde où il tombe autant de pluie. Le vent y souffle
toujours en tempête, le ciel est toujours couvert ; une semaine
entière de beau temps est presque un miracle. Il est même difficile
d’apercevoir la Cordillère ; pendant tout le temps qu’a duré notre
premier séjour, nous n’avons aperçu qu’une seule fois le volcan
d’Osorno et c'était avant le lever du soleil; à mesure que le soleil
s'élevait, la montagne disparaissait graduellement dans les profon-
ASPECT DU PAYS. 295
deurs brumeuses du ciel, et ce lent effacement ne manqua pas
de nous intéresser vivement.
A en juger par leur teint et par leur petite taille, les habitants
semblent avoir trois quarts de sang indien dans les veines. Ge sont
des gens humbles, tranquilles, industrieux. Bien que le sol fertile
provenant de la décomposition des roches volcaniques soutienne
une luxuriante végétation, le climat n’est cependant pas favorable
aux produits qui ont besoin de soleil pour arriver à maturité. Il y
a peu de pâturages pour les grands quadrupédes ; en conséquence,
les principaux aliments sont les cochons, les pommes de terre et le
poisson. Les habitants portent tous d’épais vêtements de laine que
chaque famille tisse elle-même et qu’on teint en bleu avec de l’in-
digo. Toutefois tous les arts sont encore à l’état le plus grossier
et, pour en avoir la preuve, on n’a qu’à examiner leur singulier
mode de labourage, leur mode de tissage, leur manière de mou-
dre le grain ou la construction de leurs bateaux. Les forêts sont si
impénétrables, que la terre n’est cultivée nulle part, sauf près de la
côte et sur lesilots voisins. Aux endroits mêmes où existent des sen-
tiers on peut à peine les traverser, tant le sol est marécageux ; aussi
les habitants, comme ceux de la Terre de Feu, circulent-ils prin-
cipalement sur le bord de la mer ou dans leurs bateaux. Bien que
les vivres soient en abondance, les habitants sont très-pauvres ; il
n'y a pas de travail et, en conséquence, les pauvres ne peuvent se
procurer l’argent nécessaire pour acheter le plus petit objetinutile;
en outre, l’argent monnayé fait défaut à tel point, que j'ai vu un
homme porter sur son dos un sac de charbon qu'il allait donner en
payement d’un menu objet et un autre échanger une planche contre
une bouteille de vin. Chacun est donc obligé de se faire marchand
pour revendre ce qu'il a reçu dans ces nombreux échanges.
24 novembre. — La yole et la baleinière partent, sous le com-
mandement de M. Sulivan, pour reconnaître la côte orientale de
Vile de Chiloé, avec ordre de retrouver le Beagle à l'extrémité mé-
ridionale de l’île, point auquel le vaisseau se rendra après avoir
fait le tour de Vile entière. J’accompagne cette expédition, mais,
au lieu de prendre ma place dans les bateaux, dès le premier jour,
je loue des chevaux pour me conduire à Chacao, situé à l'extrémité
septentrionale de l’île. La route suit le bord de la mer, traversant
de temps en temps des promontoires couverts de belles forêts. Dans
ces endroits abrités, la route est faite de pièces de bois grossière-
ment équarries et placées les unes près des autres; en effet, les
296 CHILOÉ.
rayons du soleil ne percent jamais le feuillage toujours vert, et le
sol est si humide, si marécageux, que, sans ce dallage en bois, ni
hommes ni bêtes ne pourraient suivre la route. J'arrive au village
de Chacao au moment où mes compagnons, qui sont venus dans
les bateaux, disposent les tentes pour passer la nuit.
Dans cette partie du pays on a quelque peu défriché, aussi y
a-t-il de charmantes échappées sur la forêt. Chacao était autrefois
le principal port de l’île, mais un grand nombre de vaisseaux s’y
étant perdus à cause des courants dangereux et des nombreux
écueils qui se trouvent dans les passes, le gouvernement espagnol a
fait incendier l'église et a ainsi arbitrairement obligé le plus grand
nombre des habitants de cette ville à aller demeurer à San Carlos.
À peine avions-nous établi notre bivouac, que le fils du gouverneur
vint, pieds nus, s’enquérir de ce que nous voulions. Voyant le dra-
peau britannique hissé au grand mât de la yote, il nous demanda
avec la plus profonde indifférence si nous venions prendre posses-
sion de l’île. Dans plusieurs endroits, d’ailleurs, les habitants, tout
étonnés de voir des embarcations de guerre, crurent, espérèrent
même, qu'elles précédaient une flotte espagnole venant enlever l’île
au gouvernement patriotique du Chili. Mais tous les fonctionnaires
avaient été prévenus de notre prochaine visite et ils nous accablè-
rent de politesses. Le gouverneur vint nous rendre visite pendant
que nous étions à souper ; c'était un ancien lieutenant-colonel au
service de l'Espagne, mais il était alors horriblement pauvre. Il
nous donna deux moutons et accepta en échange deux mouchoirs
de coton, quelques ornements en cuivre et un peu de tabac.
25 novembre. — Il pleut à torrents; nous côtoyons cependant
l’île jusqu’à Huapi-Lenou. Toute cette partie orientale de Chiloé
présente le même aspect : une plaine entrecoupée de vallées et di-
visée en petites iles ; le tout est recouvert par une impénétrable
forêt vert noirâtre. Sur la côte, quelques champs défrichés entou-
rent des huttes à toits fort élevés.
26 novembre. — La matinée est admirable. Le volcan d’Osorno
vomit des torrents de fumée. Cette admirable montagne, formant
un cône parfait tout recouvert de neige, s'élève en avant de la
Cordillère. Des petits jets de vapeur s’échappent aussi de |’im-
mense cratère d’un autre grand volcan dont le sommet affecte la
forme d’une selle. Peu après, nous apercevons l'énorme Corcovado,
qui mérite bien le nom de el famoso Corcovado. Nous apercevions
donc d’un seul endroit trois grands volcans actifs, qui ont chacun
EXCURSION EN CANOT. 297
environ 7 000 pieds (2100 mètres) de hauteur. En outre, au loin
vers le sud, s'élèvent d’autres cônes immenses recouverts de neige
et qui, bien que n'étant pas en activité, doivent avoir une origine
volcanique. Dans cette région, la ligne des Andes n’est pas aussi
élevée qu’au Chili; elle ne paraît pas non plus former une barrière
aussi parfaite. Bien que cette grande chaîne de montagnes s’étende
directement du nord au sud, elle m’a toujours paru plus ou moins
courbe, grâce à wne illusion d'optique. En effet, les lignes allant
de chaque pic à l'œil du spectateur convergent nécessairement
comme les rayons d'un demi-cercle ; or, comme, en raison de la
transparence de l’atmosphère et de l’absence de tout objet inter-
médiaire, il est impossible de juger à quelle distance se trouvent
les pics les plus éloignés, on croit avoir devant soi une chaîne de
montagnes disposée en demi-cercle.
Nous débarquons dans l’après-midi et nous voyons une famille
de pure race indienne. Le père ressemble beaucoup à York Minster;
on aurait pu prendre pour des Indiens des Pampas quelques jeunes
garcons au teint bronzé. Tout ce que je vois me confirme de plus ‘
en plus la proche parenté des différentes tribus américaines, bien
qu'elles aient toutes des langages différents. Cette famille savait à
peine quelques mots d'espagnol. Il est fort agréable de voir que les
indigènes en sont arrivés au même degré de civilisation que leurs
vainqueurs de la race blanche, quelque infime d’ailleurs que soit ce
degré de civilisation. Plus au sud, nous avons eu l’occasion de voir
beaucoup d’Indiens de race pure, tous les habitants de quelques
îlots ont même conservé leurs noms indiens. D’après le recense-
ment de 1832, il y avait à Chiloé et dans ses dépendances quarante
deux mille habitants, dont le plus grand nombre paraît être de
sang mêlé. Onze mille portent encore leur nom de famille indien,
bien qu’il soit probable que la plupart de ces derniers ne soient pas
de race indienne pure. Leur mode de vie est absolument le même
que celui des autres habitants et ils sont tous chrétiens. On dit ce-
pendant qu'ils pratiquent encore quelques étranges cérémonies et
qu'ils prétendent converser avec le diable dans certaines cavernes.
Anciennement, quiconque était convaincu de ce crime était en-
voyé à l’inquisition à Lima. Beaucoup d'habitants, qui ne sont pas
compris dans les onze mille qui ont gardé leur nom indien, res-
semblent entièrement aux Indiens. Gomez, gouverneur de Lemuy,
descend de nobles espagnols et dans la ligne paternelle et dans la
ligne maternelle, et cependant les croisements de cette famille
208 CHILOE.
avec les indigènes ont été si nombreux, qu'il est un véritable Indien.
D'autre part, le gouverneur de Quinchao se vante beaucoup de ce
que son sang espagnol est pur de tout croisement.
Nous atteignons dans la soirée une charmante petite baie située
au nord de l’île de Caucahue. Les habitants se plaignent beaucoup
ici du manque de terres. Ceci tient en partie à leur propre négli-
gence, car ils ne veulent pas se donner la peine de défricher, et
en partie aux restrictions imposées par le gouvernement ; il faut,
en effet, avant d'acheter une pièce de terre, si petite qu’elle soit,
payer 2 fr. 50 au géomètre par quadra (150 mètres carrés) qu'il
mesure, et en outre le prix qu’il lui plaît de fixer pour la valeur
de la terre. Après son évaluation, il faut mettre la pièce de terre
par trois fois aux enchères, et, s’il ne se présente pas d’acquéreur à
un prix supérieur, le premier postulant en devient propriétaire au
prix d'évaluation. Toutes ces exactions empêchent le défrichement
dans un pays où les habitants sont si pauvres. Dans la plupart
des pays on se débarrasse facilement des forêts en les brûlant ; mais
à Chiloé le climat est si humide, les essences forestières de telle
nature, qu'il faut absolument abattre les arbres. C'est là un ob-
stacle sérieux à la prospérité de cette île. Au temps de la domination
espagnole, les Indiens ne pouvaient pas posséder de terres; une
famille qui avait défriché le sol pouvait se voir expulsée et son ter-
rain était saisi par le gouvernement. Les autorités du Chili accom-
plissent aujourd’hui un acte de justice en donnant une pièce de
terre à chacun de ces pauvres Indiens. D'ailleurs, la valeur du
terrain boisé est fort peu considérable. Le gouvernement, pour
rembourser une créance à M. Douglas; l’ingénieur de ces îles, lui
a donné, dans les environs de San Carlos, 8 milles et demi carrés
de forêts ; il les a revendus 350 dollars ou environ 1 750 francs.
I] fait beau pendant deux jours et nous arrivons le soir à l’île de
Quinchao. Cette région est la partie 14 mieux cultivée de l’archi-
pel; une bande assez considérable sur la côte de l’île principale a
été défrichée, ainsi que beaucoup d'ilots avoisinants. Quelques
fermes paraissent très-confortables. Je suis curieux de savoir quelle
fortune peuvent avoir certains de ces habitants, mais M. Douglas
me répond qu'aucun d’eux n’a un revenu régulier. Un des plus
riches propriétaires parvient peut-être, à force de travail et de pri-
vations, à accumuler 20 000 ou 25 000 francs; mais, en ce cas, cette
somme est cachée dans quelque coin, car chaque famille a l’habi-
tude d’enterrer son trésor dans un pot de terre.
CASTRO. £99
30 novembre. — Dans la matinée du dimanche, nous arrivons
à Castro, ancienne capitale de Chiloé, aujourd’hui ville triste
et déserte. On y retrouve les traces du plan quadrangulaire, ordi-
naire aux villes espagnoles ; mais les rues et la place sont actuelle-
ment recouvertes d’un épais gazon que broutent les moutons.
L'église, située au milieu de la ville, est entièrement construite en
bois et ne manque ni de pittoresque ni de majesté. Le fait qu’un
de nos hommes ne put trouver à acheter à Castro ni une livre de
sucre, ni un Couteau ordinaire, donnera une faible idée de la pau-
vreté de cette ville, bien qu'il y ait encore quelques centaines d’ha-
bitants. Aucun d’eux ne possède ni montre ni pendule, et un
vieillard, qui passe pour bien calculer le temps, frappe les heures
sur la cloche de l’église absolument quand il lui plaît. L'arrivée de
nos bateaux dans ce coin retiré du monde fut un véritable événe- -
ment; tous les habitants vinrent au bord dela mer nous voir planter
nos tentes. Ils sont très-polis ; ils nous offrirent une maison, et un
homme nous envoya même en cadeau un tonneau de cidre. Dans
l'après-midi nous allâmes rendre visite au gouverneur, vieillard
fort aimable, qui, par son extérieur et son mode de vie, nous re-
présentait assez un paysan anglais. Le soir, la pluie se met à tom-
ber avec violence el c’est à peine si cela suffit pour écarter les ba-
dauds qui continuent à entourer nos tentes. Une famille indienne,
qui était venue en canot de Caylen pour faire quelques échanges,
avait établi son bivouac auprès de nous. Ces pauvres gens n'avaient
rien pour s’abriter de la pluie. Le matin venu, je demandai à un
jeune Indien trempé jusqu'aux os comment il avait passé la nuit.
Il me parut fort satisfait et me répondit : « Muy bien, sefior. »
1°" décembre. — Nous mettons le cap sur l’île de Lemuy. J’étais
désireux de visiter une prétendue mine de charbon ; ce n’est qu’une
couche de lignite de peu de valeur qui se trouve dans le grès (ap-
partenant probablement à l’époque du tertiaire inférieur) dont se
composent ces iles. Arrivés à Lemuy, nous eûmes beaucoup de
peine à planter nos tentes, car nous nous trouvions au moment
d’une grande marée et les bois venaient jusqu’au bord même de
l’eau. En quelques instants, nous sommes entourés par une foule
d’Indiens de race presque pure. Notre arrivée leur causa la plus
grande surprise et l’un d’eux dit à un autre: « Voilà pourquoi nous
avons vu tant dé perroquets dernièrement; le cheucau (un singu-
lier petit oiseau à la poitrine rouge qui habite les forêts les plus
épaisses et fait entendre les cris les plus extraordinaires) n'a pas
300 CHILOE.
crié pour rien : Prenez garde!» Bientôt ils nous demandèrent
à faire des échanges. Pour eux, l’argent avait peu ou pas de valeur,
mais ils désiraient par-dessus tout se procurer du tabac. Après le
tabac, l’indigo avait à leurs yeux le plus de valeur, puis le capsi-
cum, les vieux habits et la poudre. Ils désirent se procurer ce der-
nier article dans un but bien innocent : chaque paroisse possède un
fusil public et ils ont besoin de poudre pour tirer des salves le jour
de la fête de leur saint patron et les jours de grande fête.
Les habitants de l’île Lemuy se nourrissent principalement de
coquillages et de pommes de terre. A certaines époques ils attra-
pent dans les corrales ou haies recouvertes par la marée haute
des poissons qu’elle y a laissés en se retirant. Ils possèdent aussi
des poulets, des moutons, des chèvres, des cochons, des che-
vaux et des bestiaux; l’ordre dans lequel j’énumère ces animaux
indique leur nombre proportionnel. Je n’ai jamais rencontré peuple
plus obligeant et plus modeste. Ils commencent par vous dire qu'ils
ne sont pas Espagnols, mais de malheureux indigènes et qu'ils ont
terriblement besoin de tabac et de quelques autres articles. A
Caylen, la plus méridionale de ces îles, les matelots échangèrent
un rouleau de tabac valant à peine 3 sous pour deux poulets,
dont l’un, dit l’Indien, a une peau entre les doigts et qui se
trouva être un beau canard; en échange de quelques mouchoirs
de coton qui ne valaient certainement pas plus de 3 à 4 francs,
nous nous procurâmes treis moutons et un gros paquet d'oignons.
En cet endroit, la yole se trouvait à une assez grande distance du
rivage et nous n’étions pas sans craindre que des voleurs ne tentas-
sent de s’en emparer pendant la nuit. Notre pilote, M. Douglas,
prévint donc le gouverneur du district que nous placions toujours
des sentinelles pendant la nuit, que ces sentinelles portaient des
armes chargées, qu’elles ne comprenaient pas un mot d’espagnol
et que, par conséquent, on tirerait sur quiconque s’approcherait.
Le gouverneur répondit, en faisant mille humbles protestations,
que nous avions parfaitement raison, et il nous promit qu'aucun de
ses administrés ne bougerait de chez lui pendant la nuit.
Pendant les quatre jours suivants, nous continuons notre route
vers le sud. Le caractère général du pays reste le même, mais la
population devient de plus en plus clair-semée. Sur la grande île de
Tanqui, c'est à peine si l’on trouve un champ défriché, de tous
côtés les branches des arbres pendent jusque dans la mer. Je
remarquai un jour sur une falajse de grès quelques beaux plants
CAYLEN. 304
de Gunnera scabra, plante qui ressemble à ‘de la rhubarbe gigan-
tesque. Les habitants mangent les tiges, qui sont aridulées, et
se servent des racines pour tanner le cuir et pour préparer une
teinture noire. La feuille de cette plante est presque circulaire,
mais profondément dentelée sur les bords. J’en mesurai une qui
avait près de 8 pieds de diamètre et par conséquent 24 pieds de
circonférence ! La tige a un peu plus de i mètre de hauteur et
chaque plant porte quatre ou cinq de ces énormes feuilles, ce qui
lui donne un aspect grandiose.
6 décembre. — Nous arrivons à Caylen, appelé el fin del Cristiandad.
Dans la matinée, nous nous arrêtons quelques minutes dans une mai-
son située à l’extrémité septentrionale de Laylec, point extrême de
la chrétienté dans l'Amérique du Sud, et, il faut bien le dire, cette
maison n’est qu'une affreuse hutte. Nous nous trouvons par 43°10/
de latitude, ce qui est 2 degrés plus au sud que le rio Negro, sur la
côte de l’Atlantique. Ces derniers chrétiens sont extrêmement
pauvres et ils profitent de leur situation pour nous demander un
peu de tabac. Comme preuve de la pauvreté de ces Indiens, je puis
dire que, peu de temps auparavant, nous avions rencontré un
homme qui avait fait trois jours et demi de marche et qui en avait
autant à faire pour s’en retourner chez lui, et cela dans le seul
but de recouvrer le prix d'une hachette et de quelques poissons.
Quelle difficulté on doit avoir à acheter la moindre chose quand on
prend tant de peine pour recouvrer une si petite dette!
Nous atteignons dans la soirée l’île de San Pedro, où nous trou-
vons le Beagle à l'ancre. En doublant une pointe de l’île deux oft-
ciers débarquent pour relever quelques angles avec le théodolite.
Un renard (Canis fulvipes), espèce particulière, dit-on, à cette
île, où elle est même fort rare, et qui est nouvelle, était assis sur
un rocher. ll était si absorbé dans la contemplation des deux
officiers, que je pus m’approcher de lui et lui casser la tête avec
mon marteau de géologue. Ge renard, plus curieux ou plus ami
des sciences, mais dans tous les cas moins sage que la plupart de
ses frères, se trouve aujourd’hui dans le muséum de la Société
zoologique.
Le capitaine Fitz-Roy profite d’un séjour de trois jours que nous
- faisons dans ce port pour essayer d'atteindre le sommet du San
Pedro. Les bois, dans ces parages, sont quelque peu différents de
ceux que l’on trouve dans les parties septentrionales de l'île. Les
rochers sont formés de micaschiste, ce qui fait qu'il n’y a pas
302 CHILOE.
de plage, et que le rocher s'enfonce perpendiculairement dans la
mer. Le paysage rappelle donc beaucoup plus celui de la Terre de
Feu que celui des autres parties de Chiloé. C’est en vain que nous
essayons de parvenir au sommet de la montagne; la forét est si
impénétrable, que quiconque ne l’a pas vue ne peut se figurer ces
encombrements de troncs d’arbres morts et mourants. Je puis
affirmer que bien souvent et pendant plus de dix minutes nous
n’avons pas touché le sol; quelquefois nous en étions à 10 ou 15 pieds,
si bien que les matelots qui nous accompagnaient s’amusaient à
indiquer les profondeurs. D'autres fois, nous étions obligés de
ramper à quatre pattes pour passer sous un tronc d'arbre pourri.
Sur les parties inférieures de la montagne, on remarque de beaux
winter bark, un laurier qui ressemble au sassafras et qui porte des
feuilles odoriférantes, d'autres arbres enfin, dont je ne sais pas le
nom, reliés ensemble par une sorte de bambou traînant. Nous nous
trouvions là absolument dans la position du poisson dans un filet.
Plus haut, sur les croupes de la montagne, les buissons remplacent
les gros arbres, mais on rencontre encore çà et là un cèdre rouge ou
un pin alerce. Je fus aussi fort heureux de retrouver, à une élévation
d’un peu moins de 1000 pieds, notre vieil ami, le hétre méridio-
nal. Mais ce ne sont ici que de pauvres arbres rabougris et c’est là,
je crois, leur limite septentrionale. Dans l'impossibilité d'avancer,
nous renoncons à faire l’ascension du San Pedro.
10 décembre. — La yole et la baleinière, sous le commandement
de M. Sulivan, continuent de relever les côtes de Chiloé, mais je
reste à bord du Beagle, qui quitte le lendemain San Pedro pour se
diriger vers le sud. Le 13, nous pénétrons dans une baie située à la
partie méridionale de Guayatecas ou archipel des Chonos; ce fut
fort heureux pour nous, car le lendemain éclate une terrible tem-
pête, digne en tout point de celles de la Terre de Feu. D’immenses
masses de nuages blancs s’empilent sur un ciel bleu foncé, des
bandes de vapeurs noires et déchiquetées les traversent incessam-
ment. Les chaînes de montagnes ne nous apparaissent plus que
comme des ombres, et le soleil couchant projette sur les forêts
une lumière jaune qui ressemble beaucoup à celle que peut donner
. une lampe à esprit-de-vin. L’eau est blanche d'écume et le vent
siffle sinistrement à travers les cordages du vaisseau; c’est, en :
somme, une scène terrible, mais sublime. Pendant quelques mi-
nutes apparaît un splendide arc-en-ciel, et il est curieux d’observer
l'effet de ’embrun, qui, transporté par le vent à la surface de l’eau,
EXCURSION. 803
transforme le demi-cercle ordinaire en un cercle complet; une
bande des couleurs du prisme part des deux extrémités de l’arc
ordinaire et traverse la baie pour venir rejoindre le vaisseau et
forme ainsi un anneau irrégulier, mais presque complet.
Nous restons trois jours en cet endroit. Le temps demeure fort
mauvais, mais cela nous importe peu, car il est presque impossible
de circuler dans ces îles. La côte est si accidentée, qu’essayer de se
promener dans quelque direction que ce soit, c’est vouloir se livrer
à une gymnastique continuelle sur les pointes aiguës des roches
de micaschiste; quant au sol un peu plus uni, il est couvert
de forêts si épaisses, que nous portons tous à la figure, aux mains,
sur tout le corps en un mot, les traces des efforts que nous avons
faits pour pénétrer dans leurs solitudes.
18 décembre. — Nous reprenons la mer. Le 20, nous disons
adieu au Sud, et, favorisés par un bon vent, nous mettons le cap
sur le Nord. A partirdu cap Tres Montes, notre voyage se continue
fort agréablement le long d’une côte élevée, remarquable par la
hardiesse de ses collines, recouvertes de forêts qui poussent jusque
sur leurs flancs presque à pic. Le lendemain, nous découvrons un
port qui, sur cette côte dangereuse, pourrait être fort utile à un
navire en détresse. On peut facilement le reconnaître à une colline
de 1600 pieds de haut, plus parfaitement conique encore que la
fameuse montagne en pain de sucre de Rio de Janeiro. Nous jetons
l'ancre dans ce port et je profite de notre séjour pour faire l’ascen-
sion de cette colline. C’est là une excursion fort pénible, car les
flancs sont tellement abrupts, qu’en quelques endroits je suis obligé
de grimper sur les arbres. I] me faut traverser aussi plusieurs champs
de fuchsia aux admirables fleurs tombantes, mais ot on ne peut se
diriger que difficilement. On éprouve une grande sensation de plai-
sir à atteindre le sommet d’une montagne, quelle qu’elle soit,
dans ces pays sauvages. On a le vague espoir de voir quelque chose
d’étrange, espoir souvent déçu, mais qui, cependant, me pousse
toujours en avant. Chacun connaît d’ailleurs le sentiment de triom-
phe et d’orgueil qu’un paysage magnifique, vu d’une grande
hauteur, fait naître dans l’esprit; en outre, dans ces contrées peu
fréquentées, un peu de vanité vient se joindre à ce sentiment : on
se dit, en effet, qu’on est peut-être Je premier homme qui ait posé
le pied sur ce sommet ou qui ait admiré ce spectacle.
On ressent toujours un immense désir de savoir si un autre être
bumain a déjà visité un lieu peu fréquenté. Que l’on trouve un
304 CHILOE.
morceau de bois dans lequel se trouve un clou, et on l’étudie avec
autant de soin qu’un hiéroglyphe. Plein de ce sentiment, je m'ar-
rête, vivement intéressé, devant un amas d’herbes sous une saillie
de rochers, dans un endroit retiré de cette côte sauvage. Cet amas
d'herbes a certainement servi de lit ; auprès se trouvent les débris
d'un feu et l’homme qui a habité cet endroit s’est servi d’une
hache. Le feu, le lit, le choix de l'emplacement, tout indique la
finesse et la dextérité d’un Indien, mais cependant ce ne peut être
un Indien, car, dans cette partie du pays, la race est éteinte, grâce
aux soins qu'ont pris les catholiques de transformer du même
coup les Indiens en catholiques et en esclaves. J'en arrive à la
conclusion que l’homme qui a fait ce lit dans cet endroit sauvage
doit être quelque pauvre matelot naufragé qui, pendant son voyage
le long de la côte, s'est reposé là pendant une triste nuit.
28 décembre. — Le temps est horrible, nous continuons cepen-
dant à relever la côte. Le temps nous semble bien long; c’est tou-
jours, d’ailleurs, ce qui arrive quand des tempêtes continuelles vous
empêchent d'avancer. Dans la soirée, nous découvrons un autre
port dans lequel nous pénétrons. A peine avions-nous jeté l’ancre,
que nous apercevons un homme qui nous fait des signaux ; on met
un canot à la mer et bientôt il ramène deux matelots. Six matelots
. avaient déserté un baleinier américain et débarqué un peu au sud
de l’endroit où nous nous trouvons; une lame avait bientôt brisé
leur canot. Depuis quinze mois ils erraient sur la côte sans savoir
où ils se trouvaient ni de quel côté diriger leurs pas. Quelle chance
pour eux que nous ayons découvert ce port ! Sans cela ils auraient
erré jusqu’à leur vieillesse sur cette côte sauvage et auraient fini
par y trouver la mort. Ils avaient beaucoup souffert; un de leurs
compagnons s'était tué en tombant du haut d’une falaise. Quel-
quefois ils étaient obligés de se séparer pour trouver des aliments,
et voilà la raison du lit solitaire que j’avais découvert. J’ai été tout
étonné, après avoir entendu le récit de leurs souffrances, de voir
qu’ils avaient si bien calculé le temps : ils ne se trompaient que de
quatre jours. |
30 décembre. — Nous jetons l’ancre dans une charmante petite
baie au pied de quelques collines élevées, près de l’extrémité sep-
tentrionale du cap Tres Montes. Le lendemain, après déjeuner,
nous faisons l'ascension d’une de ces montagnes, qui a 2400 pieds
(720 mètres) de hauteur. La vue est admirable. La plus grande
partie de cette chaîne se compose de grandes masses de granite,
EXCURSION. 805
masses solides et abruptes et qui paraissent contemporaines du
commencement du monde. Le granite est recouvert de micaschiste
qui, dans le cours des temps, s’est découpé en pointes étranges.
Ces deux couches, si différentes par leurs formes extérieures, se
ressemblent sur un point, l’absence de toute végétation. Accou-
tumés depuis si longtemps à voir se dérouler sous nos yeux une
forêt presque universelle d’arbres vert foncé, ce n’est pas sans
étonnement que nous contemplons ce paysage dénudé. La forma-
tion de ces montagnes m'intéresse beaucoup. Cette chaîne élevée
et si compliquée a un magnifique aspect d’antiquité, mais elle est
également inutile et à l’homme et à tous les autres animaux. Le
granite a un attrait tout particulier pour le géologue. Outre qu'il
est fort répandu, outre que son grain est très-beau et très-compacte,
peu de roches ont donné lieu peut-être à plus de discussions sur
leur origine. Nous voyons qu'il constitue ordinairement le roc
fondamental, et, quelle que soit son origine, nous savons que c’est
la couche la plus profonde de la croûte du globe jusqu’à laquelle
l’homme ait encore pu pénétrer. Le point extrême des connaissances
humaines dans un sujet, quel qu'il soit, offre toujours un immense
intérêt, intérêt d'autant plus grand peut-être que rien ou presque
rien ne le sépare du royaume de l'imagination.
4er janvier 1835. — La nouvelle année commence d’une façon
digne de ces régions. Elle ne nous fait pas de promesses trompeuses :
nous sommes assaillis par une terrible tempête du nord-ouest avec
accompagnement d’une pluie diluvienne. Nous ne sommes pas
destinés, grâce à Dieu, à voir l’année se terminer ici; nous espé-
rons être alors au milieu de l’océan Pacifique, là où une voûte
azurée vous dit qu'il y a un ciel, un quelque chose au-dessus des
nuages qui recouvrent notre tête.
Les vents du nord-ouest soufflent pendant quatre jours ; nous
parvenons à grand’peine à traverser une vaste baie et nous je-
tons l’ancre dans un autre port. J’accompagne le capitaine,
qui a pris un canot pour explorer une crique fort profonde. Je
n’ai jamais vu un aussi grand nombre de phoques. Ils recouvrent
littéralement tout espace un peu plat sur les rochers et sur le
bord de la mer. Ils paraissent d’ailleurs avoir fort bon carac-
tère, ils sont empilés les uns contre les autres et endormis
comme autant de cochons ; mais les cochons eux-mêmes auraient
eu honte de vivre dans une saleté aussi grande et de sentir aussi
mauvais. Des quantités innombrables de vautours les surveillent
20
306 CHILOÉ.
attentivement. Ces oiseaux dégoûtants, à la tête dénudée et écarlate,
bien faite pour se plonger avec délices dans la charogne, abondent
sur la côte occidentale, et le soin avec lequel ils surveillent les pho-
ues indique ce sur quoi ils comptent pour leur nourriture. L’eau,
mais probablement seulement à la surface, est presque douce ; cela
provient du grand nombre de torrents qui, sous forme de cascades,
se précipitent dans la mer du haut des montagnes de granite. L’eau
douce attire les poissons et ceux-ci attirent à leur tour un grand
nombre de sternes, de goëlands et deux espèces de cormorans. Nous
voyons aussi un couple de magnifiques cygnes à cou noir et plu-
sieurs de ces petites loutres, dont la fourrure est si estimée. A notre
retour, nous nous amusons beaucoup à voir des centaines de phoques
jeunes et vieux se précipiter impétueusement dans la mer à mesure
que passe notre canot. Ils ne restent pas longtemps sous l’eau, ils
reviennent presque immédiatement à Ja surface et nous suivent le
cou tendu en donnant tous les signes de la plus profonde.surprise.
7. — Après avoir relevé toute la côte, nous jetons l’ancre près
de l’extrémité septentrionale de l’archipel des Chonos, dans le port
de Low; nous y restons une semaine. Ces îles, tout comme celle
de Chiloé, se composent de couches stratifiées fort molles, et la
végélation y est admirable. Les bois s’avancent jusque dans la mer.
Du point où nous sommes à l’ancre, nous apercevons les quatre
grands cônes neigeux de la Cordillère, y compris « el famoso
Corcovado »; mais dans cette latitude, la chaîne elle-même a si peu
d'élévation, qu’à peine pouvons-nous apercevoir quelques crêtes
au-dessus des îlots voisins. Nous trouvons ici un groupe de cinq
hommes de Caylen, «el fin del Cristiandad », qui, pour venir pêcher
dans ces parages, se sont aventurés à traverser dans leur misérable
canot l'immense bras de mer qui sépare Chonos de Chiloé. Très-
probablement, ces iles se peupleront bientôt comme se sont peu-
plées celles qui avoisinent la côte de Chiloé.
La pomme de terre sauvage pousse abondamment dans ces îles
dans le sol sablonneux plein de coquillages, sur le bord de la mer.
Le plant le plus élevé que j'aie vu avait 4 pieds de haut. Les tuber-
cules sont ordinairement petits ; j'en ai trouvé quelques-uns, cepen-
dant, de forme ovale, qui avaient 2 pouces de diamètre ; ils ressem-
blent sous tous les rapports aux pommes de terre anglaises et ont
la même saveur; mais quand on les fait bouillir, ils se réduisent
beaucoup et ont un goût aqueux et insipide, mais sans amertume. I]
FORMATION DE LA TOURBE. 807
n’y a pas à douter que la pomme de terre ne soit indigène dans ces
îles. On la trouve, selon M. Low, jusque par 30 degrés de latitude
sud, et les Indiens sauvages de ces régions lui donnent le nom
d’Aquinas ; les Indiens de Chiloé lui donnent un nom différent. Le
professeur Henslow, qui a examiné les spécimens desséchés que j'ai
rapportés en Angleterre, soutient que ces pommes de terre sont
identiques à celles décrites par M. Sabine, de Valparaiso, mais
qu'elles forment une variété que quelques botanistes considèrent
comme spécifiquement distincte. Il est remarquable que la même
plante se retrouve sur les montagnes stériles du Chili central, où
il ne tombe pas une goutte d’eau pendant plus de six mois, et
dans les forêts humides de ces îles méridionales.
Dans les parties centrales de l'archipel des Chonos, par 45 degrés
de latitude, les forêts ont presque le même caractère que celles qui
s'étendent le long de la côte pendant plus de 600 milles (965 kilo-
mètres) jusqu’au cap Horn. On n’y trouve pas les graminées arbo-
rescentes de Chiloé, mais, d'autre part, le hêtre de la Terre de Feu
y atteint un développement considérable et constitue une grande
partie de la forêt; cependant il n’y règne pas aussi exclusivement que
plus loin au sud. Les plantes cryptogames trouvent ici un climat qui
leur convient parfaitement. Dans le détroit de Magellan, comme je
l'ai déjà fait remarquer, le payssemble étretrop froid et trop humide
‘pour qu'elles se développent bien; mais dans ces îles, à l'intérieur
des forêts, la variété des espèces de mousses, de lichens et de petites
fougères, ainsi que leur grande abondance, est chose tout à fait
extraordinaire*. A la Terre de Feu, les arbres ne croissent que sur
le penchant des collines, toutes les parties plates étant recouvertes
d’une couche de tourbe ; à Chiloé, au contraire, les plus magni-
fiques forêts se trouvent sur les parties plates. Le climat de l’archi-
pel des Chonos ressemble plus à celui de la Terre de Feu que celui
1 Horticultural Transact., vol. V, p. 949. M. Caldcleugh a envoyé en Angle-
terre deux tubercules qui, cultivés avec soin, ont produit, dès la première année,
de nombreuses pommes de terre et une grande quantité de feuilles. Voir l’inté-
ressante discussion de tlumboldt sur cette plante, laquelle, paraît-il, était incon-
nue au Mexique, Polil. Essay on New Spain, liv. IV, chap. rx.
* Au moyen de mon filet à insecte, je me procurai dans ces endroits un nom-
bre considérable de petits insectes appartenant à la famille des Slaphylinida,
d'autres alliés au Pselaphus, et de petits hyménoptères. Mais la famille la plus
caractéristique par la grande variété de ses espèces et par le nombre de ses indi-
vidus, dans les parties les plus ouvertes de Chiloé et de l’archipel des Chonos,
est celle des Telephoride.
808 . CHILOË:
des parties septentrionales de Chiloé; tous les endroits de niveau
sont en effet recouverts par deux espèces de plantes : l’Astelia pu-
mila et la Donatta magellanica, qui, en pourrissant, forment une
couche épaisse de tourbe élastique.
A la Terre de Feu, dans les parties situées au-dessus de la région
des forêts, la première de ces plantes éminemment sociables est l’a-
gent principal de la production de la tourbe. Des feuilles nouvelles
se succèdent toujours autour de la tige centrale comme autour d’un
pivot ; les feuilles inférieures se pourrissent bientôt, et si l’on creuse
la tourbe pour suivre le développement de la tige, on peut obser-
ver les feuilles encore à leur place et dans tous les états de décom-
position jusqu’à ce que tige et feuille se confondent en une masse
confuse. Quelques autres plantes accompagnent l’Astelia : çà et là
un petit Myrtus rampant (Myrtus nummularta) qui a une tige li-
gneuse comme notre airelle et qui porte des baies sucrées, un
Empetrum (£mpetrum rubrum) qui ressemble à notre bruyère, un
Jonc (Juncus grandiflorus), sont presque d’ailleurs les seules plantes
qui poussent sur ces terrains marécageux. Ces plantes, bien que
ressemblant beaucoup aux espèces anglaises des mêmes genres,
sont cependant différentes. Dans les parties les plus plates du pays,
la surface de la tourbe est entrecoupée par de petites flaques d’eau
qui se trouvent à différentes hauteurs et qui semblent être des ex-
cavations artificielles. Des sources circulant sous le sol complètent
la désorganisation des matières végétales et consolident le tout.
Le climat de la partie méridionale de l'Amérique semble parti-
culièrement favorable à la production de la tourbe. Dans les îles
Falkland presque toutes les plantes, même l’herbe grossière qui
recouvre presque toute la surface du sol, se transforment en cette
substance dont aucune situation n'arrête le développement ; quel-
ques couches de tourbe ont jusqu’a 12 pieds d’épaisseur et les par-
ties inférieures deviennent si compactes, quand on les fait sécher,
qu'il est difficile de les faire brûler. Bien que, comme je viens de
le dire, presque toutes les plantes se transforment en tourbe, c’est
cependant l’Astelia qui constitue la plus grande partie de la masse.
Fait remarquable quand on considère ce qui se passe en Europe,
je n’ai jamais vu, dans l’Amérique méridionale, la mousse contri-
buer, par sa décomposition, à la formation de la tourbe. Quant à
la limite septentrionale du climat qui permet la lente décomposi-
tion nécessaire à la production de la tourbe, je crois qu’à Chiloé
(41 à 42 degrés de latitude sud) il n’y a pas de tourbe bien carac-
ORNITHOLOGIE. 809
térisée, bien qu’il y ait beaucoup de marécages; aux îles Chonos,
au contraire, 3 degrés plus au sud, nous venons de voir qu’elle
existe en abondance. Sur la côte orientale, dans la province de la
_ Plata, par 35 degrés de latitude, un résident espagnol, qui avait vi-
sité l'Irlande, m’a dit qu’il avait souvent cherché cette substance,
mais sans pouvoir la trouver. Il me montra, comme ce qu’il avait
découvert de plus analogue, un terreau noir tourbeux, si parfaite-
ment plein de racines, qu’il brûlait lentement, mais imparfaitement.
Bien entendu, la zoologie de ces petits îlots qui constituent l’ar-
chipel des Chonos est extrêmement pauvre. Deux espèces de qua-
drupèdes aquatiques sont assez communes : le Myopotamus coypus
(espèce de castor, mais à la queue ronde), dont la belle fourrure
bien connue donne lieu à un commerce considérable dans tout le
bassin de la Plata. Mais ici il fréquente exclusivement l’eau salée ;
nous avons vu que le grand rongeur, le Capybara, en fait quelque-
fois autant. Une petite loutre de mer est aussi fort abondante ; cet
animal ne se nourrit pas exclusivement de poissons, mais, comme
les phoques, pourchasse un petit crabe rouge qui va par troupes
près de la surface de l’eau. M. Bynoe a vu à la Terre de Feu une
de ces loutres en train de dévorer une seiche ; au port de Low nous
en avons tué une autre qui emportait dans son trou un gros co-
quillage. Dans un endroit, j'ai pris dans un piége une singulière
petite souris (M. brachiotis) ; elle paraît commune sur plusieurs
des îlots, mais les habitants de Chiloé, au port de Low, m'ont dit
n’en avoir jamais vu sur cette île. Quelle série de hasards' ou
quels changements de niveau ont dû se produire pour que ces petits
animaux se soient répandus dans cet archipel si profondément
déchiqueté !
On trouve dans toutes les parties de Chiloé et des Chonos deux
oiseaux fort étranges, alliés au Turco et au Tapacolo du Chili cen-
tral, et qui les remplacent dans ces îles. Les habitants appellent un
de ces oiseaux le Cheucau (Pteroptochos rubecula) ; il fréquente les
endroits les plus sombres et les plus retirés des forêts humides.
Quelquefois on entend le cri du cheucau à deux pas de soi; mais
1 On dit que quelques oiseaux de proie emportent dans leurs nids leurs vic-
times encore vivantes. S’il en est ainsi, quelques animaux auront pu, de temps
en temps, dans le cours des siècles, échapper à de jeunes oiseaux. On est forcé
d’invoquer les causes de cette nature pour expliquer la présence des petits ron-
geurs sur des Îles assez distantes les unes des autres.
310 CHILOÉ.
quelles que soient les recherches auxquelles on puisse se livrer, on
n’apercoit pas l'oiseau ; d'autres fois, il suffit de rester immobile pen-
dant quelques instants et le cheucau s’avance à la distance de quel-
ques pieds de vous de la façon la plus familière. Puis il s’en va la
queue relevée, sautillant au milieu de la masse de troncs pourris
et de branchages. Les cris variés et étranges du cheucau inspirent
une crainte superstitieuse aux habitants de Chiloé. Cet oiseau
pousse trois cris bien distincts ; on appelle l’un le chkiduco, c’est un
présage de bonheur ; un autre, le Auitreu, c’est un très-mauvais
présage ; j’ai oublié le nom du troisième. Ces mots imitent le son
produit par l'oiseau et, dans certaines circonstances, les habitants
de Chiloé se laissent absolument conduire par ces présages ; mais
il faut avouer qu’ils ont choisi pour prophète la petite créature la
plus comique que l’on puisse imaginer. Les habitants appellent
Guid-guid (Pteroptochos Tarnat) une espèce alliée, mais un peu plus
grosse ; les Anglais lui ont donné le nom d'oiseau aboyeur. Ce der-
nier nom est caractéristique, car je défie qui que ce soit de ne pas
prendre son cri, quand on l'entend pour la première fois, pour
l’aboiement d’un petit chien dans Ja forêt. De même que le cheu-
cau, on entend quelquefois le guid-guid à deux pas de soi sans pou-
voir l’apercevoir et quelquefois aussi il s'approche sans témoigner
la moindre crainte. Il se nourrit de la même façon que le cheucau;
d’ailleurs, ces deux oiseaux ont des habitudes presque semblables.
Sur la côte’ on rencontre fréquemment un petit oiseau noirâtre
(Opetiorhynchus patagonicus). Il a des habitudes fort tranquilles et
vit toujours sur le bord de la mer, comme le bécasseau. Outre ces
oiseaux, il y en a fort peu d’autres. Dans les notes que j’ai prises
sur place, je décris les bruits étranges que l’on entend souvent dans
ces sombres forêts, mais qui parviennent à peine à troubler le si-
Jence général. Tantôt on entend l'aboiement du guid-guid, tantôt
le Auitreu du cheucau, quelquefois aussi le cri du petit roitelet noir
de la Terre de Feu; le grimpereau (Oxyurus) accompagne de ses
siffements quiconque ose pénétrer dans la forêt; de temps en
temps on voit passer l’oiseau-mouche comme un éclair; il bondit
1 Je puis citer comme preuve de la grande différence qui existe entre le: sai-
sons des parties boisées et des parties ouvertes de la côte, que le 20 septembre,
par 34 degrés de latitude sud, ces oiseaux avaient des jeunes dans leur nid,
tandis que dans les îles Chonos, trois mois plus tard, en été, ils ne faisaient en-
core que de pondre. La distance entre ces deux endroits est d'environ 700 milles
(1125 kilomètres).
ORNITHOLOGIE. $44
de côté et d’autre comme un insecte et fait entendre son cri aigu ;
enfin, du haut de quelque arbre élevé tombe la note indistincte et
plaintive du gobe-mouches à huppe blanche (Mytobius). La grande
prépondérance, dans la plupart des pays, de certains genres com-
muns d'oiseaux, tels que les moineaux par exemple, fait tout
d'abord éprouver quelque surprise quand on s’aperçoit que les es-
pèces dont je viens de parler sont les oiseaux les plus communs
d’une région. On trouve, très-rarement il est vrai, deux de ces es-
pèces : l'Oxyurus et le Scytalopus, dans le Chili central. Quand on
trouve, comme dans ce cas, des animaux qui semblent jouer un
rôle si insignifiant dans le grand plan de la nature, on est tout
porté à se demander dans quel but ils ont été créés. Mais il faut
toujours se rappeler que ce sont peut-être là, dans d’autres régions,
des membres essentiels de la société, ou qu’ils ont pu jouer un rôle
important à d'autres époques. Si l'Amérique, au sud du 37° degré
de latitude sud, venait à disparaître sous les eaux de l'Océan, ces
deux oiseaux pourraient continuer à exister pendant longtemps
dans le Chili central, mais il est fort improbable que leur nombre
puisse s’accroître. Nous aurions alors un exemple de ce qui a dû
inévitablement arriver pour beaucoup d'animaux.
Plusieurs espèces de Pétrels fréquentent ces mers méridionales ;
l'espèce la plus grande, Procellaria gigantea (le Quebrantahuesos, ou
casseur d'os, des Espagnols), se rencontre constamment et dans les
bras de mer qui séparent les différentes îles et en pleine mer. Il
ressemble beaucoup à l’albatros et par ses habitudes et par sa
manière de voler ; de même que l’albatros, on peut le surveiller
pendant-des heures sans arriver à savoir de quoi il se nourrit. Ce
pétrel est cependant un oiseau vorace, car quelques officiers en
observèrent un, au port Saint-Antonio, qui poursuivait un plon-
geon; ce dernier essaya de s'échapper en plongeant et en fuyant,
mais à chaque instant le pétrel se précipitait sur lui et il finit par
le tuer d’un coup de bec sur la tête. Au port Saint-Julian, on a vu
ces grands pétrels tuer et dévorer de jeunes mouettes. Une seconde
espèce (Puffinus cinereus), qui se rencontre en Europe, au cap
Horn et sur la côte du Pérou, est beaucoup plus petite que le Pro-
cellaria gigantea, mais elle est, comme lui, noir sale. Cet oiseau se
réunit par troupes et fréquente les détroits ; je ne crois pas avoir
jamais vu troupe plus considérable d’oiseaux qu’une bande de ces
pétrels derrière l’île de Chiloé. Des centaines de mille volèrent pen-
dant plusieurs heures dans une même direction, formant une ligne
TA
313 CHILOE.
irrégulière. Quand une partie de cette troupe se posa sur l’eau pour
se reposer, la surface de la mer en devint noire et on entendit un
bruit confus tel que celui qui s’élève d’une grande foule d'hommes
à une certaine distance.
Il y a plusieurs autres espèces de pétrels ; je n’en citerai plus
qu'un, le Pelacanotdes Berardi, exemple de ces cas extraordinaires
d’un oiseau appartenant évidemment à une famille bien détermi-
née, et qui, cependant, par ses habitudes et par sa conformation,
se rallie à une trihu entièrement distincte. Cet oiseau ne quitte
jamais les baies intérieures et tranquilles. Quand on le pourchasse,_
il plonge, puis il sort de l’eau à une certaine distance par une sorte
d'élan et s'envole; ce vol se continue rapide et en droite ligne
pendant un certain laps de temps, puis tout à coup l'oiseau se
laisse tomber, comme s’il venait de recevoir un coup mortel, et il
plonge de nouveau. La forme du bec et des narines de cet oiseau,
la longueur de son pied, la couleur même de son plumage, prou-
vent que c’est un pétrel ; d'autre part, ses ailes courtes et, par
conséquent, sa puissance de vol si limitée, la forme de son corps
et de sa queue, l’absence de pouce à son pied, son habitude de
plonger, le choix de son habitation, le rapprochent singulièrement
des pingouins. On le prendrait certainement pour un pingouin
quand on le voit à une certaine distance, soit qu’il plonge ou qu’il
nage tranquillement dans les détroits déserts de la Terre de Feu.
CHAPITRE XIV
San Carlos, Chiloé. — L’Osorno en éruption en même temps que l'Aconcagua et
le Coseguina. — Excursion à Cucao. — Forêts impénétrables. — Valdivia. —
Indiens. — Tremblement de terre. — Concepcion. — Grand tremblement de
terre. — Rochers brisés. — Aspect des anciennes villes. — La mer devient
noire et se met à bouillir. — Direction des vibrations. — Pierres tordues.
— Grande vague. — Élévation permanente du sol. — Aire des phénomènes
volcaniques. — Relation entre les forces éruptives et les forces élévatoires. —
Cause des tremblements de terre. — Lente élévation des chaînes de mon-
tagnes.
Chiloé et Concepeion. — Grand tremblement de terre.
Le 15 janvier 1838, nous quittons le port de Low et, trois jours
plus tard, nous jetons l'ancre pour la seconde fois dans la baie de
San Carlos, dans l’île de Chiloé. Pendant la nuit du 49, le volcan
d’Osorno se met en éruption. A minuit la sentinelle observe quel-
que chose qui ressemble à une grande étoile ; cette étoile augmente
à chaque instant et, à trois heures du matin, nous assistons au
spectacle le plus magnifique. A l’aide du télescope, nous voyons,
au milieu de splendides flammes rouges, des objets noirs projetés
incessamment en l'air, puis retomber. La lueur est suffisante pour
illuminer la mer. Il semble d’ailleurs que les cratères de cette par-
tie de la Cordillère laissent souvent échapper des masses de ma-
titres fondues. On m'a assuré que, pendant les éruptions du Corco-
vado, de grandes masses sont projetées 4 une immense hauteur en
Pair, puis éclatent en revétant les formes les plus fantastiques ; ces
masses doivent étre considérables, car on les apercoit des hauteurs
situées derrière San Carlos, qui se trouve à 93 milles (150 kilo-
métres) du Corcovado. Dans la matinée, le volcan reprend sa tran-
quillité.
J'ai été tout étonné d’apprendre plus tard que l’Aconcagua, au
Chili, 480 milles (772 kilomètres) plus au nord, s’était mis en érup-
tion pendant la même nuit; et j'ai été plus étonné encore d’ap-
prendre que la grande éruption du Coseguina (2 700 milles[4344ki-
lomètres] au nord de l’Aconcagua), éruption accompagnée par
314 . CHILOE.
un tremblement de terre qui se fit sentir dans un rayon de
1 000 milles, avait lieu six heures après. Cette coincidence est d'au-
tant plus remarquable que, depuis vingt-six ans, le Coseguina
n'avait donné aucun signe d’activité, et qu’une éruption de l'Acon-
cagua est chose fort rare. Il est difficile de s'aventurer même à
conjecturer si cette coincidence est accidentelle ou s'il faut y voir
la preuve de quelque communication souterraine. On ne manque-
rait pas de remarquer comme une coïncidence remarquable que le
Vésuve, l’Etna et l'Hécla en Islande (qui sont relativement plus près
les uns des autres que les volcans de l'Amérique du Sud dont je
viens de parler) eussent une éruption pendant la même nuit; mais
c’est un fait encore plus remarquable dans l'Amérique du Sud, où
les trois volcans font partie de la même chaîne de montagnes,
où les vastes plaines qui bordent la côte orientale tout entière et
où les coquillages récents, soulevés sur une longueur de plus de
_2000 milles (3 220 kilomètres) sur la côte occidentale, prouvent
avec quelle égalité les forces élévatoires ont agi.
Le capitaine Fitz-Roy désirant avoir des données exactes sur
quelques points de la côte occidentale de Chiloé, il est convenu
que je me rendrai à Castro avec M. King et que de 1a nous traver-
serons l’île pour aller à la Capella de Cucao, située sur la côte occi-
dentale. Nous nous procurons un guide et des chevaux et nous
nous mettons en route le 22 au matin. À peine étions-nous partis,
qu'une femme et deux enfants, faisant le même voyage, nous
rejoignent. Dans ce pays, le seul à peu près de l'Amérique du
Sud où l’on puisse voyager sans avoir besoin de porter des armes,
on fait vite connaissance. Tout d'abord, collines et vallées se suc-
cédent sans interruption ; mais, à mesure que nous approchons de
Castro, le pays devient plus plat. La route en elle-même est fort
curieuse ; elle consiste dans toute sa longueur, à l’exception de
quelques parties bien espacées, en gros morceaux de hois, les uns
fort larges et placés longitudinalement, les autres fort étroits et
placés transversalement. En été, cette route n’est pas trop mau-
vaise; mais en hiver, quand la pluie a rendu le bois glissant,
voyager devient chose fort difficile. A cette époque de l’année
règne un marécage des deux côtés de la route, qui souvent est
elle-même recouverte par les eaux ; on est donc obligé de conso-
lider les poutres longitudinales en les attachant à des poteaux en-
foncés dans le sol de chaque côté de la route. Une chute de cheval
devient donc chose fort dangereuse, car on risque fort de tomber
EXCURSION. 348
sur les poteaux. Il est vrai que l'habitude de traverser ces routes a
rendu les chevaux de Chiloé singulièrement actifs, et il est très-
intéressant de voir avec quelle agilité, avec quelle sûreté de coup
d'œil ils sautent d’une poutre sur une autre dans les endroits où
elles ont été déplacées. De grands arbres forestiers, dont les troncs
sont reliés par des plantes grimpantes, forment un véritable mur
de chaque côté de la route. Quelquefois on aperçoit une longue
étendue de cette avenue et elle présente alors un spectacle réelle-
ment curieux par son uniformité même : la ligne blanche formée
par les poutres semble se rétrécir et finit par disparaître, cachée
qu'elle est dans les sombres profondeurs de la forêt, ou bien elle se
termine par un zigzag quand elle grimpe sur quelque colline.
Bien qu'il n'y ait en ligne directe que 12 lieues de San Carlos à
Castro, la construction de cette route a dû être un travail fort pé-
nible. On m'a affirmé que plusieurs personnes avaient autrefois
perdu la vie en essayant de traverser la forêt. C’est un Indien qui,
le premier, a réussi à accomplir ce voyage en s'ouvrant un passage
la hache à la main; il mit huit jours à se rendre à San-Carlcs. Le
gouvernement espagnol le récompensa par une concession de
terres. Pendant l'été, beaucoup d’Indiens errent dans les forêts,
principalement toutefois dans les parties les plus élevées de l’île,
là où les bois ne sont pas tout à fait aussi épais ; ils vont à la re-
cherche des bestiaux à demi sauvages, qui mangent les feuilles des
roseaux et de certains arbres. Ce fut un de ces chasseurs qui décou-
vrit par hasard, il y a quelques années, l’équipage d’un bâtiment
anglais qui s'était perdu sur la côte occidentale; les provisions
commençaient à s'épuiser, etil est probable que, sans l’aide de cet
homme, ils ne seraient jamais sortis de ces bois presque impéné-
trables ; un matelot mourut même de fatigue pendant la route.
Les Indiens, pendant ces excursions, règlent leur marche d'après
la position du soleil, de telle sorte que, si le temps est couvert, ils
sont forcés de s'arrêter.
Il fait un temps admirable ; un grand nombre d'arbres chargés
de fleurs parfument l’air ; c’est à peine cependant si cela suffit
pour dissiper l’effet que vous cause la triste humidité de ces forêts.
En outre, les nombreux troncs d’arbres morts, debout comme au-
tant de squelettes, donnent toujours à ces forêts vierges un carac-
tère de solennité qu'on ne retrouve pas dans les forêts des pays
civilisés depuis longtemps. Peu après le coucher du soleil, nous
bivouaquons pour la nuit, La femme qui nous accompagne est en
516 CHILOÉ.
somme assez jolie ; elle appartient à une des familles les plus res-
pectables de Castro, ce qui ne l'empêche pas de monter à cheval
comme un homme ; elle n’a d’ailleurs ni bas ni souliers. Je suis tout
surpris de son manque de dignité. Son père l'accompagne et ils
ont des provisions ; malgré cela ils nous regardent manger avec
un tel air d'envie, que nous finissons par nourrir tous nos compa-
gnons de route. Pas un seul nuage au ciel pendant la nuit ; aussi
pouvons-nous jouir de l’admirable spectacle que produisent les
étoiles innombrables qui illuminent les profondeurs de la forêt.
23 janvier. — Nous nous levons de bonne heure, et, à deux
heures, nous arrivons dans la jolie petite ville de Castro. Le vieux
gouverneur était mort depuis notre dernière visite et un Chilien
avait pris sa place. Nous étions porteurs d’une lettre d’introduc-
tion pour don Pedro, qui se montra fort bon, fort aimable, fort
hospitalier, et beaucoup plus désintéressé qu’on ne l'est d’ordi-
naire de ce côté du continent. Le lendemain, don Pedro nous pro-
cure des chevaux et s’offre à nous accompagner lui-même. Nous
nous dirigeons vers le sud, en suivant presque constamment la
côte; nous traversons plusieurs hameaux, dans chacun d’eux nous
remarquons une grande église construite en bois et ressemblant
exactement à une grange. Arrivés à Vilipilli, don Pedro demande
au commandant de nous procurer un guide pour nous conduire à
Cucao. Le commandant est un vieillard ; il s'offre cependant à nous
servir lui-même de guide; mais ce n’est qu'après de longs pour-
parlers, car il a peine à comprendre que deux Anglais aient réel-
lement l'intention d'aller visiter un endroit aussi retiré que l’est
Cucao. Les deux plus grands aristocrates du pays nous accompa-
gnent donc, et il est facile de le voir par la conduite des Indiens
envers eux. A Chonchi, nous tournons le dos à la côte pour nous
enfoncer dans les terres; nous suivons des sentiers à peine
tracés, traversant tantôt de magnifiques forêts, tantôt de jolis
endroits cultivés où abondent le blé et la pomme de terre. Ce pays
boisé, accidenté, me rappelle les parties les plus sauvages de l’An-
gleterre, ce qui n’est pas sans me causer une certaine émotion.
A Vilinco, situé sur les bords du lac de Cucao, il n’y a que quel-
ques champs en culture; ce village paraît habité exclusivement
par des Indiens. Le lac a 12 milles de longueur et s'étend de l’est
à l’ouest. En raison de circonstances locales, la brise de mer souffle
très-régulièrement pendant la journée et le calme le plus complet
règne pendant la nuit ; cette régularité a donné lieu aux exagéra-
CUCAO. 317
tions les plus incroyables, car, à entendre les descriptions qu’on
nous avait faites de ce phénomène à San Carlos, nous nous atten-
dions à un véritable prodige.
La route qui conduit à Cucao est si mauvaise, que nous nous
décidons à nous embarquer dans une periagua. Le commandant or-
donne à six Indiens de se préparer à nous transporter de l’autre
côté du lac sans daigner leur dire si on les payera pour leur déran-
gement. La periagua est une embarcation fort primitive et fort
étrange, mais l'équipage est plus étrange encore; je doute que six
petits hommes plus laids se soient jamais trouvés réunis dans un
même bateau. Je me hâte d'ajouter qu’ils rament trés-bien et avec
beaucoup d’ardeur. Le chef d'équipage habille constamment en
indien ; il ne s’interrompt que pour pousser des cris étranges qui
ressemblent beaucoup à ceux que pousse un gardeur de cochons
qui veut faire marcher ces animaux devant lui. Nous partons avec
une légère brise contre nous, ce qui ne nous empêche pas d’arriver
avant la nuit à la Capella de Cucao. Des deux côtés du lac, la forêt
règne sans aucune interruption. On avait embarqué une vache avec
nous. Faire entrer un si gros animal dans un si petit. bateau semble
à première vue constituer une grande difficulté, que les Indiens sur-
montent, il faut l'avouer, en une minute. Ils amènent la vache au
bord du bateau, puis ils lui placent sous le ventre deux rames dont
les extrémités vont s'appuyer sur le bord; à l’aide de ces leviers, ils
renversent la pauvre bête, la tête en bas et les jambes en l’air, dans
le canot, où ils l’attachent avec des cordes. A Cucao nous trouvons
une hutte non habitée ; c’est la résidence du padre quand il vient
rendre visite à cette capella; nous nous emparons de cette habi-
tation, nous allumons du feu, nous faisons cuire notre souper et
nous nous trouvons tout à fait à l’aise.
Le district de Cucao est le seul point habité de toute la côte
occidentale de Chiloé. Il contient environ trente ou quarante fa-
milles indiennes, éparses sur 4 ou 3 milles de la côte. Ces familles
se trouvent absolument séparées du reste de l’île, aussi font-elles
fort peu de commerce; elles vendent toutefois un peu d'huile
de phoque. Ces Indiens fabriquent leurs propres vêtements et
sont assez bien habillés; ils ont des aliments en abondance, et
cependant ils ne paraissent pas satisfaits ; ils sont aussi humbles
qu'il est possible de l'être. Ces sentiments proviennent en grande
partie, je crois, de la dureté et de la brutalité des autorités loca-
les. Nos compagnons, fort polis pour nous, traitaient les Indiens
$48 CHILOE.
en esclaves plutôt qu’en hommes libres. Ils leur ordonnaient
d’apporter des provisions et de nous livrer leurs chevaux sans dai-
gner leur dire ce qu’on leur payerait ou même si on les payerait du
tout. Restés seuls un matin avec ces pauvres gens, nous nous en
fimes bientôt des amis en leur donnant des cigares et du maté. Ils
se partagérent fort également un petit morceau de sucre et tous y
goûtèrent avec la plus grande curiosité. Puis les Indiens nous expo-
sèrent leurs nombreux sujets de plainte, finissant toujours par nous
dire : « C’est parce que nous sommes de pauvres Indiens ignorants
que l'on nous traite ainsi; cela n’arrivait pas quand nous avions
un roi. »
Le lendemain, après déjeuner, nous allons visiter Punta Huan-
tam, situé quelques milles plus au nord. La route longe une plage
fort large, sur laquelle, malgré une si longue succession de beaux
jours, la mer se brise avec furie. On me dit que, pendant une
grande tempête, le mugissement de la mer s'entend pendant la
nuit jusqu'à Castro, à 24 milles marins de distance, à travers un
pays montagneux et boisé. Nousavons quelque difficulté à atteindre
le point que nous voulons visiter, tant les chemins sont mauvais ;
en effet, dès que le sentier se trouve ombragé par les arbres, il se
transforme en un véritable marécage. Punta Huantam6 est un ma-
gnifique amoncellement de rochers, recouverts d’une plante alliée,
je crois, à la Bromélia, et que les habitants appellent Chepones.
Nous nous écorchons horriblement les mains en circulant sur ces
rochers, ce qui ne m’empéche pas de rire beaucoup du soin que
prend notre guide indien de relever autant que possible son panta-
lon; il pense sans doute que son vêtement est plus délicat que sa
peau. Cette plante porte un fruit qui ressemble à un artichaut et
qui contient un grand nombre de graines pulpeuses, fort estimées
ici pour leur goût sucré et agréable. Au port de Low, les habitants
se servent de ce fruit pour en faire du chichi ou du cidre ; tant il
est vrai, comme le fait remarquer Humboldt, que presque partout
l’homme trouve le moyen de préparer des boissons avec des végé-
taux. Je crois, cependant, que les sauvages de la Terre de Feu et
de l’Australie n’en sont pas encore arrivés à ce degré de civili-
sation.
Au nord de Punta Huantamé, la côte devient de plus en plus
” sauvage; elle est, en outre, bordée d’une quantité de récifs sur
lesquels la mer se brise éternellement. Nous désirions, s’il était pos-
sible, revenir à pied à San Carlos en suivant cette côte ; mais les
EXCURSIONS. 319
Indiens eux-mêmes nous affirment que la route est impraticable.
Ils ajoutent qu’on va quelquefois directement de Cucao à San
Carlos à travers les bois, mais jamais par la côte. Dans ces expédi-
tions, les Indiens ne portent avec eux que du blé grillé et ne .
mangent que deux fois par jour.
26 janvier. — Nous nous réembarquons sur la periagua et tra-
versons le lac, puis nous remontons à cheval. Les habitants de
Chiloé mettent à profit cette semaine de beau temps extraordinaire
pour brûler leurs forêts ; on ne voit de toutes parts que des nuages
de fumée. Mais, bien qu'ils aient grand soin de mettre le feu à la
forêt de plusieurs côtés à la fois, ils ne peuvent parvenir à provo-
quer un grand incendie. Nous dinons avec notre ami le comman-
dant et n’arrivons à Castro qu’à la nuit close. Le lendemain matin,
nous partons de bonne heure. Aprés une étape assez longue, nous
arrivons au sommet d’une colline d’où, spectacle fort rare dans ce
pays, la vue s'étend sur la forêt. Au-dessus de l'horizon des arbres
s'élève, dans toute sa beauté, le volcan de Corcovado, et un volcan
à sommet plat un peu plus au nord; c’est à peine si nous pouvons
distinguer un autre pic de la grande chaîne. Jamais le souvenir de
cet admirable spectacle ne s’effacera de ma mémoire. Nous pas-
sons la nuit en plein air et le lendemain matin nous arrivons à
San Carlos. il était temps, car le soir même la pluie se met à tom-
ber à torrents.
4 février. — Nous mettons à la voile. Pendant la dernière se-
maine de notre séjour à Chiloé, j'avais fait quelques courtes excur-
sions. Entre autres, j'avais été examiner une couche considérable
de coquillages, appartenant à des espèces encore existantes, située
à une hauteur de 350 pieds au-dessus du niveau de la mer; des
arbres immenses poussent maintenant au milieu de ces coquil-
lages. Un autre jour je me rends à Punta Huechucucuy. J'avais
pour guide un homme qui connaissait beaucoup trop bien le pays;
nous pe pouvions traverser un ruisseau, une crique ou une langue
de terre sans qu’il me donnât avec force détails le nom indien de
l'endroit. De même qu’à la Terre de Feu, le langage des Indiens
semble admirablement s'adapter à désigner les caractères les plus
infimes du paysage. Nous sommes tous enchantés de dire adieu à
Chiloé ; ce serait cependant une île charmante, si des pluies conti-
nuelles n’y engendraient autant de tristesse. Il y a aussi quelque
chose de fort attrayant dans la simplicité et l’humble politesse
de ses pauvres habitants.
840 | VALDIVIA.
Nous longeons la céte nous dirigeant vers le nord ; mais il fait si
vilain temps, que nous n’arrivons à Valdivia que dans la soirée
du 8. Le lendemain matin, un canot nous conduit à la ville, située
à environ 10 milles (16 kilomètres) du port. En remontant le fleuve
nous apercevons de temps en temps quelques huttes et quelques
champs cultivés qui rompent un peu la monotonie de la forêt ; de
temps en temps aussi nous rencontrons un canot portant une fa-
mille indienne. La ville, située dans une plaine au bord du fleuve,
est si complétement enveloppée par un bois de pommiers, que les
rues ne sont guère que des sentiers dans un verger. Je n'ai jamais
vu de pays où le pommier réussisse aussi bien que dans cette partie
humide de l’Amérique méridionale ; sur le bord des routes on voit
une foule de ces arbres, qui évidemment se sont semés eux-mêmes.
Les habitants de Chiloé ont un moyen bien commode pour se
faire un verger. A l'extrémité inférieure de presque toutes les
branches se trouve une partie conique brune et ridée ; cette partie
est toujours prête à se changer en racine, comme on peut le voir
quelquefois quand un peu de boue a été accidentellement projetée
sur l'arbre. On choisit, au commencement du printemps, une
branche grosse à peu près comme la cuisse d’un homme; on la
coupe juste au-dessus d'un groupe de ces points, on enlève toutes
les autres pousses, puis on l’enterre à une profondeur de 2 pieds à
peu près dans le sol. Pendant l'été suivant, cette racine produit de
longues tiges qui, quelquefois même, portent des fruits. On m’en
a montré une qui avait produit vingt-trois pommes; mais c’est là
un fait extraordinaire. Au bout de trois ans, cette racine est deve-
nue un bel arbre chargé de fruits, comme j'ai pu le voir moi-
même. Un vieillard, habitant près de Valdivia, me disait : « Nece-
sidad es la madre del invencion », et me le prouvait en me disant
tout ce qu'il faisait avec ses pommes. Après en avoir fait du cidre
et même du vin, il distillait la pulpe pour se procurer une eau-de-
vie blanche ayant un excellent goût; en employant un autre pro-
cédé, il obtenait de la mélasse, ou du miel, comme il l’appelait.
Ses enfants et ses cochons, pendant la saison, ne sortaient jamais
de son verger, car ils y trouvaient abondamment de quoi se
nourrir.
11 février. — Je pars, accompagné d’un guide, pour faire une
courte excursion pendant laquelle je ne parviens pas à apprendre
grand chose sur la géologie du pays ou sur ses habitants. Il n’y a
pas beaucoup de terrains cultivés près de Valdivia; après avoir
LES LLANOS. : 824
traversé une rivière située à la distance de quelques milles, nous
entrons dans la forêt et nous ne rencontrons qu’une misérable
hutte avant d'atteindre l'endroit où nous devons passer la nuit.
La petite différence de latitude, 130 milles (249 kilomètres), est
suffisante pour donner à la forêt un aspect tout nouveau, quand on
la compare aux forêts de Chiloé. Cela provient d’une proportion
différente des espèces d'arbres. Les arbres toujours verts ne parais-
sent pas être tout à fait aussi nombreux, aussi le feuillage paraît-il
moins sombre. De même qu’à Chiloé, les joncs s’entrelacent autour
des parties inférieures des arbres ; mais on remarque ici une autre
espèce de jonc, qui ressemble au bambou du Brésil et qui atteint
environ 20 pieds de hauteur; ce bambou pousse par groupes et
orne d'une facon charmante les rives de quelques ruisseaux. Les
Indiens se servent de cette plante pour fabriquer leurs chusos
ou longues lances. La hutte où nous devions passer la nuit est si
sale que je préfère coucher en plein air ; la première nuit à passer
dehors pendant ces expéditions est ordinairement fort désagréable,
parce que l’on n'est pas habitué au bourdonnement et à la mor-
sure des mouches. Le lendemain matin, il n’y avait certainement
pas sur mes jambes un espace grand comme une pièce de 4 franc
qui ne fût couvert de morsures.
12 février. — Nous continuons notre route à travers l’épaisse
forêt ; de temps en temps nous rencontrons un Indien à cheval ou
une troupe de belles mules apportant des planches et du blé des
plaines situées plus au sud. Dans l'après-midi, nous atteignons le
sommet d’une colline d’où l’on a une vue admirable sur les Llanos.
La vue de ces immenses plaines devient un véritable soulagement
quand, depuis si longtemps, on est resté enseveli, pour ainsi
dire, dans une forêt perpétuelle, dont l'aspect finit par devenir
monotone. Cette côte occidentale me :rappelle agréablement les
immenses plaines de la Patagonie, et, cependant, avec le véritable
esprit de contradiction qui est en nous, je ne peux oublier la subli-
mité du silence de la forêt. Les Llanos forment la partie la plus
fertile et la plus peuplée de ce pays, car ils possèdent l'immense
avantage d'être presque entièrement dépourvus d'arbres. Avant de
quitter la forêt, nous traversons quelques petites prairies où ne se
trouvent qu’un arbre ou deux, comme dans les parcs anglais ; j’ai
souvent remarqué avec surprise que, dans les districts boisés et
ondulés, les arbres ne croissent pas dans les parties plates. Un de
nos chevaux étant épuisé de fatigue, je me décide à m'’arrêter à la
21
328 VALDIVIA.
mission de Cudico, d’autant que j'ai une lettre pour le père qui
y réside. Cudico est un district intermédiaire entre la forét et les
Llanos. On y voit un assez grand nombre de cottages avec des
champs de blé et de pommes de terre, appartenant presque tous
à des Indiens. Les tribus dépendant de Valdivia sont « reducidos
y cristianos. » Les Indiens habitant plus au nord, vers Arauco et
Imperial, sont encore très-sauvages et ne sont pas convertis au
christianisme ; ils n’en-ont pas moins beaucoup de relations avec
les Espagnols. Le padre me dit que les Indiens chrétiens n'aiment
pas beaucoup à venir à la messe, mais qu’en somme ils ont
beaucoup de respect pour la religion. On éprouve la plus grande
difficulté à leur faire observer les cérémonies du mariage. Les
Indiens sauvages prennent autant de femmes qu'ils peuvent en
nourrir, et un cacique en a souvent plus de dix; quand on entre
chez lui, on devine aisément le nombre de ses femmes au nombre
de huttes séparées. Chaque femme demeure à tour de rôle une
semaine avec le cacique ; mais toutes travaillent pour lui, lui font
des ponchos, etc. Etre la femme d’un cacique constitue un honneur
que recherchent beaucoup les femmes indiennes.
Dans toutes ces tribus, les hommes portent un grossier poncho
en laine ; au sud de Valdivia, ils portent des pantalons courts, et,
au nord de cette ville, un jupon qui ressemble au Chilipa des
Gauchos. Tous enferment leurs longs cheveux dans un filet, mais
ne portent aucune autre coiffure. Ces Indiens ont une taille assez
élevée ; ils ont les pommettes saillantes, et, par l’ensemble de leur
extérieur, ressemblent à la grande famille américaine à laquelle
d’ailleurs ils appartiennent ; mais leur physionomie me semble
différer quelque peu de celle de toutes les tribus que j'avais vues
jusque-là. Ordinairement sérieuse et austère, pleine de caractère,
elle indique une honnête rudesse ou une féroce détermination.
Leurs longs cheveux noirs, leurs traits graves et bien définis, leur
teint brun, me rappelaient les vieux portraits de Jacques 1°". Ici,
on ne trouve plus cette humble politesse si commune à Chiloé,
Quelques-uns vous adressent un « mari-mari » (bonjour) fort
brusque; mais le plus grand nombre ne semblent guère disposés
à vous saluer. Cotte indépendance est sans doute la conséquence
de leurs longues guerres avec les Espagnols et des nombreuses
victoires que seuls, de tous les peuples de l’Amérique, ils ont su
remporter sur les Européens.
Je passai une soirée fort agréable à causer avec le padre. C'est
INDIENS. ; sae
un excellent homme, fort hospitalier ; il vient de Santiago et est
parvenu à sentourer de quelque confort. Il a reçu une certaine
éducation, et, ce qui lui pèse le plus, c’est le manque absolu de
société. Quelle triste chose doit être la vie de cet homme qui n’a
-pas grand zèle religieux et qui n’a ni occupation ni but! Le len-
demain, en retournant à Valdivia, nous rencontrons sept Indiens
fort sauvages; quelques-uns d’entre eux sont des caciques qui
viennent de recevoir du gouvernement chilien le salaire annuel,
récompense de leur fidélité. Ge sont de beaux hommes, mais
quelles figures sombres ! Ils vont à la suite les uns des autres ; un
vieux cacique ouvre la marche et me semble le plus ivre d’eux tous
à en juger par son excessive gravité et par sa face injectée de sang.
Peu auparavant, deux Indiens nous avaient rejoints ; ils viennent de
fort loin et se rendent à Valdivia pour un procès. L’un d’eux est
fort vieux, fort jovial; mais, à voir sa face toute ridée et entièrement
dépourvue de barbe, on le prendrait plutôt pour une femme que
pour un homme. Je leur donne assez souvent des cigares ; ils les
reçoivent avec plaisir, mais c’est à peine s'ils condescendent à
me remercier. Un Indien de Chiloé, au contraire, aurait soulevé
son chapeau et aurait répété son éternel « Dios le page! » Notre
voyage devient fort ennuyeux, et à cause du mauvais état des
routes, et à cause des nombreux troncs d'arbres qui barrent le
chemin, et par-dessus lesquels il faut sauter ou dont il faut faire le
tour. Nous couchons en reute ; le lendemain matin nous arrivons .
à Valdivia et je regagne notre vaisseau.
Quelques jours après, je traverse la baie en compagnie de quel-
ques officiers et nous débarquons près du fort Niebla. Les édifices
sont presque en ruines et tous les affûts sont pourris. M. Wickham
dit au commandant que si l’on tirait un seul coup de canon, ces
affûüts tomberaient en morceaux. « Oh! non, monsieur, répond le
pauvre homme tout fier de ses canons, ils résisteraient certai-
nement à deux décharges ! » Les Espagnols avaient sans doute
l'intention de rendre cette place imprenable. On voit encore, au
beau milieu de la cour, une petite montagne de mortier qui est
devenu aussi dur que le roc sur lequel il est placé. On a apporté
ce mortier du Chili; il y en avait pour 7 000 dollars. La révolution
ayant éclaté, on oublia de l’employer à quoi que ce soit; il reste
là, véritable emblème de la grandeur passée de l'Espagne.
Je voulais me rendre à une petite maison située à environ 1 mille
et demi; mais mon guide me dit qu'il est impossible de traverser
334 VALDIVIA.
le bois en droite ligne. 11 m’offre cependant de me conduire en me
faisant suivre le chemin le plus court, les sentiers que suivent les
bestiaux ; j’accepte, mais 1l ne nous faut pas moins de trois heures
pour arriver à notre but! Le métier de cet homme est de recher-
cher les bestiaux qui peuvent s’égarer ; il doit donc bien connaître
ces bois, cependant il me raconte que toutrécemment il s’est égaré
et est resté deux jours sans manger. Ces faits ne donnent qu’une
faible idée de l'impossibilité absolue qu'il y a à pénétrer dans les
forêts de ces pays. Je me faisais souvent cette question : Combien
de temps un arbre tombé met-il à se pourrir de façon à ce qu’il n’en
reste plus trace? Mon guide me montre un arbre qu’une troupe
de royalistes en fuite a coupé il y a quatorze ans; à prendre cet
arbre comme critérium, je crois qu’un tronc d'arbre ayant 1 pied
et demi de diamètre serait en trente ans transformé en un petit
monceau de terre.
20 février. — Jour mémorable dans les annales de Valdivia, car
on a ressenti aujourd'hui le plus violent tremblement de terre qui
de mémoire d'homme se soit produit ici. Je me trouvais sur la côte,
et je m'étais couché à l'ombre dans le bois pour me reposer un peu.
Le tremblement de terre commença soudainement et dura deux
minutes. Mais le temps nous parut beaucoup plus long, à mon
compagnon et à moi. Le tremblement du sol était très-sensible.
Les ondulations nous parurent venir de l’est; d'autres personnes
soutinrent qu'elles venaient du sud-ouest; ceci prouve combien il
est parfois difficile de déterminer la direction des vibrations. On
n’éprouvait aucune difficulté à se tenir debout; mais le mou-
vement me donna presque le mal de mer: il ressemblait en effet
beaucoup au mouvement d’un vaisseau au milieu de lames fort
courtes, ou, mieux encore, on aurait dit patiner sur de la glace —
trop faible qui ploie sous le poids du corps.
Un tremblement de terre bouleverse en un instant les idées les
plus arrêtées; la terre, l'emblème même de la solidité, a tremblé
sous nos pieds comme une croûte fort mince placée sur un fluide ;
un espace d’une seconde a suffi pour éveHler dans l'esprit un
étrange sentiment d'insécurité que des heures de réflexion n’au-
raient pu produire. Le vent, au moment du choc, agitait les arbres
de la forêt ; aussi je ne fis que sentir la terre trembler sous mes
pieds sans observer aucun autre effet. Le capitaine Fitz-Roy et quel-
ques officiers se trouvaient alors dans la ville; là l'effet fut beau -
coup plus frappant, car, bien que les maisons construites en bois
TREMBLEMENT DE TERRE. 526
n'aient pas été renversées, elles n’en furent pas moins violemment
ébranlées. Tous les habitants, saisis d’une folle terreur, se préci-
pitèrent dans les rues. Ce sont ces spectacles qui créent chez tous
ceux qui ont vu aussi bien que ressenti leurs effets cette indicible
horreur des tremblements de terre. Dans la forêt, le phénomène est
fort intéressant, mais il ne cause aucune terreur. Le choc affecta
curieusement la mer. Le grand choc eut lieu au moment de la
marée basse; une vieille femme qui se trouvait sur la plage me
dit que l’eau vint très-vite À la côte, mais sans former de grandes
vagues, et s’éleva rapidement jusqu’au niveau des grandes marées,
puis reprit son niveau aussi rapidement; la ligne de sable mouillé
me confirma le dire de la vieille femme. Ce même mouvement ra-
pide, mais tranquille, de la marée se produisit il y a quelques an-
nées à Chiloé, pendant un léger tremblement de terre, et causa une
grande alarme. Dans le courant de la soirée il y eut plusieurs petits
chocs qui produisirent dans le port les courants les plus compli-
qués, dont quelques-uns étaient assez violents.
4 mars. — Nous entrons dans le port de Concepcion. Pendant
que le vaisseau cherche un endroit bien abrité, je débarque sur l’île
_ de Quiriquina. L'intendant de cette propriété vient bien vite me
trouver pour m’annoncer la terrible nouvelle du tremblement de
terre du 20 février; il me dit qu’ «il n'y a plus une seule maison
debout ni à Concepcion ni à Talcahuano (le port); que soixante-
dix villages ont été détruits; et qu’une vague immense a presque
enlevé les ruines de Talcahuano. J'ai les preuves de cette dernière
partie de ses dires; la côte entière est jonchée de poutres et de
meubles, tout comme si un millier de vaisseaux étaient venus se
briser là. Outre les chaises, les tables, les casiers, etc., on voit les
toits de plusieurs cottages qui ont été transportés presque tout en-
tiers. Les magasins de Talcahuano ont partagé le sort commun et
on voit aussi sur la côte d'immenses balles de coton, d’yerba et
d’autres marchandises. Pendant ma promenade autour de l’île je
remarque que de nombreux fragments de rochers, qui, à en juger
par les productions marines qui y adhèrent encore, devaient ré-
cemment se trouver à d'assez grandes profondeurs, ont été jetés
très-haut sur la côte; je mesuré un de ces blocs, qui a 6 pieds de
longueur, 3 pieds de largeur et 2 pieds d'épaisseur.
L'effroyable puissance du tremblement de terre avait d’ailleurs
laissé sur l’île elle-même autant de traces que la grande vague en
826 CONCEPCION.
avait laissé sur la côte. Dans bien des endroits on voyait de profondes
fissures dans la direction du nord au sud, causées sans doute par
Vébranlement des côtés parallèles et escarpés de cette île étroite.
Près de la falaise, quelques-unes de ces fissures avaient 4 mètre de
largeur. Des masses énormes étaient déjà tombées sur la plage, et les
habitants croyaient qu’au commencement de la saison des pluies il se
produirait encore de nombreux glissements de terrain. L'effet de la
vibration sur les ardoises dures qui forment la base de l'ile était
encore plus curieux : les parties superficielles de quelques-uns de
ces rochers avaient été brisées en mille morceaux, tout comme si
on avait fait jouer une mine. Cet effet, que des fractures toutes
récentes et des déplacements considérables prouvaient admirable-
ment, doit se produire uniquement à la surface, autrement il n'y
aurait pas un seul bloc de rocher dans le Chili tout entier; cela
est d'autant plus probable que l’on sait que la surface d’un corps
vibrant éprouve des effets différents de ceux qui affectent le centre
de ce corps. C'est peut-être pour la même raison que les tremble-
ments de terre ne causent pas dans les mines profondes autant de
troubles qu’on pourrait le penser. Je crois que ce tremblement de
terre a suffi à lui tout seul à réduire Vile de Quiriquina dans une
proportion plus grande que ne le pourrait faire l’action ordinaire
de la mer et du temps pendant un siècle entier.
Le lendemain je débarque à Talcahuano et je me rends ensuite
a Concepcion. Ces deux villes présentent le spectacle le plus ter-
rible, mais en même temps le plus intéressant qu'il m'ait jamais
6t6 donné de contempler ; cependant ce spectacle devait impres-
sionner encore bien plus quiconque avait connu ces villes avant la
catastrophe, car, pour un étranger, les ruines étaient si compléte-
ment entremêlées qu’on ne pouvait se faire aucune idée de ce qu’é-
taient ces villes auparavant ; à peine pouvait-on croire que ces
amoncellements de débris avaient servi d'habitations. Le tremble-
ment de terre commença 4 onze heures et demie du matin. S'il
s'était produit au milieu de la nuit, le plus grand nombre des habi-
tants, qui, dans cette province seule, se montent à plusieurs mil-
liers, aurait péri. Il n’y eut, en somme, qu’une centaine de victimes,
grâce à la coutume invariable que l’on a de s’élancer au dehors des
maisons dès que l’on sent le sol trembler. A Concepcion, chaque
rangée de maisons, chaque maison isolée, formait un amas de
ruines bien distinct ; à Talcahuano, au contraire, la vague qui avait
sujvi le tremblement de terre et qui avait inondé la ville n'avait
TREMBLEMENT DE TERRE. $27
plus laissé en 28 retirant qu’un amas confus de briques, de tuiles
et de poutres et çà et là un mur encore debout. Grace à cette oir-
constance, Concepcion offrait, bien qu’absolument détruit, un
spectacle plus terrible et plus pittoresque, si je puis m’exprimer
ainsi. Le premier choc fut très-soudain ; le mayor-domo de Quiri-
quina me raconta que le premier indice qu’il en ait recu fut de se
trouver roulant à terre, lui et le cheval qu'il montait. Il se releva
et fut de nouveau renversé. Il me dit aussi que des vaches qui
se trouvaient sur les endroits escarpés de la côte furent précipi-
tées dans la mer. La grande vague enleva beaucoup de bestiaux;
sur une fle basse, située près de l'entrée de la baie, soixante-dix
animaux furent noyés. On croyait généralement que ce tremble.
ment de terre était le plus terrible qui se soit jamais produit au
Chili; mais, comme ces chocs si terribles n'arrivent qu'à de fort
longs intervalles, il est difficile d'en arriver à cette conclusion; un
choc plus terrible n’aurait pas fait d'ailleurs grande différence, car
la ruine était aussi complète qu'elle pouvait l'être. De nombreux
petits chocs suivirent le premier; on en compta plus de trois cents
en douze jours.
Après avoir vu Concepcion, j'avoue qu'il m'est difficile de com-
prendre comment le plus grand nombre des habitants échappa à
la catastrophe. Dans bien des endroits les maisons tombèrent en
dehors, formant ainsi au milieu des rues des monticules de briques
et de décombres. M. Rouse, consul anglais, nous raconta qu’il
était en train de déjeuner quand la première vibration l'avertit
qu'il était temps de s’élancer au dehors. A peine était-il arrivé au
milieu de sa cour que l’un des côtés de sa maison s'écroula ; il con-
serva néanmoins assez de sang-froid pour se rappeler que, s'il pou-
vait grimper sur la partie qui venait de tomber, il n'aurait plus
rien à craindre. Le mouvement du sol était si violent qu'il ne pou-
vait se tenir debout; il se mit donc à ramper à quatre pattes et
parvint au sommet des ruines juste au moment où s'écroulait le
reste de sa maison. À veuglé et étouffé par la poussière qui obscur-
cissait l'air, il parvint cependant à gagner la rue. Les chocs sa
suocédant à des intervalles de quelques minutes, personne p'osait
s’approcher des ruines: on ne savait donc pas &i son ami ou son
parent le plus cher ne périssait pas en cet instant faute d'un peu
d'aide. Ceux qui avaient pu sauver quelque chose étaient obligés de
veiller continuellement, car les voleurs se mettaient de la partie,
se frappant la poitrine d’une main en criant : « Misericordia ! » à
328 CONCEPCION.
chaque petit choc, et de l’autre tächant de s’emparer de tout ce
qu’ils voyaient. Les toits en chaume s’écroulérent sur les feux
allumés et les flammes se firent jour de toutes parts. Des cen-
taines de gens se savaient entièrement ruinés et il restait à bien
peu d’entre eux de quoi se procurer des aliments pour la journée.
Un seul tremblement de terre suffit pour détruire la prospérité
d'un pays. Si les forces souterraines de l'Angleterre, aujourd'hui
inertes, recommencaient à exercer leur puissance, comme elles l'ont
fait assurément pendant des époques géologiques actuellement
fort éloignées de nous, quels changements ne se produiraient pas
dans le pays tout entier! Que deviendraient les hautes maisons,
les cités populeuses, les grandes manufactures, les splendides édi-
fices publics et privés ? Si quelque grand tremblement de terre se
produisait au milieu de la nuit, quel horrible carnage ! La banque-
roule serait immédiate ; tous les papiers, tous les documents, tous
les comptes disparaitraient en un instant. Le gouvernement ne
pouvant plus ni percevoir les impôts ni affirmer son autorité, la
violence et la rapine domineraient tout. La famine se déclarerait
dans toutes les grandes villes; la peste et la mort suivraient bientôt.
Quelques instants après le choc, on vit, à une distance de 3 ou
4 milles, une vague énorme s’avancer au milieu de la baie. Au-
cune trace d’écume sur cette vague, qui paraissait inoffensive, mais
qui, le long de la côte, renversait les maisons et déracinait les ar-
bres en s’avançant avec une force irrésistible. Arrivée au fond de la
baie, elle se brisa en vagues écumeuses qui s’élevèrent à une hau-
teur verticale de 23 pieds au-dessus des plus hautes marées. La
force de ces vagues devait être énorme, car, dans la forteresse, elles
transportèrent à une distance de 45 pieds un canon et son affût
pesant 4 tonnes. Un schooner fut transporté à 200 mètres de la
côte et s’échoua au milieu des ruines. Deux autres vagues se pro-
duisirent et, en se retirant, emportèrent une immense quantité de
débris. Dans une partie de la baie, un bâtiment fut transporté sur
la côte, puis emmené à nouveau, puis rejeté sur la côte, puis enfin
remis à flot par la dernière vague. Dans une autre partie de la baie,
deux grands bâtiments, à l’ancre l’un auprès de l'autre, se mirent
à tournoyer de telle facon que les câbles de leurs ancres s’enroulè-
rent l’un autour de l’autre, et, bien qu’il y eût 36 pieds d’eau, ils
se trouvèrent tout à coup à sec sur le sol pendant quelques minu-
tes. La grande vague, d’ailleurs, s’approcha assez lentement, car
les habitants de Talcahuano eurent le temps de se réfugier sur des
GRANDE VAGUE. 839
collines derrière la ville. D'autre part, des marins s’empressèrent
de monter en canot et de faire force de rames vers la vague, espé-
rant la surmonter s'ils arrivaient à elle avant qu'elle se brisât,
ce à quoi ils réussirent; une vieille femme, de son côté, monta
en canot avec un petit garçon de quatre ou cing ans; mais, n'ayant
personne pour ramer, elle resta près du quai; le bateau fut jeté
contre une ancre et coupé en deux, la vieille femme se noya et,
quelques heures après, on retrouva au milieu des débris le gamin
qui avait échappé sain et sauf. Au moment de notre visite, on
voyait encore, au milieu des ruines, des étangs d’eau salée ;
des enfants, se faisant des bateaux avec des tables ou des chaises,
samusaient à voguer et paraissaient aussi joyeux que leurs
parents étaient misérables. Mais j'avoue avoir vu, avec une grande
satisfaction, que tous les habitants paraissaient plus actifs et plus
heureux qu’on n'aurait pu s’y attendre après une aussi terrible
catastrophe. On a remarqué, avec quelque degré de vérité, que,
la destruction étant universelle, personne ne se trouvait plus hu-
milié que son voisin, personne ne pouvait accuser ses amis de
froideur, deux causes qui ajoutent toujours une vive douleur à la
perte de la richesse. M. Rouse et un grand nombre de gens qu’il
eut la bonté de prendre sous sa protection, passèrent la première
semaine dans un jardin, campés sous des pommiers. Tout d’abord
on fut aussi joyeux que pendant une partie de plaisir, mais il sur-
vint de fortes pluies qui firent beaucoup souffrir ces malheureux
sans asile.
Le capitaine Fitz-Roy constate, dans son excellente relation de
ce tremblement de terre, qu’on vit dans la baie deux éruptions :
l’une ressemblant à une colonne de fumée, l'autre ressemblant au jet
d’eau d’une immense baleine. Partout aussi l’eau semblait en ébul-
lition, elle devint noire et laissa échapper des vapeurs sulfureuses
fort désagréables. On observa également ces derniers phénomènes
pendant le tremblement de terre de 1822, dans la baie de Valpa-
raiso. On peut les expliquer par l’agitation de la boue qui forme
le fond de la mer, boue qui contient des matières organiques en
décomposition. J’ai remarqué, pendant un jour fort calme, dans la
baie de Callao, que le câble du vaisseau, en frottant sur le fond,
produisait une ligne de bulles de gaz. Les classes inférieures, à
Talcahuano, étaient persuadées que le tremblement de terre pro-
venait de ce que des vieilles femmes indiennes, qui avaient subi
quelque outrage deux ans auparavant, avaient fermé le volcan de
880 CONCEPCION.
Antuco. Cette explication, toute ridicule qu’elle puisse étre, n'en
est pas moins curieuse; elle prouve, en effet, que l’expérience a
enseigné à ces ignorants qu'il existe un rapport entre la ces-
sation des phénoménes volcaniques et le tremblement du sol.
Au point où cesse leur perception de la cause et de l'effet, ils
invoquent le secours de la magie pour expliquer la fermeture de
la soupape volcanique. Cette croyance est d'autant plus singu-
litre dans le cas actuel que, d'après le capitaine Fitz-Roy, il
y a tout lieu de croire que l'Antuco n'avait pas cessé d'être en
activité.
Comme dans presque toutes les villes espagnoles, les rues de la
ville de Concepcion se croisent à angle droit; les unes se dirigent
du sud-ouest à l’ouest, les autres du nord-ouest au nord. Les murs
des maisons situées dans les rues allant du sud-ouest à l'ouest
résistèrent certainement mieux au choc que les maisons situées
dans les autres; la plupart des masses de briques s’écroulèrent
dans la direction du nord-est. Ces deux circonstances semblent
confirmer l'impression générale que les ondulations venaient du
sud-ouest, direction dans laquelle on entendit aussi des bruits
souterrains. Il est évident que des murs construits dans la direction
du nord-est et du sud-ouest et ayant, par conséquent, leurs extré-
mités aux points d'où provenaient les vibrations avaient plus de
chance de résister au choc que les murs construits dans la direction
du nord-ouest et du sud-est, car ceux-ci perdaient en un instant
leur position perpendiculaire sur toute leur longueur. En effet,
les ondulations venant du sud-ouest devaient former des vagues
dans la direction du nord-ouest et du sud-est, vagues passant sous
les fondations. On peut se rendre compte de ce phénomène en pla-
çant des volumes debout sur un tapis, puis en imitant les ondula-
tions d’un tremblement de terre comme l'a suggéré Michell ; on verra
que ces volumes tombent plus ou moins facilement, selon que leur
direction coïncide plus ou moins avec la ligne des vagues. Les fis-
sures qui s’ouvrirent dans le sol s’étendaient presque toules dans la
direction du sud-est au nord-ouest et correspondaient par consé-
quent aux lignes d’ondulation. Un fait devient fort intéressant
si l'on a présentes à l'esprit toutes ces circonstances qui indiquent si
clairement le sud-ouest comme le principal foyer de l'agitation,
c'est que l’île de Santa-Maria, située dans cette direction, fut,
pendant le soulèvement général du sol, soulevée près de trois fois
autant que tout autre point de la côte,
LIGNE DE VIBRATION. 334
La cathédrale offrait un excellentexemple de la résistance diffé-
rente présentée par les murs, selon qu'ils sont construits dans
telle ou telle direction. Le côté tourné vers le nord-est ne présen-
tait qu'un immense amas de ruines au milieu desquelles on voyait
des portes et des poutres qui avaient l'air de flotter sur un océan
en fureur. Quelques blocs de maçonnerie ayant d'immenses di-
mensions avaient roulé fort loin sur la place, comme des fragments
de rochers au pied d'une haute montagne. Les murs de côté, s'é-
tendant dans la direction du sud-ouest et du nord-est, bien que
considérablement endommagés, étaient restés debout; mais d’im-
menses contre-forts, bâtis à angle droit avec ces murs, et par con-
séquent parallèles à ceux qui s'étaient écroulés, avaient été ren-
versés après avoir été coupés aussi net qu'ils auraient pu l'être
avec un ciseau. Le choc avait, en outre, donné une position diago-
nale à quelques ornements carrés placés sur quelques-uns de ces
murs. On a observé des phénomènes analogues après des tremble-
ments de terre à Valparaiso, en Calabre, et dans quelques autres
endroits, et même sur des temples grecs fort anciens '. Ces dépla-
cements semblent tout d'abord indiquer un mouvement de vor-
tex sur les points ainsi affectés; mais cette explication est fort
peu probable. Ne pourrait-on pas les attribuer à la tendance
qu'aurait chaque pierre à se placer dans une certaine position
relativement aux lignes de vibration, tout comme des épingles
se placent dans certaines positions sur une feuille de papier que
Yon agite? En régle générale, les portes ou les croisées voûtées
résistent mieux que toute autre espèce de construction. Néan-
moins un pauvre vieillard boiteux, qui avait l'habitude de se trai-
ner sous une porte voûtée chaque fois qu'un petit choc se produi-
sait, fut cette fois écrasé sous les ruines.
Je n'essayerai pas de faire la description de l'aspect que présen-
tait Concepcion, car je sens qu’il me serait impossible d’exprimer
ce que je ressentis en voyant cette masse de ruines. Quelques off-
ciers avaient visité cette ville avant moi et tout ce qu'ils avaient pu
me dire ne m'avait en rien préparé à ce que je vis. Il y a quelque
chose de navrant et d’humiliant tout à la fois à voir des ouvrages
qui ont coûté tant de travail et de temps à l’homme, renversés
ainsi en une minute; cependant on n'éprouve presque pas de
1 M. Arago, Pinstitul, 1839, p. 337. Voir aussi Miers, Chile, vol. I, p. 592, et
Lyell, Principles of Geology, chap. xv, liv. II.
832 | CONCEPCION.
compassion pour les habitants, tant est grande la surprise de voir
accompli en un instant ce qu'on est accoutumé à attribuer à une
longue série de siècles. A mon avis, nous n'avions pas, depuis notre
départ d'Angleterre, contemplé encore spectacle aussi profondé-.
ment intéressant.
Pendant presque tous les grands tremblements de terre, les
eaux des mers voisines ont été considérablement agitées. Cette
agitation semble généralement, selon ce qui s’est passé à Concep-
cion, affecter deux formes différentes. D'abord, au moment même
du choc, l’eau s'élève considérablement sur la côte, mais le mou-
vement est lent, et elle se retire tout aussi lentement; puis, quelque
temps après, la mer entière se retire de la côte, et revient en
vagues ayant une force effrayante. Le premier mouvement semble
être une conséquence immédiate du tremblement de terre, qui
affecte différemment un fluide et un solide, de telle sorte que leur
niveau respectif se trouve quelque peu modifié; mais le second
phénomène est de beaucoup le plus important. Pendant la plupart
des tremblements de terre, surtout pendant ceux qui se produisent
sur la côte occidentale de l’A mérique, il est certain que les eaux ont
commencé d’abord par se retirer entièrement. Quelques auteurs
ont essayé d'expliquer ce fait en supposant que l’eau conserve son
niveau tandis que la terre oscille de bas en haut; mais l’eau, près
de la côte, même sur une côte escarpée, participerait certainement
au mouvement du fond; en outre, comme l'a fait remarquer
M. Lyell, des mouvements analogues de la mer se sont produits
dans des îles fort éloignées de la ligne principale d'agitation, à
l'île de Juan Fernandez, par exemple, pendant le tremblement de
terre qui nous occupe, à l’île Madère pendant le fameux tremble-
ment de terre de Lisbonne. Je présume (mais ce sujet est fort
obscur) qu’une vague, quelle que soit la façon dont elle se forme,
commence par attirer l’eau qui couvre la côte sur laquelle elle va
venir se briser ; j’ai observé ce fait pour les petites vagues formées
par les roues des bateaux à vapeur. Fait remarquable, tandis que
Talcahuano et Callao (près de Lima), situés tous deux au fond
d'immenses baies fort peu profondes, ont eu beaucoup à souffrir
des grandes vagues pendant tous les tremblements de terre impor-
tants, Valparaiso, situé au bord d’une mer fort profonde, n’a
jamais eu à souffrir par cette cause, bien qu’il ait ressenti les chocs
les plus violents. L’intervalle qui existe entre le tremblement de
terre et l’arrivée de la grande vague, intervalle d’une demi-heure
TREMBLEMENT DE TERRE. 838
quelquefois, le fait que des îles fort éloignées sont affectées de la
même façon que les côtes qui se trouvent près du foyer de l’agita-
tion, me font supposer que la vague se forme au large. Or, puisque
cela arrive ordinairement, la cause doit être générale. Je suppose
que la grande vague doit se former à l'endroit où les eaux moins
agitées de l’océan profond rejoignent les eaux de la côte qui ont
participé au mouvement de la terre; il semble aussi que la vague
soit plus ou moins considérable selon l’étendue d’eau peu profonde
qui a été agitée en même temps que le fond sur lequel elle repose.
L'effet le plus remarquable, il serait probablement plus correct
de dire la cause de ce tremblement de terre, fut l'élévation perma-
nente du sol. Les terres, tout autour de la baie de Concepcion, se
soulevèrent de 2 ou 3 pieds; mais il est bon de remarquer que,
la grande vague ayant effacé tout point de repère de l’ancienne
ligne des marées sur la côte, je ne pus me procurer d’autre preuve
de cette élévation que le témoignage unanime des habitants, qui
m’assurérent qu'un petit rocher, actuellement visible, était aupa-
ravant recouvert d’eau. A l'île S. Maria, à environ 30 milles
de distance, le soulèvement fut plus considérable encore ; le capi-
taine Fitz-Roy trouva, sur une partie de la côte de cette île, des
bancs de moules en putréfaction adhérant encore au rocher, à
40 pieds au-dessus de l'élévation des plus grandes marées; or les
habitants avaient auparavant l'habitude de plonger à la marée
basse pour se procurer ces coquillages. Le soulèvement de cette
région offre un intérêt tout particulier, et parce qu'elle a été le
théâtre d’un fort grand nombre d’autres violents tremblements de
terre, et à cause de la grande quantité de coquillages marins
répandus sur le sol à une hauteur de 600 pieds certainement et je
crois même de 1000 pieds. A Valparaiso, comme je l'ai déjà fait
remarquer, On trouve des coquillages semblables à une hauteur
de 1 300 pieds ; il paraît certain que cette grande élévation est le
résultat de petits soulèvements successifs, tels que celui qui a
accompagné ou qui a causé le tremblement de terre de cette
année, et aussi d’un soulèvement insensible et fort lent qui se
produit certainement sur quelques parties de cette côte.
Le grand tremblement de terre du 20 ébranla si violemment
l’île de Juan Fernandez, située à 360 milles (576 kilomètres) au
nord-est, que les arbres se heurtèrent et qu’un volcan se mit en
éruption sous l’eau tout près de la côte. Ces faits sont d'autant
884 CONCEPCION.
* plus remarquables que, pendant le tremblement de terre de 1781,
cette île fut agitée plus violemment que tout autre endroit situé à
la même distance de Concepcion, ce qui semble indiquer une
communication souterraine entre ces deux points. Chiloé, à environ
340 milles (548 kilomètres) au sud de Conception, semble avoir été
plus violemment agité que le district intermédiaire de Valdivia,
ou le volcan de Villarica ne donna aucun signe d’éruption, tandis
qu’une éruption violente se produisait à l’instant du choc dans
deux volcans de la Cordillére en face de Chiloé. Ces deux volcans,
ainsi que quelques autres du voisinage, restérent longtemps en
éruption, et, dix mois plus tard, ils donnérent encore des signes
d'activité à la suite d’un nouveau tremblement de terre à Concep-
cion. Des hommes occupés à couper du bois près de la base de
l’un de ces volcans ne ressentirent pas le tremblement de terre du
20 février 1835, bien que toute la contrée environnante fût alors
violemment ébranlée. En cet endroit, une éruption se produisit
donc au lieu et place d’un tremblement de terre, ce qui serait
arrivé à Concepcion si, ainsi que le pensaient les bonnes gens de
cette ville, des sorcières n'avaient bouché le volcan d’Antuco.
Deux ans et demi plus tard, Valdivia et Chiloé furent de nouveau
plus violemment ébranlés qu'ils ne l'avaient été le 20 février 1833,
et une île dans l’archipel Chonos fut alors soulevée de plus de
8 pieds d’une façon permanente. Pour donner une idée plus
correcte de l’importance de ces phénomènes, je vais supposer,
comme je l’ai fait pour les glaciers, qu’ils se produisent à des
* endroits relativement correspondants en Europe. Dans ce cas, le
sol auraît violemment tremblé dans tout l’espace compris entre
la mer du Nord et la mer Méditerranée ; au même instant, une
‘grande partie de la côte orientale de l'Angleterre et quelques îles
adjacentes auraient été soulevées ; — de violentes éruptions se
seraient produites dans une chaîne de volcans sur les côtes de la
Hollande, une autre éruption aurait eu lieu au fond de la mer
près de l’extrémité septentrionale de l'Irlande ; — et enfin les anti-
ques volcans de l’Auvergne, du Cantal et du mont d'Or auraient
vomi d'immenses colonnes de fumée, et cela pendant fort long-
temps. Deux ans et demi plus tard, un autre tremblement de terre
aurait désolé la France, depuis le centre de ce pays jusqu’à la
Manche, et une ile aurait été soulevée dans la Méditerranée.
L’espace d'où des matières volcaniques firent éruption le 90 fé-
vrier 4838 a 720 milles (4 150 kilomètres) dans une direction et
TREMBLEMENT DE TERRE. 835
400 milles (640 kilomètres) dans une autre direction à angle droit
avec la première. Aussi existe-t-il probablement là un lac de lave
souterrain ayant une superficie presque double de celle de la mer
Noire. La relation intime et complexe tout à la fois des forces
d'éruption et de soulèvement pendant ces phénomènes, nous prouve
que les forces qui soulèvent les continents par degrés sont iden-
* tiques à celles qui font sortir des matières volcaniques par certains
orifices. Je crois, pour bien des raisons, que les fréquents tremble-
ments de terre sur cette ligne de côtes proviennent du déchirement
des couches, Conséquence nécessaire de la tension de la terre au
moment des soulèvements et de leur injection par des roches à
l'état liquide. Ces déchirements et ces injections répétés assez
souvent (et nous savons que les tremblements de terre affectent
fort souvent les mêmes superficies de la même façon) finiraient par
produire une chaîne de collines ; — l'ile linéaire de Sainte-Marie,
qui a été soulevée trois fois aussi haut que le pays environnant,
semble soumise à cette cause. Je crois que l’axe solide d’une
montagne ne diffère par la formation d’une colline volcanique
qu’en ce que les roches en fusion ont été injectées à plusieurs
reprises dans la première, au lieu d'avoir été rejetées comme dans
la seconde. Je crois, en outre, qu’on ne peut expliquer la forma-
tion des grandes chaînes de montagnes telles que la Cordillère, où
les couches recouvrant l’axe injecté de roches plutoniennes ont
été relevées dans bien des directions parallèles, qu’en supposant
que la roche formant l'axe a été injectée à bien des reprises diffé-
rentes et après des intervalles suffisamment longs pour que les
parties supérieures, jouant le rôle de coins, aient eu le temps de
se refroidir et de se solidifier. En effet, si les couches avaient été
repoussées d’un seul coup dans leur position actuelle, c'est-à-dire
redressées presque verticalement, les entrailles mêmes de la terre
auraient fait éruption, et, au lieu d’axes abrupts de roches solidi-
fées sons une immense pression, des torrents de lave se seraient
écoulés dans tous les endroits où se sont produits ces soulève
ments!.
{ Voir les Geological Transactions , vol. V, pour le récit complet des phéno-
mènes volcaniques qui ont accompagné le tremblement de terre du 20 février
1835, et pour les conclusions qu’il y a lieu d’en tirer.
CHAPITRE XV
Valparaiso. — Passe de Portillo. — Sagacité des mules. — Torrents. — Mines;
leur découverte. — Preuve du soulèvement graduel de la Cordillère. — Effet
de la neige sur les rochers. — Structure géologique des deux principales chat-
nes; leur origine et leur soulèvement distincts. — Grand affaissement. — Neige
rouge. — Vents. — Clochetons de neige. — Atmosphère sèche et claire. —
Électricité. — Pampas. — Zoologie du flanc oriental des Andes. — Saulerelles,
— Grosses punaises. — Mendoza. — Passe d’Uspallata. — Arbres pétrifiés
enterrés dans la position où ils ont poussé. — Pont des Incas. — Difficulté de
traverser les passes considérablement exagérée, — Cumbre. — Casuchas. —
Valparaiso.
Traversée de la Cordillère.
7 mars 1835. — Nous passons trois jours à Concepcion, puis nous
mettons à la voile pour Valparaiso. Le vent souffle du nord; aussi
la nuit nous surprend-elle à l'entrée du port de Concepcion; le
brouillard s'élève et nous sommes si près de la terre que le capi-
taine ordonne de jeter l’ancre. Bientôt un grand baleinier amé-
ricain s'approche si près de nous que nous entendons le capitaine
ordonner en jurant à ses matelots de garder le silence pour qu’il
puisse écouter s'il n’y a pas d'écueils. Le capitaine Fitz-Roy le
hèle et lui dit de jeter l’ancre à l'endroit où il se trouve. Le pauvre
homme crut sans doute que la voix venait de la côte, car on
entendit tout à coup sortir du baleinier un déluge de commande-
ments, chacun s’écriant : « Laissez tomber l’ancre ! carguez les
voiles ! » C'était comique au possible; on aurait dit qu’il n’y avait
que des capitaines et pas de matelots à bord du baleinier. Nous
avons appris le lendemain que le capitaine bégayait, et je suppose
que tous les matelots l’aidaient à donner ses ordres.
Le 14, nous jetons l’ancre dans le port de Valparaiso, et deux
jours après je pars pour traverser la Cordillére. Je me rends
d’abord à Santiago, où M. Caldcleugh voulut bien m'aider à faire
tous les préparatifs nécessaires à mon voyage. Dans cette partie
du Chili, il y a deux passes qui traversent les Andes et par les-
POLITESSE DES HABITANTS. 837
quelles on peut se rendre à Mendoza. On prend ordinairement la
passe d’Aconcagua ou Uspallata, située un peu plus au nord;
l'autre passe, appelée le Portillo, se trouve un peu plus au sud et
plus prés de Santiago, mais cette passe est plus élevée et plus
dangereuse.
48 mars. — Nous nous décidons à traverser la passe de Portillo.
En quittant Santiago, nous parcourons l’immense plaine brûlée
par le soleil où se trouve cette ville, et, dans l’après-midi, nous
atteignons le Maypu, un des principaux fleuves du Chili. La vallée,
à l'endroit où elle pénètre dans la Cordillère, est bornée de chaque
côté par de hautes montagnes dénudées ; bien que fort peu large,
elle est très-fertile. On rencontre à chaque instant des cottages
entourés de vignes, de pommiers et de péchers dont les branches
ploient sous le poids de magnifiques fruits mûrs. Dans la soirée,
nous arrivons à la douane, où on examine nos bagages ; la fron-
tière du Chili est encore mieux défendue par la Cordillère qu’elle
ne peut l'être par les eaux de l'Océan. Trés-peu de vallées s'étendent
jusqu'à la chaîne centrale, et les bêtes de somme ne peuvent suivre
aucun autre chemin. Les douaniers se montrent fort polis; cette
politesse venait peut-être du passeport que m'avait donné le prési-
dent de la République ; mais, puisque j’en suis sur ce sujet, je tiens
à exprimer mon admiration pour la politesse naturelle de presque
tous les Chiliens. Dans ce cas particulier des douaniers, elle offrait
un frappant contraste avec ce qu’on trouve chez les mêmes hommes
dans presque tous les pays du monde. Je me rappelle un fait qui
me frappa beaucoup au moment où il arriva : nous rencontrâmes,
près de Mendoza, une petite négresse fort grasse montée sur une
mule. Cette femme avait un goître si énorme, qu’on ne pouvait
s'empêcher de la dévisager pendant quelques instants ; mes deux
compagnons, pour s’excuser sans doute de ces regards impolis, la
saluèrent, comme on fait ordinairement dans le pays, en retirant
leur chapeau. Où donc en Europe aurait-on trouvé, même dans
les plus hautes classes, de tels égards pour une malheureuse créa-
ture appartenant à une race dégradée ?
Nous passons la nuit dans un cottage. Nous étions parfaitement
indépendants, ce qui est délicieux en voyage. Dans les régions
habitées, nous achetions un peu de bois pour faire du feu, nous
louions un champ pour y faire paître nos bêtes de somme et nous
établissions notre bivouac dans un coin du même champ. Nous
nous étions munis d’une marmite en fer ; aussi faisions-nous cuire
22
998 LE PORTILLO.
notre diner, que nous mangions à la belle étoile, sans avoir à
dépendre de qui que ce soit. J'avais pour compagnons de voyage
Mariano Gonsales, qui m'avait déjà accompagné dans mes excur-
sions à travers le Ghili, et un « arriero » avec ses dix mules et une
« madrina ». La madrina, ou marraine, est un personnage très-
important : c’est une vieille jument fort tranquille portant au cou
une petite clochette ; partout où elle va, les mules la suivent
comme de bons enfants. L’affection de ces animaux pour leur
madrina vous évite quantité de soucis. Si on a mis à paitre dans
un champ plusieurs troupes de mules, les muletiers n’ont qu’à
conduire les madrinas dans ce champ et, s'éloignant un peu les
uns des autres, à faire résonner les clochettes ; il importe peu
qu'il y ait deux ou trois cents mules dans le champ, car chacune
d’elles reconnait immédiatement le son de la clochette de sa madrina
et vient se ranger auprès d'elle. Il est presque impossible de perdre
une vieille mule ; si on la retient par force pendant des houres, elle
finit par s'échapper et, tout comme un chien, elle suit ses compa-
gnons à la piste et les rattrape, ou plutôt, s’il faut en croire les mule-
tiers, elle suit la madrina à la piste, car elle est le principal ohjet de
ses affections. Je ne crois pas, toutefois, que ce sentiment d’affection
revéte un caractère individuel ; je pense que tout autre animal
portant une clochette pourrait servir de madrina. Chaque mule,
en pays plat, peut porter 416 livres (189 kilogrammes); mais en
pays montagneux, elle porte 100 livres (45 kilogrammes) de moins.
On ne dirait jamais que cet animal, d'apparence si délicate, pdt
porter un fardeau aussi pesant! La mule m’a toujours paru un
animal fort surprenant. Un hybride qui possède plus de raison,
plus de mémoire, plus de courage, plus d’affection sociale, plus
de puissance musculaire, qui vit plus longtemps qu’aucun de ses
parents, voilà qui semble indiquer que, dans ce cas, l’art a
surpassé la nature. Sur nos dix animaux, nous en réservions six
comme montures, les quatre autres portaient nos bagages à tour
de rôle, Nous avions emporté une assez grande quantité de pro-
visions dans la crainte d’être bloqués par les neiges, car la saison
commençait à être un peu avancée pour traverser le Portillo.
49 mars. — Nous dépassons aujourd’hui la dernière maison ha-
bitée de la vallée. Depuis quelque temps déjà les habitations sont
fort clairsemées et cependant, partout où l'irrigation est possible,
le sol est très-fertile. Toutes les grandes vallées de la Cordillére
ont uu caractère commun; de chaque côté s'étend une bande ou
TERRASSES DE GALETS. 559
une terrasse de galets et de sable, disposés en couches grossières
et ayant ordinairement une épaisseur considérable. Ces terrasses
occupaient évidemment autrefois toute la largeur de la vallée et la
preuve, c’est que dans les vallées du Chili septentrional, où il n’y a
pas de torrents, ces couches les remplissent entièrement. La route
passe sur ces terrasses qui s'élèvent en pente douce; si l’on a un
peu d’eau à sa disposition pour les irriguer, on les cultive très-
facilement. Elles se continuent jusqu’à une élévation de 7000 à
9000 pieds, puis elles disparaissent sous des amas de débris. A
l'extrémité inférieure des vallées, ce que l’on pourrait appeler leur
embouchure, ces terrasses se confondent avec les plaines intérieures,
dont le sol est aussi composé de galets, plaines qui se trouvent au
pied de la chaîne principale des Cordilléres et que j’ai décrites dans
un chapitre précédent. Ces plaines, qui forment un des traits carac-
téristiques du Chili, ont, sans aucun doute, été formées quand la
mer pénétrait jusque dans l’intérieur des terres, comme elle dé-
coupe encore les côtes méridionales. Aucune partie de la géologie
de Amérique méridionale ne m'a plus intéressé que ces terrasses
de galets grossièrement stratifiées. Par leur composition, elles res-
semblent absolument aux matières que déposeraient dans des val-
lées des torrents arrêtés dans leur cours par quelque cause telle
qu'un lac ou un bras de mer. Aujourd'hui, au lieu de former des
dépôts, les torrents minent et détruisent incessamment rochers et
dépôts d’alluvion dans toutes les vallées, qu’elles soient grandes
ou petites. Je suis convaincu, bien qu’il me soit impossible d’expo-
ser ici toutes les raisons qui m'ont conduit à cette conviction,
que ces terrasses de galets se sont accumulées pendant l'élévation
graduelle de la Cordillére, les torrents ayant déposé leurs détritus
à des niveaux successifs sur le bord de bras de mer longs et étroits,
d'abord au sommet des vallées, puis de plus en plus bas à mesure
que le sol s'élevait graduellement. S’il en est ainsi, et je n'ai pas
lieu d'en douter, la grande chaîne des Cordilléres, au lieu d’avoir
surgi tout à coup, comme le croyaient anciennement tous les
géologues et comme le croient encore beaucoup d’entre eux, a
été soulevée lentement et graduellement, de la même façon que les
côtes de l’Atlantique et du Pacifique ont été soulevées pendant
une période toute récente. Si on adopte cette manière de voir, on
peut expliquer facilement une multitude de faits relatifs à la struc-
ture des Cordilléres.
Le nom de torrents conviendrait mieux aux rivières qui coulent
840 LE PORTILLO.
dans ces vallées. Leur lit a une pente considérable et leurs eaux
affectent la couleur de la boue. Le Maypu poursuit sa course furieuse
sur de gros fragments arrondis en faisant entendre un rugissement
semblable à celui de la mer. Au milieu du fracas des eaux qui se
brisent on saisit distinctement, même à une. grande distance, le
bruit des pierres qui se heurtent les unes contre les autres, et cela
nuit et jour et sur tout le parcours du torrent. Quelle éloquence
pour le géologue que ce bruit triste et uniforme de milliers et de
milliers de pierres se heurtant les unes contre les autres et se préci-
pitant toutes dans la même direction! Malgré soi, ce spectacle
vous fait penser au temps, on se dit que la minute qui vient de
s'écouler est perdue à jamais! L’Océan, n'est-ce pas l’éternilé pour
ces pierres, et chaque note de cette musique sauvage n'est-elle pas
le signe que chacune d’elles a fait un pas vers sa destinée?
L'esprit s’accoutume bien difficilement à comprendre tous les
effets d’une cause qui se reproduit si souvent, si incessamment.
Chaque fois que j’ai vu des couches de boue, de sable et de galets
atteignant une épaisseur de plusieurs milliers de pieds, ma première
impression a été de m'’extasier sur l’impuissance de nos fleuves
actuels à produire de tels effets de dénudation et d’accumulation.
Puis, en écoutant le bruit de ces torrents, en me rappelant que
des races entières d'animaux ont disparu de la surface de la terre
et que pendant tout ce laps de temps, nuit et jour, ces pierres se
sont heurtées, se sont brisées les unes contre les autres, je me suis
pris à me demander comment il se fait que des montagnes, que
des continents mêmes, aient pu résister à cet engin destructeur ?
Les montagnes qui bordent cette partie de la vallée ont de
3000 à 6 000 et même 8000 pieds de hauteur; elles sont arron-
dies et leurs flancs absolument nus. Partout le roc est rougeâtre
et les couches sont parfaitement distinctes. On ne peut dire que
le paysage soit beau; mais il est grand et sévère. Nous rencon-
trons plusieurs troupeaux de bestiaux que des hommes ramènent
des vallées les plus élevées de la Cordillère. Ce signe de l'hiver qui
approche nous fait avancer plus vite peut-être qu’il ne convient
à un géologue. La maison où nous passons la nuit est située au
pied d’une montagne au sommet de laquelle se trouvent les mines
de S. Pedro de Nolasko. Sir F. Head se demande avec étonnement
comment il se fait qu’on ait été découvrir des mines dans une
situation aussi extraordinaire que l’aride sommet de la montagne
de S. Pedro.de Nolasko. En premier lieu, les veines métalliques,
ASPECT DU PAYSAGE. $44.
dans ce pays, sont ordinairement plus dures que les, roches envi-
ronnantes; aussi, à mesure que les montagnes se désagrégent ces
veines finissent par paraitre 4 la surface. En second lieu, presque
tous les paysans, surtout dans les parties septentrionales du Chili,
savent fort bien reconnaitre les minerais. Dans les provinces de
Coquimbo et de Copiapé, où les mines sont si abondantes, le bois
de chauffage est fort rare et les habitants explorent montagnes et
vallées pour en trouver; c'est ainsi que l'on a découvert presque
toutes les mines les plus riches. Un jour, un homme jette une pierre
à son âne pour le faire avancer, puis l’idée lui vient que cette pierre
est fort lourde et il la ramasse : c'était un lingot d'argent ; à peu
de distance il trouva la veine qui s'élevait comme un véritable
mur de métal. Il avait découvert la mine de Chanuncillo qui pro-
duisit, en quelques années, plusieurs millions de francs d’argent.
Souvent aussi les mineurs, armés d'une pioche, vont se promener
le dimanche dans les montagnes. Dans la partie méridionale du
Chili, où je me trouve, ce sont les bergers, en accompagnant les
troupeaux dans tous les recoins de la montagne, qui découvrent
ordinairement les mines. |
20 mars. — À mesure que nous remontons la vallée, la végéta-
tion devient extrêmement rare ; on ne trouve plus guère que quel-
ques fleurs alpestres fort jolies. C'est à peine si l’on aperçoit un
quadrupéde, un oiseau, ou même un insecte. Les hautes monta-
gnes, portant çà et là quelques traces de neige, se détachent admi-
rablement les unes des autres; une immense couche d’alluvium
stratifié remplit les vallées. S’il me fallait indiquer les caractères
qui m'ont le plus frappé dans les Andes et que je n’ai pas remar-
qués dans les autres chaînes de montagnes que j’ai parcourues, je
citerais : les bandes plates formant quelquefois des plaines étroites
de chaque côté des vallées; les couleurs brillantes, principalement
rouge et pourpre, des rochers de porphyre absolument nus et
s’élevant perpendiculairement; les grandes dykes continues qui
ressemblent à des murs; les couches admirablement distinctes qui,
quand elles sont redressées presque verticalement, forment les
pointes centrales si sauvages et si pittoresques, mais qui, quand
elles sont inclinées en pentes plus douces, composent les grandes
montagnes massives à l’extérieur de la chaine; et enfin les piles
coniques de détritus brillamment colorés qui s'élèvent en pente
rapide de la base des montagnes jusqu’à une hauteur de plus de
2000 pieds.
848 LE PORTILLO.
J'ai fréquemment remarqué, et à la Terre de Feu et dans les
Andes, que, partout où le roc est couvert de neige, pendant une
grande partie de l’année, il est concassé de façon extraordinaire
en un grand nombre de petits fragments angulaires. Scoresby ' a
observé le méme fait au Spitzberg. I] me semble assez difficile
d’expliquer ce fait; en effet, la partie de la montagne protégée
par un manteau de neige doit étre moins exposée que toute autre
partie à de grands et fréquents changements de température. J’ai
pensé quelquefois que la terre et les fragments de pierre, qui se
trouvent à la surface, disparaissent peut-être moins vite sous l’ac-
tion de la neige qui fond petit à petit et qui s’infiltre dans le sol*
que sous l’action de la pluie, et que, par conséquent, l'apparence
d’une désintégration plus rapide du rocher sous la neige est abso-
lument trompeuse. Quelle qu’en puisse être la cause, on trouve de
grandes quantités de pierres concassées dans les Gordillères. Quel-
quefois, au printemps, d'énormes masses de détritus glissent le
long des montagnes et recouvrent les amas de neige qui se trau-
vent dans les vallées, formant ainsi de véritables glacières natu-
relles. Nous avons passé sur une de ces glacières située hien au-
dessous de la limite des neiges perpétuelles.
Nous atteignons dans la soirée une singulière plaine qui ressemble
à un bassin et que l’on appelle la Valle del Yeso. On y trouve quel-
ques herbages desséchés et nous y voyons un troupeau de bestiaux
errant à l'aventure au milieu des rochers environnants. Le nom de
Yeso donné à cette vallée provient d'une couche considérable (elle
a au moins 2000 pieds d'épaisseur) de gypse blanc presque entiè-
rement pur dans bien des endroits. Nous passons la nuit auprès
d'une troupe d'ouvriers occupés à charger des mules avec cette
matière que l’on emploie dans la fabrication du vin. Partis de
bonne heure le 21, nous remontons toujours le fleuve, qui devient
de moins en moins important, jusqu’à ce que nous arrivions enfin
au pied de la chaîne qui sépare le bassin de l'océan Pacifique du
bassin de l’océan Atlantique. La route, assez bonne jusque-là,
1 Scoresby, Arctic Regions, vol. I, p. 122.
3 J'ai entendu dire dans le Shropshire que l’eau de la Severn, gonflée à la
suite de longues pluies, est beaucoup plus limoneuse que quand la crue provient
de la fonte des neiges sur les montagnes du pays de Galles. D’Orbigny (vol. I,
p. 184), en expliquant la cause des couleurs différentes des fleuves de l'Amérique
du Sud, fait remarquer que celles où l’eau est le plus bleus et le plus limpide
ont leur source dans la Cordillére où fondent les neiges.
GEOLOGIE DRE LA CORDILLÈRE. 848
montant toujours i] est vrai, mais graduellement, se change alors
en un sentier en zigzag qui grimpe aux flancs de la grande chaîne
qui divise le Chili de la République de Mendoza.
Il est indispensable que je fasse ici quelques brèves remarques
sur la géologie des différentes chaînes parallèles qui forment la
Cordilltre. Deux de ces chaînes sont beaucoup plus élevées que
les autres; du côté du Chili, la chaîne du Peuquenes, laquelle, à
l'endroit où la rqute la traverse, atteint une altitude de 13210 pieds
(3960 mètres) au-dessus du niveau de la mer; et du côté de Men-
doza, la chatne du Portillo qui atteint une altitude de 14308 pieds
(4202 mètres). Les couches inférieures de la chaîne du Peuquenes
et de plusieurs grandes chaînes, à l’ouest, sont composées d'un
immense amas, ayant plusieurs milliers de pieds d’épaisseur, do
porphyres qui se sont écoulés comme laves sous-marines alternant
avec des fragments angulaires et arrondis de roches de même na-
ture, rejetés par des cratères sous-marins. Ces masses alternantes
sont recouvertes, dans les parties centrales, par des couches im-
menses de grès rouge, de conglomérats et de schiste argileux qui
se confond, à sa partie supérieure, avec les couches prodigieuses
de gypse qui le surplombent. On trouve des coquillages en assez
grand nombre dans ces couches supérieures et ils appartiennent à
peu près A la même période que les coquillages des craies infé-
rieures en Europe. C’est un spectacle qui n’a plus rien de nouveau,
mais qui cause toujours un grand étonnement que de trouver, À
près de 14000 pieds au-dessus du niveau de la mer, des coquillages,
débris d'animaux qui se traînaient autrefois au fond des eaux.
Les couches inférieures ont été disloquées, cuites, cristallisées et
presque confondues les unes avec les autres par l'action de masses
énormes d’un granit blanc à base de soude et tout particulier.
L'autre chaîne principale, c'est-à-dire celle du Portillo, est d’une
formation entièrement différente ; elle consiste principalement en
pics immenses de granit rouge, dont la partie inférieure sur le
flanc occidental est recouverte par du grès que la chaleur a
transformé en quartz. Sur le quartz reposent des couches de con-
glomérats ayant plusieurs milliers de pieds d'épaisseur, qui ont 6t6
soulevées par l’éruption du granit rouge et qui s’inclinent vers la
chaîne du Peuquenes, en faisant un anglo de 48 degrés. J'ai été
tout étonné de trouver que ce conglomérat se composait en partie
de fragments provenant des rochers du Peuquenes contenant
encore leurs coquillages fossiles, et en partie de granit rouge
TNT —
344 LE PORTILLO.
comme celui du Portillo. Ceci nous amène à conclure que les
chaines du Peuquenes et du Portillo étaient en partie soulevées et
exposées aux influences des intempéries au moment de la forma-
tion de ce conglomérat ; mais, comme les couches du conglomérat
ont été relevées à un angle de 45 degrés par le granit rouge du
Portillo et qu'au-dessous se trouve le grès transformé en quartz
par la chaleur, nous pouvons affirmer que la plus grande partie de
l'injection et du soulèvement de la chaîne déjà partiellement for-
mée du Portillo, s’est produite après l’accumulation du conglomé-
rat et longtemps après Je soulèvement de la chaine du Peuquenes.
De telle façon que le Portillo, la chaîne la plus élevée de cette
partie de la Cordillére, n’est pas aussi ancien que le Peuquenes,
moins élevé que lui. Une couche de lave inclinée à la base orien-
tale du Portillo pourrait servir à prouver, en outre, que cette
dernière chaîne doit en partie sa grande hauteur à des soulève-
ments d’une date plus récente encore. Si on examine son origine,
il semble que le granit rouge ait été injecté sur une couche préexis-
tante de granit blanc et de micaschiste. On peut conclure que
dans la plupart, sinon même dans toutes les parties de la Cordil-
lère, chaque chaîne a été formée par des soulèvements et des injec-
tions réitérées et que les différentes chaînes parallèles ont des âges
différents. C’est d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons nous
expliquer le temps qu’il a fallu pour causer la dénudation vrai-
ment étonnante de ces immenses chaînes de montagnes, si récentes
cependant comparativement à tant d’autres.
Enfin, les coquillages que l’on trouve sur la chaîne du Peuque-
nes, ou chaîne la plus ancienne, prouvent, comme je l’ai déjà fait
remarquer, qu'elle a été soulevée à une altitude de 14000 pieds
(4200 mètres) depuis une période secondaire que nous considérons
comme peu ancienne en Europe. Mais, d'autre part, puisque ces
coquillages ont vécu dans une mer modérément profonde, on
pourrait prouver que la superficie actuellement occupée par la
Cordillére a dû s’affaisser de plusieurs milliers de pieds — dans le
Chili septentrional de 6000 pieds (1800 mètres) au moins — pour
permettre à cette épaisseur de couches sous-marines .de se former
au-dessus de la couche sur laquelle vivaient ces coquillages. Je
n'aurais qu'à répéter les raisons que j’ai déjà données pour prouver
que, à une période beaucoup plus récente, depuis l'époque des
coquillages tertiaires de la Patagonie, il a dû y avoir dans cette
région un affaissement de plusieurs centaines de pieds, puis un
GEOLOGIE DE LA CORDILLERE. 845.
soulèvement subséquent. En résumé, le géologue trouve partout
la preuve que rien, pas même le vent qui souffle, n'est aussi
instable que le niveau de la croûte de la terre.
Je n'ajouterai plus qu'une seule remarque géologique. Bien que
la chaîne du Portillo soit ici plus élevée que celle du Peuquenes,
les eaux des vallées intermédiaires se sont ouvert un passage au
travers. On a observé le même fait, mais sur une plus grande
échelle, dans la chaine orientale beaucoup plus élevée de la Cordil-
lère de Bolivie que traversent aussi les fleuves. On a observé d’ail-
leurs des faits analogues dans d’autres parties du monde. On peut
facilement expliquer ce fait si l’on suppose l'élévation graduelle
et subséquente de la chaine du Portillo: en effet, une chaîne
d’ilots a di se former d’abord ; puis, à mesure que ces îlots se soule-
vaient, les marées devaient creuser entre eux des canaux toujours
plus larges et plus profonds. Aujourd’hui encore, dans les canaux
les plus retirés sur la côte de la Terre de Feu, les courants trans-
versaux qui relient les canaux longitudinaux sont extrêmement
violents, si violents en somme, que dans un de ces canaux trans-
versaux un pelit bâtiment sous voiles saisi de côté par le courant
a fait plusieurs tours sur lui-même.
Nous commençons vers midi la fatigante ascension du Peu-
quenes; pour la première fois nous éprouvons quelque difficulté
à respirer. Les mules s'arrêtent environ tous les 50 mètres ;
puis, après s’être reposées quelques secondes, ces pauvres animaux,
si pleins de bonne volonté, repartent sans qu’il soit besoin de les
pousser. Les Chiliens donnent le nom de puna à la courte respi-
ration que produit la raréfaction de l’atmosphère; ils expliquent
aussi ce phénomène de la façon la plus ridicule. Selon les uns,
toutes les eaux du pays donnent le puna; selon les autres, partout
où il y a de la neige, le puna existe, ce qui, en somme, est assez
vrai. La seule sensation que j'aie éprouvée était une légère lourdeur
dans la région des tempes et dans la poitrine ; on peut, en somme,
comparer cette sensation à celle que l’on éprouve quand on sort
d’une chambre bien chaude et que l’on passe rapidement en plein
air pendant une assez forte gelée. Je crois même que l'imagination
y était pour quelque chose, car je fus si heureux de trouver des
coquillages fossiles sur la passe la plus élevée, que j’oubliai instan-
tanément le puna. Il est certain cependant que la marche devient
difficile et Ja respiration laborieuse ; on m’a dit qu’à Potosi (envi-
$46 LE PORTILLO.
ron 43000 pieds (3900 mètres) au-dessus du niveau de la mer), les
étrangers ne sont pas encore tout à fait accoutumés à l’atmosphère
au bout d’une année. Les habitants recommandent tous l’oignon
comme remède contre le puna. On emploie souvent ce légume en
Europe dans les affections de la poitrine; il est donc probable qu'il
rend quelques services. Quant à moi, je le répète, il a suffi de la vue
de quelques coquillages fossiles pour me guérir instantanément !
A pou près à moitié chemin de la hauteur, nous rencontrons
une troupe de muletiers conduisant soixante-dix mules chargées.
Jl est fort amusant d'entendre les cris sauvages des conducteurs
et d'observer la longue file des animaux, qui paraissent extrême-
ment petits, car nous n’avons que d'immenses montagnes dénu-
dées pour terme de comparaison. Prés du sommet, le vent, comme
à l'ordinaire, est froid et impétueux. Nous traversons quelques
champs considérables de neiges perpétuelles qui vont bientôt se
trouver recouvertes par de nouvelles couches. Arrivés au sommet,
nous nous retournons, et le spectacle le plus magnifique frappe
nos regards. L’atmosphére limpide, le ciel bleu foncé, les vallées
profondes, les pics dénudés aux formes étranges, les ruines entas-
sées pendant tant de siècles, les rochers aux brillantes couleurs,
qui contrastent si vivement avec la blancheur de la neige, tout
ce qui m’entoure forme une scène indescriptible. Ni plante ni
oiseaux, sauf quelques condors planant au-dessus des pics les plus
élevés, ne distraient mon attention des masses inanimées. Je me
sens heureux d’être seul; je ressens tout ce qu’on éprouve quand
on assiste à un terrible orage ou qu’on entend un chœur du Messie
exécuté à grand orchestre.
Je trouve sur plusieurs champs de neige le protococcus nivalis,
ou neige rouge, que nous ont fait si bien connaître les récits des
voyageurs arctiques. Les empreintes des pas de nos mules deve -
nues rouge pâle, comme si leur sabot était imprégné de sang,
attirent mon attention. Je suppose d’abord que cette couleur rouge
provient de la poussière des montagnes environnantes, qui sont
composées de porphyre rouge, car l'effet grossissant des cristaux
de la neige fait paraître ces groupes de plantes microscopiques
comme autant de particules grossières. La neige ne revêt une
teinte rouge qu’aux endroits où elle a fondu rapidement et là où
elle a été accidentellement comprimée. Un peu de cette neige,
frottée sur du papier, donne à celui-ci une légère teinte rose,
mélangée à un peu de rouge brique. J’enlève ensuite ce qui
COURANTS ATMOSPHÉRIQUES. | 847
est sur le papier, et je trouve des groupes de petites sphéres dans
des enveloppes incolores, ayant chacune la millième partie de
1 pouce en diamètre. |
Le vent, au sommet du Peuquenes, est ordinairement, comme
je viens de le faire remarquer, impétueux et très-froid; on dit
qu'il souffle constamment de l’ouest ou du Pacifique. Comme les
observations ont été principalement faites en été, on doit consi-
dérer ce vent comme un courant inverse supérieur. Le pic de
Ténériffe, qui a une élévation moindre et qui est situé par 28 degrés
de latitude, se trouve placé aussi dans un courant inverse supé-
rieur, I] paraît d’abord assez surprenant que les vents alizés, le
long des parties septentrionales du Chili et sur la côte du Pérou,
soufflent presque constamment du sud; mais quand on réfléchit
que la Cordillère, courant du nord au sud, intercepte, comme un
mur gigantesque tout le courant atmosphérique inférieur, on
comprend facilement que les vents alizés se dirigent vers le nord
en suivant la ligne des montagnes, attirés qu'ils sont vers les
régions équatoriales, et qu'ils perdent ainsi partie de ce mouve-
ment oriental que leur communique la rotation de la terre. A
Mendoza, sur le versant oriental des Andes, les calmes sont fort
longs et on y voit fréquemment se former des orages qui n’abou-
tissent pas. Il est facile de comprendre que, dans cet endroit, le.
vent devienne pour ainsi dire stagnant et irrégulier, car il a été
arrêté par la chaîne des montagnes.
Après avoir traversé le Peuquenes, nous descendons dans une
région montagneuse située entre les deux chaînes principales: nous
nous disposons à y passer la nuit. Nous avons pénétré dans la
république de Mendoza. Nous nous trouvons par 14 000 picds au
moins d'altitude, aussi la végétation est-elle excessivement pauvre.
Nous employons comme combustible la racine d’une petite plante
rabougrie, mais nous n’obtenons qu’un misérable feu, et le vent est
excessivement froid. Exténué par les fatigues de la journée, je fais
mon lit aussi rapidement que possible et je m’endors. Vers minuit,
je me réveille et je m'aperçois que le ciel s’est tout à coup couvert
de nuages; je réveille l’arriéro pour savoir si nous ne devons pas
craindre d'être surpris par le mauvais temps; mais il me répond
que nous n'avons pas à redouter un orage de neige, car il s’an-
! Docteur Gillies, dans Journal of Nat. and Geograph. Science, aout 1830. Cet
auteur donne l'altitude des passes.
348 LE PORTILLO.
nonce toujours par du tonnerre et des éclairs. Quoi qu'il en soit,
le danger est grand, et il est fort difficile d’y échapper quand on
est surpris par le mauvais temps dans cette région située entre les
deux chaines principales. Une certaine caverne offre le seul refuge
qu'il y ait; M. Caldcleugh, qui a traversé la montagne à la même
époque, a été enfermé pendant quelque temps dans cette caverne
à la suite d’un orage de neige. On n’a pas construit dans cette
passe, comme dans celle d’Uspallata, des casuchas, ou maisons de
refuge ; aussi le Portillo est-il peu fréquenté en automne. Il est bon
de remarquer qu’il ne pleut jamais dans la Cordillére; en été, le
ciel est toujours pur, en hiver il n’y a que des orages de neige.
Par suite de l'élévation à laquelle nous nous trouvons, la pression
de l’atmosphère est beaucoup moindre et l’eau bout nécessairement
à une température plus basse; c’est exactement l'inverse de ce qui
se passe dans la marmite de Papin. Aussi des pommes de terre,
que nous laissons plusieurs heures dans l’eau bouillante, en sor-
tent-elles aussi dures qu’elles l’étaient quand nous les y avons
plongées. La marmite est restée toute la nuit sur le feu ; le matin,
on la fait bouillir encore, et les pommes de terre ne cuisent pas.
Je m'en apercois en entendant mes deux compagnons discuter la
cause de ce phénomène; ils avaient d’ailleurs trouvé une explica-
tion fort simple : « Cette abominable marmite, disaient-ils (c'était
une marmite neuve), ne veut pas faire cuire les pommes de terre. »
22 mars. — Après avoir déjeuné sans pommes de terre, nous
traversons la vallée pour nous rendre au pied du Portillo. Pen-
dant l'été, on amène des bestiaux dans cette vallée pour les y
faire paitre, mais la saison est si avancée, qu’il n’en reste plus un
seul; les guanacos eux-mêmes ont presque tous décampé, com-
prenant bien que s’ils se laissent surprendre dans cette vallée par
un orage.de neige, ils n’en pourront plus sortir. J’admire en pas-
sant une masse de montagnes appelée Z'upungato; celte montagne
est complétement recouverte de neige, au milieu de laquelle on
aperçoit une tache bleue, sans doute un glacier, fait fort rare
dans ces montagnes. Nous commençons alors une longue et
pénible escalade semblable à celle du Peuquenes. D’immenses
pics de granit rose s'élèvent tout autour de nous; les vallées sont
couvertes de neiges perpétuelles. Ces masses glacées avaient ca
et là, pendant le dégel, pris la forme de colonnes‘ fort élevées
1 Il y a longtemps déjà que Scoresby a observé, dans les montagnes du Spitz-
TRANSPARENCE DE L'AIR. 349
et si rapprochées les unes des autres que nos mules pouvaient à
peine passer. Sur une de ces colonnes de glace reposait, comme
sur un piédestal, un cheval gelé, les jambes en l'air. Cet animal
avait dû, je pense, tomber dans un trou la tête la première, alors
que ce trou était rempli de neige, puis les parties environnantes
avaient disparu pendant le dégel.
Au moment où nous arrivons au sommet du Portillo, une véri-
table ondée de givre nous environne; je regrette beaucoup cet
incident, qui se continue pendant toute la journée, parce que cela
me prive de la vue du pays. La passe a recu le nom de Portillo à
cause d'une crevasse, véritable porte, qui se trouve à la partie la
plus élevée de la chaîne, et à travers laquelle passe la route. De ce
point, quand le temps est clair, on peut apercevoir les plaines
immenses qui s'étendent sans interruption jusqu’à l'Atlantique.
Nous descendons jusqu’à la limite supérieure de la végétation, et
nous trouvons un excellent abri pour la nuit sous quelques
immenses fragments de rochers. Là, nous rencontrons quelques
voyageurs qui nous accablent de questions sur l’état de la route
dans les passes supérieures. A la nuit tombante, les nuages se
dissipent soudain, l'effet est magique. Les grandes montagnes,
resplendissant à la lumière de la lune, semblent surplomber tout
autour de nous, on pourrait se croire dans une profonde cre-
vasse ; le lendemain matin, ce même spectacle me frappe encore.
A peine les nuages ont-ils disparu qu'il se met à geler très-fort ;
mais comme il ne fait pas de vent, nous passons une nuit confor-
table.
À cette élévation, la lune et les étoiles brillent avec un éclat
extraordinäire, grâce à l’admirable transparence de l’atmosphère.
Les voyageurs se sont souvent étendus sur la difficulté qu’il y a à
juger de l’altitude et des distances dans un pays de hautes montagnes,
à cause de l’absence de tout point de comparaison. Il me semble
que la véritable cause de cette difficulté provient de la transpa-
berg, cette transformation de la neige glacée, Dernièrement le colonel Jackson
(Journal of Geograph. Soc., vol. V, p. 12) l’a observée avec beaucoup de sojn sur
la Néwa. M. Lyell (Principles, vol. IV, p. 360) a comparé les fissures qui sem-
blent déterminer cette conformation en colonnes, aux jointures qui traversent
presque tous les rochers, mais qui se remarquent mieux dans les masses non
stratifiées. Je puis faire observer que, dans le cas de la neige congelée, la confor-
mation en colonnes doit provenir d’une action « métamorphique » et non pas
d'un phénomène qui se produit pendant le dépél.
850 LE PORTILLO.
rence de l'air, qui est telle que les objets situés à différentes dis-
tances se trouvent confondus les uns avec les autres, et aussi de la
fatigue corporelle que cause l'ascension, — l'habitude dans ce cas
l'emporte sur l'évidence fournie par les sens. Cette extrême trans-
parence de l'air donne au paysage un caractère tout particulier :
tous les objets, en effet, semblent se trouver dans le même plan,
comme dans un dessin ou dans un panorama. Cette transparence
provient, je crois, de l’excessive sécheresse de l'atmosphère.
J'acquis bientôt la preuve de cette sécheresse par les ennuis que
me causa mon marteau de géologue, dont le manche se rétrécit
considérablement ; par la dureté acquise par les aliments tels que
le pain et le sucre; par la facilité avec laquelle je pus conserver
la peau et la chair d'animaux qui avaient péri pendant notre
voyage. J’attribue à la même cause la facilité singulière avec
laquelle l'électricité se développe dans ces parages. Mon gilet de
flanelle, frotté dans l’obscurité, brillait comme s’il avait été enduit
de phosphore; — les poils de nos chiens se dressaient et petillaient;
— nos draps mêmes et les courroies de nos selles lancaient des
étincelles quand nous les touchions.
23 mars. — Le versant oriental de la Cordillère est beaucoup
plus incliné que le versant tourné vers l'océan Pacifique; en d’autres
termes, les montagnes s'élèvent plus abruptement au-dessus des
plaines qu’au-dessus de la région déjà montagneuse du Chili. Une
mer de nuages d'un blanc éblouissant s'étend sous nos pieds,
nous dérobant la vue des plaines. Nous pénétrons bientôt dans
cette couche de nuages dont nous ne sommes pas encore sortis au
bout de la journée. Vers midi, nous arrivons à Los Arenales, et
comme nous y trouvons des pâturages pour nos bêtes de somme
et du bois pour faire du feu, nous nous décidons à séjourner en
cet endroit jusqu’au lendemain matin. Nous nous trouvions presque
à la limite supérieure des buissons, par une altitude d'environ
7 000 ou 8 000 pieds.
La différence considérable qui existe entre la végétation de ces
vallées orientales et celle des vallées du Chili ne laisse pas que de
me frapper beaucoup, car le climat et la nature du sol sont presque
absolument identiques et la différence de longitude est insigni-
fiante. La même remarque s'applique aux quadrupédes et, à un
degré un peu moindre, aux oiseaux et aux insectes. Je puis ciler la
souris comme exemple; je trouvai, en effet, treize espèces de
souris sur les côtes de l’Atlantique et cinq seulement sur les côtes
ZOOLOGIE. sui
du Pacifique ; or, pas une seule de ces espèces ne se ressemble.
Il faut toutefois excepter de cette règle toutes les espèces qui fré-
quentent habituellement ou accidentellement les montagnes éle-
vées et certains oiseaux qui s'étendent dans le Sud jusqu’au détroit
de Magellan. Ce fait concorde parfaitement avec l’histoire géolo-
gique des Andes; ces montagnes, en effet, ont toujours constitué
une infranchissable barrière depuis l'apparition des races actuelles
d'animaux. Par conséquent, à moins que nous ne supposions que
les mêmes espèces ont été créées en deux endroits différents, nous
ne devons pas plus nous attendre à trouver une similitude absolue
entre les êtres qui habitent les côtés opposés des Andes qu'entre
ceux qui habitent les côtés opposés de l’Océan. Dans les deux cas,
il faut excepter les espèces qui ont pu traverser la barrière, qu’elle
soit formée de rochers ou d’eau salée !,
Les plantes et les animaux qui m’entourent sont absolument les
mémes que ceux de la Patagonie, ou tout au moins ils en sont
très-proches parents. Je retrouve ici l'agouti, la viscache, trois es-
pèces de tatous, l’autruche, certaines espèces de perdrix et d'autres
oiseaux, animaux que l’on ne rencontre jamais au Chili, mais qui
caractérisent les plaines désertes de la Patagonie. Nous retrouvons
aussi les mêmes buissons rabougris et épineux (quiconque n’est
pas botaniste ne ferait aucune différence), les mêmes herbages
flétris, les mêmes plantes naines. Les scarabées noirs eux-mêmes
sont presque semblables ; après en avoir étudié quelques-uns avec
grand soin, j'en suis arrivé à la conclusion qu'ils sont identiques. —
J'avais toujours profondément regretté que nous ayons été forcés
d'abandonner l'exploration du Santa Cruz avant d'arriver aux
montagnes; il me semblait, en effet, que nous devions trouver
plus haut, sur le cours du fleuve, des changements considérables
dans l'aspect du pays; je suis convaincu aujourd'hui que nous
n’aurions fait que suivre les plaines de la Patagonie jusque sur le
flanc des montagnes.
24 mars. — Dans la matinée, je grimpe sur une montagne située
sur un des côtés de la vallée; de la j'ai une vue magnifique sur
1 C’est là un exemple des admirables lois qu’a le premier indiquées M. Lyell
sur l'influence des changements géologiques sur la distribution géographique
des animaux. Tout le raisonnement repose, bien entendu, sur le principe de
l'immutabilité des espèces; on pourrait expliquer autrement la différence entre
lés espèces des deux régions par des changements survenus dans le cours des
siècles,
352 LE PORTILLO.
les Pampas. Depuis longtemps je me promettais un vif plaisir de ce
spectacle, mais j'éprouve en somme un grand désappointement ;
au premier abord, on croirait considérer l'Océan ; mais je découvre
bientôt de nombreuses inégalités de terrain dans la direction du
nord. Les fleuves forment le trait le plus saillant du tableau; au
lever du soleil, ils resplendissent comme des fils d'argent jusqu’à
ce qu'ils se perdent dans l'éloignement. Vers le milieu du jour,
nous descendons dans la vallée et nous arrivons à une hutte où
sont postés un officier et trois soldats chargés d'examiner les passe-
ports. L’un de ces hommes est un vrai Indien des Pampas; on
l’entretient là comme une espèce de chien de chasse, chargé qu'il
est de découvrir les gens qui seraient tentés de passer secrètement
à pied ou à cheval. Jl y a quelques années, un voyageur essaya
de passer sans être aperçu, en faisant un long détour, à travers
une montagne voisine ; mais cet Indien ayant par hasard dé-
couvert l'empreinte de ses pas, suivit ses traces pendant toute une
journée à travers rochers et collines et finit par découvrir sa proie
cachée dans une caverne. Nous apprenons que les beaux nuages
dont nous avions tant admiré les couleurs brillantes du sommet
de la montagne ont déverséici des torrents de pluie. A partir de ce
point, la vallée s’élargit graduellement, les collines s’abaissent, et
nous nous trouvons bientôt dans une plaine formée de débris s’éten-
dant en pente douce et couverte d’arbres rabougris et de buissons.
Bien que ce talus paraisse fort étroit, 11 doit avoir au moins
10 milles de largeur avant de se confondre avec les pampas absolu-
ment plats. Nous voyons, en passant, la seule maison qui existe
dans le voisinage, la £'stancia de Chaquazo; au coucher du soleil
nous nous arrêtons pour bivouaquer dans le premier endroit abrité
que nous rencontrons.
25 mars. — Le disque du soleil levant, coupé par un horizon
aussi plat que peut l'être l’eau de l'Océan, me rappelle les pampas
de Buenos Ayres. Pendant la nuit il y a une rosée fort abondante,
fait que nous n’avons pas remarqué dans les Cordillères. La route
traverse d’abord un pays bas et marécageux et se dirige directe-
ment vers l’est; puis, dès qu’on atteint la plaine sèche, elle tourne
vers le nord dans la direction de Mendoza. Nous avons devant nous
deux longs jours de marche. La première étape est de 14 lieues
jusqu’à Estacado; la seconde, de 17 lieues jusqu’à Luxan, près de
Mendoza. Pendant toute cette distance, on traverse une plaine
déserte où il n’y a guère que deux ou trois maisons; le soleil est
NUÉE DE SAUTERELLES. $53
brûlant et la route n’offre aucun intérêt. Il y a fort peu d’eau dans
cette traversia et pendant notre second jour de voyage nous ne
trouvons qu’un petit étang. Il coule peu d’eau des montagnes et ce
qui en coule est immédiatement absorbé par le sol sec et poreux, si
bien que, quoiqu’on ne soit qu’à 40 ou 15 milles de la chaîne de la
Cordillère, on ne traverse pas un seul ruisseau. Dans bien des en-
droits, le sol est recouvert d’efflorescences salines, et je retrouve
des plantes qui se plaisent au milieu du sel, plantes si communes
dans les environs de Bahia Blanca. Le pays conserve le méme ca-
raclére depuis le détroit de Magellan, le long de toute la côte
orientale de la Patagonie jusqu’au rio Colorado; puis il parait
que, à partir de ce fleuve, les mêmes plaines s'étendent à l’inté-
rieur des terres jusqu’à San Luis, et peut-être même plus loin en-
core vers le nord. A l’est de cette ligne courbe, se trouve le bassin
des plaines comparativement humides et vertes de Buenos Ayres.
Les plaines stériles de Mendoza et de la Patagonie consistent en
une couche de galets polis et accumulés par les vagues de la mer,
tandis que les pampas couverts de chardons, de trèfle et d'herbe,
ont été formés par la boue de l’ancien estuaire de la Plata.
Après ces deux jours de voyage désagréable, ce n’est pas sans un
grand sentiment de joie que l’on aperçoit les rangées de peupliers
et de saules qui croissent autour du village et de la rivière de
Luxan. Un peu avant d'arriver à cet endroit, nous observons, vers
le sud, un épais nuage de couleur rouge brunâtre. Nous croyons
d’abord que c'est la fumée d’un immense incendie dans les plaines;
mais nous nous apercevons bientôt que c’est une nuée de saute-
relles. Elles se dirigent vers le nord, et, poussées par une brise
légère, elles nous rattrapent, car elles font 10 ou 45 milles à l'heure.
Le principal corps d’armée remplissait l’air depuis une hauteur de
20 pieds jusqu’à 2000 ou 3 000 pieds au-dessus du sol; « le bruit de
leurs ailes ressemblait au bruit des chariots de guerre s’entre-cho-
quant dans la mêlée », ou plutôt au sifflement du vent dans les
cordages d’un vaisseau. Le ciel, vu à travers l’avant-garde, res-
semblait à une gravure ombrée; mais on ne pouvait plus rien aper-
cevoir à travers le corps d'armée principal. Cependant les saute-
relles ne formaient pas des rangs fort épais, car elles pouvaient
éviter un bâton que l’on agitait au milieu d'elles. Elles se posèrent
à terre à quelque distance de nous et nous parurent alors plus
nombreuses que les feuilles des champs; la surface du sol perdit
sa teinte verte pour devenir rougeâtre; à peine posées à terre,
23
564 MENDOZA.
elles s'élancèrent de côté et d’autre, dans toutes les directions.
Les sauterelles sont un fléau assez commun dans ce pays; déja,
pendant cette saison, plusieurs nuées plus petites étaient venues
du Sud, où, comme apparemment dans toutes les autres parties du
monde, elles semblent se propager dans les déserts. Les pauvres
. habitants essayent en vain de détourner l'attaque en allumant des
feux, en criant, en agitant des branchages. Cette espèce de saute-
relle ressemble beaucoup au Gryllus migratorius de l'Orient et est
peut-être identique.
Nous traversons le Luxan, fleuve considérable, bien qu'on ne
connaisse qu'imparfaitement son cours jusqu'à la côte ; on ne sait
même pas s’il ne vient pas à disparaître par suite de l’évaporation
en traversanl les plaines. Nous passons la nuit à Luxan, village en-
touré de jardins et limite méridionale des terres cultivées dans la
province de Mendoza. Pendant la nuit, j'ai à soutenir une lutte, ce
n'est pas une exagération, contre une Benchuca, espèce de Ré-
duves, la grande punaise noire des Pampas. Quel dégoût n’éprouve-
t-on pas quand on sent un insecte mou, ayant environ 4 pouce de
long, qui vous rampe sur le corps? Avant de sucer, cet insecte
est absolument plat, mais à mesuré qu’il absorbe le sang il s’ar-
rondit et, dans cet état, on l’écrase facilement. Une de ces punaises,
que j'attrapai à Iquique, car on les trouve aussi au Chili et au Pé-
rou, était absolument vide. Placé sur une table et entouré de
monde, cet audacieux insecte, si on lui présente le doigt, s'élance
aussitôt et se met à sucer si on le laisse faire. Sa piqûre ne cause
aucune douleur ; il est fort curieux de voir son corps s'emplir de
sang; en moins de dix minutes, de plat qu'il était, il se trans-
forme en boule. Ce repas que l'un des officiers du vaisseau voulut
bien offrir à la denchuca, suffit à lui conserver un honnête embon-
point pendant quatre mois entiers ; mais au bout de quinze jours
elle était toute disposée à faire un second repas.
27 mars. — Nous nous rendons à Mendoza. Nous traversons un
pays admirablement cultivé et,qui ressemble au Chili. Ge pays est
célèbre pour ses fruits, et certainement rien de plus admirable
que ses vignes et que ses bosquets de figuiers, de péchers et d’oli-
viers. Nous achetons moyennant un sou des melons d’eau près de
deux fois aussi gros que la tête d'un homme, admirablement frais
et au parfum le plus délicieux ; pour trois sous on a une brouettée
de pêches. La partie cultivée de cette province est fort peu consi-
dérable ; elle ne comprend guère que la région qui s'étend de
MENDOZA. $56
Luxan jusqu’a la capitale. Le sol, tout comme au Chili, ne doit sa
fertilité qu’à des irrigations artificielles, et il est vraiment étonnant
d'observer quelle fertilité extraordinaire ces irrigations produisent
dans un terrain naturellement aride.
Nous passons la journée du lendemain à Mendoza. La prospérité
de cette ville a beaucoup diminué pendant ces dernières années.
Les habitants disent que c'est une ville excellente pour y vivre,
mais détestable pour s'y enrichir. On retrouve chez les classes
inférieures les manières indolentes et inquiètes des Gauchos des
Pampas, costumes et habitudes sont, d’ailleurs, presque identi-
_ ques. Selon moi, cette ville a un aspect morne et désagréable.
Ni sa fameuse alameda, ni le paysage qui l'entoure ne peuvent se
comparer à ce que l’on voit à Santiago ; mais je comprends par-
faitement que ses jardins et ses vergers doivent paraître admirables
à quiconque, arrivant de Buenos Ayres, vient de traverser les
monotones pampas. Sir F. Head dit, en parlant des habitants :
« Ils dinent, puis il fait si chaud, qu'ils vont se coucher et dormir;
que pourraient-ils, d’ailleurs, faire de mieux ? » Je suis absolument
de l'avis de Sir F, Head: l'heureux sort des Mendozins est de
paresser, de manger et de dorinir.
29 mars. — Nous nous mettons en route pour retourner au Chili
par la passe d’Uspallata, située au nord de Mendoza. Il nous faut
d’abord traverser, pendant une quinzaine de lieues, une région
stérile. En certains endroits, le sol est absolument nu; en d'autres
endroits il est recouvert d'innombrables cactus nains armés de
formidables épines et auxquels les habitants ont donné le nom de
petits lions. Ga et là, on rencontre quelques buissons rabougris.
Bien que cette plaine soit située à près de 3000 pieds au-dessus du
niveau de la mer, le soleil est excessivement chaud ; la chalewr
accablante et des nuages de poussière impalpable rendent le voyage
extrêmement pénible. La route se rapproche insensiblement de la
Cordillère, et, avant le coucher du soleil, nous pénétrons dans une
des larges vallées, ou plutôt des baies, qui s'ouvrent sur la plaine ;
peu à peu cette vallée se transforme en un étroit ravin dans lequel
se trouve la villa Vicencio. Nous avions voyagé toute la journée
sans trouver une seule goutte d’eau, aussi étions-nous tout aussi
allérés que pouvaient l’être nos mules; nous observions donc avec
le plus grand soin le ruisseau qui coule dans cette vallée. Il est
curieux de voir comme l’eau apparaît graduellement; dans la
356 PASSE D'USPALLATA.
plaine, le lit du ruisseau était absolument à sec ; il devint graduel-
lement un peu plus humide: puis de petites flaques d’eau appa-
rurent, elles finirent par se réunir et à Villa Vicencio nous nous
trouvions en présence d’un joli petit ruisseau.
30 mars. — Tous les voyageurs qui ont traversé les Andes ont
parlé de cette hutte isolée qui porte le nom imposant de Villa
Vicencio. Je passe deux jours en cet endroit, dans le but de visiter
quelques mines voisines. La géologie de cette région est fort
curieuse. La chaîne d’Uspallata se trouve séparée de la Cordillére
principale par une longue plaine étroite, bassin ressemblant à
ceux que j'ai observés au Chili; mais ce bassin est plus élevé,
car il est situé à 6 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette
chaîne occupe, par rapport à la Cordillère, à peu près la même
position géographique que la chaîne gigantesque du Portillo, mais
elle a une origine toute différente. Elle se compose de diverses
espèces de laves sous-marines, alternant avec des grès volcaniques
et d’autres dépôts sédimentaires remarquables ; le tout ressemble
beaucoup à quelques-unes des couches tertiaires sur les côtes du
Pacifique. Cette ressemblance me fit penser que je devais trouver
des bois pétrifiés, qui ordinairement caractérisent ces formations.
J’acquis bientôt la preuve que je ne m'étais pas trompé. Dans la
partie centrale de la chaîne, à une altitude de 7000 pieds, j’obser-
vai, sur un versant dénudé, quelques colonnes aussi blanches que
la neige. C’étaient des arbres pétrifiés; onze étaient convertis en
silice et trente ou quarante autres en spath calcaire grossièrement
cristallisé. Tous étaient brisés à peu près à la même hauteur, et
ils s’élevaient de quelques pieds au-dessus de la surface du sol. Ces
troncs d’arbres avaient chacun de. trois à cinq pieds de circonfé-
rence. Ils se trouvaient à une petite distance les uns des autres,
tout en formant un seul groupe. M. Robert Brown a été assez
obligeant pour examiner ces bois; selon lui, ils appartiennent à la
tribu des pins; ils ont les caractères de la famille des Araucariées,
mais avec quelques singuliers points d’affinité avec lif. Le grès
volcanique dans lequel ces arbres sont enfouis, et sur la partie
inférieure duquel ils ont dû pousser, s'est accumulé en couches
successives autour de leur tronc, et la pierre garde encore l’em-
preinte de leur écorce.
Ii n'est pas besoin de profondes connaissances en géologie pour
comprendre les faits merveilleux qu’indique cette scène, et cepen-
dant, je l’avoue, je ressentis tout d’abord une telle surprise, que
ARBRES PETRIFIES. $37
je ne voulais pas croire aux preuves les plus évidentes. Je me
trouvais en un endroit où un groupe de beaux arbres étalaient
autrefois leurs branches sur les côtes de l’Atlantique, alors que cet
océan, repoussé. aujourd’hui à 700 milles (1126 kilomètres) de
distance, venait baigner le pied des Andes. Ces arbres avaient
poussé sur un sol volcanique soulevé au-dessus du niveau de la
mer ; puis cette terre, avec les arbres qu’elle portait, s'était affaissée
dans les profondeurs de l’océan. Dans ces profondeurs, cette terre
autrefois sèche avait été recouverte par des dépôts de sédiment,
puis ceux-ci, à leur tour, par d’énormes coulées de laves sous-
marines ; une de ces coulées a un millier de pieds d'épaisseur ; or,
ces déluges de pierre en fusion et ces dépôts aqueux s'étaient
reproduits cinq fois consécutivement. L’océan qui avait englouti
des masses aussi colossales devait être fort profond ; puis les forces
souterraines avaient de nouveau exercé leur puissance, et je voyais
aujourd'hui le lit de cet océan formant une chaîne de mon-
tagnes ayant plus de 7000 pieds de hauteur. En outre, les forces
toujours en action qui modifient constamment la surface de la
terre avaient aussi exercé leur empire, car ces immenses accumu-
lations de couches se trouvent à présent coupées par de profondes
vallées, et les arbres pétrifiés sortent aujourd’hui du sol changés
en rocher, là où autrefois ils élevaient leur admirable sommet
verdoyant. A présent, tout est désert en cet endroit; les lichens
eux-mêmes ne peuvent adhérer à ces pétrifications qui représen-
tent d'anciens arbres. Quelque immenses, quelque incompréhen-
sibles que ces changements puissent paraître, ils se sont tous
produits, cependant, dans une période récente quand on la com-
pare à l’histoire de la Cordillère, et Ia Cordillère elle-même est
absolument moderne comparativement à beaucoup de couches
fossilifères de l’Europe et de l'Amérique.
4er avril. — Nous traversons la chaîne d’Uspallata et nous pas-
sons la nuit à la douane, le seul endroit habité de la plaine. Un
peu avant de quitter les montagnes, nous jouissons d’un coup d'œil
extraordinaire : des roches de sédiment rouges, pourpres, vertes,
et d’autres absolument blanches alternant avec des laves noires,
sont brisées et jetées dans le plus grand désordre par des masses
de porphyre qui affectent toutes les nuances depuis le brun foncé
jusqu’au lilas clair. C’est la première fois que je vois un spectacle
qui me rappelle ces jolies coupes que font les géologues quand
ils veulent représenter l'intérieur de la terre,
sus PASSE D'USPALLATA.
Le lendemain, nous traversons la plaine, en suivant le cours du
torrent qui coule auprès de Luxan. Ici, c'est un torrent furieux
qu'il est impossible de traverser et qui nous semble beaucoup plus
large que dans la plaine. Le lendemain au soir, nous atteignons
les rives du rio de Las Vacas, que l'on regarde comme Île torrent
de la Cordillère le plus difficile à traverser. Comme ces torrents
sont très-rapides et très-courts et qu'ils sont tous formés par la
fonte des neiges, l’heure de la journée exerce une influence consi-
dérable sur leur volume. Dans la soirée, ils sont ordinairement
boueux et impétueux, mais vers le point du jour l’eau diminue de
volume et devient limpide. Il en est ainsi pour le rio Vacas, que
nous traversons au point du jour sans beaucoup de difficulté.
Jusqu'à présent, le paysage est fort peu intéressant, si on le
compare à la passe de Portillo. C'est à peine si l'on peut voir quoi
que ce soit outre les deux murs nus de la grande vallée à fond plat
que suit la route jusqu'à la plus haute créte. La vallée et les
immenses montagnes rocheuses qui l’entourent sont absolument
stériles; depuis deux jours, nos pauvres mules n'ont rien eu à
manger; car, À l'exception de quelques arbrisseaux résineux, on
ne peut voir une seule plante. Dans le courant de la journée, nous
traversons quelques-uns des défilés les plus dangereux de la Cor-
dillère ; mais on exagère beaucoup les dangers qu'ils présentent.
‘On m'avait dit que si j’essayais de passer à pied j'aurais certaine-
ment le vertige, et qu’il n’y avait pas d’ailleurs d'espace suffisant
pour descendre de cheval; or, je n’ai pas vu un seul endroit assez
étroit pour qu’il fût impossible d’aller en avant et en arrière et où
il ne fût pas possible de descendre de sa mule d’un côté ou de
l’autre. J’ai traversé une des plus mauvaises passes, qui porte le
nom de las Animas (les Ames), et c'est le lendemain seule-
ment que j'ai appris qu’elle offre des dangers terribles. Sans
doute, il y a bien des endroits où, si la mule venait à s’abattre,
son cavalier serait jeté dans quelque terrible précipice, mais cela
est pou à craindre. Il se peut, en outre, qu’au printemps, les /ade-
ras, ou routes formées à nouveau chaque année sur les piles de
détritus tombés pendant l'hiver soient fort mauvaises; mais,
d’après ce que j'ai vu, on ne court nulle part un danger réel. Le
cas doit être tout différent pour les mules qui portent des mar-
chandises, car la charge occupe un tel espace, que ces animaux,
soit en se heurtant les uns les autres, soit en s’accrochant à une
pointe de rocher, peuvent perdre leur équilibre et tomber dans les
PONT DES INCAS. 359
précipices. En été, les torrents doivent aussi former des obstacles
presque insurmontables ; mais, au commencement de l'hiver, sai-
son pendant laquelle je me trouvais dans ces régions, il n’y a aucun
danger. Je me rends d’ailleurs parfaitement compte, comme le dit
Sir F. Head, des expressions différentes qu’emploient ceux qui ont
passé et ceux qui sont sur le point de tenter le passage, mais, en
somme, je n’ai pas entendu dire qu’un homme se soit jamais noyé,
bien que cela arrive assez fréquemment à des mules chargées. L’ar-
riero vous conseille d’ailleurs de montrer le meilleur chemin à la
mule que vous montez, puis de la laisser faire à sa tête ; la mule char-
gée, au contraire, choisit souvent le plus mauvais endroit et se perd.
4 avril. —Il y a une demi-journée de marche du rio de Las Vacas
jusqu’au Puente del Incas. Nous bivouaquons en cet endroit, parce
qu'il y a des pâturages pour les mules et parce que la géologie de
cette région est très-intéressante. Quand on entend parler d’un pont
naturel, on se figure un ravin profond et étroit à travers lequel
est venu s’abattre un immense rocher ou une grande voûte creusée
comme l'entrée d’une caverne. Au lieu de cela, le pont des Incas
consiste en une croûte de cailloux stratifiés, cimentés par les dépôts
de sources d’eau chaude qui jaillissent dans le voisinage. Il semble
que le torrent se soit creusé un canal d'un côté en laissant derrière
lui une partie qui surplombait, partie que des terres et des pierres,
en s’écroulant, ont rejointe au bord opposé. On peut facilement
distinguer dans ce pont une jonction oblique telle qu'il doit s’en
produire une dans ce cas. En résumé, le pont des Incas n'est en
aucune façon digne des grands monarques dont il porte le nom.
5 avril. — Nous faisons une longue étape à travers la chaîne
centrale, depuis le pont des Incas jusqu’à O,os del Agua, situé près
de la dernière casucha du côté du Chili. Ces casuchas sont de petites
tours rondes, ayant des marches à l’intérieur qui conduisent dans
une salle élevée de quelques pieds au-dessus du sol à cause des
neiges, J] y en a huit sur la route, et, sous le gouvernement espa-
gno), on avait soin d’y entretenir pendant l'hiver des aliments et du
charbon ; chaque courrier portait une clef qui lui permettait d’y
pénétrer. Aujourd’hui ce ne sont plus que de misérables prisons;
situées sur de petites éminences, elles ne contrastent pas d’ailleurs
avec la scène de désolation qui les entoure. L’ascension en zigzag
du Cumbre, ou ligne de partage des eaux, est longue et fatigante ;
la crête de la montagne, selon M. Pentland, a une altitude de
12454 pieds (3736 mètres). La route ne passe pas sur des neiges
860 PASSE D USPALLATA.
perpétuelles, bien que j’en aie vu de chaque côté. Au sommet le
vent est extrêmement froid ; cependant il est impossible de ne pas
s'arrêter pendant quelques minutes pour admirer la couleur du
ciel et la pureté de l’atmosphére. La vue est admirable : à l’ouest
on domine un magnifique chaos de montagnes séparées par de
profends ravins. Il tombe ordinairement de la neige avant cette
époque de l’année, quelquefois même la route est impraticable
dans cette saison, mais nous avons beaucoup de bonheur; nuit et
jour, pas un seul nuage dans le ciel, sauf toutefois quelques petites
masses de vapeurs qui entourent les pics les plus élevés. J’ai sou-
vent remarqué, dans le ciel, ces petits îlots qui indiquent la position
de la Cordillère, alors que la distance est si grande, que les mon-
tagnes elles-mêmes sont cachées sous l’horizon.
6 avril. — Nous nous apercevons à notre réveil qu’un voleur a
entraîné une de nos mules et pris la clochette de la madrina. Nous
ne faisons donc que deux ou trois milles dans la vallée et y passons
un jour entier dans l'espoir de retrouver notre mule, que l’on a
dû, selon l’arriero, cacher dans quelque ravin. Le paysage a repris
son aspect chilien ; il est certainement plus agréable de voir la base
des montagnes ornée du quillay, arbre à feuilles vert-pâle per-
sistantes, et du grand cactus en forme de cierge, que de se
trouver dans les vallées désolées du versant oriental ; je ne partage
cependant pas l'admiration de bien des voyageurs. Ce qui plait
par-dessus tout, je pense, c’est l’espoir d’un bon feu et d'un bon
souper, après le froid que l’on vient de ressentir en traversant la
montagne ; je partage absolument cette manière de voir. |
8 avril. — Nous quittons la vallée d'Aconcagua, par laquelle
nous sommes descendus, et dans la soirée nous arrivons à un cot-
tage près de la villa de Saint-Rosa. Quelle admirable fertilité dans
cette plaine! L'automne s’avance, et presque tous les arbres frui-
tiers se dépouillent de leurs feuilles. Les paysans s’occupent à faire
sécher les péches et les figues sur le toit de leurs cottages; d’autres
font la vendange. Tout cela forme une fort jolie scène ; mais il y
manque cette tranquillité qui, en Angleterre, fait réellement de
Pautomne le soir de l’année.
Le 40, nous arrivons à Santiago, où M. Caldcleugh me recoit
avec son affabilité ordinaire. Mon excursion a duré vingt-quatre
jours, et je ne me rappelle pas espace de temps semblable qui
m'ait laissé de meilleurs souvenirs. Quelques jours après, je
retourne chez M. Corfleld, à Valparaiso,
CHAPITRE XVI
Voyage sur la côte jusqu’à Coquimbo. — Fardeaux portés par les mineurs. —
Coquimbo. — Tremblement de terre. — Terrasse en forme d’escaliers. — Ab-
sence de dépôts récents. — Contemporanéité des formations tertiaires. — Excur-
sion dans la vallée. — Voyage à Guasco. — Déserts. — Vallée de Copiapé. —
Pluies et tremblements de terre. — Hydrophobic. — Le Despoblado. — Ruines
indiennes. — Changement climatériqne probable. — Lit d’un fleuve recouvert
par une voûte par suite d’un tremblement de terre. — Tempête de vent froid,
— Bruits provenant d'une colline. — Iquique. — Alluvium salin. — Nitrate de
soude. — Lima. — Pays malsain. — Ruines de Callao renversé par un trem-
blement de terre. — Affaissement récent. — Coquillages situés sur le San
Lorenzo; leur décomposition. — Plaine où se trouvent enfouis des coquillages
et des fragments de poteries. — Antiquité de la race indienne,
Chill septentrional et Pérou.
27 avril 1835. — Je pars pour Coquimbo; de là j’ai l'intention
d’aller visiter Guasco, puis de me rendre à Copiap6, où le capitaine
Fitz-Roy a bien voulu m'’offrir de venir me reprendre. La distance,
en allant en droite ligne le long de la côte, n’est que de 420 milles
(673 kilomètres) ; mais les nombreux détours que je me propose
de faire doivent rendre le voyage beaucoup plus long. J’achète
quatre chevaux et deux mules, ces dernières pour porter tour à
tour les bagages. Ces six animaux ne me coûtent au total que
625 francs et arrivé à Copiapé je les ai revendus $78 francs.
Nous voyageons de façon aussi indépendante que dans mes pré-
cédentes excursions, nous faisons notre cuisine et nous couchons
en plein air. En me dirigeant vers le Viño-del-Mar, je jette un
dernier coup d’œil sur Valparaiso et j’admire pour la dernière fois
son aspect pittoresque. Quelques études géologiques me font
quitter la grande route pour aller jusqu'au pied de la Cloche de
Quillota. Nous traversons une région formée d’alluvions riches en
minerais d’or, et nous arrivons à Limache où nous couchons. Les
habitants de nombreuses huttes éparpillées sur les bords de tous
les ruisseaux, se procurent les moyens d'existence, en lavant les
863 CHILI SEPTENTRIONAL.
terres pour trouver de l’or; mais comme tous ceux dont les gains
sont incertains ils sont dépensiers et par conséquent fort pauvres.
28 avril. — Nous arrivons dans l’après-midi à un cottage situé
au pied de la montagne de la Cloche. Les habitants sont proprié-
taires du sol, ce qui est assez rare au Chili. Jls n’ont, pour tout
moyen d'existence, que les produits d’un jardin et d’un petit
champ, et sont fort pauvres. Le capital esl si rare dans ce pays,
que les cultivateurs sont obligés de vendre leur blé sur pied, en-
core vert, afin d'acheter ce qui leur est nécessaire ; il en résulte
que le blé est plus cher dans la région même de sa production,
qu'à Valparaiso, où habitent les négociants. Le lendemain, nous
regagnons la grande route de Coquimbo. Dans la soirée il tombe
une petite averse ; c’est la première goutte de pluie que je vois
depuis le 14 et le 12 septembre de l’année précédente, alors que
de fortes pluies m’avaient retenu prisonnier pendant deux jours
aux bains de Canquenes. Il s'était écoulé sept mois et demi; il
est juste d’ajouter que les pluies viennent plus tard cette année
qu’à l'ordinaire. Les Andes, absolument couvertes à présent d’une
épaisse couche de neige, forment un admirable fond de tableau.
2 mat. — La route continue à suivre la côte à peu de distance
de la mer. Les quelques arbres, les quelques buissons que l'on
rencontre dans le Chili central disparaissent rapidement; une
plante fort grande, ct qui ressemble quelque peu au yucca, semble
les remplacer. La surface du sol est singulièrement irrégulière, si
je puis m’exprimer ainsi, mais sur une fort petite échelle; de pe-
tites pointes de rochers s’élévent abruptement dans de petites
plaines. La côte, si profondément découpée, et le fond de la mer
voisine, parsemé de brisants, offriraient, convertis en terre sèche,
des formes absolument analogues; c’est là une transformation qui
‘s'est certainement accomplie dans la région que nous parcourons
aujourd'hui.
3 ma. — De Quilimari à Conchalee, le pays devient de plus en
plus stérile; c’est à peine si, dans les vallées, il y a assez d’eau pour
faire quelques irrigations ; les plateaux intermédiaires sont abso-
lument nus, une chèvre n'y trouverait pas à se nourrir. Au prin-
temps, après les pluies de l’hiver, une couche d’herbe pousse rapi-
dement, et on fait alors descendre, pendant quelque temps, les
bestiaux de la Cordillére pour brouter cette herbe. Il est curieux
de voir comment les graines de l’herbe et des autres plantes sem-
blent s’habituer à la quantité de pluie qui tombe sur les différentes
MINEURS CHILIENS. . 868
parties de cette côte. Une ondée au nord de Capiapé produit au-
tant d'effet sur la végétation que deux ondées à Guasco et que
trois ou quatre dans le district que nous traversons. Un hiver assez
sec pour endommager considérablement les pâturages de Valpa-
raiso, produirait à Guasco l’abondance la plus extraordinaire. La
quantité de pluie ne semble d’ailleurs pas diminuer strictement,
en proportion de la latitude, à mesure que l’on avance vers le
nord. A Conchalee, situé seulement à 67 milles au nord de Valpa-
raiso, on n'attend guère les pluies que vers la fin de mai, alors
qu’à Valparaiso il pleut ordinairement au commencement d’avril. .
La quantité annuelle est d'autant plus petite que les pluies com-
mencent plus tardivement.
À mai. — La route de la côte n’offrant aucun intérêt, nous nous
dirigeons dans l'intérieur des terres, vers la vallée et la région mi-
nière d'Illapel. Cette vallée, comme toutes celles du Chili, est plate,
large et très-fertile ; elle est bordée de chaque côté, soit par des
dunes de débris stratifiés, soit par des montagnes rocheuses. Au-
dessous de la ligne du premier fossé d'irrigation, tout est brun et
sec comme sur une grande route; au-dessus tout est d’un vert
aussi brillant que le vert de gris, à cause des champs entiers d’al-
farfa, une espèce de trèfle. Nous nous rendons à Los-Hornos,
autre district minier, où la colline principale est percée d’autant de
trous qu'un nid de fourmis. Les mineurs chiliens ont des habi-
tudes toutes particulières. Vivant pendant des semaines entières
dans les endroits les plus sauvages, il n’y a pas d’excés ou d’extra-
vagances qu'ils ne commettent quand ils descendent dans les vil-
lages aux jours de fête. Ils ont souvent gagné une somme considé-
rable et alors, comme le font les marins avec leur part de prise, ils
semblent s’ingénier à la gaspiller. Ils boivent à l'excès, achètent
des quantités de vêtements et, au bout de quelques jours, revien-
nent sans un sou dans leurs misérables huttes, pour y travailler
plus rudement que des bêtes de somme. Cette insouciance, aussi
considérable que celle des marins, provient évidemment d’un genre
de vie à peu près analogue. On leur fournit leurs aliments de chaque
jour, aussi n’ont-ils aucune prévoyance ; en outre, on place en
même temps en leur pouvoir et la tentation et les moyens d'y céder.
Au contraire, dans la Cornouailles et dans quelques autres parties
de l'Angleterre, où l’on a adopté le système de leur vendre une
partie de la veine, les mineurs, obligés d’agir et de réfléchir, sont
des hommes fort intelligents et dont la conduite est excellente.
364 . CHILI SEPTENTRIONAL.
Le mineur chilien a un costume singulier et presque pitto-
resque. Il porte une longue chemise de serge foncée et un ta-
blier de cuir, le tout attaché par une ceinture aux couleurs
voyantes, et un pantalon large; il se couvre la téte d’une petite
casquette de drap écarlate. Nous rencontrons une troupe de ces
mineurs en grand costume; ils portent au cimetière le cadavre de
l’un de leurs camarades. Quatre hommes portent le corps en trot-
tant trés-rapidement; dès qu'ils ont fait environ 200 mètres, quatre
autres, qui les avaient précédés à cheval, viennent les remplacer.
Ils vont ainsi s’encourageant les uns les autres en poussant des
cris sauvages ; ce sont en résumé des funérailles fort étranges.
Nous continuons notre voyage; nous nous dirigeons toujours
vers le nord mais en faisant bien des détours; quelquefois je m’ar-
rête un jour ou deux pour étudier la géologie du pays. Cette ré-
gion est si peu habitée, les routes ou plutôt les sentiers sont si peu
fréquentés et par conséquent si peu tracés, que nous avons sou-
vent beaucoup de difficulté à trouver notre chemin. Le 12, je
m’arréte pour examiner des mines. Le minerai qu’on exploite en
cet endroit n’est pas fort riche, me dit-on ; on espére cependant
vendre la mine de 30 à 40 000 dollars (de 150000 à 200 000 francs)
parce qu’on le trouve en quantités considérables; cette’ mine
appartient à une compagnie anglaise qui, dans le principe, l'a
achetée pour la modique somme d’une once d’or (85 francs). Le
minerai consiste en pyrites jaunes; or, comme je l'ai déjà fait
remarquer, les Chiliens, avant la venue des Anglais, pensaient que
ces pyrites ne contenaient pas un atome de cuivre. Les compa-
gnies minières ont acheté, à peu près dans les mêmes conditions
de bon marché, de véritables montagnes de cendres pleines de
globules de cuivre métallique, et cependant, comme chacun le
sait, presque toutes ont réussi à perdre des sommes considérables.
Il faut dire, il est vrai, que les directeurs et les actionnaires de ces
compagnies se livraient aux dépenses les plus folles ; dans quelques
cas on consacrait 25 000 francs par an aux fêtes à donner aux au-
torités chiliennes; — on expédiait des bibliothèques entières d’ou-
vrages sur la géologie richement reliés ; — on faisait venir à grands
frais des mineurs accoutumés à un métal particulier, l’étain, par
exemple, qui ne se trouve pas au Chili; — on s’engageait à fournir
du lait aux mineurs dans des régions où il n’y a pas une seule
vache ; — on construisait des machines Là où il est impossible de
s’en servir, — on faisait mille autres dépenses absurdes sembla-
. MINEURS CHILIENS. 365
bles, tant et si bien que les indigènes se moquent encore de nous
aujourd’hui. Or, il n’y a pas à douter que si l’on avait employé
utilement ce capital si follement dépensé, on aurait gagné des
sommes énormes ; un homme expérimenté, en qui on pdt avoir
toute confiance, un contre-maitre habile et un chimiste, voila tout
ce qu'il fallait.
Le capitaine Head a parlé des charges énormes que les aptres,
véritables bêtes de somme, remontent du fond des mines les plus
profondes. J'avoue que je croyais son récit fort exagéré ; je saisis
donc l'occasion de peser une de ces charges que je choisis au ha-
sard. C’est à peine si je parvins à la soulever de terre, et cependant
on la regarda comme fort minime quand on s’aperçut qu’elle ne
pesait que 197 livres (89 kilogrammes). L’apire avait transporté ce
fardeau à une hauteur perpendiculaire de 80 mètres, d’abord en
suivant un passage fort incliné, mais la plus grande partie de la
hauteur en grimpant sur des entailles faites dans des poutres pla-
cées en zigzag dans le puits de la mine. D'après les règlements,
l’apire ne doit pas s'arrêter pour reprendre haleine, à moins que
la mine n’ait 600 pieds de profondeur. Chaque charge pèse en
moyenne un peu plus de 200 livres (90 kilogrammes), et on m’a
assuré qu’on avait quelquefois remonté des mines les plus pro-
fondes des charges de 300 livres (126 kilogrammes). Au moment de
ma visite chaque apire remontait douze charges semblables par
jour; c’est-à-dire que, dans le courant de la journée, il portait
1 087 kilogrammes à une hauteur de 80 mètres ; et encore pendant
les intervalles on les occupait à extraire le minerai.
Tant qu'il ne leur arrive pas quelque accident ces hommes
semblent jouir d’une parfaite santé. Leur corps n'est pas très-
musculeux. Ils mangent rarement de la viande, une fois par se-
_ maine, jamais plus souvent, et cette viande c’est du charqui dur
comme de la pierre. Je savais que c’était là un travail tout volon-
taire, et cependant je me sentais révolté quand je voyais eh quel
état ils arrivaient au sommet du puits: le corps ployé en deux, les
bras appuyés sur les entailles, les jambes arquées, tous leurs mus-
cles tendus, la sueur coulant en ruisseaux de leur front sur leur
poitrine, les narines dilatées, les coins de la bouche retirés en ar-
rière, la respiration haletante. Chaque fois qu’ils respirent on en-
tend une sorte de cri articulé « aye, aye» se terminant par un sif-
flement sortant du plus profond de leur poitrine. Après avoir été
en vacillant jusqu’à l'endroit où on empilait le minerai, ils vi-
866 CHILI SEPTENTRIONAL.
daient leur carpacho ; au bout de deux ou trois secondes leur res-
piration était redevenue égale, ils s'essuyaient le front et redescen-
daient vivement dans la mine sans paraître autrement fatigués.
C'est là, selon moi, un remarquable exemple de la quantité de
travail que l'habitude, car ce ne peut être autre chose, peut amener
un homme à accomplir.
Causant, dans la soirée, avec le #ayor-domo de ces mines du
grand nombre d'étrangers qui habitent aujourd'hui toutes les
parties du pays, i] me raconta que, alors qu’il était gamin et au
collége à Coquimbo, ce qui n’était pas bien ancien, car il était tout
jeune encore, on leur avait donné congé pour voir le capitaine d’un
vaisseau anglais qui était venu parler au gouverneur de la ville.
Rien au monde, ajoutait-il, n'aurait décidé ni lui ni ses camarades
à s'approcher de l'Anglais, tant on leur avait inculqué l’idée que
le contact avec un hérétique devait leur causer une foule de mal-
heurs. Aujourd'hui encore (1835) on entend raconter de toutes
parts les méfaits des boucaniers, et surtout ceux d'un homme qui
avait enlevé une statue de la vierge Marie, puis qui était revenu
l’année suivante prendre celle de saint Joseph, en disant qu'il ne
convenait pas que la femme restât séparée de son mari. J’ai dîné
à Coquimbo avec une vieille dame qui s’étonnait d’avoir vécu assez
longtemps pour se trouver à la même table qu’un Anglais, car elle
se rappelait parfaitement que, par deux fois, étant jeune fille, au
seul cri de los {ngleses, tous les habitants s'étaient sauvés dans la
montagne, en emportant ce qu’ils avaient de plus précieux.
44 mai. — Nous arrivons à Coquimbo, où nous séjournons
quelques jours. La ville n’a rien de remarquable, sauf peut-être
son extréme tranquillité ; elle contient, dit-on, de 6 000 à 8 000 ha-
bitants. Le 17, dans la matinée, il tombe une légère averse qui
dure environ cing heures; c’est la première fois qu’il pleut cette
année. Les fermiers qui cultivent du blé près de la côte, où le
terrain est un peu plus humide, profitent de cette ondée pour
labourer leurs terres; ils les ensemenceront après une seconde
averse et si, par bonheur, il en tombe une troisième, ils feront
une excellente récolte au printemps. Rien d’intéressant comme
d'observer l’effet produit par ces quelques gouttes d’eau. Douze
heures après il n’y paraissait plus, le sol semblait aussi sec qu’au-
paravant; et cependant, dix jours plus tard, on voyait comme
une teinte verte sur toutes les collines; l’herbe sortait çà et là en
fibres aussi fines que des cheveux et ayant un bon pouce de lon-
PLUIES ET TREMBLEMENTS DE TERRE. $67
gueur. Avant la pluie toute la surface du pays était absolument
dépourvue de végétation.
Dans la soirée, pendant que le capitaine Fitz-Roy et moi nous
dinions chez M. Edwards, un Anglais dont tous ceux qui ont visité
Coquimbo se rappellent l’hospitalité, la terre se met tout à coup à
trembler violemment. J'entends le bruit souterrain qui précède le
choc; mais les cris des dames, l'effarement des domestiques, la
fuite précipilée de plusieurs personnes vers la porte, m’empéchent
de distinguer la direction de la secousse. Les dames continuent
pendant longtemps à crier de terreur; un des convives dit qu’il
ne pourra pas fermer l’œil de la nuit, ou qu’il aura des cauche-
mards affreux. Le père de cet homme venait de perdre tout ce
qu'il possédait dans le tremblement de terre de Talcahuano ; lui-
même avait manqué d’être tué par l’écroulement du toit de sa
maison à Valparaiso, en 1822. Il raconte à ce sujet l’anecdote
suivante : il était en train de jouer aux cartes, quand un Alle-
mand, un de ses hôtes, se lève et dit qu'il ne consentira jamais,
dans ces pays, à rester dans une chambre avec la porte fermée,
parce qu'il avait manqué d’être tué à.Copiapé à cause de cette
circonstance. Il se dirige donc vers la porte pour l’ouvrir ; à peine
était-elle ouverte, qu'il s’écrie : «Un tremblement de terre!» c'était
le fameux choc qui commençait. Toute la société parvint 4s échap-
per. Ce n’est pas le temps matériel nécessaire pour ouvrir une
porte qui peut faire courir un danger pendant un tremblement
de terre, mais on a à redouter que les mouvements des murs
n’empéchent de l'ouvrir.
Il est impossible de ne pas ressentir quelque surprise quand on
voit la peur que font les tremblements de terre aux indigènes et
aux étrangers qui habitent le pays depuis longtemps, bien que
beaucoup d’entre eux aient un grand sang-froid. Je crois que l'on
peut attribuer cet excès de frayeur à une raison fort simple, c’est-
à-dire qu'ils ne sont pas honteux d’avoir peur. Les indigènes vont
même plus loin : ils n'aiment pas à ce que l'on semble indifférent.
On m'a raconté que, pendant une secousse assez violente, deux
Anglais, couchés par terre en plein air, sachant qu'ils ne couraient
aucun danger, ne se relevèrent pas; les indigènes, pleins d’in-
dignation, se mirent à crier : « Voyez ces hérétiques, ils ne
quittent même pas leur lit! »
Je consacre quelques jours à l'étude des terrasses de galets,
368 CHILI SEPTENTRIONAL.
terrasses affectant la forme de degrés, remarquées d’abord par le
capitaine B. Hall, et qui, selon M. Lyell, ont été formées par la
mer pendant |’élévation successive du sol. C’est là, certainement,
l'explication vraie de cette singulière formation; j’ai trouvé, en
effet, sur ces terrasses de nombreux coquillages appartenant à des
espèces actuellement existantes. Cinq terrasses étroites, douce -
ment inclinées, s'élèvent l’une derrière l’autre; elles sont formées
de galets là où elles sont le mieux développées; elles font face à
la baie et s'élèvent des deux côtés de la vallée. A Guasco, au nord
de Coquimbo, le mème phénomène se répète, mais sur une échelle
beaucoup plus considérable, de façon même à étonner quelques-
uns des habitants. Là, les terrasses sont beaucoup plus considé-
rables, et on pourrait leur donner le nom de plaines; dans quel-
ques endroits, il v en a six, mais plus ordinairement cing seulement,
et elles s'étendent dans la vallée, jusqu’à une distance de 37 milles
de la côte. Ces terrasses en degrés ressemblent absolument à celles
de la vallée de Santa Cruz et aux terrasses beaucoup plus considé-
rables qui bordent toute la côte de la Patagonie, sauf toutefois
qu'elles sont beaucoup plus petites que ces dernières. Elles ont
été, sans aucun doute, formées par l’action dévastatrice des eaux
de la mer pendant de longs intervalles de repos dans le soulève-
ment graduel du continent.
Des coquillages appartenant à beaucoup d'espèces existantes
non-seulement reposent à la surface des terrasses à Coquimbo, à
une hauteur de 250 pieds, mais sont aussi enfouies dans un roc
calcaire friable, qui, en quelques endroits, atteint une épaisseur de
20 à 30 pieds, mais qui a peu d’étendue. Ces couches modernes
reposent sur d'anciennes formations tertiaires contenant des coquil-
lages appartenant à des espèces qui toutes paraissent éteintes. Bien
que j'aie examiné tant de centaines de milles des côtes du conti-
nent et sur le Pacifique et sur l'Atlantique, je n’ai trouvé des
couches régulières contenant des coquillages marins appartenant
à des espèces récentes qu'en cet endroit et un peu plus au nord,
sur la route de Guasco. Ce fait me semble singulièrement remar-
quable, car l’explication que donnent ordinairement les géologues
pour indiquer l’absence, dans un district, de dépôts fossilifères
stratifiés d’une période donnée, c’est-à-dire que la surface existait
alors à l’état de terre sèche, ne peut s'appliquer ici. Les coquil-
lages épars à la surface ou enfouis dans du sable mou ou de la
terre, nous prouvent, en effet, que les terrains qui forment les
COUCHES TERTIAIRES. R69
côtes sur plusieurs milliers de milles le long des deux océans ont
été récemment submergés. Il faut donc chercher la vraie explica-
tion dans ce fait, que toute la partie méridionale du continent se
soulève lentement depuis longtemps, et que, par conséquent, toutes
les matières déposées le long de la côte dans l'eau peu profonde
ont dû émerger bientôt et se trouver exposées à l’action de la
vague; or, c’est seulement dans les eaux comparativement peu
profondes que le plus grand nombre des organismes marins peu-
vent prospérer, et il est évidemment impossible que des couches
ayant une grande épaisseur puissent s’accumuler dans ces eaux.
En outre, si nous voulons prouver l’immense puissance de l'action
dévastatrice des vagues sur la côte, nous n’avons qu’à rappeler les
grandes falaises qui se trouvent sur la côte actuelle de la Patagonie,
et les escarpements, ou anciennes lignes de falaises, placés à diffé-
rents niveaux qui s'élèvent les uns au-dessus des autres sur la
même côte.
Les vieilles couches tertiaires qui forment la base de ces couches
plus récentes, à Coquimbo, paraissent appartenir à la même période
à peu près que plusieurs dépôts sur la côte du Chili — celui de Nave-
dad est le plus important — et que la grande formation de la Pata-
gonie. Les coquillages présents dans les couches de Navedad et de
la Patagonie, coquillages dont le professeur E. Forbes a dressé une
liste, ont vécu à l’endroit où ils sont aujourd'hui enfouis, ce qui
constitue la preuve qu'il s’est produit un affaissement de plusieurs
centaines de pieds et un soulèvement postérieur. Aucun dépôt fossi-
lifère important de l’époque récente, pas plus que des époques
intermédiaires entre celle-ci et la vieille époque tertiaire, n’existe
sur aucun côté du continent; on se demandera donc naturellement
comment il se fait que des matières sédimentaires contenant des
restes fossiles se soient déposées pendant cette antique époque
tertiaire et se soient conservées en différents points dans un espace
de 1100 milles (1770 kilomètres) sur les côtes du Pacifique, et
4330 milles (2 170 kilomètres) sur les côtes de l'Atlantique, dans la
direction du nord au sud et sur un espace de 700 milles (1125 kilo-
mètres) à travers la partie la plus large du continent, dans la direc-
tion de l’est à l’ouest. Je crois qu’il est facile de donner l’explica-
tion de ce fait et que cette explication peut s'appliquer à des faits
presque analogues observés dans d’autres parties du monde. Si l’on
considère l'immense force de dénudation que possède la mer,
force que prouvent des faits innombrables, on conviendra qu'il est
324
370 CHILI SEPTENTRIONAL.
peu probable qu’un dépôt sédimentaire, au moment de son soulè-
vement, puisse résister à l’action des vagues de la côte de facon à
se conserver en masses suffisantes pour durer un temps presque
infini, à moins que, dans l’origine, ce dépôt n'ait eu une épaisseur
etune étendue considérables. Or, il est impossible qu’un dépôt de
sédiment épais et fort étendu se dépose sur un fond modérément
profond, seul favorable au développement de la plupart des créa-
tures vivantes, sans que ce fond s'abaisse pour recevoir les couches
successives. C’est ce qui semble avoir eu lieu à peu près à la même
époque dans la Patagonie méridionale et au Chili, bien que séparés
par plus d’un millier de kilomètres. En conséquence, si des mou-
vements prolongés d'affaissement à des époques à peu près les
mêmes se font ordinairement sentir sur des superficies considé-
rables, ce que je suis très-disposé à croire depuis que j’ai étudié les
récifs corallins des grands océans; ou si, pour ne nous occuper que
de l'Amérique méridionale, les mouvements d’affaissement ont eu .
la méme étendue superficielle que ceux de soulévement, qui, de-
puis la période des coquillages existants, ont amené le soulève-
ment des côtes du Pérou, du Chili, de la Terre de Feu, de la
Patagonie et de la Plata; il est facile de comprendre qu’a la méme
époque, en des points fort distants les uns des autres, les circon-
stances ont été favorables à la formation de dépôts fossilifères,
dépôts fort étendus et fort épais, et de nature telle, par consé-
quent, à résister à l’action des vagues de la côte et à durer jusqu’à
notre époque.
21 mai. — Je pars avec don Jose Edwards pour aller visiter les
mines d'argent de Arqueros et pour remonter la vallée de Go-
quimbo. Après avoir traversé un pays montagneux, nous arrivons
dans la soirée aux mines qui appartiennent à M. Edwards. Je passe
une nuit excellente; peut-être n’apprécierait-on pas à sa juste
valeur, en Angleterre, la cause d’une si bonne nuit ; mais la voici
en un mot: l'absence de puces! Ces insectes pullulent dans les
chambres de Coquimbo, mais ils ne peuvent vivre ici, bien que nous
ne nous trouvions qu’à 3000 ou 4000 pieds d'altitude. On ne peut
attribuer au léger changement de température la disparition de ces
hôtes incommodes; il doit y avoir quelque autre cause. Les mines
sont aujourd'hui en fort mauvais état; autrefois elles produisaient
annuellement 2000 livres pesant d'argent. On dit vulgairement
que le propriétaire d’une mine de euivre fait forcément fortune,
LES MINES. 874
qu'il a quelques chances s'il possède une mine d'argent, mais
qu'il est sûr de se ruiner s’il possède une mine d'or. Ce n'est pas
absolument vrai, car toutes les grandes fortunes du Chili se sont
faites par l’exploitation des mines de métaux précieux. ll y a quel-
que temps, un médecin anglais quitta Copiapo pour retourner en
Angleterre; il avait réalisé la fortune que lui avait produite une
part dans une mine d'argent, et il emportait 600 UOU francs. Sans
doute, une mine de cuivre offre une certitude absolue, alors que
l'on peut comparer les autres à un coup de dés ou 4 un billet de
loterie. Les propriétaires, d’ailleurs, perdent une grande quantité
de minerais précieux, parce qu’ils ne prennent pas des précautions
suffisantes contre le vol. J’entendis un jour une personne parier
avec un de ses amis que l’un de ses ouvriers le volerait en sa pré-
sence. On brise en morceaux le minerai sorti de la mine,.et on jette
de côté les parties pierreuses. Deux mineurs occupés à ce travail
prirent chacun une pierre, sans avoir l'air de choisir, puis crièrent
en riant : « À qui de nous deux lancera sa pierre le plus loin! »
Le propriétaire, qui assistait à cette scène, paria un cigare avec son
ami sur le résultat du coup. Le mineur remarqua avec soin où la
pierre lancée s'était arrêtée au milieu des décombres, et le soir il la
ramassa et la porta à son maître en lui disant : « Voila la pierre
qui vous a fait gagner un cigare en roulant si loin.» C'était une
grosse masse de minerai d'argent.
23 mat. — Nous gagnons la fertile vallée de Coquimbo, que nous
parcourons jusqu’à une hacienda qui appartient à un parent ds
don Jose; nous y passons un jour. Puis je vais visiter un endroit
situé à un jour de marche; on m'avait dit que j'y trouverais des
coquillages et des fèves pétrifiées; il y a bien des coquillages, mais
les fèves sont tout simplement des cailloux de quartz. Je n'ai
pas, cependant, tout à fait perdu mon temps, car j'ai vu plusieurs
petits villages et j'ai pu contempler les admirables cultures de
cette vallée. En outre, le paysage est magnifique à tous égards ; on
est tout près de la Cordillère principale, et les collines commen-
cent à avoir une grande élévation. Dans toutes les parties du Chili
septentrional, les arbres fruitiers produisent beaucoup plus dans
les vallées situées près des Andes, à une altitude considérable, que
dans les terrains bas. Les figues et les raisins de ce district ont une
grande renommée, aussi y a-t-il des plantations considérables de
figuiers et de vignes. Au nord de Quillota, c’est peut-être la vallée
de Coquimbo qui est la plus productive; elle contient, je crois,
B78 CHILI .SEPTENTRIONAL.
25 000 habitants, y compris la ville de Goquimbo, où je retournai
le lendemain avec don Jose. _
2 juin. — Nous partons pour la vallée de Guasco en suivant la
route qui longe le bord de la mer, route un peu moins déserte que
celle de l’intérieur, nous a-t-on dit. Notre première étape se ter-
mine à une maison solitaire appelée Yerba Buena; nous y trou-
vons des pâturages pour nos chevaux. La pluie qui est tombée il y
a quinze jours et dont j'ai déjà parlé ne s’est étendue qu’à moitié
route de Guaëco. Nous trouvons donc, dans la première partie de
notre voyage, une légère teinte verte qui disparaît bientôt; mais,
la même où la verdure est la plus brillante, c’est à peine si elle
nous rappelle la verdure et les fleurs qui indiquent le printemps
dans d’autres pays. Quand on traverse ces déserts, on éprouve ce
que doit ressentir le prisonnier enfermé dans une sombre cour; on
aspire après un peu de verdure, on voudrait pouvoir respirer un
peu d'humidité.
3 juin. — De Yerba Buena à Carizal. Pendant la première partie
de la journée, nous traversons un désert montagneux très-pier-
reux, puis une longue plaine recouverte d’une épaisse couche de
sable où on trouve un grand nombre de coquillages marins bri-
sés. Il y a fort peu d’eau, et elle est saumatre; la région entière,
de la côte à la Cordillére, est un désert inhabité. Je n'ai observé les
traces nombreuses que d’un seul animal: les coquilles d’un Bulr-
mus réunies en quantités extraordinaires dans les endroits les plus
secs. Une humble petite plante se couvre de quelques feuilles au
printemps, et les colimacons mangent ces feuilles. Comme on ne
voit ces animaux que le matin de bonne heure, alors que la rosée
procure un peu d'humidité au terrain, les Guasos croient que ces
animaux se nourrissent de rosée. J’ai observé, dans d’autres
endroits, que les régions extrêmement sèches et stériles, avec un
sol calcaire, conviennent admirablement aux coquillages terrestres.
À Carizal, on trouve quelques cottages, un peu d’eau saumâtre et
quelques traces de culture; mais nous avons la plus grande diffi-
culté à nous procurer un peu de grain et de paille pour nos
chevaux.
4 juin. — De Carizal À Sauce. Nous continuons notre voyage à
travers des plaines désertes, où l’on rencontre de nombreux trou-
peaux de guanacos. Nous traversons aussi la vallée de Chañeral.
C’est la vallée la plus fertile entre Guasco et Coquimbo; mais elle
est si étroite et produit si peu de fourrages, qu’il nous est impos-
VALLÉE DE GUASCO. 878
sible de nous en procurer pour nos chevaux. Nous rencontrons, a
Sauce, un vieux monsieur fort poli et fort aimable, qui dirige une
fonderie de cuivre. Grace 4 son obligeance, je peux me procurer,
à un prix fabuleux, quelques poignées de vieille paille; c’est la
tout ce que nos pauvres chevaux ont à manger après leur longue
journée de voyage. On trouve actuellement peu de fonderies au
Chili; il est plus profitable, en raison de la grande rareté du
combustible, d’expédier les minerais à Swansea. Le lendemain,
après avoir traversé quelques montagnes, nous arrivons à Frey-
rina, dans la vallée de Guasco. A mesure que nous avancons vers
le nord, la végétation devient de plus en plus pauvre ; les grands
cactus en forme de cierge ont même disparu pour faire place à
une espèce beaucoup plus petite. Dans le Chili septentrional et
au Pérou, une immense bande de nuages immobiles et peu élevés
couvre le Pacifique pendant les mois d’hiver. Du haut des monta-
gnes, ces champs aériens, d’un blanc brillant, qui s'étendent jusque
dans les vallées, offrent un magnifique coup d'œil. On voit surgir
de ces nuages des îles et des promontoires qui ressemblent, à s’y
méprendre, aux îles et aux promontoires de la Terre de Feu ou
de l'archipel des Chonos.
Nous passons deux jours à Freyrina. Il y a quatre petites villes
dans la vallée de Guasco. A l'entrée de la vallée se trouve le port,
lieu absolument désert, sans eau douce dans le voisinage immé-
diat. Cinq lieues plus haut, Freyrina, grand village dont les mai-
sons, blanchies à la chaux, sont éparpillées de toutes parts. Dix
lieues plus haut encore, dans la vallée, Ballenar ; et enfin Guasco
Alto, village renommé pour ses fruits secs. Par un beau jour,
cette vallée offre un admirable coup d’cil: au fond, la Cordillère
neigeuse ; de chaque côté, une infinité de vallées transversales qui
finissent par se confondre dans un flou admirable; au premier
plan, de singulières terrasses s’élevant les unes au-dessus des
autres comme les degrés d’un gigantesque escalier; mais, par-des-
sus tout, le contraste que forme cette vallée verdoyante, ornée de
nombreux bosquets de saules, avec les collines stériles qui la
bordent de chaque côté. Il est facile de comprendre que le pays
environnant soit stérile, car il n’est pas tombé une seule goutte
d’eau depuis treize mois. Les habitants apprennent avec envie
qu'il a plu à Coquimbo; ils interrogent consciencieusement l'état
du ciel, et ils ont quelque espoir d’une semblable bonne fortune ;
cet espoir se réalisa quinze jours plus tard. Je me trouvais alors à
576 CHILI SEPTENTRIONAL.
Copiapé, et les habitants ne faisaient que parler de la pluie qui
venait de tomber à Guasco. Après deux ou trois années de séche-
resse, pendant lesquelles il ne pleut qu'une seule fois, arrive ordi-
nairement une année pluvieuse ; mais ces pluies abondantes font
plus de mal que la sécheresse. Les rivières débordent et couvrent
de gravier et de sable les étroites bandes de terrain que seules on
peut cultiver ; ces débordements détruisent, en outre, les travaux
d'irrigation. I] y a trois ans, des pluies abondantes ont causé de
grands dommages.
8 juin. — Nous allons visiter Ballenar, ainsi nommé à cause du
village de Ballenagh, en Irlande, patrie de la famille des O’Higgins,
qui, sous la domination espagnole, a donné des présidents et des
généraux au Chili. Les montagnes rocheuses qui bordent la vallée
sont cachées dans les nuages; aussi, avec ses plaines en terrasses,
ressemble-t-elle à la vallée de Santa Cruz dans la Patagonie. Nous
passons un jour à Ballenar, puis nous partons le 10 pour gagner
la parlie supérieure de la vallée de Copiapé. Nous traversons un
pays qui n'offre aucun intérêt. Je suis fatigué de me servir des
épithètes désert et stérile ; il ne faut pas d’ailleurs s’y méprendre,
on n’emploie guère ces mots que comme termes de comparaison.
Je les ai toujours appliqués aux plaines de la Patagonie. Or, on
trouve après tout, dans ces plaines, des buissons épineux et quel-
ques touffes d’herbe, et on peut dire qu'elles sont fertiles, si on les
compare aux plaines du Chili septentrional. Ici encore, en cher-
ehant bien, on finit par trouver, dans un espace de 200 mètres
carrés, quelques cactus ou quelques lichens; on trouve aussi dans
le sol des graines qui pousseront à la première saison un peu plu-
vieuse. Au Pérou, au contraire, il y a de véritables déserts très-
étendus. Vers le soir, nous arrivons dans une petite vallée ; nous
remarquons quelques traces d'humidité dans le lit d'un petit ruis-
seau; nous le remontons et nous finissons par trouver de l’eau
assez bonne. Le cours de ces ruisseaux s’augments d’une bonne
lieue pendant la nuit, l’évanoration et l’absorption n'étant pas
aussi rapides que pendant le jour. Nous trouvons en méme temps
un peu de bois à brûler. Nous nous décidons donc à bivouaquer ;
mais nous n'avons pas une bouchée d’herbe ou de paille à donner
à nos pauvres chevaux.
41 juin. — Nous marchons pendant douze heures sans nous
arrôter ; nous arrivons enfin à une ancienne fonderie, où nous
trouvons de l’eau et du bois. Mais rien encore pour nos chevaux.
VALLÉB DR COPIAPO, 378
Nous avons traversé da nombreuses collines; la vue était assez
intéressante à cause de la couleur variée des montagnes que nous
apercevions au loin. On regrette presque de voir le soleil briller
constamment sur un pays aussi stérile ; un aussi admirable temps
devrait toujours être accompagné de champs cultivés et de jolis
jardins. Le lendemain, nous atteignons la vallée de Copiapé. J’en
suis fort heureux, car ce voyage a été pour moi une longue
anxiété : rien de désagréable, pendant qu'on est à souper, comme
d'entendre les chevaux ronger les poteaux auxquels on les a atta-
chés et de n’avoir aucun moyen d’apaiser leur faim. Il n’y parais-
sait pas cependant, et les pauvres bêtes avaient encore toute leur
vigueur ; personne certainement n'aurait pu dire, en les voyant,
qu'ils n’avaient rien mangé depuis cinquante-cing heures.
J'avais une lettre d'introduction pour M. Bingley, qui me recut
fort aimablement à son hacienda de Potrero Seco. Cette propriété
a 20 ou 30 milles de longueur; mais elle est fort étroite, car elle
ne consiste qu’en un champ de chaque côté de la rivière. Quelque-
fois aussi, les terrains qui bordent la rivière sont disposés de telle
façon qu'on ne peut pas les irriguer, auquel cas ils n’ont aucune
valeur, car ils sont absolument stériles. La petite quantité des
terres cultivées dans toute la vallée ne provient pas tant des inéga-
lités de niveau et par conséquent de la difficulté des irrigations
que de la petite quantité d’eau. Cette année la rivière est très-
pleine ; à l’endroit où nous nous trouvons, dans la partie supé-
rieure de la vallée, l’eau atteint le ventre d’un cheval et la rivière
a environ 435 mètres de largeur ; le courant, en outre, est rapide.
Mais à mesure que l’on descend Ja vallée, le volume d’eau devient
de plus en plus petit, et la rivière finit par se perdre ; pendant une
période de trente ans, cette rivière n’a pas versé une seule goutte
d’eau dans la mer. Les habitants s'inquiètent par-dessus tout du
temps qu'il fait dans la Cordillére, car une chute abondante de
neige sur les montagnes leur assure de l’eau pour l’année suivante.
Cela a infiniment plus d'importance pour eux que la pluie. Quand
il pleut, ce qui arrive une fois tous les deux ou trois ans, c'est un
grand avantage, sans doute, parce que les bestiaux et les mules
trouvent ensuite quelques pâturages; mais, s’il ne tombe pas de
neige dans les Andes, la désolation règne dans toute la vallée. Par
trois fois, presque tous les habitants ont été obligés d’émigrer vers
le sud. Cette année, il y a eu beaucoup d’eau et chacun a pu irri-
guer son terrain autant qu'il a voulu; mais on a souvent été obligé
376 CHILI SEPTENTRIONAL.
de poster des soldats aux écluses pour veiller à ce que chacun ne
prenne que ce qui doit lui revenir. La vallée contient, dit-on,
12 000 habitants, mais le produit des cultures ne suffit guère à les
nourrir que pendant trois mois de l’année ; on fait venir les appro-
visionnements nécessaires de Valparaiso et du sud. Avant la décou-
verte des fameuses mines d'argent de Chanuncillo, la ville de
Copiapé, qui, chaque jour, devenait plus misérable, tendait à dis-
paraitre ; mais elle est aujourd’hui très-florissante et elle a été
reconstruite après un tremblement de terre qui l’avait renversée.
La vallée de Copiapé, simple ruban vert au milieu d’un désert,
s'étend dans la direction du sud; elle a donc une longueur consi-
dérable. On pourrait comparer la vallée de Guasco et celle de
Copiapé à des îles étroites séparées du reste du Chili par des déserts
de rochers au lieu d’eau salée. Au nord de ces vallées, il n’en
existe plus qu’une fort misérable d’ailleurs et qui contient environ
200 habitants, c’est la vallée de Paposo. Puis vient le grand désert
d’Atacuma, barrière plus infranchissable que la mer la plus ter-
rible. Je passe quelques jours à Potrero Seco, puis je remonte la
vallée jusqu’à l'habitation de don Benito Cruz, pour lequel j’ai une
lettre de recommandation. Il me reçoit de la façon la plus hospi-
taliére; il est d’ailleurs impossible de ne pas reconnaître l'extrême
obligeance que trouvent les voyageurs dans presque toutes les par-
ties de l’Amérique méridionale. Le lendemain, je me procure
quelques mules pour aller visiter le ravin de Jolquera dans la
Cordillère centrale. Le second jour de cette excursion, le temps
semble se gâter et nous menacer d’un orage de pluie ou de neige;
pendant la nuit, nous ressentons un léger choc de tremblement
de terre.
On a souvent mis en doute la relation qui existe entre le temps
et les tremblements de terre; c’est là, selon moi, un point qui
présente beaucoup d'intérêt et que l’on connaît peu. Humboldt a
fait remarquer dans une partie de ses Mémoires‘ qu’il serait difficile
à quiconque aurait habité longtemps la Nouvelle-Andalousie ou le
1 Vol. IV, p. 44, et vol. II, p. 217. Voir Silliman, Journal, vol. XXIV, p. 884,
sur Guayaquil. Pour les remarques sur Tacna, par M. Hamilton, voir Transact.
of British Association, 1840. Pour celles sur Coseguina, voir le mémoire de
M. Caldcleugh, dans Phil. Trans., 1835. Dans la première édition de cet ouvrage,
j'ai recueilli et indiqué plusieurs données sur les coïncidences entre les chutes
soudaines du baromètre et les tremblements de terre et entre les météores et les
tremblements de terre.
PLUIES ET TREMBLEMENTS DE TERRE. 877
Pérou inférieur de nier qu'il existe un rapport entre ces phéno-
ménes ; cependant, dans une autre partie du même ouvrage, il
semble ne pas attacher beaucoup d'importance à ce rapport. On
dit qu'à Guayaquil un tremblement de terre se produit invariable-
ment après une forte ondée pendant la saison sèche. Dans le
Chili septentrional, il pleut très-rarement ; il est même rare que
le temps se mette à la pluie ; semblables coïncidences ne peuvent
donc pas se remarquer beaucoup ; les habitants sont cependant
convaincus qu'il existe un certain rapport entre l’état de l’at-
mosphère et le tremblement du sol. Une remarque faite devant
moi à Copiapo m'a absolument convaincu que telle est l'opinion
des habitants. Je venais de dire qu’il y avait eu un tremblement de
terre assez violent à Coquimbo. — «Comme ils sont heureux! me
répondit-on immédiatement ; ils auront cette année beaucoup de
pâturages. » Pour eux, un tremblement de terre annonçait aussi
sûrement la pluie, que la pluie annoncait de nombreux pâturages.
Or, le jour même du choc, tomba, en effet, l’averse dont j’ai parlé,
et qui, en dix jours, fit surgir l'herbe de toutes parts. A d’autres
époques, la pluie a suivi des tremblements de terre pendant une
saison de l’année où la pluie est un véritable prodige. Cela est ar-
rivé après le tremblement de terre de 1822, puis en 1829 à Valpa-
raiso, et enfin après celui de septembre 1833 à Tacna. Il faut être
quelque peu habitué au climat de ces pays pour pouvoir com-
prendre combien il est improbable qu’il pleuve pendant ces saisons,
à moins que quelque agent, en dehors du cours ordinaire des choses,
n’agisse tout à coup. Quand il s’agit de grandes éruptions volca-
niques, comme celle de Coseguina, où des torrents de pluie tom-
bèrent à une époque de l’année pendant laquelle il ne pleut jamais
et où ces ondées constituèrent « un phénomène sans précédent
dans l’Amérique centrale, » on comprend assez facilement que les
vapeurs et les cendres échappées du volcan aient pu troubler
l'équilibre de l’atmosphère. Humboldt applique ce même raison-
nement aux tremblements de terre qui ne sont pas accompagnés
par des éruptions; mais j'avoue qu’il me semble difficile d'admettre
que les petites quantités de fluides aériformes, qui s’échappent
alors des fissures du sol, puissent produire des effets aussi remar-
quables, L’explication proposée par M. P. Scrope me paraît beau-
coup plus probable. Selon M. Scrope, alors que la colonne de
mercure est peu élevée et que l’on pourrait, par conséquent, s'at-
tendre à de la pluie, la pression moindre de l’atmosphère sur une
nes. ep mm
378 CHILI SEPTENTRIONAL.
immense étendue de terrain pourrait déterminer le jour précis où
la croûte terrestre, tendue à l'excès par les forces souterraines,
céderait, se fissurerait et, par conséquent, tremblerait. Il est tou-
tefois douteux que l'on puisse expliquer ainsi les torrents de pluie
pendant la saison sèche, pluie qui tombe après un tremblement
de terre que n’a accompagné aucune éruption ; ces derniers cas
semblent indiquer un rapport plus intime entre les régions souter-
raines et l’atmosphère.
Cette partie de la vallée offrant peu d'intérêt, je retourne à l’ha-
bitation de don Benito. J'y reste deux jours à recueillir des co-
quillages et des bois fossiles. On trouve là des quantités considé-
rables de grands troncs d’arbres abattus, pétrifiés, enfouis dans un
conglomérat. Je mesure un de ces troncs ; il a 48 pieds de circon-
férence. N’est-il pas étonnant que chaque atome des matières
ligneuses de cet immense cylindre ait disparu pour faire place à du
silex, et cela de telle sorte que chaque vaisseau, chaque pore se
trouve admirablement reproduit ! Ces arbres existaient à peu près
A la même époque que notre craie inférieure ; ils appartenaient
tous à la famille des pins. Rien d'amusant comme d’entendre les
habitants discuter la nature des coquillages fossiles que je re-
cueillais ; ils employaient absolument les termes dont on se servait
il y a un siècle en Europe, c’est-à-dire qu'ils discutaient longue-
ment la question de savoir si ces coquillages avaient été oui ou
non « enfantés en cet état par la nature ». L'étude géologique à
laquelle je me livrais causait beaucoup de surprise aux Chiliens; ils
étaient parfaitement convaincus que je cherchais des mines. Or,
cela ne manquait pas quelquefois de me causer quelques ennuis.
Aussi, pour me débarrasser d'eux, avais-je pris l'habitude de ré-
pondre à leurs questions par d'autres questions. Je leur deman-
dais comment il se faisait qu'eux, habitants du pays, n’étudiaient
pas les causes des tremblements de terre et des volcans ? — Pour
quoi certaines sources étaient chaudes et certaines autres froides ?
— Pourquoi il y avait des montagnes au Chili et pas une colline
dans la Plata? Ces simples questions ouvraient les yeux au plus
grand nombre ; il n’en restait pas moins quelques personnes (tout
comme il y en a encore en Angleterre, qui sont un siécle en arriére)
qui regardaient ces études comme inutiles et impies; Dieu a fait
les montagnes telles que nous les voyons, et cela doit nous suffire.
Qn venait d’ordonner que tous les chiens errants fussent mis à
mort, et je vis un grand nombre de cadavres sur ja route. Beau-
HYDROPHOBIE. 876
coup de chiens avaient été atteints d’hydrophobie, plusieurs per-
sonnes avaient été mordues et avaient succombé à cette affreuse
maladie. Ce n’est pas la première fois que l’hydrophobie se déclare
dans cette vallée. Il est fort surprenant qu'une maladie aussi
étrange et aussi terrible paraisse à intervalles dans un même lieu
isolé. On a remarqué aussi que certains villages en Angleterre sont
plus sujets que d’autres à des épidémies de ce genre, si l’on peut
employer cette expression. Le docteur Unante constate que l’hy-
drophobie parut pour la première fois en 1803 dans l'Amérique
méridionale ; ni Azara, ni Ulloa n’en ont entendu parler à l’époque
de leur voyage, ce qui confirme cette assertion. Le docteur Unande
ajoute que l’hydrophobie se déclara dans l'Amérique centrale et
étendit lentement ses ravages vers le sud. Cette maladie atteignit
Arequipa en 1807; on dit que, dans cette ville, quelques hommes
qui n’avaient pas été mordus ressentirent les atteintes du mal; des
nègres, qui avaient mangé un bœuf mort d’hydrophobie, en furent
aussi atteints. A lca, quarante-deux personnes périrent misérable-
ment. La maladie se déclarait de douze à quatre-vingt-dix jours
après la morsure et la mort venait invariablement dans les cinq
jours qui suivaient les premières attaques. Après 1808, il se passa
un long intervalle pendant lequel on ne signala aucun cas de cette
maladie. D’après les renseignements que j’ai pris, l’hydrophobie
est inconnue à la Terre de Van-Diémen et en Australie; Burchell
n'a jamais entendu parler de cette maladie au cap de Bonne-
Espérance pendant les cinq années qu'il y a résidé. Webster af-
firme qu'aucun cas d’hydrophobie ne s’est jamais produit aux
Acores; on a fait la même assertion pour l'île Maurice et pour
Sainte-Héléne'. On pourrait peut-étrese procurer quantité de ren-
seignements utiles sur une maladie si étrange en étudiant dans
quelles circonstances elle se déclare dans les pays éloignés ; il est
fort improbable, en effet, qu'elle soit apportée par un chien mordu
avant le voyage, nécessairement fort long.
Dans la soirée, un étranger arrive à l'habitation de don Benito ;
il demande l’hospitalité pour la nuit. Il s'est égaré, et, depuis dix-
sept jours, il erre dans les montagnes. Il vient de Guasco ; accou-
1 Observal. sobre el clima de Lima, p. 97. — Azara, Travels, vol. !, p 881. —
Ulloa, Voyages, vol. II, p. 28. — Burchell, Travels, vol. II, p. 824. — Webster, :
Descriplion of the Asores, p. 124. — Voyage à Visle de France, par un officier du
roi, t. I, p. 248. — Description of St Helena, p. 123.
880 CHILI SEPTENTRIONAL.
tumé à voyager dans la Cordillère, il pensait pouvoir se rendre
facilement à Copiapo ; mais bientôt il se perdit dans un labyrinthe
de montagnes d’où il ne parvint pas à sortir. Quelques-unes de ses
mules étaient tombées dans des précipices etil avait beaucoup souf-
fert. Ne sachant pas où se procurer de l’eau dans ce pays plat, il
avait été obligé de rester auprès des chaînes centrales.
Nons descendons la vallée, et, le 22, nous arrivons à Copiapé. La
vallée s’élargit dans sa partie inférieure et forme une belle plaine
qui ressemble à celle de Quillota. La ville couvre une étendue de
terrain considérable, car chaque maison est entourée d’un jardin.
Mais, en somme, c’est une ville désagréable. Chacun semble
n’avoir qu’un but, gagner de l'argent et s’en aller le plus vite pos-
sible. Presque tous les habitants s'occupent de mines ; aussi n’en-
tend-on parler que de mines et de minerais. Les objets de première
nécessité sont tous fort chers, ce qui s'explique, car la ville est située
à 18 lieues du port et les transports par terre sont trés-dispendieux.
Un poulet coûte 6 ou 7 francs; la viande est aussi chère qu’en
Angleterre ; on doit apporter le bois à brûler de la Cordillère, c’est-
à-dire un voyage de deux ou trois journées ; le droit de pâturage
pour un animal se paye 1 fr. 25 par jour. Ce sont là des prix exor-
bitants pour l’Amérique méridionale.
26 juin. — Je loue un guide et huit mules pour aller faire une
excursion dans la Cordillère, par une route différente de celles
que j'ai déjà suivies. Comme nous devons traverser une région
ahsolument déserte, nous emportons une quantité d’orge mêlée
à de la paille hachée pour la nourriture de nos mules. A environ
2 lieues de la ville s'ouvre, dans la vallée que nous avons déjà par-
courue, une large vallée qui porte le nom de Despoblado, ou inha-
bitée. Bien que cette vallée soit considérable et qu’elle conduise à
une passe qui traverse la Cordillére, elle est absolument dépourvue
d’eau, sauf peut-être pendant les hivers extraordinairement plu-
vieux. C’est à peine si l’on trouve un ravin sur le flanc des mon-
tagnes, et le fond de la principale vallée, formé de galets, est uni
et presque de niveau. Il est probable qu'aucun torrent considé-
rable n'a jamais coulé dans cette vallée, car autrement on y trou-
verait certainement, comme dans toutes les vallées méridionales,
. un Canal central bordé de chaque côté par des falaises. Je suis
porté à croire que cette vallée, comme toutes celles dont parlent
les voyageurs qui ont visité le Pérou, a été laissée en l’état où
LE DESPOBLADO, 884
nous la voyons par les vagues de la mer, lors du soulèvement
graduel du sol. J’ai observé, dans un endroit où un ravin, que
dans toute autre chaîne de montagnes on aurait appelé une grande
vallée, rejoint le Despoblado, que le lit de ce dernier, bien que
formé de sable et de gravier, est plus élevé que celui de son tribu-
taire. Un ruisseau, quelque faihle qu'il soit, se serait creusé là un
lit en une heure ; or, l’état des choses prouve évidemment que des
siècles se sont écoulés sans qu’un ruisseau ait coulé dans ce grand
tributaire. Rien de curieux comme de voir tout un appareil de
drainage, si on peut employer cette expression, appareil parfait
dans toutes ses parties et qui, cependant, semble n’avoir jamais
servi. Chacun a pu remarquer que les bancs de boue, quand la
marée s’est retirée, représentent en miniature un pays entrecoupé
de collines et de vallées; ici on retrouve exactement ce même
modèle construit en rochers et formé à mesure que la mer s’est
retirée pendant le cours des siècles, en conséquence du soulève-
ment du continent, au lieu d’être formé par l’action alternative
de la marée montante et descendante. Si une averse tombe sur le
banc de boue laissé à découvert, la pluie ne fait que creuser
davantage les lignes d’excavation existant déjà ; il en est de même,
pendant le cours des siècles, de la pluie qui tombe sur cet amas de
rochers et de terres que nous appelons un continent.
Après la nuit tombée, nous continuons notre route jusqu'à ce
que nous atteignions un ravin latéral où se trouve un petit puits
connu sous le nom de Agua-amarga. L'eau que contient ce puits
mérite bien le nom qu’on lui a donné ; non-seulement elle est sau-
matre, mais elle est amère et a une odeur détestable, à tel point
que nous devons nous passer de thé et de maté. Il y a, je crois,
23 ou 30 milles (40 à 48 kilomètres) entre ce point et le fleuve
Copiapé, et dans tout ce parcours on ne trouve pas une seule
goutte d’eau ; le pays mérite le nom de désert dans le sens le plus
absolu du mot. Cependant, nous avons vu quelques ruines in-
diennes 4 moitié route, prés de Punta Gorda. J’ai remarqué aussi,
en avant de quelques-unes des vallées qui viennent aboutir au
Despoblado, deux amas de pierres placés à quelque distance l'un
de l’autre, et disposés de façon à indiquer l'ouverture de ces pe-
tites vallées. Mes compagnons ne peuvent me donner aucune expli-
cation relativement à ces amas de pierres et se contentent de
répondre imperturbablement à mes questions par leur éternel
Quien sabe?
982 CHILI SEPTENTRIONAL.
J'ai vu des ruines indiennes dans plusieurs parties de la Cor-
dillére; les plus parfaites que j'aie pu visiter sont les Aunas de
Tambillos, dans la passe d’Uspallata. Ce sont de petites chambres
carrées réunies en groupes séparés les uns des autres. Le porche
de ces chambres est encore debout en quelques endroits; il est
formé par deux montants en pierre ayant environ 3 pieds de haut
et réunis au sommet par une dalle. Ulloa a fait remarquer de son
côté combien étaient surbaissées les portes des anciennes habita-
tions péruviennes. Ces maisons devaient pouvoir Contenir un
nombre considérable de personnes. S'il faut en croire la tradition,
elles avaient été construites pour servir de lieu de repos aux
Incas quand ils traversaient les montagnes. On a découvert des
traces d'habitations indiennes dans beaucoup d’autres endroits où
il ne semble pas probable qu'elles servaient de simple lieu de
repos; cependant les terrains environnants sont aussi impropres à
toute espèce de culture qu'ils le sont près de Tambillos, ou au pont
des Incas, ou dans la passe du Portillo, endroits où j’ai aussi vu des
ruines. J'ai entendu parler de ruines de maisons situées dans le
ravin de Jajuel, auprès d’Aconcagua, où ne se trouve aucune
passe; ce ravin est à une grande hauteur; il y fait extremement
froid et le terrain y est absolument stérile. J’ai pensé d’abord que
ces édifices pouvaient bien être des endroits de refuge construits
par les Indiens lors de l'arrivée des Espagnols; mais, après avoir
étudié la question de plus près, je suis porté à croire que le climat
s'est quelque peu moditié.
Les vieilles maisons indiennes sont particulièrement nombreu-
ses, dit-on, à l’intérieur de la Cordillère, dans la partie septentrio-
pale du Chili. On trouve assez fréquemment, en creusant au
milieu des ruines, des morceaux d’étoffe, des instruments en mé-
taux précieux et des épis de maïs. On m’a donné une pointe de
flèche en agate, ayant précisément la même forme que celle dont
on se sert aujourd'hui à la Terre de Feu ; cette pointe de flèche avait
été trouvéo dans une de ces maisons en ruine. Je sais, d'autre
part, que les Indiens du Pérou habitent encore aujourd'hui des
endroits fort élevés et très-déserts ; mais des gens qui ont passé
leur vie à voyager dans les Andes m'ont assuré, à Copiapé, qu'il y
avait un très-grand nombre d'habitations situées à de si grandes
hauteurs, qu’elles sont voisines des neiges perpétuelles, et cela dans
des endroits où il n’y a aucune passe, où le sol ne produit absolu
ment rien, et, ce qui est encore plus extraordinaire, où il n'ya
ANCIENNBS HABITATIONS INDIENNES. — $88
pas d’eau. Quoi qu'il en soit, et tout étonnés qu'ils en soient, les
gens du pays aftirment que l’état de ces maisons prouve que les
Indiens devaient les habiter constamment. Dans la vallée où je me
trouve actuellement, à Punta Gorda, les ruines consistent en sept
ou huit petites chambres carrées, ressemblant beaucoup à celles
que j'ai vues à Tambillos, mais construites avec des espèces de
blocs de boue que les habitants actuels ne savent plus fabriquer
de façon aussi solide, soit ici, soit au Pérou, selon Ulloa. Ces
chambres sont placées au fond de la vallée, dans sa partie la plus
ouverte. On ne trouve de l’eau qu’à 3 ou 4 lieues de distance,
et encore cette eau est-elle en petite quantité et fort mauvaise.
Le sol est absolument stérile, j'ai cherché en vain la trace d’un
lichen sur les rochers. Aujourd'hui, bien qu’on ait l'avantage de
posséder des bêtes de somme, c’est à peine si l’on pourrait arriver
à exploiter une mine en cet endroit, à moins qu'elle ne soit d'une
richesse tout exceptionnelle. Cependant des Indiens ont choisi
ce lieu pour y demeurer ! S’il tombait annuellement deux ou trois
averses au lieu d’une averse en deux ou trois ans, il se formerait
sans doute un petit ruisseau dans cette grande vallée. On pourrait
facilement alors — et les Indiens s’entendaient admirablement au-
trefois à ce genre de travaux — rendre le sol suffisamment fertile
pour subvenir aux besoins de quelques familles.
J'ai la preuve absolue que, près de la côte, dans cette partie du
continent de l’Amérique méridionale, le sol a été soulevé de 400
à 500 pieds et dans quelques endroits de 1000 à 1300 pieds pen:
dant la période des coquillages existants. Plus loin, à l’intérieur,
il se peut que le soulèvement ait été plus considérable encore.
Comme le caractère particulièrement aride du climat provient
évidemment de la hauteur de la Cordillère, on peut assurer, sans
crainte de se tromper, qu'avant les soulèvements récents, l'atmos-
phère devait être beaucoup plus humide qu’elle ne l’est à présent.
Ur, le changement de climat a dû être fort lent, puisque le soulé=
vement s’est produit fort lentement aussi. Les ruines dont j’ai parlé
doivent remonter à une antiquité considérable, si l'on veut expli-
quer qu’elles aient été habitables par l'hypothèse d’un changement
de climat. Je ne crois pas, toutefois, qu'il soit difficile d'expliquer
leur conservation avec un climat tel que celui du Chili. il faut
aussi admettre, dans cette hypothèse, et c’est peut-être un peu
plus difficile, que l’homme a habité l'Amérique méridionale pen-
dant une période de temps extrêmement longue; car un change:
88 CHILI SEPTENTRIONAL.
ment de climat produit par le soulèvement du sol a dû être extré-
mement lent. Pendant les deux cent vingt dernières années, le
soulèvement à Valparaiso ne s’est monté qu’à 49 pieds environ ;
il est vrai qu’à Lima une falaise a été soulevée de 80 à 90 pieds
depuis la période indo-humaine ; quoi qu’il en soit, des soulève-
ments aussi minimes auraient peu d'influence sur les courants
atmosphériques. D’autre part, le docteur Lund a trouvé des sque-
lettes humains dans les cavernes du Brésil, et leur aspect lui permet
d’affirmer que la race indienne habite l'Amérique méridionale de-
puis une époque fort reculée.
Lors de mon séjour à Lima, j'ai discuté cette question avec
M. Gill, ingénieur civil, qui a fréquemment visité l’intérieur du
pays‘. Ilm’a dit qu’il avait qüelquefois pensé à un changement de
climat ; mais il croit, en somme, que la plus grande partie des ter-
rains couverts par des ruines indiennes, terrains qu’il est impossible
de cultiver aujourd'hui, ont été réduits à cet état d’aridité, parce
que les conduites d’eau souterraines, que les Indiens construisaient
autrefois sur une si grande échelle, ont été détruites par des mou-
vements du sol, ou ont été amenées à cet état faute d'entretien.
Je puis ajouter que les Péruviens faisaient passer leurs courants
irrigateurs dans des tunnels creusés à travers des collines de
rochers. M. Gill m’a dit qu’il avait examiné une de ces conduites;
le tunnel était peu élevé, étroit, tortueux; sa largeur n’était pas
uniforme, mais sa longueur était très-considérable. N’est-il pas
extraordinaire que des hommes aient entrepris et mené à bien
des travaux aussi gigantesques, dépourvus qu'ils étaient d'outils
en fer et de poudre à canon? M. Gill a appelé aussi mon attention
sur un fait fort intéressant et dont je ne connais pas d’autre
exemple : des mouvements souterrains qui ont changé l'écoulement
des eaux d'un pays. En se rendant de Casma à Huaraz, à peu de
distance de Lima, il trouva une plaine couverte de ruines et dans
laquelle on voyait de toutes parts des traces d'anciennes cultures ;
1 Temple, daus ses voyages dans le Pérou supérieur et dans la Bolivie, eu
parlant de la route qu’il a suivie pour se rendre de Potosi à Oruro, dit : « J'ai
vu beaucoup de villages ou de maisons indiennes en ruines jusque sur le sommet
même des montagnes, ce qui prouve que des populations entières ont vécu là
où, aujourd'hui, tout est désolation. » Il fait la même remarque dans un autre
endroit ; cependant il est impossible de dire, d'après les termes dont il se sert,
si cette désolation provient d'un manque de population ou d’un changement dans
les conditions climatériques. :
RAVIN DE PAYPOTE. 885
cette plaine est aujourd’hui absolument stérile. Tout auprès se
voit le cours desséché d’un fleuve considérable, dont les eaux
servaient autrefois à l'irrigation de la plaine. A en juger par le lit
. du fleuve on pourrait croire qu’il n’a cessé de couler que tout ré-
cemment ; dans quelques endroits on voit des couches de sable et
‘de gravier, dans d’autres, le courant s’est creusé dans le rocher
un large canal qui, en une certaine place, a environ 40 mètres
de largeur et 8 pieds de profondeur. ll est évident qu’en se diri-
geant vers la source d’un fleuve, on doit toujours monter plus ou
moins; M. Gill fut donc fort étonné de s’apercevoir qu’il descen-
dait en remontant le lit de cette ancienne rivière ; autant qu'il put
en juger, la pente faisait, avec la perpendiculaire, un angle de
40 à 50 degrés. Nous avons donc ici la preuve absolue d’un soulè-
vement des couches situées au milieu du lit du fleuve. Dès que le
lit de ce fleuve se trouva ainsi relevé, l’eau dut nécessairement re-
tourner en arrière pour sc frayer un nouveau passage. Dès lors
aussi, la plaine voisine, ayant perdu le fleuve qui causait sa fertilité,
a été transformée en un véritable désert.
27 juin, — Nous partons de bonne heure ; à midi nous arrivons
au ravin de Paypote, où se trouve un petit ruisseau; sur les
bords, quelque végétation et même quelques algarrobas, arbres
qui appartiennent à la famille des Mimosées. Le voisinage du bois
avait fait construire ici un haut fourneau; nous y trouvons un
homme qui le garde, mais dont la seule occupation consiste aujour-
d’hui à chasser les guanacos. Il gèle assez fort pendant la nuit;
mais, comme nous avons beaucoup de bois pour entretenir notre
feu, nous ne souffrons pas trop du froid.
28 juin. — Nous continuons à monter, et la vallée se change en
ravin. Pendant la journée, nous voyons plusieurs guanacos ; nous
remarquons aussi les traces de la Vigogne, espèce qui lui est proche
parente. La Vigogne a des habitudes absolument alpestres; elle
descend rarement au-dessous de la limite des neiges perpétuelles ;
elle fréquente donc des endroits encore plus élevés et plus stériles
que ceux qu’habite le guanaco. Un petit renard est le seul autre
animal que nous ayons aperçu en assez grand nombre; je sup-
pose que cet animal se nourrit de souris et d’autres petits ron-
geurs qui vivent en quantité considérable dans les endroits déserts
dès qu’il y a la moindre végétation. Ces petits animaux se trouvent
en grand nombre en Patagonie, même sur les bords des salines,
25
386 CHILI SEPTENTRIONAL.
où il est impossible de trouver une seule goutte d’eau douce et
où ils doivent compter par conséquent sur la rosée pour se désal-
térer. Après les lézards, les souris paraissent être les animaux qui
peuvent habiter les parties les plus petites et les plus sèches de la
terre; on les trouve jusque sur les îlots les plus infimes situés au
milieu des grands océans. .
Le paysage n'offre de tous côtés que l’aspect de la désolation,
désolation que la puissante lumière d’un ciel sans nuages fait éner-
giquement ressortir, Ce paysage paraît sublime pendant quelques
instants; mais c’est là un sentiment qui ne peut durer, et on cesse
bientôt de s’y intéresser. Nous bivouaquons au pied de la Primera
Linea, ou première ligne de partition des eaux. Cependant les
torrents situés sur le flanc oriental de la montagne ne s’écoulent
pas dans l'Atlantique ; ils se dirigent vers une région élevée au
milieu de laquelle se trouve un grand lac salé; c’est une petite
mer Caspienne située à une hauteur de plus de 10 000 pieds. Il y a
pas mal de neige dans l'endroit où nous passons la nuit; mais elle
ne persiste pas toute l’annéc. Dans ces hautes régions, les vents
obéissent à des lois très-régulières : chaque jour une brise assez vio-
lente souffle de la vallée, et une heure ou deux aprés le coucher
du soleil l'air froid des régions les plus élevées se précipite à son
tour dans la vallée, comme dans un véritable entonnoir.
Pendant la nuit, nous assistons à une véritable tempête, et la
température doit descendre considérablement au-dessous de zéro,
car de l’eau que nous avions dans un vase se transforme presque
immédiatement en un bloc de glace. Les vêtements ne défendent
en aucune façon contre ces violents courants d’air; je souffre
beaucoup du froid, à tel point même que je ne puis dormir et que
le matin je suis tout engourdi.
Plus au sud, dans la Cordillère, il arrive souvent que les voya-
geurs perdent la vie au milieu des tempétes de neige; là, ily a
un autre danger à courir. Mon guide me raconte que, âgé de qua-
torze ans, il traversait la Cordillére, au mois de mai, avec une
caravane; dans les parties centrales de la chaine, une tempéte
furieuse se déclara; les hommes pouvaient à peine se tenir sur
leurs mules et les pierres volaient dans toutes les directions. Il n’y
avait pas un nuage au ciel; il ne tomba pas un seul flocon de
neige, bien que la température fût très-basse. Il est probable que
le thermomètre n'aurait pas indiqué beaucoup de degrés au-dessous
de la glace fondante ; mais l’effet de la température sur le corps
EL BRAMADOR. $87
d'un homme mal protégé par un habillement insuffisant est pro-
portionnel à la rapidité du courant d’air froid. Cette tempête dura
plus d’une journée entière, Jes hommes perdaient rapidement
leurs forces et les mules ne voulaient plus avancer. Le frère de mon
guide essaya de retourner en arrière ; mais il périt, et deux jours
après on trouva son corps sur le bord de la route auprès du cadavre
de sa mule ; il avait encore la bride en main. Deux autres hommes
de la caravane eurent les mains et les pieds gelés ; sur deux cents
mules et trente vaches, on ne put sauver que quatorze mules. Il y
a bien des années, une caravane entière périt, suppose-t-on, de la
même manière; mais jusqu'à présent, on n'a pas retrouvé les
cadavres. Un ciel sans nuages, une température extrêmement
basse, une effroyable tempête de vent doivent être, je crois, une
combinaison de circonstances extrêmement rare dans toutes les
parties du monde.
29 juin. — Nous redescendons avec plaisir la vallée pour aller
retrouver notre bivouac de la nuit précédente; puis nous gagnons
l’Agua amarga. Le 1° juillet, nous atteignons la vallée de Copiapo.
Le parfum des foins et des trèfles me semble délicieux après l’at-
mosphère si sèche du Despoblado. Pendant mon séjour dans la
ville, plusieurs habitants me parlent d’une colline du voisinage
qu'ils appellent £/ Bramador — ja colline qui mugit. A cette
époque, je fils peu attention à ce qu’on me raconta ; mais, autant
que j’ai pu le comprendre, la colline en question était recouverte
de sable et le bruit ne se produisait que lorsque, en montant sur
la colline, on mettait le sable en mouvement. Seetzen et Ehren-
berg ' attribuent aux mêmes circonstances les bruits que beaucoup
de voyageurs ont entendus sur le mont Sinaï, auprès de la mer
Rouge. J’ai eu occasion de causer avec une personne qui avait
entendu ce bruit; elle me dit qu’on restait tout surpris et qu'il
était impossible de savoir d’où il provenait, bien qu’elle m’affirmat
en même temps qu'il fallait mettre le sable en mouvement pour
le provoquer. Quand un cheval marche sur du sable sec et gros-
sier, on entend un bruit tout particulier causé par la friction des
particules du sable; c'est une circonstance que j’ai remarquée plu-
sieurs fois sur les côtes du Brésil.
1 Edinburg Phil. Journ., janvier 4830, p. 74; et avril 1880, p. 258. — Voir aussi
Daubeny, On Volcanoes, p. 488, et Bengal Journ., vol. VII, p. 824,
‘888 PÉROU. |
Trois jours après mon retour, j'apprends que le Beagle est
arrivé dans le port qui se trouve à 18 lieues de la ville. Il y a très-
peu de terres cultivées dans la partie inférieure de la vallée ; c’est
à peine si l’on y-trouve une herbe grossière que les ânes eux-
mêmes peuvent à peine manger. Cette pauvreté de la végétation
provient de la quantité de matières salines dont le sol est impré-
gné. Le port consiste en une réunion de quelques misérables
huttes, situées au milieu d’une plaine stérile, Au moment où je
m'y trouvais, il y avait de l’eau dans le fleuve jusqu’à la mer; les
habitants avaient donc l’avantage d’avoir de l'eau douce à 4 mille
et demi de chez eux. Sur la grève, on voit de grandes piles de mar-
chandises, et il règne une certaine activité dans ce misérable vil-
lage. Le soir, je fais mes adieux à mon compagnon Mariano
Gonzalès, avec lequel j’ai parcouru une si grande partie du Chili.
Le lendemain matin, le Beagle met à la voile pour Iquique.
42 juillet. — Nous jetons l'ancre dans le port d’Iquique, par
90°12, sur la côte du Pérou. La ville, qui contient environ un mil-
lier d'habitants, est située sur une petite plaine de sable, au pied
d’un grand mur de rochers s’élevant à une hauteur de 2000 pieds;
ce mur de rochers forme la côte. On se trouve dans un désert
absolu. Il pleut quelques instants une fois tous les sept ou huit
ans; aussi les ravins sont-ils remplis de détritus et le flanc de la
montagne recouvert d’amas de beau sable blanc, qui s'élève quel-
quefois à une hauteur d'un millier de pieds. Pendant cette saison
de l’année, une épaisse couche de nuages s'étend sur l'Océan et
s'élève bien rarement au-dessus des rochers qui forment la côte.
Rien de triste comme l'aspect de cette ville; le petit port, avec
ses quelques bâtiments et son petit groupe de misérables maisons,
est absolument hors de proportion avec le reste du paysage et
semble écrasé par lui.
Les habitants vivent comme s’ils étaient à bord d’un bâtiment ;
il faut tout faire venir d’une grande distance : on apporte l’eau
dans des bateaux, de Pisagua, situé à environ 40 milles (64 kilo-
mètres) plus au nord, et on la vend 9 réaux (près de 6 francs) par
tonneau de 18 gallons; j'achète une bouteille d’eau, qui me coûte
30 centimes. On est forcé d'importer de la même façon le bois de
chauffage et, bien entendu, tous les aliments. I] va sans dire qu’on
ne peut nourrir que fort peu d'animaux domestiques dans un tel
endroit; le lendemain de mon arrivée, je me procure très-difficile-
IQUIQUE. 889
ment, et cela au prix de 100 francs, deux mules et un guide pour
me conduire à l’endroit où on exploite l’azotate de soude. Cette
exploitation fait la fortune d’Iquique. On commença à exporter ce
sel en 1830; en un an on en envoya en France-et en Angleterre
pour une somme de 100000 livres sterling (2510000 francs). On
l’emploie principalement comme engrais ; il sert aussi à la fabri-
cation de l'acide azotique; il est très-déliquescent, aussi ne peut-il
pas servir à la fabrication de la poudre à canon. Il y avait an-
ciennement dans le voisinage deux mines d’argent extrêmement
riches; mais actuellement elles ne produisent presque plus rien.
Notre arrivée dans le port n’est pas sans causer quelque appré-
hension. Le Pérou était alors plongé dans l’anarchie ; chacun des
partis qui se disputaient le pouvoir avait imposé une contribution à
la ville, et, en nous voyant arriver, on crut que nous venions récla-
mer de l'argent. Les habitants avaient aussi leurs peines domes-
tiques; quelque temps auparavant, trois charpentiers français
s'étaient introduits pendant la même nuit dans les deux églises et
avaient volé tous les vases sacrés; cependant un des voleurs finit
par avouer son crime, et on put recouvrer les objets volés. On
envoya les voleurs à Arequipa, capitale de la province, mais
située à 200 lieues de distance; les autorités de la capitale pen-
sèrent qu’il était déplorable de mettre en prison des ouvriers aussi
utiles, qui savaient faire toutes sortes de meubles; on les laissa
donc en liberté. On sut bientôt ce qui s'était passé, aussi ne man-
qua-t-on pas de voler de nouveau les églises; mais cette fois on ne
parvint pas à retrouver les vases sacrés. Les habitants, furieux,
déclarèrent que des hérétiques seuls avaient pu ainsi voler le Dieu
tout-puissant ; ils s'emparèrent donc de quelques Anglais pour les
torturer, avec l'intention de les tuer ensuite. Les autorités durent
intervenir, et la paix fut rétablie.
13 juillet, — Je pars dans la matinée pour aller visiter l’exploi-
tation de salpêtre située à une distance de 14 lieues. On commence
par faire l’ascension des montagnes de la côte en suivant un sentier
sablonneux qui fait de nombreux détours; on aperçoit bientôt
dans le lointain Guantajaya et Saint-Rosa. Ges deux pelits villages
sont situés à l'entrée même des mines; perchés qu’ils sont sur le
sommet d'une colline, ils offrent un aspect encore moins naturel et
plus désolé que la ville d’Iquique. Nous n’arrivons aux mines
qu'après le coucher du soleil; nous avons voyagé toute la journée
890 PÉROU.
dans un pays ondulé absolument désert. A chaque instant on trouve
sur la route les ossements desséchés des nombreuses bétes de
somme qui ont péri de fatigue. Sauf le Vultur Aura, je n’ai aperçu
ni oiseau, ni quadrupéde, ni reptile, ni insecte ; sur les montagnes
de la côte, à la hauteur d'environ 2000 pieds, là où les nuages,
pendant cette saison, reposent presque toujours, on trouve quel-
ques cactus dans les crevasses des rochers et quelques mousses sur
le sable qui recouvre le roc. Ces mousses appartiennent au genre
Cladonta et ressemblent quelque peu au lichen du renne. Dans
quelques parties on trouve cette plante en quantité suffisante pour
que, vu d’une certaine distance, le sol revéte une teinte jaune
pâle: Plus à l’intérieur, pendant cette longue course de 14 lieues,
je n'ai aperçu qu’un seul autre végétal, un lichen jaune extrême-
ment petit, poussant sur les ossements des mules. C'est 14 certai-
nement le premier désert véritable que j’aie jamais vu; ce spec-
tacle, cependant, ne me produit pas beaucoup d'effet; j'attribue
cela à ce que, pendant mon voyage de Valparaiso à Coquimbo et
de là à Copiap6, je me suis graduellement accoutumé à des srènes
analogues. A un certain point de vue, l’aspect du pays est remar-
quable : ilest, en effet, recouvert par une croûte épaisse de sel
_ commun et des couches stratifiées de dépôts salifères qui semblent
s'être déposés à mesure que la terre s'élevait graduellement au-
dessus du niveau de la mer. Le sel est blanc, très-dur et très-
compacte ; il se présente sous forme de masses usées par l’eau ef
est mélangé avec beaucoup de gypse. En somme, toute cette masse
superficielle offre un aspect analogue à celui d’une plaine où il est
tombé de la neige avant que les derniers flocons salis ne soient
fondus. L'existence de cette croûte de substances solubles, recou-
vrant un pays tout entier, prouve que la sécheresse doit ôtre
extrême, et cela depuis un temps très-considérable.
Je passe la nuit dans l'habitation du propriétaire de l’une des
mines de salpétre. Le sol, en cet endroit, est aussi stérile qu'il
peut l’être près de la côte; mais on peut se procurer de l'eau, au
goût amer et saumâtre, il est vrai, en creusant des puits. Le puits
de l'habitation où je me trouve a 36 mètres de profondeur.
Comme il ne pleut presque jamais, cette eau ne provient pas des
pluies. S'il en était ainsi, d’ailleurs, elle ne serait pas potable, car
tout le pays environnant est imprégné de substances salines. Il faut
donc en conclure que ce sont des infiltrations provenant de la
Cordillère, bien que cette dernière soit distante de plusieurs lieues.
CALLAO. 894
En se dirigeant vers les montagnes, on trouve quelques petits
villages où les habitants, ayant plus d’eau 4 leur disposition, peu-
vent irriguer quelques piéces de terre et cultiver du foin qui sert
à nourrir les mules et les ânes employés à transporter le salpétre.
L’azotate do soude se vendait alors 44 shillings les 100 livres, sous
vergue; le-transport à la côte constitue la grande dépense de
exploitation. La mine consiste en une couche fort dure, ayant
2 ou 3 pieds d'épaisseur ; l'uzotate s’y trouve mélangé à un
peu de sulfate de soude et à une assez grande quantité de sel
commun. Gette couche se trouve immédiatement au-dessous de la
surface et s'étend sur une longueur de 450 milles sur le bord
d’une plaine ou immense bassin. Il est évident, d’après la confi-
guration du terrain, que ce devait être autrefois un lac ou, plus
probablement, un bras de mer; la présence de sels d’iode dans
la couche saline tendrait à confirmer cette dernière supposition.
Cette plaine se trouve à 3 300 pieds au-dessus du niveau de l'océan
Pacifique.
49 juillet. — Nous jetons l’ancre dans la baie de Callao, port de
Lima, capitale du Pérou. Nous y séjournons six semaines, mais le
pays est en révolution ; aussi les voyages à l’intérieur me sont-ils
interdits. Pendant tout le temps de notre séjour, le climat me
semble bien moins délicieux qu’on ne le dit ordinairement. Une
épaisse couche de nuages surplombe constamment les terres, de
telle sorle que, pendant les seize premiers jours, je n’apercois
qu'une seule fois la Cordillère derrière Lima. Ces montagnes,
s’élevant les unes derrière les autres et vues par échappées à tra-
vers les nuages, offrent un magnifique spectacle. Il est presque
passé en proverbe qu’il ne pleut jamais dans la partie inférieure
du Pérou. Je ne crois pas que co soit très-exact, car presque
tous les jours il tombait une sorte de hrouillard suffisant pour
rendre les rues boueuses et pour mouiller les habits; il est vrai
qu’on ne donne pas à ce brouillard le nom de plwe; on l'appelle
rosée péruvienne. il est certain, d’ailleurs, qu'il ne doit pas pleu-
voir beaucoup, car les toits des maisons sont plats et faits tout
simplement en boue durcie. Dans le port, j'ai vu, en outre, d’in-
nombrables amas de blé restant pendant des semaines entières
sans aucun abri.
Je ne saurais dire que ce que j'ai vu du Pérou m’a beaucoup
plu; on prétend, toutefois, que le climat est beaucoup plus
899 PÉROU.
agréable en été. Habitants et étrangers souffrent, en toute saison,
de violents accès de fièvre. Cette maladie, commune sur toute la
côte du Pérou, est inconnue dans l’intérieur des terres. Les accès
de fièvre produits par les miasmes semblent toujours plus ou moins
mystérieux. 11 est si difficile de juger, d’après l'aspect d'un pays,
s’il est salubre ou non, que, si l’on voulait choisir entre les tro-
piques un lieu favorable à la santé, on choisirait probablement
cette côte. La plaine qui entoure Callao est couverte d'herbes
grossières ; on y trouve, en outre, en quelques endroits, de fort
petits étangs d’eau stagnante. Selon toute probabilité, les miasmes
s'élèvent de ces étangs ; ce qui semblerait le prouver, c'est que la
ville d’Arica se trouvait placée dans les mêmes circonstances ; on
a desséché quelques petits étangs dans le voisinage, et la salubrité
s'est beaucoup améliorée. Ce n’est pas toujours une végétation
exubérante et un climat extrême qui engendrent les miasmes.
Bien des parties du Brésil, en effet, où se trouvent des marécages
couverts d'une végétation excessive sont beaucoup plus salubres
que cette côte stérile du Pérou. Les forêts les plus épaisses, sous
un climat tempéré comme à Chiloé, ne semblent en aucune façon
~ affecter les conditions de salubrité de l’atmosphère.
L'île de San Iago, dans l'archipel du Cap-Vert, offre un autre
excellent exemple d'un pays qu'on aurait pu penser très-salubre,
mais qui est au contraire fort malsain. J'ai décrit les immenses plai-
nes nues de cette île; on n’y trouve, quelques semaines après la
saison des pluies, qu'une végétation fort maigre qui se fane et se
dessèche presque immédiatement. L’air paraît alors véritablement
empoisonné; indigènes et étrangers sont la plupart du temps
sujets à de violents accès de fièvre. D'autre part, l'archipel des
Galapagos, avec la même périodicité de végétation, est parfaitement
salubre. Humboldt‘ a fait remarquer que «sous la zone torride les
plus petits marécages sont les plus dangereux, parce qu'ils sont
entourés, comme à Vera Cruz et à Carthagena, de terrains arides et
sablonneux qui élèvent considérablement la température de l'air am-
biant.» Sur la côte du Pérou toutefois, la chaleur n'est pas exces-
sive; c'est peut-être pour cette raison que les fièvres ne sont pas
extrèmement pernicieuses. Dans tous les pays malsains s'endormir
sur la côte fait courir le plus grand risque. Est-ce à cause de
l'état du corps pendant le sommeil ? Est-ce parce qu'il se développe
1 Political Essay on the Kingdom of New-Spain, vol. IV, p 199.
LIMA. B98
plus de miasmes pendant la nuit? Quoi qu'il en soit, il parait cer-
tain que, si on est à bord d’un bâtiment, en admettant même qu'il
soit à une fort petite distance de la côte, on souffre ordinairement
moins que si on est sur la côte même. D'autre part, on m'a signalé
un cas remarquable : la fièvre éclata tout à coup au milieu de
l'équipage d’an vaisseau de guerre qui se trouvait à quelques cen-
taines de milles de la côte d'Afrique, au moment même où une
épidémie éclatait à la Sierra Leone !.
Aucun Etat de l'Amérique du Sud n'a été, plus que le Pérou,
plongé dans l'anarchie depuis la déclaration de son indépendance.
À l’époque de notre visite il y avait quatre partis en armes se dis-
putant le pouvoir. Si l'un de ces partis l'emporte, les autres se
coalisent contre lui; mais dès qu'ils sont victorieux à leur tour,
ils se divisent immédiatement. 11 y a quelques jours, le jour an-
niversaire de la proclamation de l'indépendance, on célébra une
grand’messe pendant laquelle le président communia. Pendant le
Te Deum les régiments, au lieu de présenter le drapeau péruvien,
déployèrent un drapeau noir portant une tête de mort. Que penser
d’un gouvernement sous les yeux duquel une scène semblable peut
se passer dans une telle occasion? Cet état des affaires me contra-
riait beaucoup, car je pouvais à péine faire quelques excursions au.
dela des limites de la ville. L’fle stérile de San Lorenzo, qui con-
tourne le port, était le seul endroit où l’on pdt se promener avec
quelque sécurité. La partie supérieure de cette île, qui s'élève à une
altitude de plus de 1000 pieds, se trouve pendant cette saison (l'hiver)
dans la limite des nuages; aussi y trouve-t-on de nombreux Cryp-
togames et quelques fleurs. Les collines auprès de Lima, à une alti-
tude un peu plus grande, sont recouvertes d’un véritable tapis de
mousse et de couches de jolis lis jaunes appelés Amancaes. Ceci
indique un degré d'humidité beaucoup plus considérable que dans
les environs d’Iquique. Si l’on s’avance vers le nord en partant de
Lima, le climat devient de plus en plus humide jusqu’à ce que, sur
les bords du Guayaquil, presque sous l'équateur, on trouve les
plus admirables forêts. Toutefois la transition des côtes stériles du
Pérou à ces terres fertiles se fait, m’a-t-on dit, assez brusquement
sous la latitude du cap Blanco, 2 degrés au sud de Guayaquil.
1 Le Madras Medical Quart. Journ., 1839, p. 340, signale un cas analogue fort
intéressant. Le docteur Ferguson, dans son admirable mémoire (vol. IX, Edin-
burg Royal Transact.), démontre clairement que le poison se développe pendant
la sécherease. Aussi les climats chauds et secs sont-ils souvent les plus malsains.
894 PÉROU.
Callao est un petit port, sale et mal bâti; les habitants, tout
comme ceux de Lima d'ailleurs, présentent toutes les teintes in-
termédiaires entre l'Européen, le nègre et l’Indien. Ce peuple m'a
paru très-dépravé, très-adonné à l’ivrognerie. L’atmosphére est
toujours chargée de mauvaises odeurs; cette odeur patticulière,
qu’on retrouve dans presque toutes les villes des pays intertropi-
caux, est ici extrêmement forte. La forteresse, qui a soutenu sans
se rendre le long siége de lord Cochrane, a une apparence impo-
sante. Mais, pendant notre séjour, le président vendait les canons
de bronze qui la défendent et en ordonna la démolition. Il don-
nait pour raison qu'il n'avait pas un seul officier à qui il pdt con-
fier un poste aussi important. II avait de bonnes raisons pour le
croire, car c'est en levant l’étendard de la révolte, alors qu'il com-
mandait cette même forteresse, qu'il était arrivé à se faire procla-
mer président. Après notre départ de l’Amérique méridionale il lui
arriva ce qui arrive à tous : il fut battu, fait prisonnier et fusillé.
Lima est situé dans le fond d’une vallée formée par la retraite
graduelle de la mer. Cette ville so trouve à 7 milles (11 kilomètres)
de Callao et à 500 pieds plus haut que le port; mais la pente est si
douce, que la route paraît absolument de niveau: tant et si bien
.qu'arrivé à Lima on se refuse absolument à croire qu'on ait monté
même une centaine de picds. Humboldt a le premier fait remar-
quer cette curieuse illusion. Des collines abruptes, stériles, s'élè-
vent comme des îles du milieu de cette plaine, qui est divisée en
larges champs par des murs de boue durcie. A peine voit-on un
arbre dans ces champs, sauf quelques saules et, cd et là, un bosquet
de bananiers et d'orangers. La ville de Lima est actuellement
presque en ruine; les rues ne sont pas payées ; on rencontre à cha-
que pas des amas d'immondices sur lesquels des Gallinazos noirs,
aussi apprivoisés que des volailles, cherchent des morceaux de
charogne. Les maisons ont ordinairement un premier étage bâti
en bois recouvert de plâtre à cause des tremblements de terre; on
voit encore quelques vieilles maisons habitées maintenant par plu-
sieurs familles ; ces maisons sont immenses et contiennent des ap-
partements aussi magnifiques que ceux que l'on peut voir n’im-
porte où. Lima, la ville des rois, a dû être anciennement une ville
splendide. Le nombre extraordinaire des églises qu’elle contient
lui donne, aujourd'hui encore, un cachet tout particulier, surtout
quand on la voit à une petite distance.
Un jour j'allai avec quelques négociants chasser dans le voisi-
CALLAO. 895
nage immédiat de la ville. La chasse fut bien pauvre, mais j’eus
l’occasion de visiter les ruines de l’un des anciens villages indiens
au centre duquel se trouve l'élévation accoutumée qui ressemble
à une colline naturelle. Les ruines des maisons, des enclos, des
ouvrages d'irrigation, des collines sépulcrales répandues dans cette
plaine, donnent certainement une haute idée de la civilisation et
du nombre de l’ancienne population. Quand on considère leurs
poteries, leurs étoffes, leurs ustensiles aux formes élégantes taillés
dans les pierres les plus dures, leurs outils de cuivre, leurs bijoux
ornés de pierres précieuses, leurs palais, leurs travaux hydrau-
liques, il est impossible de ne pas admirer les progrès considé-
rables qu'ils avaient faits dans les arts et dans la civilisation. Les
collines sépulcrales,. appelées Auacas, sont réellement extraordi-
naires; dans quelques endroits on dirait que ce sont des collines
naturelles garnies d'un revêtement, puis sculptées.
On trouve aussi une autre classe de ruines toutes différentes, mais
qui n’en possèdent pas moins quelque intérêt; ce sont les ruines du
vieux Callao renversé par le grand tremblemeñt de terre de 1740 et
balayé par l’énorme vague qui accompagna le choc. La destruction
semble avoir été encore plus complète que celle de Talcahuano.
- Des amas de galets recouvrent les fondations des murs et des
masses énormes de briques semblent avoir été transportées comme
des cailloux par les vagues alors qu'elles se retiraient. On a affirmé
que le sol s’est affaissé pendant ce mémorable tremblement de terre;
je n’ai pu trouver aucune preuve de cet affaissement. Il semble fort
probable cependant que la côte a dû changer ‘de forme depuis la
fondation de la vieille ville, car personne, ayant le sens commun,
n'aurait choisi, pour y bâtir une ville, la bande étroite de cailloux
sur laquelle se trouvent actuellement les ruines. Depuis notre
voyage M. Tschudi, en comparant de vieilles cartes avec des
cartes modernes, en est arrivé à la conclusion que la côte au nord
et au sud de Lima s'était certainement affaissée.
On trouve sur l’île de San Lorenzo des preuves évidentes de sou-
lèvement pendant la période récente; ceci n'empêche pas qu'un
affaissement partiel du sol aitpuavoir lieu subséquemment. Le côté
de l'île qui regarde la baie de Callao forme trois terrasses dont la
plus basse, sur l'espace d’un mille, est recouverte par une couche
composée presque entièrement de coquillages appartenant à dix-
huit espèces qui vivent aujourd’hui dans la mer voisine. Cette cou-
che a 85 pieds de hauteur. La plupart des coquillages qui la com-
396 PÉROU.
posent sont profondément corrodéset ont un aspect beaucoup plus
ancien que ceux que j'ai trouvés à la hauteur de 500 ou 600 pieds
sur la côte du Chili. Au milieu de ces coquillages on trouve beau-
coup de sel ordinaire, un peu de sulfate de chaux (le sel et le sul-
fate ont été probablement déposés par l’évaporation de l’écume à
mesure que le sol se soulevait graducllement), on y trouve aussi
du sulfate de soude et du muriate de chaux. Lelit de coquillages re-
pose sur les fragments des couches inférieures de grès et est recou-
vert à son tour par une couche de détritus ayant quelques pouces
d'épaisseur. Un peu plus haut sur cette terrasse, les coquillages se
détachent en écailles et tombent en poussière impalpable quand on
les touche. Sur une terrasse supérieure, à la hauteur de 170 pieds,
et aussi en quelques endroits beaucoup plus élevés, j'ai trouvé
une couche de poudre saline ayant exactement le même aspect et
placée dans la même position relative. Je ne doute pas que cette
couche supérieure n’ait été, elle aussi, une couche de coquillages
comme celle qui se trouve sur la terrasse inférieure, mais elle
ne contient plus aujourd’hui la moindre trace d'organismes.
M.T. Reeks a analysé cette poudre : elle contient des sulfates,
des muriates de chaux et de soude et un peu de carbonate de chaux.
On sait que le sel ordinaire et le carbonate de chaux, accumulés :
ensemble en masses considérables, se décomposent l’un l’autre
partiellement, bien que ce phénomène ne se produise pas sur de
petites quantités en solution. Comme les coquillages à demi dé-
composés de la terrasse inférieure se trouvent mélangés à beau-
coup de sel ordinaire, outre quelques-unes des substances salines
composant la couche supérieure, et que ces coquillages sont cor-
rodés de la façon la plus remarquable, je suis disposé à croire que
cette double décomposition s’est effectuée ici. Les sels qui en ré-
sultent devraient être du carbonate de soude et du muriate; ce
dernier est présent, mais on ne trouve pas le carbonate de soude.
Je suis donc porté à penser qu’en raison de quelques causes non
expliquées le carbonate de soude s’est fransformé en sulfate. ll est
évident que la couche saline. ne se serait pas conservée dans un
pays où il tombe quelquefois des pluies abondantes; d'autre part,
cette circonstance, qui, à première vue, paraît devoir être si favo-
rable à la longue conservation des coquillages exposés à l’air a pro-
bablement été la cause indirecte de leur prompte décomposition, et
cela parce que le sel ordinaire n’a pas été entraîné.
J'ai fait, sur cette terrasse, une découverte qui m'a beaucoup in-
RESTES FOSSILES. 397
téressé. A la hauteur de 83 pieds j’ai trouvé, enfouis au milieu des
coquillages et des débris entraînés par la mer, quelques bouts de
fil de coton, des morceaux de roseau tissés et un épi de maïs.
J'ai comparé ces restes avec des objets analogues trouvés dans les
huacas ou vieilles tombes péruviennes; ces objets sont identiques.
Sur la terre ferme, en face de San Lorenzo, auprès de Bellavista, il y
a une plaine fort étendue et fort plate ayant environ une altitude de
100 pieds; la partie inférieure de cette plaine est formée de couches
successives de sables et d’argiles impures mélangés à un peu de
gravier ; la surface, jusqu’à une profondeur de 3 à 6 pieds, consiste
“en un terreau rougeâtre contenant quelques coquillages marins et
de nombreux petits fragments de poterie rouge fort grossière plus
abondants en certains endroits que dans d’autres. J'étais d’abord
disposé à croire que cette couche superficielle, en raison de sa
- grande étendue et de sa parfaite égalité, avait dû se déposer sous
la mer; mais je me suis aperçu ensuite qu’elle reposait sur un plan-
cher artificiel de cailloux roulés. Il semble donc fort probable qu’à
une période où le sol se trouvait à un niveau inférieur, il existait
une plaine très-semblable à celle qui entoure aujourd’hui Callao ;
cette dernière, protégée par un banc de cailloux, n’est que fort peu
élevée au-dessus du niveau de la mer. Je pense que les Indiens fa-
briquaient leurs poteries dans cette plaine et que, pendant quelque
violent tremblement de terre, la mer franchit le banc de cailloux et
transforma la plaine en un lac temporaire, ainsi qu’il est arrivé
autour de Callao en 1713 et en 4746. L'eau aurait alors déposé la
boue qu’elle portait en suspension et déposé aussi les fragments de
poteries enlevés aux fours, plus abondants en certains endroits que
dans d’autres, et des coquillages marins. Cette couche, contenant
des poteries fossiles, se trouve à peu près à la même altitude que les
coquillages sur la terrasse inférieure de l’île San Lorenzo, couche
de coquillages dans laquelle j’ai trouvé enfouis des fils de coton et
quelques autres objets. Nous pouvons donc en conclure, sans crainte
de nous tromper, que, depuis l'apparition de l’homme en Amérique,
‘il s’est produit un soulèvement de plus de 85 pieds, car il faut tenir
compte de l’affaissement qui s’est produit depuis que les vieilles
cartes ont été dressées. Bien que, pendant les deux cent vingt an-
nées qui ont précédé notre visite, le soulèvement à Valparaiso n’ait
certainement pas dépassé 19 pieds, il n’en est pas moins vrai qu’à
partir de 4847 il s’est produit un soulèvement de 10 ou 11 pieds,
en partie de façon insensible, en partie pendant le tremblement
898 PEROU.
de terre de 1822. L’antiquité de larace indienne dans ce pays,
s’il faut en juger par le soulèvement du sol à la hauteur de 83 pieds
depuis que des objets humains y ont été enfouis, est d'autant plus
remarquable, que sur la côte de la Patagonie, alors que le sol se
trouvait situé plus bas dans la même proportion, le Macrauchenia
était un animal vivant; mais comme la côte de la Patagonie se
trouve plus éloignée de la Cordillére, le soulèvement a pu s’y pro-
duire plus lentement que sur la côte du Pérou. A Bahia Blanca, le
soulèvement n’a été que de quelques pieds, depuis que de nombreux
quadrupèdes gigantesques y ont été enfouis; or, selon l'opinion
généralement reçue, l’homme n'existait pas à l’époque où vivaient
ces animaux éteints. Jl se peut, il est vrai, que le soulèvement de
cette partie de la côte de la Patagonie ne soit en aucune façon
relié au système de la Cordillère et qu'il le soit à une ligne de
vieux rochers volcaniques qui se trouvent dans le Banda oriental,
do telle sorte que le soulèvement peut avoir été infiniment plus
lent que celui des côtes du Pérou. Quoi qu’il en soit, toutes ces sup-
positions sont nécessairement fort vagues. Qui oserait dire en effet
qu'il n’y a pas eu plusieurs périodes d’affaissement intercalées au
milieu des périodes de soulèvement? ne savons-nous pas que, le
long de toute la côte de la Patagonie, il y a certainement eu des
intervalles longs et nombreux dans l’action des forces de soulè-
vement ?
CHAPITRE XVII
Tout le groupe est volcanique. — Nombre des cralères, — Buissons d'arbres
dépourvus de feuilles, — Colonie dans l'ile Charles. — L'île James. — Lac salé
dans un cratère, — Histoire naturelle de l’archipel. — Ornithologie, moineaux
curicux. — Reptiles. — Immenses tortues, leurs habitudes. — Lézard marin;
se nourrit de plantes marines. — lézard terresire; creuse dans le sol; est her-
bivore. — Importance des reptiles dans l'archipel. — Poissons, coquillages,
insectes, — Botanique. — Type d'organisation américaine. — Différence entre
les espèces ou les races sur les différentes iles. — Les oiseaux sont presque
apprivoisés. — La crainte de l’homme est un instinct acquis.
Arehipel des Galapagos.
13 septembre 183%. — L’archipel des Galapagos se compose de
dix îles principales, dont cing considérablement plus grandes que
les autres. Cet archipel est situé sous l’équateur, 45 ou 600 milles
à l’ouest de la côte de l'Amérique. Toutes les îles se composent
de roches volcaniques ; quelques fragments de granite singulière-
ment vitrifiés et modifiés par la chaleur constituent à peine une
exception. Quelques cratères dominant les plus grandes îles ont
une étendue considérable, et s'élèvent à une altitude de 3 ou
4 (00 pieds. Sur leurs flancs on voit une quantité innombrable d’ori-
fices plus petits. Je n’hésite pas à affirmer qu'il y a deux mille cratères
au moins dans l'archipel entier. Ces cratères sont composés soit de
laves ou de scories, soit de tufs admirablement stratifiés et ressem-
blant à du grès. La plupart de ces derniers ont des formes parfaite-
ment symétriques; ils doivent leur origine à des éruptions de boue
volcanique sans éruption de lave. Circonstance remarquable, les
vingt-huit cratères, composés comme je viens de le dire et qu'on
a pu examiner, ont leur flanc méridional beaucoup moins élevé que
les autres côlés ; quelquefois même, ce côté méridional est brisé et
enlevé. Comme il paraît à peu près certain que tous ces cratères se
sont formés au milieu de la mer, on peut facilement expliquer cette
particularité dans les cratères composés d’une matière aussi peu ré-
sistante que le tuf, par cette raison que les vents alizés et la vague
400 ARCHIPEL DES’ GALAPAGOS.
provenant du Pacifique, unissent leurs forces pour battre en brèche
le côté méridional de toutes les îles.
Le climat n’est pas extrêmement chaud, si l’on se rappelle
que ces îles sont situées exactement sous l'équateur. Cela pro-
vient sans aucun doute de la température singulièrement peu éle-
vée de l’eau qui les environne et qu’améne dans leur voisinage le
grand courant polaire du Sud. Il pleut rarement, sauf pendant une
saison fort courte, et même pendant cette saison les pluies sont
irrégulières ; mais les nuages sont toujours fort bas. Aussi les par-
ties inférieures des îles sont-elles fort stériles, tandis que les parties
Culpepper I. «
Wenman I. = 60 Miles
GS Abingdon I.
Lo € Tower I
Bindloes I.
d James [.
Narborough 1. ¥ 3
+ Indefatigable I.
ZB “LP Chatham !.
Albemarle I, % Barrington I.
as
Charles I. Hood I.
supérieures, à une hauteur de 1 000 pieds et au-dessus, possèdent
un climat humide et une végétation assez abondante. Il en est sur-
tout ainsi pour les parties des îles qui se trouvent sous le vent,
parce qu'elles sont les premières 4 recevoir et à condenser les
vapeurs de l’atmosphère.
Le 17 au matin, nous débarquons à l'île Chatham. Comme toutes
les autres, elle est arrondie, et n’offre d’ailleurs rien de remarqua-
ble ; ca et là on aperçoit quelques collines, restes d’anciens cratères.
En un mot, rien de moins attrayant que l’aspect de celte île. Une
coulée de lave basaltique noire, à la surface extrêmement rugueuse,
NOMBRE DES CRATÈRES. 404
traversée ca et là par d’immenses fissures, est partout recouverte
d’arbrisseaux rabougris, brûlés par le soleil et qui semblent à peine
pouvoir vivre. La surface, écailleuse à force d’être sèche, surchauf-
fée par les rayons d’un soleil ardent, rend l'air lourd, étouffant,
comme celui qu’on pourrait respirer dans un four. Nous nous ima-
ginons même que les arbres sentent mauvais. J'essaye de recueillir
autant de plantes que possible, mais je ne puis m'en procurer
qu'un petit nombre ; toutes ces plantes sont d’ailleurs des herbes si
petites, elles paraissent si maladives, qu’elles semblent bien plutôt
appartenir à une flore- arctique qu'à une flore équatoriale. Vus
d’une certaine distance, les arbrisseaux me semblaient dépourvus
de feuilles, tout comme le sont nos arbres pendant l’hiver; il se
passe quelque temps avant que je puisse découvrir que non-seule-
ment tous ces arbrisseaux portent autant de feuilles qu'ils peuvent
en porter, mais encore que la plupart d’entre eux sont en fleurs.
L’arbrisseau le plus commun appartient à la famille des euphor-
biacées. Deux arbres seulement donnent un peu d’ombre : ce sont
un acacia, et un grand cactus qui affecte la forme la plus
bizarre. On dit qu’aprés la saison des pluies les îles verdissent
en partie pendant quelque temps. L’île volcanique de Fernando
Noronha, située sous bien des rapports dans des conditions à peu
près analogues, est le seul autre pays où j'aie vu une végétation qui
puisse se comparer à celle des îles Galapagos.
Le Beagle fait le tour de l'île Chatham et jette l'ancre dans plu-
sieurs baies. Je passe une nuit à terre, dans une partie de l'île où
il y a un nombre extraordinaire de petits cônes noirs tronqués
peu élevés; j’en compte soixante, tous surmontés par des cra-
tères plus ou moins parfaits. Presque tous consistent simplement
en un anneau de scories rouges, cimentées ensemble ; ces cônes
ne s'élèvent guère qu’à une hauteur de 50 à 100 pieds au-dessus
de la plaine de lave; aucun d'eux ne donne de signes d'activité
récente. La surface entière de cette partie de l’île semble avoir
été trouée comme uné écumoire par les vapeurs souterraines;
ca et là la lave, malléable encore, s’est boursouflée en bulles im-
menses; autre part, le sommet des cavernes ainsi formées s'est
écroulé et on voit au milieu un puits circulaire avec des côtés per-
pendiculaires. La forme régulière de ces nombreux cratères donne
au pays un aspect tout artificiel qui me rappelle vivement celui des
parties du Staffordshire où il y a beaucoup de hauts fourneaux. Il
faisait horriblement chaud. J’éprouvais une fatigue incroyable à
26
402 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
me trainer sur celte surface rugueuse; mais l’aspect étrange de
cette scéne cyclopéenne compensait, et au dela, mes fatigues. Pen-
dant ma promenade je rencontrai deux immenses torlues, chacune
d'elles devait peser au moins 200 livres; l’une mangeait un
morceau de cactus ; quand je m’approchai d’elle, elle me regarda
avec attention, puis s’éloigna lentement; l’autre poussa un coup
de sifflet formidable et retira sa léte sous sa carapace. Ces im-
menses reptiles, entourés par des laves noires, par des arbrisseaux
sans feuilles et par d'immenses cactus, me semblaient de véritables
animaux antédiluviens. Les quelques oiseaux aux couleurs som-
bres que je rencontrai ca et là n'avaient pas plus l'air de s'occuper
de moi que des grandes tortues.
23 septembre. — Le Beagle se rend à l'île Charles. Depuis long-
temps cet archipel est fréquenté ; il l’a été d'abord par les bouca-
niers et plus récemment par les baleiniers ; mais il n’y a guère
que six ans qu'il s’y est établi une petite colonie. Il y a deux ou
trois cents habitants; ce sont presque tous des hommes de couleur
bannis pour crimes politiques de la république de l’Equateur, dont
Quito est la capitale. La colonie est située à environ 4 milles et demi
dans l'intérieur des terres, et à une altitude d'un millier de pieds.
La première partie de la route qui y conduit traverse des buis-
sons d’arbrisseaux sans feuilles, semblables à ceux que nous avions
vus à l’île Chatham. Un peu plus haut, lesbois deviennent plus verts,
et, dès qu'on a traversé le sommet de l’île, on se trouve rafratchi par
une belle brise du sud, et'les yeux se reposent sur une belle végé-
tation verle. Les herbes grossières et les fougères abondent dans
cette région supérieure; il n’y a cependant pas de fougères arbo-
rescentes ; on n’y trouve non plus aucun membre de la famille
des palmiers, ce qui est d'autant plus singulier que, 360 milles plus
au nord, l’île des Cocos tire son nom du grand nombre de cocotiers
qui la recouvrent. Les maisons sont bâties irrégulièrement sur un
terrain plat, où l'on cultive la patate et les bananes. Il est difficile
de s’imaginer avec quel plaisir nous revoyons de la boue noire,
nous qui, depuis si longtemps, n'avons vu que le sol brûlé du Pérou
et du Chili septentrional. Bien que les habitants se plaignent inces-
samment de leur pauvreté, ils se procurent sans grande peine tous
les aliments qui leur sont nécessaires. On trouve, dans les bois, des
quantités innombrables de cochons et de chèvres sauvages; mais
les tortues leur fournissent leur principal aliment. Le nombre de ces
animaux a, bien entendu, considérablement diminué dans cette fle;
ILE ALBEMARLE. 408
cependant on compte que deux jours de chasse doivent procurer
des aliments pour le reste de la semaine. On dit qu’autrefois de
simples bâtiments ont emporté d'un coup jusqu’à sept cents tor-
tues, et que l'équipage d’une frégate en apporta en un seul jour
deux cents à la côte.
29 septembre. — Nous doublons l'extrémité sud-ouest de l’île
Albemarle ; le lendemain le calme nous prend entre cette île et
l’île Narborough. Ces deux îles sont recouvertes d’une quantité
formidable de lave noire qui a débordé au-dessus des immenses
cratères, comme la poix déborde au-dessus du vase dans lequel on
la fait bouillir, ou qui s’est échappée des petits orifices placés sur
les flancs des cratères. Dans leur descente, ces laves ont recouvert
une grande partie de la côte. On sait que des éruptions ont eu lieu
dans ces deux îles ; nous avons vu dans l'île Albemarle un petit jet
de fumée s'échapper du sommet de l'un des grands cratères. Le
soir nous jetons l'ancre dans la baie de Bank sur les côtes de l’île
Albemarle. Le lendemain matin je me rends à terre. Au sud du
cratère en tuf tout brisé dans lequel le Zeagle a jeté l’ancre, se
trouve un autre cratère de forme elliptique et parfaitement symé-
trique ; son axe le plus long a un peu moins de 4 mille ; il a envi-
ron 500 pieds de profondeur. Au fond se trouve un lac au milieu
duquel un tout petit cratère a formé un ilot. Il faisait horriblement
chaud; le lac à l’eau transparente et bleue m’attira insensiblement;
je me précipitai sur les cendres qui recouvrent les bords, et, à moi-
tié étouffé par la poussière, je me hatai de goûter l’eau ; malheu-
reusement elle était horriblement salée.
Des lézards noirs ayant 3 ou 4 pieds de longueur abondent sur
les rochers de la côte ; sur les collines on trouve, en aussi grande
quantité, une autre espèce fort laide, de couleur brune-jaunâtre.
Nous en avons vu beaucoup appartenant à cette dernière espèce ;
les uns s’éloignent quand ils nous voient, les autres vont se cacher
dans leur trou; mais je décrirai tout à l'heure en détail les habi-
tudes de ces deux reptiles. Toute cette partie septentrionale de l’île
Albemarle est horriblement stérile,
8 octobre, — Nous arrivons à l'île James; cette île aussi bien que
l’île Charles a reçu ce nom en l'honneur des Stuarts. Je reste dans
cette fle pendant huit jours avec M. Binoe et nos domestiques ; on
nous a laissé des provisions et une tente, et le Beagle s’est éloigné
pour aller faire de l’eau. Nous trouvons dans l’île une troupe d’Es-
pagnols qu’on avait envoyés de l’île Charles pour sécher des poissons
404 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
et pour saler des tortues, A environ 6 milles dans l’intérieur, et 4 une
altitude de près de 2000 pieds on a bâti une hutte, dans laquelle
vivent deux hommes occupés à attraper les tortues; les autres
pêchent sur la côte. J’allai visiter [deux fois cette hutte, et j'y
passai une nuit. Comme dans toutes les autres îles de cet archipel
la région inférieure est couverte d’arbrisseaux qui n'ont presque
aucune feuille ; cependant les arbres poussent mieux ici que par-
tout ailleurs, car j'en ai vu plusieurs qui avaient 2 pieds et jusqu’à
2 pieds 9 pouces de diamètre. Les nuages entretiennent l'humidité
dans la partie supérieure, aussi la végétation y est-elle fort belle.
Le sol, dans ces parties supérieures, est si humide, que j'y ai trouvé
des prairies considérables d’un Cyperus grossier dans lesquelles
vivent un grand nombre de très-petits râles d'eau. Pendant que
j'étais dans cette partie supérieure je me nourrissais entièrement
de viande de tortue. La poitrine rôtie à la mode des Gauchos,
carne con cuero, c'est-à-dire sans retirer la peau, est excellente ; on
fait de fort bonne soupe avec les jeunes tortues ; mais je ne peux
pas dire que cette viande me plaise beaucoup.
Un jour j’accompagne les Espagnols dans leur baleinière jus-
qu’à une saline ou lac où ils se procurent le sel, Après avoir débar-
qué, nous avons une course assez longue à faire sur une couche de
lave récente fort rugueuse, qui a presque entouré un cratère de
tuf, au fond duquel se trouve le lac d’eau salée. Il n'y a que 3 ou
4 pouces d’eau reposant sur une couche de sel blanc admirable-
ment cristallisé. Le lac est absolument rond, bordé de magnifi-
ques plantes vert brillant ; les parois presque perpendiculaires du
cratère sont recouvertes de bois; toute la scène, en un mot, offre
l'aspect le plus pittoresque et le plus curieux. Il y a quelques an-
nées, les matelots d'un baleinier ussassinérent leur capitaine dans
cet endroit retiré ; j’ai vu son crâne au milieu des buissons.
Pendant la plus grande partie de notre séjour, une semaine, le
ciel resta sans nuages ; quand le vent alizé cessait de souffler pen-
dant une heure, la chaleur devenait insupportable. Deux jours de
suite, à l’intérieur de la tente, le thermomètre indiqua pendant quel-
ques heures 93 degrés F. (48°,8 C.), mais en plein air, au soleil et
au vent il n’indiquait que 85 degrés F. (42°,4 C.). Le sable était extré-
mement chaud; je plaçai un thermomètre dans du sable de couleur
brune, etle mercure monta immédiatement 4137 degrés F. (85° C.);
je ne sais pas jusqu’à quel point il aurait monté, car malheureuse-
ment, l'échelle finissait là. Le sable noir était encore beaucoup plus
ZOOLOGIE. 405
chaud, à tel point que c’est à peine si l’on pouvait marcher dessus,
même en portant des bottes fort épaisses.
L'histoire naturelle de ces îles est éminemment curieuse et mé-
rite la plus grande attention. La plupart des productions organi-
ques sont essentiellement indigènes et on ne les trouve nulle part
ailleurs; on remarque même des différences entre les habitants
de ces diverses îles. Tous ces organismes cependant ont un degré
de parenté plus ou moins marqué avec ceux de l’Amérique, bien
que l'archipel soit séparé du continent par 500 ou 600 milles
d’océan. Cet archipel, en un mot, forme un petit monde à lui
seul, ou plutôt un satellite attaché à l'Amérique, d’où il a tiré
quelques habitants, et d’où provient le caractère général de ses
productions indigènes. On est encore plus étonné du nombre des
êtres aborigènes que nourrissent ces îles, si l'on considère leur
petite étendue. On est porté à croire, en voyant chaque colline cou-
ronnée de son cratère et les limites de chaque coulée de lave
encore parfaitement distinctes, qu'à une époque géologiquement
récente l'océan s’étendait là où elles se trouvent aujourd'hui, Ainsi
. donc, et dans le temps et dans l’espace, nous nous trouvons face
à face avec ce grand fait, ce mystère des mystères, la première ap-
parition de nouveaux êtres sur la terre.
En fait de mammifères terrestres, il n’y en a qu’un qu'on puisse
considérer comme indigène, c’est une souris (Mus galapagoensts),
et, autant que j'ai pu le savoir, elle se trouve confinée dans
l’île Chatham, l’île la plus orientale du groupe. M. Waterhouse
m’apprend qu'elle appartient à une division de la famille des
souris particulière à l'Amérique. Sur l’île James on trouve un
rat suffisamment distinct de l’espèce commune pour qu'il ait
été nommé et décrit par M. Waterhouse. Mais, comme ce rat ap-
partient à la branche de la famille qui habite l’ancien monde, et
comme des vaisseaux ont fréquenté cette île pendant les cent
cinquante dernières années, je ne puis douter que ce rat ne soit
qu’une simple variété produite par un climat, une nourriture et
un pays nouveau et tout particulier. Bien que personne n'ait le
droit de tirer des conclusions sans les faire reposer sur des faits
acquis, je dois faire remarquer ici que la souris de Chatham peut
être une espèce américaine importée dans cette île. J’ai vu, en
effet, dans une partie fort peu fréquentée des Pampas une souris
vivant dans le toit d'une hutte nouvellement construite; or il
406 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
est probable qu'elle avait été amenée dans un bâtiment ; le doc-
teur Richardson a observé des faits analogues dans l'Amérique sep-
tentrionale. |
Je mesuis procuré vingt-six espèces d'oiseaux terrestres, tous par-
ticuliers à ce groupe d'îles; on ne les trouve nulle part ailleurs, sauf
un moineau ressemblant à l’alouette de l'Amérique septentrionale
(Dolichonyx oryzivorus) qui habite ce continent jusque par 54 de-
grés de latitude nord et qui fréquente ordinairement les marais.
Les vingt-cinq autres espèces d'oiseaux consistent: 4° en un faucon
qui par sa conformation forme un intermédiaire curieux entre
la buse et le groupe américain des Polybores qui se nourrissent
de charogne ; ce faucon se rapproche beaucoup de ces derniers
oiseaux par toutes ses habitudes et même par le son de sa voix;
2° deux hiboux qui représentent les hiboux à oreilles courtes et
les hiboux blancs des granges de l’Europe; 3° un roitelet, trois
gobe-mouches (deux de ces derniers oiseaux sont des espèces de
Pyrocephalus, et un ou deux ne seraient considérés que comme
des variétés par quelques ornithologistes), et enfin une colombe;
tous ces oiseaux ressemblent aux espèces américaines, mais en sont
parfaitement distincts; 4° une hirondelle qui, bien que ne différant
de la Progne purpurea des deux Amériques qu’en ce que son plu-
mage est plus sombre et qu'elle est plus petite et plus mince, est
considérée comme spécifiquement distincte par M. Gould; 8° trois
espèces d'oiseaux moqueurs, forme qui caractérise tout particu-
lièrement l'Amérique. Les autres oiseaux de terre forment un
groupe très-singulier de moineaux ressemblant les uns aux autres
par la conformation de leur bec, par leur courte queue, par la
forme de leur corps et par leur plumage. I] y en a treize espèces
que M. Gould a divisées entre quatre sous-groupes. Toutes ces es-
pèces sont particulières à cet archipel ; ainsi d’ailleurs que le groupe
tout entier, à l’exception d’une espèce du sous-groupe Cactornis
importée récemment de l'île Bow, île faisant partie de l'archipel
Dangereux; on peut voir souvent les deux espèces de Cactornis se
poser sur les fleurs des grands cactus; mais toutes les autres es-
pèces de ce groupe de moineaux, mêlées ensemble et allant par
bandes, habitent les terrains secs et stériles des districts inférieurs.
Les mâles de toutes les espèces, ou certainement du plus grand
nombre, sont noirs comme le jais; les femelles, à une ou deux
exceptions près peut-ôtre, sont brunes. Le fait le plus curieux est
la parfaite gradation de la grosseur des becs chez les différentes
OISEAUX. 407
espèces de Geospisa; cette grosseur varie depuis celle du bec d’un
gros-bec jusqu’à celle du bec d'un pinson; si M. Gould est fondé
à comprendre dans le groupe principal le sous-groupe Certhidea
on peut même dire jusqu’à la grosseur du bec d’une fauvette. La
figure 1 représente le plus gros bec du genre Geospisa ; la figure 3,
le plus petit; mais au lieu d’y avoir une seule grosseur intermé-
diaire, comme dans la figure 2, on trouve six espèces dont les becs
vont graduellement en diminuant. La figure 4 représente le bec
du sous-groupe Certhidea. Le bec du Cactornis ressemble quelque
4 2
1. Geospiza magni
. 3, Geospiza parvuls.
8. Goospiza fortis. 4. Certhidea olivasea.
peu à celui du sansonnet; le bec du quatrième-sous-groupe, le Ca-
marhynchus, affecte quelque peu la forme de celui du perroquet.
Quand on considère cette gradation ot cette diversité de conforma-
tion dans un petit groupe d'oiseaux très-voisins les uns des autres,
on pourrait réellement se figurer qu'en vertu d’une pauvreté origi-
nelle d'oiseaux dans cet archipel, une seule espèce s’est modifiée
pour altoindre des buts différents. On pourrait s’imaginer aussi de
la même façon qu’un oiseau originairement voisin des buses en est
arrivé à remplir le rôle que jouent les Polyborus sur le continent
américain.
Je n’ai pu me procurer que onze espèces d’échassiers et d'oiseaux
aquatiques, et, sur ces onze espèces, trois seulement, y compris
un rale qu’on ne trouve que sur les sommets humides de l’île, sont
des espèces nouvelles. Si l’on considère les habitudes errantes des
408 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
goëlands, on est tout surpris de voir que l'espèce qui habite ces
îles leur est particulière, bien qu’elle soit alliée à une espèce qui
fréquente les parties sud de l’Amérique méridionale. Le caractère
propre beaucoup plus tranché que l’on remarque chez les oiseaux
terrestres, c’est-à-dire que sur vingt-six d’entre eux, vingt-cinq sont
des espèces nouvelles ou tout au moins des races nouvelles, com-
parativement aux échassiers et aux oiseaux à pieds palmés, con-
corde bien avec l’étendue beaucoup plus considérable de l'habitat
de ces derniers ordres dans toutes les parties du monde. Nous
verrons tout à l'heure que la loi en vertu de laquelle les formes
aquatiques, qu’elles habitent l’eau douce ou l’eau salée, sont moins
distincles en un point quelconque de la surface de la terre que les
formes terrestres appartenant aux mémes classes, se trouve admi-
rablement confirmée par les coquillages et 4 un degré un peu
moindre par les insectes que l’on trouve dans cet archipel.
Deux échassiers sont un peu plus petits que les mémes espéces
importées dans ces îles ; l'hirondelle est aussi un peu plus petite,
bien qu’il soit douteux qu’elle soit distincte de l'oiseau ana-
logue. Les deux hiboux, les deux gobe-mouches (Pyrocephalus) et
la colombe sont aussi plus petits que les espèces analogues, mais
distinctes, dont ils sont les plus proches parents; d'autre part, le
gotland est un peu plus grand. Les deux hiboux, l’hirondelle, les
trois espèces d'oiseaux moqueurs, la colombe dans ses couleurs sé-
parées, quoique non pas dans l’ensemble de son plumage, le Totanus
et le goéland portent aussi des couleurs plus sombres que les
espèces analogues; dans le cas des oiseaux moqueurs et du totanus,
ces couleurs sont plus sombres que celles de toutes les autres
espèces des deux genres. A l'exception d’un roitelet qui a une belle
poitrine jaune et d'un gobe-mouche qui a une huppe écarlate et la
poitrine de la même couleur, aucun de ces oiseaux ne porte les cou-
leurs brillantes qu’on aurait pu s'attendre à trouver sous l'équateur.
Cela semble prouver que les mêmes causes qui, par leur action,
ont fait diminuer de grosseur les immigrants de quelques espèces,
ont aussi agi de façon à rendre plus petites aussi bien que de cou-
leur plus sombre la plupart des espèces qui appartiennent en propre
à l'archipel des Galapagos. Toutes les plantes ont un aspect misé-
rable et je n’ai pas rencontré une seule belle fleur. Les insectes, de
leur côté, sont petits, ont des couleurs sombres et, comme me l’a
dit M. Waterhouse, rien chez eux ne pourrait faire supposer qu'ils
proviennent d’un pays équatorial. En un mot, les oiseaux, les plantes
REPTILES. 409
et les insectes ont le caractère du désert et ne portent’ pas de cou-
leurs plus brillantes que ceux de la Patagonie méridionale. Nous
pouvons donc en conclure que les magnifiques colorations que l’on
remarque ordinairement dans les productions intertropicales ne
proviennent ni de la chaleur ni de la lumière particulière à ces
zones ; elles sont dues à quelque autre cause, peut-être à ce que les
conditions d’existence sont plus généralement favorables à la vie.
Examinons maintenant l'ordre des reptiles qui caractérise tout
particulièrement la zoologie de ces îles. Les espèces ne sont pas
nombreuses, mais le nombre des individus de chaque espèce
est considérable. On trouve un petit lézard appartenant à un
genre de l'Amérique méridionale, et deux espèces, sinon plus,
d’Amblyrhynchus, genre particulier aux îles Galapagos. Un serpent
se trouve aussi en quantité considérable ; il est identique, d'après
M. Bibron, au Psammophis Temminckä du Chili. Je crois qu'il y
a plus d’une espèce de tortue de mer; il y a deux ou trois espèces
ou races de tortues de terre, comme je le. prouverai tout à
l'heure. On ne trouve ni crapauds, ni grenouilles, ce qui m'a très-
fort surpris, car les forêts humides situées dans les parties tem-
pérées de ces îles semblent parfaitement leur convenir. Cela m'a
rappelé la remarque faite par Bory Saint-Vincent ‘, à savoir qu’on
ne trouve aucun représentant de cette famille dans les îles volca-
niques des grands océans. Autant que j’ai pu en juger en consul-
tant divers ouvrages, celte remarque semble parfaitement exacte
pour tout l'océan Pacifique et même pour les grandes îles qui for-
ment l'archipel des Sandwich. L’ile Maurice semble faire excep-
tion à cette règle, car j'y ai vu des quantités considérables de Rana
mascariensis; cette grenouille habite, dit-on, aujourd'hui, les îles
Seychelles, Madagascar et Bourbon. Mais, d'autre part, Du Bois
affirme, dans son voyage en 1669, qu'il n’y avait à Bourbon d’autres
reptiles que les tortues; de son côté, l'Officier du Roi affirme qu’a-
vant 1768 on a essayé, sans succès, d'introduire les grenouilles à
l’île Maurice, je pense que c'était pour en faire un aliment. Ces fails
nous permettent de douter que la grenouille soit un animal indi-
1 Voyage aux quatre fles d'Afrique. Pour les îles Sandwich, voir Journal de
Tyerman et Bennelt, vol. I, p. 434. Pour l’île Maurice, voir Voyage par un offi-
cier, etc., partie I, p, 170. Il n’y a pas de grenouilles aux files Canaries (Webb ct
Berthelot, Hist. nat. des îles Canaries). Je n'en ai pas vu non plus à San Jago, ou
aux Îles du Cap-Vert, Il n’y en a pas à Sainte-Hélène.
410 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
«gène aux Îles Galapagos. L’absence de la famille des grenouilles
dans les îles océaniques est d’autant plus remarquable que les lé-
zards se trouvent en quantité considérable sur la plupart des plus
petites îles. Cette différence ne proviendrait-elle pas de la facilité
plus grande avec laquelle les œufs des lézards, protégés par des
- Coquilles calcaires, peuvent être transportés à travers l’eau salée,
alors que le frai des grenouilles se perdrait certainement ?
Je commencerai par décrire les habitudes de la tortue (Testudo
nigra, anciennement appelée indica) à laquelle j'ai si souvent fait
allusion. On trouve, je crois, ces animaux dans toutes les îles
de l'archipel, mais très-certainement dans le plus grand nombre.
Ils semblent préférer les parties élevées et humides, mais on les
trouve aussi dans les parties basses et arides. Le nombre de tortues
capturées en un seul jour prouve combien elles sont nombreuses.
Quelques-unes atteignent une taille considérable; M. Lawson,
un Anglais, vice-gouverneur de la colonie, m'a dit avoir vu des
tortues si grosses, qu'il fallait six ou huit hommes pour les soulever
de terre et que quelques-unes fournissent jusqu’à 200 livres de
viande. Les vieux mâles sont les plus gros, les femelles atteignent
rarement une taille aussi extraordinaire ; on distingue facilement
le mâle de la femelle en ce qu'il a la queue plus longue. Les
tortues qui habitent les îles où il n’y a pas d’eau, ou les parties basses
et arides des autres îles, se nourrissent principalement de cactus.
Celles qui fréquentent les régions élevées et humides mangent les
feuilles de divers arbres; elles mangent aussi une sorte de baie
acide et désagréablo appelée guayavita et un lichen filamenteux
vert pâle (Usnera plicata) qui pend en tresses aux branches des
arbres.
La tortue aime beaucoup l’eau, elle en boit des quantités consi-
dérables et elle se vautre dans la houe. Les îles un peu grandes de
ce groupe possèdent seules des sources, qui sont toujours situées
dans la partie centrale et à une altitude considérable. Les tortues
qui habitent les régions basses sont donc obligées, quand elles ont
soif, de faire de longs trajets. A force de passer par le même chemin,
elles ont tracé de véritables routes qui rayonnent dans toutes les
directions depuis les sources jusqu'à la côte; c'est en suivant ces
sentiers que les Espagnols ont pu découvrir les sources. Quand je dé-
barquai à l’île Chatham, je me demandai avec étonnement quel
était l'animal qui suivait si méthodiquement les sentiers tracés dans
la direction la plus courte. Il est fort curieux de voir auprès des
TORTUES. 444
sources une grande quanlité de ces immenses créatures, les unes se
dirigeant rapidement vers l’eau, le cou tendu, les autres s’en allant
tranquillement, leur soif étanchée. Quand la tortue arrive à la
source, elle s'inquiète peu qu'on la regarde ou non, elle plonge la
tête dans l’eau et avale rapidement d'immenses gorgées, environ
dix par minute. Les habitants affirment que chaque tortue reste
trois ou quatre jours dans le voisinage de l’eau, puis qu’elle re-
tourne dans les parties basses du pays; mais il est fort difficile de
savoir si elle renouvelle fréquemment ses visites. L’animal se règle
probablement sur la nature des aliments qu’il mange chaque jour.
Quoi qu'il en soit, il est certain que les tortues peuvent vivre même
dans les iles où il n’y a pas d’autre eau que celle qui tombe pen-
dant les quelques jours pluvieux de l’année.
Il est prouvé aujourd’hui, je crois, que la vessie de la grenouille
sert de réservoir à ’humidité nécessaire à son existence ; il semble
en être de même pour la tortue. On remarque, en effet, qu’aprés
leur visite aux sources, la vessie de ces animaux se distend consi-
dérablement et qu'elle est pleine d’un fluide qui diminue par degrés
et qui devient de moins en moins pur. Les habitants qui voyagent
dans les régions basses profitent de cette circonstance, quand ils
sont pressés par la soif, et boivent le contenu de la vessie si cette
dernière est pleine ; j'ai vu tuer une tortue dans ces conditions :
l’eau que contenait la vessie était parfaitement limpide, quoiqu’elle
eût un goût légèrement amer, Toutefois les habitants commencent
par boire l’eau qui se trouve dans le péricarde, eau qui, dit-on, est
beaucoup meilleure,
Quand les tortues se dirigent vers un point déterminé, elles
marchent nuit et jour et arrivent au but de leur voyage beaucoup
plus tôt qu'on ne penserait. Les habitants ont observé des tortues
qu'ils avaient marquées; ils sont ainsi arrivés à savoir qu'elles
font environ 8 milles en deux ou trois jours. J’ai surveillé moi-
même une grosse tortue ; elle faisait 60 mètres en dix minutes,
ce qui fait 360 mètres à l'heure ou environ 6 kilomètres et demi
par jour, y compris un peu de temps pour lui permettre de manger
en chemin. Pendant la saison des amours, alors que le mâle et la
femelle sont réunis, le mâle fait entendre un cri rauque, espèce
de beuglement que l’on peut entendre, dit-on, à une distance de
plus de 100 mètres. La femelle ne se sert jamais de sa voix, et le
mâle seulement à l’époque que je viens d'indiquer ; aussi, quand
on entend ce bruit, on sait que les deux animaux sont ensemble.
313 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
À l’époque de ma visite (octobre) les femelles pondaient ; elles dé-
posent leurs œufs en groupes, et, quand le sol est'sablonneux, elles
les recouvrent de sable ; mais, quand le sol est rocailleux, elles les
déposent dans les trous ou les fissures qu’elles peuvent rencontrer;
M. Bynoe en a trouvé sept dans une seule fissure. Leur œuf est
blanc et sphérique ; j'en mesurai un qui avait 7 pouces trois-hui-
tièmes de circonférence et qui était par conséquent plus gros qu’un
œuf de poule. Les buses font une chasse acharnée aux jeunes tor-
tues quand elles sortent de l’œuf. Les vieilles tortues ne semblent
guère mourir que par accident, en tombant, par exemple, du haut
d’un précipice ; lout au moins les habitants m'ont affirmé qu'ils
n’ont jamais vu une tortue mourir de mort naturelle.
Les habitants croient que ces animaux sont absolument sourds ;
il est certain qu’ils n’entendent pas une personne qui marche im-
diatement derrière eux. Rien d’amusant comme de dépasser un de
ces gros monstres qui chemine tranquillement ; dès qu'il vous aper-
çoit, il siffle avec force, retire ses jambes et sa tête sous sa cara-
pace et se laisse tomber lourdement sur le sol comme s'il était
frappé à mort. Je montais souvent sur leur dos; si l’on frappe alors
sur la partic postérieure de leur écaille, la tortue se relève et
s'éloigne ; mais il est très-difficile de se tenir debout sur elle pen-
dant qu'elle marche. On consomme des quantités considérables de
la chair de cet animal et comme viande fraîche et comme viande
salée ; les parties grasses fournissent une huile admirablement lim-
pide. Quand on attrape une tortue, on commence ordinairement
par faire une ouverture dans la peau, auprès de la queue, pour voir
si le gras, sous la carapace, remplit tout l’espace vide. Si la tortue
n’est pas assez grasse, on la laisse aller et on dit qu'elle ne se perte
pas plus mal après cette étrange opération. Il n’est pas suffisant,
pour s'emparer d'une tortue de terre, de la tourner les pattes en
l'air, comme on fait pour la tortue de mer, car elle arrive presque
toujours à se retourner.
I] est à peu près certain que cette tortue est un habitant indigène
de l'archipel des Galapagos ; on la trouve en effet sur toutes, ou sur
_ presque toutes les îles de ce groupe, même sur les plus petites où
il n'y a pas d’eau ; si cette espèce avait été importée, il est probable
qu'il n'en serait pas ainsi dans un archipel si peu fréquenté. En
outre, les vieux boucaniers l’ont trouvée en quantité plus considé-
rable qu’on ne la trouve à présent ; MM. Wood et Rogers disent aussi,
en 1708, que, d’après les Espagnols, on ne la trouve dans aucune
AMBLYRHYNCHUS MARIN. 413
autre partie du monde. Cette tortue se trouve aujourd’hui dans
bien des endroits, mais on peut se demander si elle est indigène
dans aucun autre lieu. Les ossements d’une tortue, trouvés à l'île
Maurice, en même temps que ceux d’un Dodo éteint, ont été géné-
ralement considérés comme appartenant à cette espèce ; s'il en est
ainsi, elle devait être indigène dans cette île, mais M. Bibron est
persuadé que c’est une espèce distincte, tout comme l’espèce qui
habite aujourd’hui l’île Maurice.
L'Amblyrhynchus, genre remarquable de lézards, est particulier
à cet archipel ; il y en a deux espèces qui se ressemblent beaucoup,
mais l’une est terrestre et l’autre aquatique. Cette dernière espèce
(Amblyrhynchus cristatus) a 616 décrite pour la première fois par
M. Bell, qui, en voyant sa tête large et courte et ses fortes griffes
d’égale longueur, a prédit que ses habitudes devaient être toutes
particulières et devaient différer beaucoup de celles de son parent
le plus rapproché, l’iguane. Ce lézard est extrèmement commun
sur toutes les îles de l'archipel. 11 habite exclusivement les rochers
de la côte ; on ne le trouve jamais à 40 mètres du bord de la mer.
C'est un animal hideux, de couleur noir sale; il semble stupide
Amblyrhynchus cristatus.
a. Dent de grandeur naturelle ; la même grossic au microscope.
et ses mouvements sont très-lents. La longueur ordinaire d’un indi-
vidu ayant atteint toute sa croissance est d’environ 4 mètre; mais
on en trouve qui ont jusqu’à 4 pieds de long; j'en ai vu un qui
pesait 20 livres ; il semble se développer plus parfaitement sur l’île
Albemarle. Leur queue est aplatie des deux côtés ; leurs pieds pal-
més en partie. On les rencontre quelquefois nageant à quelques
centaines de mètres de la côte. Le capitaine Collnett dit dans la
relation de son voyage : « Ces lézards s'en vont par troupes pêcher
en mer, ou bien se reposent au soleil sur les rochers; on peut, en
414 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
somme, les appeler des alligators en miniature. » Il ne faut pas
penser, cependant, qu'ils se nourrissent de poissons. Ce lézard nage
avec la plus grande facilité etavec beaucoup de rapidité ; il s’avance
en imprimant à son corps et à sa queue aplatie une espèce de mou-
vement ondulatoire ; pendant qu'il nage, les pattes restent immo-
biles et étendues sur les côtés. Un matelot attacha un gros poids
à un de ces animaux pour le faire couler, pensant ainsi le tuer im-
médiatement ; mais quand, une heure après, il le retira de l’eau,
le lézard était aussi actif que jamais. Leurs membres et leurs fortes
griffes sont admirablement adaptés pour leur permettre de se
traîner sur les masses de lave rugueuse et pleine de fissures qui
forment toutes ces côtes. A chaque pas, on rencontre un groupe de
six ou sept de ces hideux reptiles, étendus au soleil sur les rochers
noirs, à quelques pieds au-dessus de l’eau.
J'ai ouvert plusieurs de ces lézards ; leur estomac est presque
toujours considérablement distendu par une plante marine broyée
(Ulvæ) qui pousse sous forme de feuilles minces vert brillant ou
rouge sombre. Je-ne me rappelle pas avoir vu cette plante marine
en quantité quelque peu considérable sur les rocs alternativement
découverts ou recouverts par la marée ; j’ai plusieurs raisons de
croire qu'elle pousse au fond de la mer à une certaine distance de
la côte. S’il en est ainsi, on s'explique facilement que ces animaux
aillent en mer. L’estomac ne contenait que cette plante marine.
Cependant M. Bynoe a trouvé un morceau de crabe dans l’estomac
d’un autre de ces lézards, mais il a pu se trouver là par accident,
de même qu'une chenille trouvée par moi au milieu de quel-
ques lichens dans l’estomac d’une tortue. Les intestins sont grands
comme chez les autres animaux herbivores. La nature des aliments
de ce lézard, la conformation de sa queue et de ses pattes, le fait
qu'on l’a vu volontairement se mettre à l’eau, prouvent absolument
ses habitudes aquatiques ; il présente cependant sous ce rapport -
une étrange anomalie : quand il est effrayé, il ne va pas se jeter
à l’eau. Aussi est-il très-facile de chasser ces lézards jusque sur un
endroit surplombant la mer, où ils se laissent prendre par la queue
plutôt que de sauter dans la mer. Ils ne semblent même pas avoir
l’idée de mordre ; mais quand ils sont trés-effrayés, ils lancent de
chaque narine une goutte d’un fluide quelconque. J’en jetai un plu-
sieurs fois de suite, aussi loin que je le pus, dans un étang profond
qu'avait laissé la mer en se retirant ; il revint invariablement en
ligne droite à l'endroit où je me tenais. Il nageait près du fond, ses
AMBLYRHYNCHUS TERRESTRE. 415
mouvements étaient gracieux et rapides ; quelquefois il s’aidait de
ses pattes sur le fond de l’étang. Dès qu’il arrivait près du bord, et
pendant qu'il était encore dans l’eau, il essayait de se cacher sous
les touffes de plantes marines ou en entrant dans quelque crevasse.
Dès qu'il pensait que le danger était passé, il sortait de son trou
pour venir s'étendre au soleil ense secouant aussi fort qu'il le pou-
vait. Je saisis plusieurs fois ce même lézard en le pourchassant
jusqu’à un endroit où il aurait pu entrer dans l’eau, mais rien ne
pouvait le décider à le faire ; aussi souvent que je l'y jetai, il revint
de la façon que je viens d'expliquer. On peut peut-être expliquer
cetle stupidité apparente par ce fait que ce reptile n’a aucun
ennemi à redouter sur la côte, alors que, quand il est en mer, il doit
souvent devenir la proie des nombreux requins qui fréquentent
ces parages. Aussi y a-t-il probablement chez lui un instinct fixe
et héréditaire qui le pousse à regarder la côte comme un lieu de
sûreté et à s’y réfugier dans quelque circonstance que ce soit.
Pendant notre séjour, en octobre, je vis extrémement peu de
petits individus de cette espéce; tous avaient au moins un an. Il
est donc probable que la saison de reproduction n'avait pas encore
commencé. Je demandai à plusieurs personnes si on pouvait me
dire où ce lézard dépose ses œufs, on me répondit invariablement
qu'on ne savait seulement pas comment il se propage, bien que
chacun connût parfaitement les œufs de l'espèce terrestre ; c'est
la un fait extraordinaire quand on pense combien ce lézard est
commun. |
Examinons actuellement l’espèce terrestre (Amblyrhynchus De-
marliz’) ; cette espèce a la queue ronde et ses pieds ne sont pas pal-
més. Au lieu de se trouver comme l’espèce aquatique sur toutes les
îles, cette espèce n'habite que les parties centrales de l’archipel,
c’est-à-dire les îles Albemarle, James, Barrington et Indefatigable.
Dans les îles Charles, Hood et Chatham situées plus au sud et dans
les îles Towers, Bindloes et Abingdon situées plus au nord, je n'en
ai jamais vu ni entendu parler. On dirait réellement que cet ani-
mala été créé au centre de l'archipel et qu’il ne s’est propagé de
là que jusqu’à une certaine distance. On trouve quelques-uns de
ces lézards dans les parties élevées et humides des îles, mais ils
sont beaucoup plus nombreux dans les régions basses et stériles
auprès de la côte. Je ne peux donner une meilleure idée de leur
nombre considérable qu’en disant que, lors de notre séjour à
Vile James, nous eûmes la plus grande peine à trouver, pour y
416 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
planter notre tente, un endroit où ils n’eussent pas creusé leurs
trous. Comme leurs cousins de l’espèce marine, ce sont des animaux
fort laids; le dessous de leur ventre est jaune orangé, leur dos
rouge brûnâtre ; leur angle facial, extrêmement petit, leur donne
un aspect particulièrement stupide. Ils sont peut-être un peu moins
grands que les individus de l'espèce marine; cependant j'en ai
trouvé plusieurs pesant de 10 à 15 livres. Leurs mouvements sont
lents et ils semblent presque toujours plongés dans une demi-
torpeur. Quand ils ne sont pas effrayés, ils rampent lentement,
leur queue et leur ventre trainant sur le sol. Ils s’arrêtent souvent
et semblent s'endormir pendant une minute ou deux, les yeux
fermés et les pattes de derrière étendues sur le sol brûlant.
Ils habitent des terriers qu'ils creusent quelquefois entre des
fragments de lave, mais le plus souvent sur les parties plates:
de tuf tendre qui ressemble au grés. Leurs terriers ne paraissent
pas trés-profonds; ils pénétrent sous le sol en faisant un angle
fort petit avec la surface, de telle sorte que, quand on marche
sur un endroit habité par ces lézards, on enfonce constamment.
Quand il creuse son terrier, cet animal travaille alternativement
avec les côtés opposés de son corps. Une de ses pattes de devant
gratte le sol pendant quelque temps, en rejetant la terre qu'il ex-
trait vers sa patte de derrière qu’il a placée de façon à rejeter la
terre hors du trou. Quand ce côté du corps est fatigué, les pattes
situées de l’autre côté reprennent le travail, et ainsi de suite alter-
nativement. J’en ai examiné un pendant longtemps, jusqu’à ce que
la moitié de son corps ait disparu dans le trou; je m’approchai
alors de lui et le tirai par la queue. 1] sembla fort étonné de ce
procédé et sortit du trou pour voir ce qu'il y avait; il me regarda
alors bien en face comme s’il voulait me dire : Pourquoi diable me
tirez-vous la queue ?
Ces animaux mangent pendant la journée et ne s’éloignent
guère de leurs terriers; s'ils sont effrayés, ils y courent de la façon
la plus comique. Ils ne peuvent courir très-vite, sauf quand ils
descendent un terrain en pente; cela tient évidemment à la posi-
tion latérale de leurs pattes. Ils ne sont pas craintifs ; quand ils
regardent quelqu'un attentivement, ils relèvent leur queue, et, se
soulevant sur leurs pattes de devant, ils agitent continuellement
leur tête verticalement et essayent de se donner un air aussi mé-
chant que possible. Mais au fond, ils ne sont pas méchants ; si on
frappe du pied, leur queue s’abaisse immédiatement et ils s’éloignent
AMBLYRHYNCHUS TERRESTRE. 447
aussi vite que possible. J’ai fréquemment remarqué que les petits
lézards qui mangent les mouches impriment exactement A leur téte
ce méme mouvement de haut en bas quand ils observent quelque
chose ; mais je ne saurais donner aucune explication de ce fait. Si
on tourmente ce lézard avec un baton, il le saisit et le mord vigou-
reusement ; mais j’en ai pris beaucoup par la queue et aucun n’a
jamais essayé de me mordre. Si on en met deux sur le sol et qu’on
les tienne l’un près de l’autre, ils se mettent à Se battre et se
mordent jusqu’au sang.
Les individus qui habitent les régions basses du pays, et c’est de
beaucoup le plus grand nombre, trouvent à peine une goutte d’eau
pendant toute l’année. Mais ils mangent beaucoup de cactus, tout
au moins les branches qui sont fréquemment brisées par le vent.
Je m’amusais souvent quand j'en voyais deux ou trois ensemble à
leur jeter un morceau de cactus ; rien n’était comique comme de
voir l’un d'eux se saisir du morceau, et essayer de l'emporter dans
sa gueule, tout comme un chien affamé essaye de soustraire un os
à ses camarades. Ils mangent très-lentement, cependant ils ne
mâchent pas leurs aliments. Les petits oiseaux savent parfaitement
_ que ces animaux sont inoffensifs ; j’ai vu des moineaux aller bec-
queter une extrémité d'un morceau de cactus, plante qu’aiment
beaucoup tous les animaux de la région inférieure, pendant qu’un
lézard mord l’autre extrémité; il n’est pas rare de voir ensuite le
petit oiseau aller se percher sur le dos du reptile.
J'ai ouvert plusieurs de ces animaux ; leur estomac est toujours
plein de fibres végétales et de feuilles de différents arbres surtout
celles d'un acacia. Dans la région supérieure, ils mangent princi-
palement les baies acides et astringentes du guayavita ; j'ai vu ces
lézards et de grosses tortues, les uns auprès des autres, sous ces
arbres. Pour se procurer les feuilles d’acacia, ils grimpent sur les
arbres rabougris; il n’est pas rare d’en voir un couple brouter,
tranquillement perchés sur une branche à plusieurs pieds au-
dessus du sol. Ces lézards cuits ont la chair trés-blanche; c’est
un mets fort apprécié de ceux dont l’estomac plane au-dessus de
tous les préjugés. Humboldt a fait remarquer que, dans toutes les
parties intertropicales de l’Amérique méridionale, on estime comme
chose fort délicate la chair de tous les lézards qui habitent les ré-
gions sèches. Les habitants affirment que les lézards qui habitent
les régions humides de l’île boivent de l'eau, mais que les autres, à
l'encontre des tortues, ne font jamais le voyage pour venir se désal-
27
4A8 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
térer. A l'époque de notre visite, les femelles portaient dans leur
corps de nombreux œufs gros et allongés; elles pondent dans
leurs terriers ; les habitants recherchent beaucoup ces œufs pour
les manger.
Ces deux espèces d’Amblyrhynchus se ressemblent, comme je l’ai
déjà dit, par leur conformation générale et par la plupart de leurs
habitudes. Ni l’une ni l’autre de ces deux espèces ne possède ces
mouvements rapides qui caractérisent les genres Lacerta et /guana;
toutes deux sont herbivores, bien que leurs aliments soient si diffé-
rents. M. Bell a nommé ainsi ce genre en raison de son court
museau ; la forme de la gueule peut, en effet, se comparer a celle de
la tortue; on peut supposer, d’ailleurs, que c’est uue conséquence
de leurs habitudes herbivores. Il est fort intéressant, en somme, de
trouver un genre bien caractérisé possédant nne espèce marine et
une espèce terrestre, et confinée dans une si petite partie du monde.
L'espèce aquatique est de beaucoup la plus remarquable, en ce
sens que c'est le seul lézard connu qui se nourrisse de plantes
marines. Comme je l’ai déjà fait observer, ces îles ne sont pas aussi
remarquables par le nombre des espèces de reptiles que par celui
des individus que ces espèces contiennent ; quand on se rappelle
les sentiers bien battus tracés par des milliers d'immenses tortues
terrestres, les nombreuses tortues marines, les véritables fourmil-
lères d’amblyrhynques terrestres, l’innombrable quantité de repré-
sentants de l'espèce marine qu'on rencontre à chaque instant sur
les côtes rocailleuses de toutes les îles de l'archipel, il faut bien
admettre que, dans aucune autre partie du monde, cet ordre ne
remplace les mammifères herbivores d’une façon aussi extraordi-
naire. Le géologue, en considérant ce qui se passe dans l’archipel
des Galapagos, se trouvera probablement malgré lui reporté à l’épo-
que secondaire, alors que des lézards, les uns herbivores, les autres
carnivores, dont les dimensions ne peuvent se comparer qu’à celles
de nos baleines actuelles, habitaient en quantité innombrable et la
terre et la mer. Il est donc un point qu’on ne saurait trop remar-
quer, c’est que cet archipel, au lieu de posséder un climat humide,
une végétation exubérante, est en somme extrêmement aride et,
pour un pays équatorial, a un climat extrêmement tempéré.
Les quinze espèces de poissons de mer que j’ai pu me procurer ici,
appartiennent toutes à de nouvelles espèces. Ces espèces se répar-
tissent dans douze genres, tous fort étendus, à l'exception du Prio-
notus dont les quatre espèces connues habitent les mers situées à
COQUILLAGES, 449
l’orient de l’Amérique. J'ai recueilli seize espèces de coquillages
terrestres, et deux variétés bien distinctes qui sont toutes particu-
lières à cet archipel, à l’exception d’une Helix qu'on trouve à Taïti ;
un seul coquillage d’eau douce, une Paludina, se trouve aussi À
Taïti et à la terre Van-Diemen. M. Cuming, avant notre voyage,
s'était procuré ici quatre-vingt-dix espèces de coquillages marins;
or, ce nombre ne comprend pas plusieurs espèces de Trochus, de
Turbo, de Monodonta et de Nasa, qui n’ont pas encore été spécifique-
ment étudiées. M. Cuming a été assez bon pour me communiquer
les intéressants résultats suivants auxquels il a été amené : sur ces
90 coquillages, 49 sont inconnus partout ailleurs, fait étonnant si
l'on considère que les coquillages marins ont un habitat extréme-
ment étendu. Sur les 43 coquillages trouvés dans d’autres parties
du monde, 25 habitent la côte occidentale de l’Amérique, et, sur ce
nombre, 8 ne sont que des variétés; les 148 autres, y compris une
variété, ont été retrouvés par M. Cuming dans l’archipel Dangereux,
et quelques-uns aussi aux Philippines. Il est bon de remarquer que
des coquillages provenant d'îles situées au centre du Pacifique se
retrouvent ici; aucun coquillage marin, en effet, n’est commun aux
îles de cet océan et à la côte occidentale de l'Amérique. L’océan bai-
gnant la côte occidentale de l'Amérique dans la direction du nord
et du sud est séparé en deux provinces conchyliologiques absolu-
ment distinctes ; l'archipel des Galapagos semble former un véritable
rendez-vous où beaucoup de nouvelles formes se sont produites, et
où chacune de ces deux grandes provinces conchyliologiques a en-
voyé plusieurs colons. La province américaine y a aussi envoyé
des représentants de ses espèces; car on trouve aux îles Galapagos
une espèce de Monoceros, genre que l’on ne trouve que sur la côte
occidentale de l’Amérique ; on y rencontre aussi des espèces de
Fissurella ou de Cancellaria, genre commun sur la côte occiden-
tale, mais que, d’après M. Cuming, on ne trouve pas dans les îles
centrales du Pacifique. D'autre part, on rencontre aux îles Galapa-
gos des espèces d’Oniscia et de Stylifer, genre commun dans les
Indes occidentales, et dans les mers de la Chine et de l’Inde, mais
que l’on ne rencontre ni sur la côte occidentale de l'Amérique, ni
dans le Pacifique central. Je puis ajouter que MM. Cuming et
Hinds ont comparé environ 2000 coquillages trouvés sur les côtes
occidentales et orientales de l’ Amérique, et qu'il n’y en a qu’un seul,
le Purpura patula, qui habite à la fois les Indes occidentales, la côte
de Panama et les îles Galapagos. Nous trouvons donc, dans cette
420 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
partie du monde, trois grandes provinces maritimes conchylio-
logiques absolument distinctes, quoique fort rapprochées les unes
des autres, car elles ne sont séparées que par de longs intervalles
de terre ou de mer s'étendant du nord au sud.
J’ai recueilli avec soin tous les insectes que j’ai pu trouver, mais,
sauf la Terre de Feu, je n’ai jamais vu de pays si pauvre sous ce
rapport. Il y a fort peu d'insectes même dans les régions humides
supérieures, et je n’y ai guère vu que quelques petits diptères et
quelques petits hyménoptères de forme très-commune. Comme je
l'ai déjà fait remarquer, les insectes sont trés-petits, et ont des
couleurs fort sombres si l’on considère que l’on est dans un pays
tropical. J’ai recueilli 28 espèces de scarabées, non compris un Der-
meste et un Corynetes, importés partout où touche un vaisseau ;
sur ces 25 espèces, 2 appartiennent aux harpalides, 2 aux hydro-
philides, 9 à trois familles d’hétéroméres, et les 12 autres à autant
de familles différentes; le fait que les insectes, et je puis ajouter les
végétaux, quand ils sont en petit nombre, appartiennent à beaucoup
‘de familles différentes est, je crois, très-général. M. Waterhouse,
qui a publié ! une description des insectes de cet archipel, et à qui
je dois les détails que je viens de donner, m’informe qu’on trouve
là quelques genres nouveaux; parmi les genres non nouveaux un ou
deux sont américains, et les autres se trouvent dans le monde en-
tier. A l'exception de l’Apate, qui se nourrit de bois, et d’un ou pro-
bablement de deux scarabées aquatiques, provenant du continent
américain, toutes les espèces paraissent nouvelles.
Cet archipel présente tout autant d'intérêt au point de vue bota-
pique qu’au point de vue zoologique. Le docteur Hooker publiera
bientôt dans les Linnean Transactions une étude détaillée sur cette
flore, et il a bien voulu me communiquer les particularités sui-
vantes. On y connaît jusqu’à présent, 185 espèces de plantes
portant des fleurs, et 40 espèces cryptogames, ce qui fait en somme
295 espèces ; or j’ai été assez heureux pour en rapporter 193. Sur ces
225 espèces, 100 sont des espèces nouvelles limitées probablement
à cet archipel. Le docteur Hooker croit que sur les plantes qui ne
sont pas particulières à cet archipel, 10 espèces au moins, trouvées
auprès des terrains cultivés dans l’île Charles, ont été importées. Il
est, je crois, fort surprenant qu'un plus grand nombre d'espèces
américaines n'aient pas été introduites naturellement dans cet
t Ann, and Magaz. of Nat. Hist., vol. XVI, pe 19.
PLANTES. . 421
archipel si l'on considère qu'il n’est éloigné du continent que par
une distance de 5 ou 600 milles; en outre, selon Collnett (p. 58),
des bambous, des cannes à sucre, des noix de palmier, en un mot
des bois de toute espèce, sont souvent amenés par les courants sur
les côtes sud-est de ces îles. Cent plantes à fleurs sur 183, ou sur 173
si l’on ne tient pas compte des plantes importées, étant des espèces
nouvelles, c'est là, je crois, plus qu'il n’en faut pour que l’archipel
des Galapagos constitue une région botanique distincte; cependant
cette flore est loin d’être aussi remarquable que celle de Sainte-
Hélène, ou, si je dois en croire le docteur Hooker, que celle de
Juan Fernandez. La singularité de la flore de l'archipel des Gala-
pagos se remarque surtout dans certaines familles ; ainsi, on y trouve
21 espèces de composées, dont 20 sont particulières à cet archipel:
ces 20 espèces appartiennent à douze genres, et, sur ces genres,
dix ne se trouvent que dans les îles Galapagos. Le docteur Hooker
m’apprend que cette flore a très-certainement un caractère amé-
ricain, et qu'il ne peut trouver chez elle aucune affinité avec celle
du Pacifique. Si nous en exceptons. donc dix-huit coquillages ma-
rins, un Coquillage d'eau donce et un coquillage terrestre, qui
semble être venu ici commeColon des îles centrales du Pacifique;
si nous en exceptions aussi l’espèce distincte de moineaux apparte-
nant au Pacifique, nous voyons que cet archipel, bien que situé
dans l’océan Pacifique, fait zoologiquement partie de l'Amérique.
Si ce caractère provenail uniquement d’une immigration améri-
caine, il n’y aurait rien de bien remarquable dans ce fait ; mais
nous avons vu que la grande majorité de tous les animaux ter-
restres et que plus de la moitié des plantes sont des productions
indigènes. Rien de frappant comme de se voir entouré par de
nouveaux oiseaux, de nouveaux reptiles, de nouveaux coquillages,
de nouveaux insectes, de nouvelles plantes, et cependant de se
sentir transporté, pour ainsi dire, dans les plaines tempérées de
la Patagonie ou dans les déserts si chauds du Chili septentrio-
nal, par d'innombrables détails insignifiants de conformation, et
même par le ton de la voix et le plumage des oiseaux. Comment
se fait-il que, sur ces petits ilots, qui tout dernièrement encore,
géologiquement parlant, devaient être recouverts par les eaux de
l'Océan, îlots formés de laves basalliques, et qui diffèrent par con-
séquent du caractère géologique du continent américain, outre
qu'ils sont situés sous un climat particulier ; comment se fait-il,
dis-je, que sur ces petits îlots les habitants indigènes différant et
422 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
par le nombre et par l’espèce de ceux du continent, et réagissant
par conséquent l’un sur l’autre de façon différente, aient été créés
sur le type américain ? Il est probable que les îles du Cap-Vert
ressemblent par toutes leurs conditions physiques aux iles Gala-
pagos beaucoup plus que ces dernières ne ressemblent physique-
ment à la côte de l'Amérique ; cependant les habitants indigènes
des deux groupes sont absolument dissemblables ; ceux des îles du
Cap-Vert portent la marque de l’Afrique, de même que ceux de
l'archipel des Galapagos portent celle de l'Amérique.
Je n’ai pas encore parlé du caractère de beaucoup le plus remar-
quable de l’histoire naturelle de cet archipel, c’est-à-dire que les
différentes îles sont, dans une grande mesure, habitées par des
animaux ayant un caractère différent. C’est le vice-gouverneur,
M. Lawson, qui a appelé mon attention sur ce fait; il m'a affirmé
que les tortues différaient sur les différentes îles et qu'il pouvait
dire avec certitude de quelle île provenait telle tortue qu'on lui
apportait. Malheureusement je négligeai trop cette affirmation dans
le principe et je mélangeai les collections provenant de deux des
iles. Je n'aurais jamais pu m’imaginer que des îles situées à envi-
ron 50 ou 60 milles de distance, presque toutes en vue les unes
des autres, formées exactement des mémes rochers, situées sous
un climat absolument semblable, s’élevant presque toutes à la
même hauteur, aient eu des animaux différents ; mais nous ver-
rons bientôt que ce fait est exact. 1l arrive malheureusement à la
plupart des voyageurs qu’ils sont obligés de s'éloigner dès qu'ils
ont découvert ce qu’il y a de plus intéressant dans une localité;
j'ai été assez heureux toutefois pour me procurer des matériaux
en quantité suffisante pour établir ce fait extrêmement remar-
quable de la distribution des animaux.
Les habitants, comme je l’ai dit, affirment qu'ils peuvent recon-
naître les unes des autres les tortues provenant des différentes îles;
ils affirment, en outre, que ces tortues ne sont pas de la même
grosseur et qu’elles possèdent des caractères distincts. Le capi-
taine Porter a décrit ! les tortues provenant de l’île Charles et de
Vile Hood, située tout à côté de la première; leur carapace, selon
lui, est épaisse par devant et affecte un peu la forme d’une selle
espagnole ; les tortues de l’île James, au contraire, sont plus rondes,
1 Voyage in the U.S, ship Essex, vol. I, p. 215.
DISTRIBUTION DES ETRES ORGANISÉS. 428
plus noires et ont un meilleur goût quand elles sont cuites. M. Bi-
bron m'affirme aussi qu'il a trouvé deux espèces distinctes de
tortues dans l'archipel Galapagos, mais il ne sait pas de quelles îles
elles proviennent. Les spécimens que j’ai rapportés provenaient de
trois îles ; c’étaient de jeunes individus et c’est probablement pour
cette raison que ni M. Gray, ni moi, n'avons pu découvrir chez eux
aucune différence spécifique. J’ai remarqué que l’Amblyrhynchus
marin était plus grand à l’île Albemarle que partout ailleurs ;
M. Bibron, de son côté, m’informe qu’il a vu deux espèces aqua-
tiques distinctes de ce genre; il est donc probable que les diffé-
rentes îles possèdent leurs races et leurs espèces particulières
d’amblyrhynchus aussi bien que de tortues. Mais ce qui éveilla com-
plétement mon attention, ce fut la comparaison des nombreux
spécimens d'oiseaux moqueurs tués par moi ou par les officiers
du bord. A mon grand étonnement, je m’apercus que tous ceux
qui provenaient de Vile Charles appartenaient à l'espèce Mimus
trifasciatus ; tous ceux qui provenaient de l’île Albemarle appar-
tenaient à l'espèce Mimus parvulus; tous ceux qui provenaient des
îles James et Chatham, entre lesquelles sont situées deux autres îles
formant une espèce de lien, appartenaient à l’espèce Mumus mela-
notis. Ces deux dernières espèces sont très-voisines et quelques
ornithologistes ne les considéreraient que comme des races ou des
variétés bien déterminées. Mais l’espèce Mimus trifasriatus est abso-
lument distincte. Malheureusement, la plupart des spécimens de
moineaux se sont trouvés mêlés ensemble, mais j’ai de fortes raisons
pour croire que quelques espèces du sous-groupe geospiza ne se
trouvent que sur certaines îles. Si les différentes îles possèdent leurs
espèces particulières de geospiza, cela peut expliquer le nombre
considérable d'espèces de ce sous-groupe dans ce petit archipel ;
on peut attribuer aussi au nombre considérable de ces espèces la
série parfaitement graduée dans la grosseur de leur bec. Deux
espèces du sous-groupe cactornis et deux espèces de camarhynchus
proviennent de ces archipels; or les nombreux spécimens tués par
quatre chasseurs dans l’île James, appartiennent tous à une espèce
de chaque groupe; tandis que les nombreux spécimens tués soit
dans l’île Chatham, soit dans l'île Charles, car les deux Lots ont été
mélangés, appartiennent tous aux deux autres espèces. Nous pou-
vons donc en conclure que ces îles possèdent leurs espèces parti-
culières de ces deux sous-groupes. Cette loi de distribution ne paraît
pas s'appliquer aux coquillages terrestres. M. Waterhouse, en exa-
424 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
minant ma petite collection d’insectes, a remarqué qu’aucun d’eux
n’est commun à deux îles; mais il n’a pu, bien entendu, faire cette
remarque que pour ceux auxquels j'avais attaché le nom de l’en-
droit où je les avais trouvés. "
Si actuellement nous examinons la flore, nous trouverons aussi
que les plantes indigènes des différentes îles présentent, tout
comme la faune, des caractères très-distincts. J’emprunte les résul-
tats suivants à mon ami le docteur J. Hooker, qui a une autorité
indiscutable sur ce sujet. Je dois commencer par dire que j'ai
recueilli toutes les plantes en fleur dans les différentes îles sans son-
ger à les séparer ; heureusement, cependant, la collection recueillie
dans chaque île a été placée dans une enveloppe séparée. Toutefois
il ne faudrait pas avoir une confiance trop absolue dans les résultats
que je vais indiquer, parce que les petites collections faites par
quelques autres naluralistes, bien que confirmant en partie ces
résultats, prouvent absolument d'autre part qu’il faut encore faire
de nombreuses études sur la botanique de cet archipel ; en outre,
je ne donne que des chiffres approximatifs pour les légumineuses :
Nombre des espt-
Nombre des Nombre des Nombre des ces particulières à
Nombre total cepéces trou- espèces par- espèces par- l'archipel des Ga-
Nom dele, de “autres par~toulites A fieultées lapagoe, male au
monde Galapagos. ile. plus d'une ile du
Ile James... 71 33 38 30 EUR 8
Ile Albemarle.. 46 48 26 22 4
Ile Chatham... 32 16 16 13 4
Ile Charles... 68 39 * 29 91 8
* Ou 29, si l'on retranche les plantes qui ont été probablement importées.
ll appert de ce tableau un fait véritablement étonnant, c’est-
à-dire que, dans l’île James, sur les trente-huit plantes de cette
île appartenant en propre à l’archipel des Galapagos ou qui, en
d'autres termes, ne se trouvent dans aucune autre partie du
monde, trente se trouvent exclusivement dans cette île. Sur les
vingt-six plantes de l'île Albemarle particulières aux îles Gala-
pagos, vingt-deux ne se trouvent que dans cette île, c’est-à-dire
que quatre seulement croissent dans les autres îles de l’archipel, au-
tant toutefois que les recherches effectuées jusqu'à présent peuvent
le prouver. Le tableau ci-dessus prouve qu’il en est de même pour
les plantes de l’île Charles et pour celles de l’île Chatham. Quelques
exemples rendront peut-être ce fait plus frappant encore : ainsi le
remarquable genre arborescent des Scalesia, appartenant à la famille
DISTRIBUTION DES ETRES ORGANISÉS. 128
des composées, ne se trouve que dans cet archipel; il comprend six
espèces, l’une se trouve dans l’île Chatham, la seconde dans l'île Al-
bemarle, la troisième dans l’île Charles, deux autres dans l’îleJames,
et enfin la sixième dans une de ces trois dernières îles, sans que je
puisse dire exactement laquelle; mais, et c’est là ce qui est extré-
mement remarquable, aucune de ces six espèces ne se trouve dans
deux îles à la fois. Autre exemple : le genre £'uphorbia, qu'on trouve
dans le monde entier, est représenté ici par huit espèces, dont sept
sont particulières à cet archipel et dont aucune ne se trouve sur deux
iles à la fois; les deux genres Acalypha et Burreria, qui se trouvent
dans le monde entier, sont respectivement représentés ici par six
et par sept espèces, mais la même espèce ne se trouve jamais dans
deux îles à l'exception d'un Borreria. Les espèces de composées
sont tout particulièrement locales. Le docteur Hooker m’a indiqué
plusieurs autres exemples frappants des différences des espèces
dans ces diverses îles. Il a remarqué que cette loi de distribution
s'applique, et aux genres particuliers à l’archipel, et à ceux qui sont
répandus dans les autres parties du monde. Or nous avons déjà vu
que les différentes îles possèdent leurs espèces particulières du genre
si répandu des tortues; qu’elles possèdent aussi leurs espèces par-
ticulières du genre si répandu en Amérique des oiseaux moqueurs,
aussi bien que de deux sous-groupes des moineaux particuliers à
l'archipel des Galapagos et presque certainement du genre ambly-
rhynchus.
La distribution des habitants de cet archipel serait loin d’être
aussi étonnante si une île, par exemple, possédait un oiseau mo-
queur et une autre île un oiseau appartenant à un genre tout à fait
distinct; — si une île possédait un genre de lézard et une seconde
ile un autre genre distinct, ou n’en possédait pas du tout; — ou
bien, si les différentes îles étaient habitées, non pas par des espèces
représentatives des mêmes genres de plantes, mais par des genres
totalement différents, comme cela arrive dans une certaine mesure.
Ainsi, pour ne donner qu'un seul exemple de ce dernier cas, un
grand arbre, portant des baies, qui se trouve dans l’île James, ne se
trouve pas représenté dans l’île Charles. Mais ce qui me frappe,
c'est au contraire ce fait que plusieurs îles possèdent leurs espèces
particulières de tortues, d'oiseaux moqueurs, de moineaux ct de
plantes, et que ces espèces ont les mêmes habitudes, occupent
des situations analogues ct remplissent évidemment les mêmes fonc-
tions dans l'économie naturelle de cet archipel. I] se peut sans doute
426 ARCHIPEL DES GALAPAGOS. -
que quelques-unes de ces espèces représentatives, tout au moins
en ce qui concerne les tortues et quelques oiseaux, ne soient après
tout que des races bien définies; mais, en admettant qu'il en soit
ainsi, ce fait n’en aurait pas moins d'intérêt pour le naturaliste.
J'ai dit que la plupart de ces îles sont en vue les unes des autres;
il est bon peut-être que j’entre dans quelques détails sur ce point :
l'île Charles est située à 50 milles (80 kilomètres) de la partie la
plus rapprochée de l’île Chatham et à 33 milles (53 kilomètres) de la
partie la plus rapprochée de l’île Albemarle. L’tle Chatham est située
à 60 milles (96 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l'île
James, mais il y a deux îles intermédiaires que je n’ai pas visitées.
L'île James n’est située qu'à 10 milles (16 kilomètres) de la partie
la plus rapprochée de l’île Albemarle, mais les deux coins où les
collections ont été faites sont à 32 milles (52 kilomètres) l’un de
l’autre. Il est peut-être bon que je répète aussi que, ni la nature
du sol, ni l'altitude des terres, ni le climat, ni le caractère général
des individus et par conséquent leur action l’un sur l’autre, ne dif-
fèrent beaucoup dans les différentes îles. S’il y a une différence
sensible de climat, ce doit être entre le groupe d’iles qui se trouve
sous le vent, c’est-à-dire les îles Charles et Chatham et celui qui se
trouve au vent; mais il ne semble pas y avoir de différence corres-
pondante dans les productions de ces deux moitiés de l’archipel.
La seule explication que je puisse donner des remarquables dif-
férences qui existent entre les habitants de ces diverses îles esl que
des courants très-forts, coulant dans la direction de l’ouest et de
l'ouest nord-ouest, doivent séparer, quant à ce qui concerne le
transport par eau, les îles méridionales des Îles septentrionales; on
a trouvé, en outre, entre ces îles septentrionales, un fort courant
du nord-ouest qui sépare l’île Albemarle de l’île James. Les tem-
. pêtes de vent sont fort rares dans cet archipel, par conséquent ni
les oiseaux, ni les insectes, ni les graines ne peuvent être trans-
portés par le vent d'une ile à l’autre. Enfin, la grande profondeur
de l'Océan entre les îles, leur origine volcanique évidemment
récente, géologiquement parlant bien entendu, semble prouver que
cesiles n’ont jamais été unies l’une à l’autre ; c'est là, probablement,
une considération de la plus haute importance relativement à la
distribution géographique de leurs habitants. Si l’on se rappelle
les faits que je viens d'indiquer on reste étonné de l'énergie de la
force créatrice, si on peut employer une telle expression, qui s’est
manifestée sur ces petites îles stériles et rocailleuses ; on est encore
OISEAUX. 427
plus étonné de l’action différente, tout en étant cependant ana-
logue, de celte force créatrice sur des points si rapprochés les uns
des autres. J’ai dit qu’on pourrait considérer l’archipel des Gala-
pagos comme un satellite attaché à l'Amérique ; mais il vaudrait
mieux l’appeler un groupe de satellites, semblables au point de
vue physique, distincts au point de vue des organismes, el cepen-
dant intimement reliés les uns aux autres et tous reliés au grand
continent de Amérique, de façon très-marquée, quoique beaucoup
moins en somme qu'ils ne le sont l’un avec l'autre.
Pour terminer la description de l’histoire naturelle de ces îles,
je dirai quelques mots sur le défaut de timidité des oiseaux.
Ce caractère est commun à toutes les espèces terrestres, c’est-
à-dire aux oiseaux moqueurs, aux moineaux, aux roitelels, aux
gobe-mouches, aux colomhes et à la buse. Tous s’approchent de
vous d’assez près pour qu’on puisse les tuer à coups de baguette ;
on peut même les prendre, comme j'ai essayé de le faire moi-même,
avec un chapeau ou une casquette. Le fusil vous est presque une
arme inutile dans ces îles ; il m’est arrivé de pousser un faucon avec
le canon de ma carabine. Un jour que j'étais assis à terre, un oi-
seau moqueur vintse poser sur le bord d'un vase fait d'une écaille
de tortue que je tenais à la main et il se mit tranquillement à
boire ; pendant qu'il était posé sur le bord du vase, je le soulevai
de terre sans qu’il bougeât ; j'ai souvent essayé, et souvent aussi
j'ai réussi, à prendre ces oiseaux par les pattes. Les oiseaux de ces
îles paraissent avoir été encore plus hardis qu’ils ne le sont à pré-
sent. Cowley (il a visilé cet archipel en 1684) dit: « Les tour-
terelles étaient si parfaitement apprivoisées, qu’elles venaient se
percher sur nos chapeaux et sur nos bras, de telle sorte que
nous pouvions les prendre vivantes ; elles devinrent un peu plus
timides quand quelques-uns de nos camarades eurent tiré sur
elles. » Dampier écrit aussi, dans la même année, qu’un homme
pouvait facilement tuer pendant sa promenade du matin six ou sept
douzaines de tourterelles. Bien qu’elles soient encore aujourd'hui
extrêmement apprivoisées, les tourterelles ne viennent plus se per-
cher sur les bras des voyageurs; elles ne se laissent pas non plus
tuer en nombre si considérable. Il est même surprenant que ces
oiseaux ne soient pas devenus plus sauvages, car, pendant les cent
cinquante dernières années, des boucaniers et des baleiniers ont
fréquemment visité ces iles, et les matelots, errant dans les bois à
428 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
la recherche des tortues, semblent se faire une fête de tuer les
petits oiseaux.
Bien que plus pourchassés encore aujourd’hui, ces oiseaux ne
deviennent pas facilement sauvages. A l’île Charles, colonisée depuis
six ans environ, j'ai vu un gamin assis auprès d’un puits une badine
à la main, avec laquelle il tuait les tourterelles et les moineaux qui
venaient boire. Il en avait déjà un petit tas auprès de lui pour son
diner; il me dit qu’il avait l'habitude de venir se poster auprès de
ce puits dans le but d'en tuer tous les jours. Il semble réellement
que les oiseaux de cet archipel n’aient pas encore compris que
l’homme est un animal plus dangereux que la tortue ou l’Ambly-
rhynchus ; ils n’y font donc pas plus d’attention que les oiseaux sau-
vages anglais, les pies, par exemple, ne font attention aux vaches et
aux Chevaux qui broutent dans les champs.
Aux iles Falkland on trouve aussi des oiseaux qui ont exacte-
ment le même caractère. Pernety, Lesson, et d’autres voyageurs
ont remarqué le défaut de timidité du petit Opetiorhynchus. Ce
caractère cependant n'est pas particulier à cet oiseau : le Po-
lyborus, la bécasse, l’oie des basses terres ou des hautes terres,
la grive, le bruant et même quelques faucons sont presque tous
aussi peu timides. Ce manque de timidité, dans ce pays où l'on
trouve des renards, des faucons et des hiboux prouve que nous ne
pouvons pas attribuer à l’absence d'animaux carnivores dans les
îles Galapagos le manque de timidité qu’on remarque chez les oi-
seaux de ces dernières îles. Les oies des hautes terres aux îles Falk-
land, en prenant la précaution de bâtir leurs nids sur les îlots qui
avoisinent la côte, prouvent qu'elles redoutent le voisinage des
renards, mais cela ne les a pas rendues sauvages vis-à-vis de
l'homme. Ce défaut de timidité des oiseaux, et particulièrement
des oiseaux aqualiques, contraste singulièrement avec les habi-
tudes de la même espèce à la Terre de Feu, où, depuis des siècles,
les sauvages les pourchassent. Aux îles Falkland, un chasseur peut
arriver à tuer en un jour plus d’oies des hautes terres qu’il n’en
peut porter ; à la Terre de Feu, au contraire, il est aussi difficile
d’en tuer une qu'il est difficile de tuer une oie sauvage en
Angleterre.
A l’époque de Pernety (1763), les oiseaux des îles Falkland
semblaient être beaucoup moins timides qu'ils ne le sont aujour-
d'hui ; ce voyageur affirme que l’Opetiorhynchus venait presque se
percher sur ses doigts et qu'un jour il en tua dix en une demi-
OISEAUX. 429
heure avec une badine. A cette époque les oiseaux devaient donc
être aussi peu timides qu'ils le sont actuellement dans l’archipel
des Galapagos. Dans ces dernières îles, ils paraissent avoir profité
beaucoup plus lentement des lecons de l’expérience que dans les
Îles Falkland ; il est vrai que là les moyens d’acquérir cette expé-
rience ont été nombreux, car, outre les visites fréquentes de bâti-
ments marchands, les îles Falkland ont été, à diverses reprises,
colonisées pendant des périodes plus ou moins longues. A l’époque
même où tous les oiseaux étaient si peu timides, il était fort dif-
ficile, s’il faut en croire Pernety, de tuer le cygne à cou noir; cet
oiseau de passage avait probablement appris la sagesse dans les
pays étrangers.
Je puis ajouter que, selon Du Bois, tous les oiseaux de l'ile
Bourbon en 4571-1572, à l'exception du flamant et des oies,
étaient si peu timides, qu’on pouvait les prendre à la main ou les
tuer avec un baton. Carmichael ' affirme qu’à ‘Tristan d’Acunha,
dans l’Atlantique, les deux seuls oiseaux terrestres qui s’y trouvent,
une grive et un bruant, sont « si peu sauvages, qu’on peut les
prendre avec un filet à papillon. » Ces différents faits nous per-
mettent, je crois, de conclure: 4° que la sauvagerie des oiseaux
vis-à-vis de l’homme est un instinct particulier dirigé contre luz,
instinct qui ne dépend en aucune façon de l'expérience qu’ils ont
pu acquérir contre d’autres sources de dangers ; 2° que les oiseaux
n’acquiérent pas individuellement cet instinct en peu de temps,
même quand on les pourchasse beaucoup, mais que, dans le cours
des générations successives, il devient héréditaire. Nous sommes
accoutumés à voir, chez les animaux domestiques, de nouvelles
habitudes mentales ou des instincts acquis et devenus héréditaires ;
chez les animaux sauvages, au contraire, il doit toujours être très-
difficile de découvrir une science acquise héréditairement. Il n’y
1 Linn. Trans., vol. XII, p. 496. Le fait le plus extraordinaire, à ce sujet, dont
j'aie jamais entendu parler, est la sauvagerie des petits oiseaux dans les parties
arctiques de l'Amérique septentrionale, où, dit-on, on ne les chasse jamais (voir
Richardson, Fauna Bor., vol. II, p. 332). Ce fait est d'autant plus étrange, qu'on
affirme que les mêmes espèces, dans leurs quartiers d’hiver, aux Etats-Unis, ne
sont pas sauvages du tout. Comme l’a si bien remarqué le docteur Richardson,
il y a des points absolument inexplicables relativement aux différents degrés de
timidité et de soin avec lesquels les oiseaux cachent leurs nids. N’est-il pas
étrange, par exemple, que le pigeon ramier, oiseau ordinairement si sauvage,
vienne, en Angleterre, fréquemment faire son nid dans les bosquets situés tout
près des maisons?
430 ARCHIPEL DES GALAPAGOS.
a qu'un moyen d'expliquer la sauvagerie des oiseaux envers
l’homme, c’est par l'habitude héréditaire ; fort peu de jeunes oi-
seaux, comparativement, sont pourchassés par l’homme dans une
année quelconque en Angleterre, par exemple, et cependant, pres-
que tous, même les jeunes encore au nid, redoutent l’homme ;
d'autre part, beaucoup d'individus, et aux îles Galapagos, et aux
îles Falkland, ont eu à souffrir des attaques de l’homme, et cepen-
dant ils n’ont pas encore appris à le craindre. Nous pouvons con-
clure de ces faits que l'introduction d’une nouvelle bête de proie
dans un pays doit causer des désastres terribles avant que les
instincts des habitants indigènes se soient adaptés à la ruse ou à la
force de l'étranger.
CHAPITRE XVIII
Nous traversons l'archipel Dangereux. — Taïti. — Aspect. — Végétation sur les
montagnes. — Vue de Eimeo, — Excursion dans l’intérieur. — Ravins pro-
fonds. — Série de chutes d'eau. — Grand ncmbre de plantes sauvages utiles.
— Tempérance des habitants. — Leur état moral. — Réunion du Parlement. —
La Nouvelle-Zélande. — Baie des fles. — Hippahs. — Excursion à Waimate.
Établissement des missionnaires. — Plantes anglaises devenues sauvages. —
Waiomio. — Funérailles d’une femme de la Nouvelle-Zélande. — Nous met-
tons à la voile pour l’Australie.
Taïti et la Nouvelle-Zélande.
20 octobre 1835. — Après avoir terminé le relevé hydrographique
de l'archipel des Galapagos, nous mettons à la voile pour Taiti;
nous commençons alors une longue traversée de 3200 milles
(5 420 kilomètres). Au bout de quelques jours, nous sortons del’es-
pace sombre et nuageux qui, pendant l’hiver, s'étend fort loin sur
l'Océan au large de la côte de l’Amérique méridionale. Le temps
devient admirablement beau, et, poussés par les vents alizés con-
stants, nous faisons 150 à 160 milles par jour. La température,
dans cette partie contrale du Pacifique, est plus élevée qu’auprés
de la côte américaine ; le thermomètre se maintient nuit et jour,
dans la cabine, entre 80 et 83 degrés F. (38°2 à 40°4 C.), ce qui est
fort agréable ; un degré ou deux de plus, et la chaleur serait insup-
portable. Nous traversons l'archipel Dangereux, où nous voyons plu-
sieurs de ces curieux anneaux d'îles de Corail qui s'élèvent juste au-
dessus de la surface de l’eau et qu’on a appelés des lagoons ou attols.
Une côte admirablement blanche, recouverte par une bande de végé-
tation verte, disparaissant à l'horizon: voilà ce qui forme un lagoon.
Du sommet du grand mât on aperçoit de l’eau parfaitement calme
à l'intérieur de l'anneau. Ces îles de corail, basses, creuses, sont
hors de toute proportion avec le vaste Océan d'où elles s'élèvent
abruptement ; il semble étonnant qu’une si faible barrière ne soit
pas détruite en un instant par la vague toute-puissante et toujours
432 TAITI.
agitée de cet immense océan, auquel on a, avec si peu de raison,
donné le nom de Pacifique.
45 novembre. — Au point du jour, nous arrivons en vue de
Taiti, ile classique pour tous les voyageurs de la mer du Sud. Vue
à une certaine distance, l’île est peu attrayante. On ne peut pas
encore apercevoir l’admirable végétation des basses terres, et on
ne voit guère, au milieu des nuages, que les pics sauvages et
les précipices qui forment le centre de Vile. Un grand nombre
de canots viennent entourer notre vaisseau dès que nous jetons
l’ancre dans la baie de Matavai ; pour nous c’est le dimanche, pour
Taiti c’est le lundi; s’il en avait été autrement, nous n’aurions pas
recu une seule visite, car les habitants obéissent strictement à
l’ordre de ne pas mettre un canot à la mer le dimanche. Nous dé-
barquons après diner pour jouir de toutes les délicieuses impres-
sions que produit toujours un pays nouveau, surtout quand ce pays
est la charmante Taïti. Une foule d'hommes, de femmes et d’en-
fants, tous gais ct joyeux, est rassemblée sur la célèbre pointe
Vénus pour nous recevoir. Ils nous conduisent chez M. Wilson,
missionnaire du district, qui nous accueille très - amicalement.
Après quelques instants de repos chez lui, nous allons faire une
promenade.
Les terres cultivables ne consistent guère qu’en une bande de
sol d’alluvion accumulée autour de la base des montagnes et pro-
tégée contre les vagues de la mer par un récif de corail qui entoure
toute l’île. Entre ce récif et la côte, l’eau est aussi calme que le
serait celle d’un lac; là les indigènes peuvent lancer leurs canots
en toute sécurité, et c’est là aussi que les vaisseaux jettent l’ancre.
Ces terres basses, qui s'étendent jusqu'au bord de la mer, sont
recouvertes par les plus admirables produits des régions intertropi-
cales. Au milieu des bananiers, des orangers, des cocotiers, des ar-
bres à pain, on a défriché quelques champs où l’on cultive l'igname,
la patate, la canne à sucre et l’ananas. Les buissons eux-mêmes
sont composés d’un arbre à fruit, le guava; cet arbre a été importé
et est aujourd’hui si abondant, qu'il est presque devenu une mau-
vaise herbe. J'avais souvent vu au Brésil l’admirable contraste
que forment les bananiers, les palmiers et les orangers. Ici vient
s’ajouter l'arbre à pain, à la splendide feuille luisante et profon-
dément entaillée. C’est quelque chose d’admirable que de voir des
bosquets composés d’un arbre aussi vigoureux que le chéne chargé
d'immenses fruits nutritifs. Il est rare que la pensée de l'utilité
LES TAITIENS. 438
d’un objet ajoute au plaisir que l’on a à le regarder; cependant,
quand il s’agit de ces beaux arbres, il est certain que la connais-
sance que l’on a de leur utilité double l’admiration. Des sentiers,
serpentant au milieu des ombrages, conduisent 4 des maisons
éparses ca et 14; partout nous sommes reçus avec la plus aimable
hospitalité.
_ Les habitants de Taiti sont réellement charmants. Leurs traits
ont une si grande douceur d’expression, qu’on ne peut s’imaginer
que ce sont des sauvages ; leur intelligence est telle, qu'ils font des
progrès rapides dans la civilisation. Les travailleurs restent nus
jusqu’à la ceinture ; c’est alors que l’on peut le mieux admirer les
Taïtiens. Ils sont grands, bien proportionnés, ils ont les épaules
larges ; ce sont, en somme, de véritables athlètes. Jene sais qui a re-
marqué que l’Européen s’habitue facilement au spectacle des peaux
foncées et que cette peau lui paraît alors tout aussi agréable, tout
aussi naturelle que sa propre couleur blanche. Un homme blanc
qui se baigne à côté d’un Taïtien ressemble absolument à une
plante qu'on a fait blanchir à force de soins, à côté d’une belle
plante vert foncé poussant vigoureusement dans les champs. Pres-
que tous les hommes sont tatoués ; ces tatouages accompagnent
si gracieusement les courbes du corps, qu'ils produisent un effet
fort élégant. Un des dessins les plus communs, mais dont les dé-
tails varient à l’infini, peut se comparer à la couronne d’un pal-
mier. Ces dessins partent ordinairement de l'épine dorsale et se
recourhent gracieusement des deux côtés du corps. On s’imaginera
sans doute que j’exagére; mais, en voyant le corps d'un homme
ainsi orné, je n'ai pu m'empêcher de le comparer au tronc d’un
bel arbre entouré de délicates plantes grimpantes.
Presque tous les vieillards ont les pieds couverts de petits dessins
disposés de façon à ressembler à un soulier. Toutefois cette mode
a disparu en partie et d’autres l’ont remplacée. Ici, comme partout
ailleurs, les modes changent assez fréquemment; mais, bon gré
mal gré, il faut s’en tenir à celle qui régnait quand on était jeune.
Chaque vieillard porte donc ainsi son âge imprimé, pour ainsi
dire, sur son corps ; il lui est impossible de jouer au jeune homme.
Les femmes sont tatouées de la même façon que les hommes; très-
souvent aussi elles portent des tatouages sur les doigts. Une mode
est devenue presque universelle aujourd'hui (1835): on se rase la
partie supérieure de la tête de façon à ne garder qu’une couronne de
cheveux. Les missionnaires ont essayé de persuader aux Taïtiens de
28
434 TAITI.
changer cette habitude ; mais c’est la mode, et cette raison est suffi-
sante aussi bien à Taïti qu'à Paris. J'avoue que les femmes m’ont
quelque peu désappointé; elles sont loin d’étre aussi belles que les
hommes. Cependant elles ont quelques coutumes fort jolies, celle,
par exemple, de porter une fleur blanche ou écarlate sur le derriére
de la téte ou dans un petit trou percé dans chaque oreille; elles
portent souvent aussi une couronne de feuilles de cocotier, mais
ce n’est plus un ornement, c’est une simple protection pour les
yeux. Au résumé, il m’a semblé que les femmes, bien plus
encore que les hommes, gagneraient beaucoup à porter un cos-
tume quelconque.
Presque tous les indigènes savent un peu d’anglais, c'est-à-dire
qu'ils connaissent les noms des choses les plus usuelles; c'en est
assez, avec quelques signes, pour pouvoir converser avec eux. En
revenant le soir au bateau, nous nous arrêtons pour contempler
une scène charmante. Une grande quantité d'enfants jouaient sur
le bord de la mer ; ils avaient allumé des feux de joie qui illumi-
naient les arbres et qui se reflétaient dans l’eau ; d'autres, se tenant
par la main, chantaient des chansons du pays. Nous nous asseyons
sur le sable pour assister à leur petite fête. Les chansons impro-
visées se rapportaient, je crois, à notre arrivée ; une petite fille
chantait une phrase que les autres reprenaient en chœur. Cette
scène suffisait à nous convaincre que nous nous trouvions sur les
côtes d’une ile de la célèbre mer du Sud.
47 novembre. — Notre livre de bord indique comme date mardi 17,
au lieu de lundi 16. En nous avançant toujours de plus en plus vers
l’est, nous avons gagné un jour. Avant déjeuner, une véritable flot-
tille de canots entoure notre vaisseau; je suis sûr qu’il monte à bord
deux cents indigènes au moins. Nous sommes tous d'accord sur
un point, c'est qu’il eût été impossible de recevoir en même temps
un aussi grand nombre d’indigènes dans tous les autres pays que
nous avons visités. Tous apportaient quelque chose à vendre, mais
principalement des coquillages, Les Taïtiens comprennent parfai-
tement aujourd’hui la valeur de l'argent et ils le préfèrent aux
vieux habits et à tous autres objets, Toutefois les différentes pièces
de monnaie anglaises ou espagnoles les embarrassent beaucoup ;
ils sont fort inquiets jusqu'à ce qu'on leur ait changé les petites
pièces en dollars, Presque tous les chefs ont accumulé de véritables
trésors. L’un d'eux, il n’y a pas longtemps, offrit 800 dollars (envi-
ron 4000 francs) d’un petit bâtiment ; il n’est pas rare de leur voir
EXCURSION DANS LES MONTAGNES. 485
dépenser de 50 à 100 dollars pour acheter une baleinière ou un
cheval.
Je me rends à terre après déjeuner et je grimpe sur le flanc de
la montagne la plus proche jusqu’à une hauteur de 2000 à 3000
pieds. Les montagnes rapprochées de la côte sont coniques et es-
carpées; les roches volcaniques qui les composent sont coupées
par de nombreux ravins qui se dirigent tous vers le centre de l'ile.
Après avoir traversé la bande étroite de terre fertile et habitée qui
borde la mer, je suis un petit escarpement situé entre deux des ravins
les plus profonds. La végétation est singuliére ; elle consiste presque
exclusivement en petites fougères mélangées un peu plus haut à des
graminées grossières ; cette végétation ressemble à celle que l'on
trouve sur quelques collines du pays de Galles, et cela surprend
beaucoup, car on vient de quitter des bosquets de plantes tropi-
cales. Au point le plus élevé où je suis parvenu, les arbres appa-
raissent de nouveau. Sur les trois zones que j’ai traversées, la pre-
mière doit son humidité et, par conséquent, sa fertilité à ce qu’elle
est absolument plate ; elle est, en effet, à peine élevée au-dessus du
niveau de la mer et l’eau s'écoule très-lentement. La zone inter-
médiaire ne plonge pas, comme la zone supérieure, dans une at-
mosphère humide et nuageuse et reste par conséquent stérile. Les
bois de la zone supérieure sont fort jolis ; les fougères arbores-
centes remplacent les cocotiers que l’on trouve sur la côte. Il ne
faudrait pas supposer, cependant, que ces forêts soient aussi splen-
dides que celles du Brésil ; on ne peut, d’ailleurs, s'attendre à trou-
ver sur une ile un nombre aussi considérable de productions que
sur un Continent.
Du point le plus élevé auquel je suis parvenu, j’apercois parfai-
tement, malgré son éloignement, l’île d’Eimeo, qui appartient au
souverain de Taïti. Sur les hautes montagnes de cette île reposent
d'immenses masses de nuages qui semblent former une ile dans le
ciel bleu. L'ile, à l'exception d’une passe fort étroite, est complé-
tement entourée par un récif. Vue à une si grande distance, on
aperçoit une ligne blanche, étroite, mais bien définie, là où les
vagues viennent se briser sur la muraille de corail. Les montagnes
s'élèvent abruptement du véritable lac compris à l’intérieur de
cette ligne blanche, à l’extérieur de laquelle les eaux agitées de
l'Océan revétent des teintes foncées. Ce spectacle est frappant ; on
pourrait le comparer à une gravure dont le cadre représenterait
les récifs, la marge blanche les eaux tranquilles du lac, et la
436 TAITI.
gravure elle-même l’île. Le soir, quand je descends de la mon-
tagne, je rencontre un homme auquel j’avais fait un petit cadeau
le matin ; il m'apporte des bananes rôties toutes chaudes, un ananas
et des noix de coco. Je ne connais rien de plus délicieusement ra-
fraichissant que le lait d’une noix de coco, après une longue course,
sous un soleil brûlant. Il y a tant d’ananas dans cette ile, qu'on
les mange comme on pourrait manger les navets en Angleterre. Ils
ont un parfum délicieux, préférable peut-être même au parfum de
ceux que l’on cultive en Angleterre, et c’est là, je crois, le plus
grand compliment qu’on puisse faire à aucun fruit. Avant de re-
tourner à bord, je charge M. Wilson de dire au Taïtien qui s’est
montré si aimable, que j’ai besoin de lui et d'un autre homme pour
m’accompagner pendant une courte excursion dans les montagnes.
18 novembre. — Je me rends à terre de très-bonne heure ; j’ap-
porte avec moi un sac plein de provisions et deux couvertures, l’une
pour moi et l’autre pour mon domestique. On attache le tout aux
deux extrémités d’un long bâton que mes guides taïtiens portent
à tour de rôle sur leur épaule. Ces hommes sont accoutumés à por-
ter ainsi, pendant des jours entiers, 50 livres au moins à chaque
extrémité du bâton. Je les préviens qu'ils ont à se pourvoir de pro-
visions et d’habits; ils me répondent que quant aux aliments on
en trouve en abondance dans les montagnes, et que quant aux
vêtements leur peau leur suffit. Nous remontons la vallée de
Tia-auru, dans laquelle coule une rivière qui vient se jeter dans la
mer à la pointe Vénus. C’est une des principales rivières de l’ile ;
elle prend sa source à la base des montagnes centrales les plus
élevées, montagnesquiatteignent une hauteur d’environ 7000pieds.
L'île entière est si montagneuse que le seul moyen de pénétrer
dans l'intérieur est de suivre les vallées. Nous commençons par
traverser des forêts qui bordent les deux côtés de la rivière ; les
échappées de vue, à travers les arbres, sur les hautes montagnes du
centre de l'île sont extrêmement pittoresques. Bientôt la vallée se
rétrécit ; les montagnes qui la bordent s'élèvent et prennent l’as-
pect de véritables précipices. Après trois ou quatre heures de
marche, nous nous trouvons dans un véritable ravin, dont la lar-
geur n'excède pas le lit du torrent. De chaque côté les murs sont
presque verticaux ; cependant ces couches volcaniques sont si
molles, que des arbres et de nombreuses plantes poussent dans
toutes les crevasses. Ces murailles ont au moins quelques milliers
de pieds de hauteur; ce ravin est infiniment plus beau que tout ce
EXCURSION DANS LES MONTAGNES, 487
que j'ai vu jusqu'à présent. Jusqu'à midi le soleil dardait verti-
calement sur nos têtes, l’air était assez frais et assez humide ; mais
bientôt la chaleur devint étouffante. Nous nous arrétons pour
diner à l’ombre d’une saillie de rochers au-dessous d’une muraille
de laves disposées en colonnes. Mes guides se procurent un plat
de petits poissons et de petites écrevisses. Ils s’étaient munis d’un
petit filet étendu sur un cercle; partout où l’eau était assez pro-
fonde, ils plongeaient, suivaient le poisson dans tous les trous
où il allait se réfugier, et le prenaient avec leur filet.
Les Taïtiens se comportent dans l’eau comme de véritables am-
phibies. Une anecdote racontée par Ellis prouve qu'ils sont par-
faitement chez eux dans cet élément. En 1817, on débarquait un
cheval pour la reine Pomaré ; les cordes cassèrent et le cheval
tomba à l’eau ; les indigènes se jetèrent immédiatement à la mer,
et par letrs cris, par leurs efforts pour l’aider, firent presque noyer
le pauvre animal. Mais, dès que le cheval eut atteint la côte, la
population entière se sauva pour échapper au cochon qui porte
l'homme, nom qu'ils avaient donné au cheval.
Un peu plus haut la rivière se divise en trois petits torrents.
Deux de ces torrents sont impraticables ; ils forment une série de
chutes qui partent du sommet de la montagne la plus élevée;
l’autre paraissait tout aussi inaccessible ; nous parvenons cepen-
dant à en remonter le cours par une route très-extraordinaire. Les
côtés de la vallée sont presque perpendiculaires en cet endroit;
mais, comme il arrive souvent dans les roches stratifiées, on trouve
de petites saillies qui sont couvertes de bananiers sauvages, de
plantes liliacées et d’autres admirables productions des tropiques.
Les Taïtiens, en grimpant sur ces saillies pour chercher des fruits,
ont découvert un sentier qui permet de remonter jusqu'au sommet
du précipice. Tout d’abord l’ascension est très-dangereuse, car il
faut passer sur une surface de rochers extrêmement inclinés, où
il n’y a pas une plante pour se retenir ; nous ne parvenons à fran-
chir cet endroit qu’à l’aide des cordes que nous avons apportées.
Comment est-on parvenu à découvrir que ce terrible passage est
le seul point du flanc de la montagne qui soit praticable, c’est
ce que je ne peux comprendre. Nous suivons alors une des saillies
de rochers qui nous conduit à l’un des trois torrents. Cette saillie
forme une petite plate-forme au-dessus de laquelle une magnifique
cascade ayant quelques centaines de pieds de hauteur projette ses
eaux, et au-dessous de laquelle une autre cascade fort élevée va se
488 TAITI.
jeter dans la vallée qui est à nos pieds. Il nous faut faire un cir-
cuit pour éviter la chute d’eau qui est au-dessus de nos tétes. Nous
continuons à suivre des saillies de rochers extrômement étroites ;
une végétation abondante nous cache en partie les dangers que
nous courons à chaque instant. Bientôt, pour passer d’une saillie
à une autre, il nous faut surmonter une muraille verticale. L’un
de mes guides appuie le tronc d'un arbre contre cette muraille,
grimpe sur cet arbre, et parvient enfin à atteindre le sommet en
profitant des crevasses. Il attache alors nos cordes à une saillie de
rochers, il nous en jette une des extrémités, et c’est ainsi que nous
lui faisons passer notre chien et nos bagages; puis nous nous
disposons à grimper à notre tour. Au-dessous de la saillie sur
laquelle était placé le tronc d’arbre, il y avait un précipice qui
devait avoir 500 ou 600 pieds de profondeur au moins; si les fougères
et les lis n’avaient pas en partie dissimulé cet abime, j'aurais eu
le vertige, et rien n'aurait pu me décider à franchir ce dangereux
passage. Nous continuons notre ascension, tantôt en traversant de
petites plates-formes, tantôt en marchant sur des crêtes bordées de
chaque côté par de profonds ravins. J'avais vu dans les Cordillères
des montagnes bien plus considérables, mais rien qui puisse se com-
parer à celles-ci au point de vue des aspérités du terrain. Nous
atteignons enfin dans la soirée un petit endroit plat sur les bords
du torrent que nous avons continué à suivre, mais qui ne forme
plus qu’une série de chutes; nous établissons là notre bivouac pour
la nuit. De chaque côté du ravin il y avait de véritables forêts de
bananiers des montagnes couverts de fruits mûrs. Beaucoup de
ces arbres avaient de 20 à 25 pieds de hauteur et de 3 à 4 pieds
de circonférence. Les Taïtiens nous construisent une excellente
maison en quelques minutes; ils se servent de morceaux d’écorce
en guise de cordes, et de tiges de bambou en guise de poutres ;
ils la recouvrent avec les immenses feuilles du bananier, et nous
préparent un lit fort moelleux avec des feuilles sèches.
Ils se disposent alors à faire du feu pour cuire notre diner. Ils se
procurent le feu en frottant un morceau de bois taillé en pointe
grossière dans une rainure faite dans un autre morceau de bois,
comme s'ils avaient l'intention d'agrandir cette rainure ; à force de
frotter, le bois s’enflamme. Ils n’emploient pour cet usage qu’un
bois particulièrement blanc et très-léger (Hrbiscus tilraceus); c’est
ce même bois qu’ils emploient pour porter des fardeaux, et dont
ils se servent pour faire leurs canots. Ils se procurent ainsi du feu
EXCURSION DANS LES MONTAGNES, 439
en quelques secondes; mais, pour quiconque ne sait pas la manière
de s’en servir, c’est très-difficile, et on n’arrive à un résultat qu'au
prix de grandes fatigues ; enfin j’arrivai à allumer du feu, ce dont
je fus trés-fier. Le Gaucho des Pampas emploie une méthode diffé-
rente : il prend un bâton élastique ayant environ 48 pouces de lon-
gueur, il en appuie une des extrémités sur sa poitrine, et l’autre ex-
trémité, taillée en pointe, repose dans un trou creusé au milieu d’un
morceau de bois; il fait alors tourner rapidement la partie courbe
du bois exactement comme un vilebrequin. Dès que les Taïtiens
eurent allumé leur feu, ils prirent une vingtaine de pierres ayant
environ la grosseur d'une balle à jouer, qu’ils placèrent sur le bois
enflammé. Dix minutes après le bois était consumé et les pierres
chaudes, Pendant ce temps, ils avaient enveloppé de feuilles les
morceaux de bœuf, le poisson, les bananes qu'ils voulaient faire
cuire. Ils placèrent ces petits paquetsentre deux couches de pierres
chaudes, et recouvrirent le tout avec de la terre, de telle sorte
que la vapeur ne pdt s'échapper. Au bout d’un quart d'heure
notre diner était cuit et tout était délicieux. Ils disposèrent notre
repas sur des feuillés de bananier, et, pour tasses, nous donnèrent
la coquille d’une noix de coco ; j’ai rarement aussi bien diné.
Jl était impossible de jeter les yeux sur les plantes qui nous en-
touraient sans ressentir une grande admiration. De toutes parts des
forêts de bananiers dont les fruits, bien que servant à l’alimentation
sur une grande échelle, pourrissent sur le sol en quantité incroyable.
Devant nous se trouvait un champ immense de cannes à sucre sau-
vages, et enfin, sur les bords du torrent, des quantités considérables
d’ava, plante à Ja tige noueuse vert foncé et si fameuse autrefois pour
ses puissantes qualités enivrantes. J’en machai un petit morceau,
mais je trouvai que cette plante a un goût désagréable et acre, à
tel point qu’on aurait pu croire mâcher une plante vénéneuse.
Grâce aux missionnaires, cetle plante ne pousse plus maintenant
que dans ces ravins éloignés. Tout auprès je pouvais voir l’arum
sauvage, dont les racines cuites sont trés-bonnes à manger et dont
les jeunes feuilles sont meilleures que les épinards. On trouve là
aussi l’igname sauvage et une plante liliacée appelée 7%, plante qui
pousse en grande abondance ; elle a une racine brune, molle et
qui ressemble, à s’y méprendre, à un gros morceau de bois; cette
racine nous sert de dessert; elle est aussi sucrée que la mélasse
et a un goût fort agréable. On trouve, en outre, plusieurs autres
espèces de fruits sauvages et de plantes utiles. Dans le petit torrent
440 TAITI.
on voit une quantité d’anguilles et d’écrevisses. Je ne pouvais
m'empêcher d'admirer cette scène et de la comparer à un endroit
non cultivé des zones tempérées. Je me sentais de plus en plus
convaincu que l’homme, ou tout au moins l'homme sauvage, dont
la raison n'était encore qu’en partie développée, doit être l'enfant
des tropiques.
Avant que la nuit fût tout à fait venue, j'allai me promener
à l’ombre des bananiers en remontant le cours du torrent. Je fus
bientôt arrêté, car le torrent formait en cet endroit une cataracte
ayant 200 ou 300 pieds de haut; au-dessus de celle-là, il y en avait
encore une autre. Je ne mentionne toutes ces chutes dans le cours
du ruisseau que pour donner unc idée de l’inclinaison générale
du sol. Le petit bassin dans lequel se précipite le torrent est en-
touré de bananiers ; on dirait que le vent n’a jamais soufflé en cet
endroit, car les grandes feuilles de cet arbre, couvertes d’écume,
sont parfaitement intactes, au lieu d’être brisées en mille filaments,
comme elles le sont ordinairement. Suspendus comme nous
l’étions sur le flanc de la montagne, les profondes vallées voisines
offraient un spectacle magnifique; d’un autre côté, les hautes
montagnes du centre de l’île nous cachaient à moitié le ciel. Quel
sublime spectacle que de voir la lumière disparaître graduellement
sur ces pics élevés !
Avant de se coucher, le plus vieux Taïtien se mit à genoux et,
les yeux fermés, répéta une longue prière dans sa langue mater-
nelle. Il pria en vrai chrétien, qui ne craint pas le ridicule, et qui
ne fait pas ostentation de sa piété. De même aussi ni l’un ni
l’autre de mes deux guides n'aurait rien voulu manger sans pro-
noncer d’abord une courte prière. Les voyageurs qui pensent que
le Taïtien ne prie que sous les yeux du missionnaire auraient dû se
trouver avec nous ce soir-là sur le flanc dela montagne. Il pleut
très-fort pendant la nuit, mais notre toit de feuilles de bananier
nous garantit de la pluie.
Au point du jour mes guides préparent un excellent déjeuner,
tout comme ils avaient préparé le dîner la veille au soir. Ils font
certainement grande fête au repas : je puis même dire que j'ai
rarement vu des hommes manger autant. Je suppose qu'ils ont
l'estomac distendu, parce que la plus grande partie de leur alimen-
tation consiste en fruits et en légumes qui contiennent sous un
volume donné une partie comparativement fort petite d'éléments
nutritifs. Je poussai, sans le savoir, mes compagnons à violer une de
TEMPÉRANCE DES INDIGÈNES. 44
leurs lois : j'avais emporté avec moi un petit flacon d’eau-de-vie,
et je les pressai tant d'en accepter, qu’ils ne purent refuser ; mais dès
qu'ils en buvaient une gorgée, ils mettaient un doigt devant leur bou-
che en prononcant le mot: « Missionnaires » .I] y a environ deux ans,
bien que l’ava fût interdit, l’ivrognerie exerca des ravages effroyables |
à cause de l’introduction des alcools. Les missionnaires persua-
dérent A quelques hommes intelligents, qui comprenaient que le
pays allait se dépeupler rapidement, de former une société de tem-
pérance. Entrainés par le bon sens ou honteux de rester à l’écart,
tous les chefs et la reine elle-méme devinrent membres de cette
société. On votaimmédiatement une loi défendant l'introduction des
alcools et punissant d’une amende quiconque introduirait ou ven-
drait cet article défendu. Pour être juste jusqu'au bout, on alloua
un certain laps de temps pour permettre l’emploi des provisions qui
se trouvaient dans l’île. Mais, le jour où la loi devint exécutoire, on
fit une visite générale, dont ne furent méme pas exceptées ‘les
maisons des missionnaires, et on répandit sur le sol tout l’ava
que l’on trouva (les indigènes donnent ce nom générique d'ava
à tous les alcools). Quand on pense aux effets de l’intempérance sur
les indigènes des deux Amériques, je pense que quiconque aime
“Taiti doit être reconnaissant aux missionnaires. Aussi longtemps
que la petite île de Sainte-Hélène appartint à la Compagnie des
Indes orientales, on y défendit la vente des alcools, à cause du mal
qui avait été fait ; on y faisait venir du vin du cap de Bonne-Espé-
rance. Il est assez singulier, et ce n’est guère à notre avantage,
.que, l’année même où on permettait à nouveau la vente des alcools
à Sainte-Hélène, le peuple de Taïti en défendait l'usage.
Nous nous remettons en route après déjeuner. Le seul but que
je me proposais était de voir un peu l’intérieur de l’île; nous reve-
nons donc par un autre sentier qui nous conduit un peu plus bas
dans la vallée principale. Le sentier est d’abord très-difticile sur le
flanc de la montagne qui borde la vallée. Dès que le sol devient un
peu plus plat, nous avons à traverser de véritables forêts de bana-
niers sauvages. Quand on voit, à l'ombre épaisse de ces arbres, les
Taïtiens le corps nu et tatoué, la tête ornée de fleurs, on pense
malgré soi à l’homme habitant quelque terre primitive. Pour des-
cendre dans la vallée, il nous faut suivre une longue ligne de saillies
de rochers; elles sont extrêmement étroites et, dans bien des
endroits, aussi inclinées qu'une échelle, mais elles sont toutes recou-
vertes d’une magnifique végétation. Le soin extrême qu'il faut
443 TAITI.
mettre à bien s'assurer de chaque pas que l'on fait rend la marche
très-fatigante. Je ne cessais de m'étonner à la vue de ces ravine et
de ces précipices ; quand, perché sur une de ces saillies, on apercoit
la vallée à ses pieds, on se trouve absolument isolé en l’air, on se
croirait en ballon. Nous n’avons occasion de nous servir de nos cordes
qu'une fois seulement, à l'endroit où le sentier rejoint la vallée
principale. Nous passons la nuit sous le rocher où nous avions diné
la veille, nuit fort belle, fort calme, et dont les ténèbres sont extré-
mement épaisses à cause de la profondeur du ravin et de son peu
de largeur.
Avant de voir le pays par moi-même, j'avoue qu'il m'était diff-
cile de comprendre deux faits rapportés par Ellis : 4° qu'après les
terribles batailles des anciens temps les survivants du parti vaincu se
retiraient dans les montagnes, où une poignée d'hommes peut
résister à une armée entière, 1l est certain qu'une demi-douzaine
d'hommes eussent suffi pour en repousser un millier à l’endroit
où nous dûmes nous servir d’un tronc d'arbre comme échelle;
2° qu'après la conversion des habitants au christianisme il resta
dans les montagnes des hommes sauvages dont la retraite était
inconnue aux habitants plus civilisés.
20 novembre. — Nous nous remettons en route de très-bonne
heure de facon à arriver à midi à Matavai. Nous rencontrons en
route une troupe considérable d'hommes magnifiques qui vont
chercher des bananes sauvages, On me dit à mon arrivée que le
vaisseau, ne pouvant pas se procurer d'eau douce en quantité suffi-
sante, est allé jeter l’ancre dans le port de Papawa ; je me rends.
immédiatement à cet endroit, qui est fort joli. La baie est entourée
de récifs et l’eau aussi calme que celle d’un lac. Les terrains cul-
üvés, couverts des admirables productions des tropiques, descendent
jusqu’au bord de l’eau ; ca et 14 on voit quelques cottages.
Avant d'arriver dans cette ile, j'avais lu, sur le caractère des habi-
tants, bien des récits contradictoires ; je désirais donc d'autant plus
juger par moi-même de l’état moral des habitants, bien que ce juge-
ment doive être nécessairement imparfait. Les premières impres-
sions dépendent presque toujours d’idées préconçues. Ce que je
savais sur ces Îles, je l'avais emprunté principalement à l'ouvrage
d’Ellis (Polynesian Researches), ouvrage admirable, extrêmement
intéressant, mais où tout est présenté sous le jour le plus favorable.
J'avais lu aussi la relation du voyage de Beechey et celle de Kotzebue,
ennemis acharnés de tout ce qui est missionnaire, Si l’on compare
LES MISSIONNAIRES. 448
ces trois récits, on pourra se faire certainement une idée assez exacte
de ce qu’est Taiti au moment actuel (1835). Cependant les deux der-
niers auteurs que j'ai cités m’avaient donné une opinion absolument
incorrecte, c'est-à-dire que les Taïtiens étaient devenus sombres
et moroses et qu’ils avaient une peur effroyable des missionnaires.
J'avoue n'avoir pas trouvé trace de ce sentiment, à moins qu’on
ne confonde la crainte et le respect. Je croyais trouver un peuple
mécontent, j'affirme au contraire qu'il serait difficile de trouver en
Europe une nation aussi gaie et aussi heureuse. On reproche cepen-
dant aux missionnaires, comme une petitesse et comme une folie,
d’avoir proscrit l’usage de la flûte et de la danse; on leur reproche
aussi la stricte observation du dimanche qu'ils ont établie dans ces
îles. Ce n’est pas à moi, qui n’ai pas été autant de jours ici que
d'autres y ont été d'années, à exprimer une opinion sur ce point.
En somme, il me semble que les sentiments moraux et religieux
des habitants sont dignes de remarque. Il y a bien des gens qui
attaquent, plus vivement encore que Kotzebue, et les missionnaires,
et leur système, et les résultats qu’ils ont obtenus. Mais ils ne se
donnent pas la peine de comparer l'état actuel de l’île avec ce qu'il
était il y a vingt ans à peine ou même avec l’état de l'Europe à notre
époque ; ils voudraient trouver dans cette ile la perfection chré-
tienne. Ils voudraient que les missionnaires aient réussi à faire ce
que les apôtres eux-mêmes n'ont pu faire. Ils ne songent qu’à blà-
mer les missionnaires de n'avoir pas amené ces peuples à l’état de
moralité la plus parfaite, au lieu de les louer des résultats qu'ils ont
obtenus. Ils oublient, ou ils ne veulent pas se rappeler, que les sacri-
tices humains, — que la puissance des prêtres idolatres,— qu'un sys-
tème de débauches sans pareil dans aucune autre partie du monde,—
que l’infanticide, conséquence de ce système, — que des guerres
cruelles, pendant lesquelles les vainqueurs n’épargnaient ni les
femmes ni les enfants, ont disparu aujourd’hui; que l'introduction
du christianisme a considérablement réduit la fraude, l'intempé-
rance et la débauche. C’est une profonde ingratitude chez un
voyageur que d'oublier tout cela, car, s'il est sur le point de faire
naufrage sur quelque côte inconnue, il doit vivement désirer que
les enseignements des missionnaires aient pénétré jusque-là.
On dit, il est vrai, que les femmes ne sont guère plus vertueuses
qu'elles ne l’étaient autrefois. Mais, avant de blamer les mission-
naires, il est bon de se rappeler les scènes décrites par le capi-
taine Cook et par M. Banks, scènes dans lesquelles les grand’méres
464 TAITI.
et les mères des femmes d’aujourd’hui ont joué un rôle. Ceux qui
sont le plus sévères devraient se rappeler que la bonne conduite
des femmes en Europe provient, en grande partie, des lecons et des
exemples que donnent les mères à leurs filles ainsi que des préceptes
religieux. Mais il est inutile de raisonner avec ces gens-là ; je suis
persuadé que, désappointés de ne pas trouver autant de facilités
pour la débauche qu'on en trouvait anciennement, ils ne veulent pas
faire honneur de ce progrès à une morale qu’ils n’ont aucun désir de
pratiquer ou à une religion qu’ils rabaissent, s'ils ne la méprisent pas.
Dimanche 22. — Le port de Papiéte, où réside la reine, peut
être considéré comme la capitale de l’île; c’est 14 aussi que se
trouve le siége du gouvernement et que se rendent presque tous
les bâtiments. Le capitaine Fitz-Roy y conduisit une partie de
l'équipage pour entendre le service divin, d’abord en taitien,
puis en anglais. M. Pritchard, le principal missionnaire de l'ile,
célébra le service. La chapelle, construite en bois, était absolument
remplie par des gens propres, se conduisant bien, de tout âge et
de tout sexe. Je fus quelque peu désappointé au point de vue de
l'attention prétée au service, mais peut-être est-ce que je m’atten-
dais à de trop belles choses. Dans tous les cas, il serait difficile à cet
égard de trouver une différence entre le service divin à Taïti et le
service divin dans une commune rurale en Angleterre. Le chant
des hymnes était extrêmement agréable ; mais le sermon, bien que
l’orateur s’exprimat avec facilité, était assez monotone, peut-être
à cause de la répétition constante de ces mots: Tata ta mata mat.
Après le service anglais, nous nous rendons à pied jusqu’à Matavai,
promenade charmante, tantôt sur le bord de la mer, tantôt à
l'ombre d’arbres magnifiques.
Il y a environ deux ans, un petit bâtiment portant le pavillon
anglais fut pillé par les habitants d’une île se trouvant sous la do-
mination de la reine de Taïti. On attribua cet acte à quelques
ordres donnés par Sa Majesté. Le gouvernement anglais demanda
une compensation, elle fut accordée et il avait été convenu qu’on
payerait une somme de près de 3000 dollars le 1°* septembre der-
nier. Le commandant de l’escadre à Lima avait ordonné au capi-
taine Fitz-Roy de s'occuper de cette affaire et de demander satis-
faction, si on ne lui versait pas l’argent comme il avait été convenu.
Le capitaine Fitz-Roy demanda donc une audience à la reine
Pomaré, fameuse depuis à cause des mauvais traitements que lui
ont fait subir les Français. La reine ordonna qu’un parlement,
PARLEMENT TAITIEN. 445
composé des principaux chefs de l’île, se réunit sous sa présidence
pour examiner cette question. Je n’essayerai pas de décrire cette
scéne aprés le récit intéressant qu’en a fait le capitaine Fitz-Roy.
L’argent n’avait pas été versé et peut-étre les raisons données pour
expliquer ce retard n’étaient-elles pas suffisantes. Mais je ne
puis trouver de termes pour exprimer la surprise que nous avons
tous ressentie en voyant le bon sens, la force de raisonnement, la
modération, la candeur, la promptitude de résolution que montra
ce parlement. Nous quittames tous la réunion avec une idée bien
différente sur les Taïtiens de celle que nous avions quand nous y
entrâmes. Les chefs et le peuple résolurent de souscrire pour par-
faire la somme nécessaire. Le capitaine Fitz-Roy leur fit remar- °
quer qu’il était dur de sacrifier leurs propriétés particulières pour
effacer les crimes d’insulaires éloignés. Ils répondirent qu'ils étaient
fort obligés au capitaine Fitz-Roy de ces bonnes paroles, mais que
Pomaré était leur reine et qu'ils étaient décidés à l’aider dans cette
difficulté. Cette résolution, sa prompte exécution, car la souscrip-
tion fut ouverte dès le lendemain matin, terminérent admirable-
ment cette scène remarquable de 1oyauté et de bons sentiments.
A la suite de cette discussion, plusieurs chefs saisirent l’occasion
pour faire au capitaine Fitz-Roy plusieurs questions sur les lois et
les coutumes internationales, principalement par rapport au trai- |
tement des vaisseaux et des étrangers. La discussion commençait
immédiatement et les lois étaient votées aussitôt après. Ce parlement
taïtien dura plusieurs heures; dès que la séance fut terminée, le
capitaine Fitz-Roy invitalareine Pomaré à faire une visite au Beagle.
25 novembre. — On envoie dans la soirée quatre canots pour
transporter Sa Majesté ; le vaisseau était pavoisé et les matelots
placés dans les haubans quand elle arriva à bord ; la plupart des
chefs accompagnaient la reine. Tous se conduisirent parfaitement
bien; ils ne demandérent rien et parurent très-satisfaits des pré-
sents que leur fit le capitaine Fitz-Roy. La reine est une grosse
femme qui n’a ni grâce, ni beauté, ni dignité ; elle ne possède qu’une
qualité royale : un air de parfaite indifférence dans toutes les cir-
constances. Les fusées causèrent un enthousiasme universel ; après
chaque explosion un cri formidable s'élevait tout autour de la baie.
On admira aussi beaucoup les chants des matelots; la reine dit
qu’elle pensait que l’un des plus gais n’était certainement pas un
hymne. Le cortége royal ne retourna à terre qu'après minuit.
26 novembre. — Dans la soirée nous levons l’ancre et, poussés
446 NOUVELLE-ZELANDE.
par une belle brise de terre, nous nous éloignons dans la direction
de la Nouvelle-Zélande. Au moment où le soleil se couche, nous
jetons un dernier regard sur les montagnes de Taïti, ile à laquelle
chaque voyageur a payé un tribut d’admiration.
19 décembre. — Dans la soirée nous apercevons la Nouvelle-Zé-
lande dans le lointain. Nous pouvons nous dire actuellement que
nous avons presque traversé le Pacifique. Il faut avoir navigué sur
ce grand océan pour comprendre combien il est immense; pendant
des semaines nous avions toujours été rapidement en avant sans
rien rencontrer, sans rien voir, que l’eau bleue et profonde. Dans
les archipels mêmes, les îles ne sont que des points microscopiques
' trés-distants les uns des autres. Accoutumés que nous sommes à
étudier des cartes faites A une trés-petite échelle, encombrées
de points, d’ombre et de noms, il nous est trés-difficile de com-
prendre combien est petite la proportion des terres relativement
à celle de l’eau dans cette immense étendue. Nous avons tra-
versé aussi le méridien des antipodes et nous sommes heureux de
penser que chaque lieue faite actuellement. nous rapproche de
l’Angleterre. Les antipodes! C’est un mot qui rappelle à l'esprit
bien des idées qu’on se faisait étant enfant, bien des étonnements
qu'on éprouvait alors. II y a quelques jours encore je pensais à
. cette limite imaginaire comme à un point défini dans notre voyage
vers la patrie ; aujourd’hui, je suis bien obligé de me dire que tous
ces lieux que vous représente l'imagination sont autant d’ombres
que l’homme ne peut jamais atteindre. Une tempête qui a duré
quelques jours nous a donné tout le temps de calculer ce qui nous
reste encore à faire avant de nous retrouver dans notre pays et nous
a fait désirer plus encore, s’il est possible, que notre voyage soit
terminé.
21 décembre. — Nous pénétrons dans la matinée dans la baie
des Iles; le vent tombe au moment où nous entrons dans cette
baie, et il est midi avant que nous puissions jeter l’ancre. Le
pays est montagneux, les contours sont arrondis, de nombreux
bras de mer partant de la baie pénètrent profondément dans les
terres. A une certaine distance, le sol paraît recouvert de gros-
siers pâturages. Ge sont tout simplement des fougères. Sur les col-
lines éloignées et dans quelques parties des vallées, on voit beau-
coup de bois. La teinte générale du paysage n’est pas vert brillant,
elle ressemble un peu à celle du pays situé un peu au sud de Con-
cepcion, au Chili. Dans plusieurs parties de la baie, des petits vil-
BAIE DES ILES, 447
lages composés de maisons carrées, propres, descendent jusqu’au
bord de l’eau. Dans le port, nous voyons trois baleiniers, et, de
temps en temps, un canot passe d’un point à l’autre de la côte. A
ces exceptions près, la tranquillité la plus complète semble régner
sur le pays tout entier. Un seul canot vient à notre rencontre ; cette
solitude et, en un mot, l'aspect de la scène entière, forment un
contraste frappant et peu agréable du reste avec le joyeux accueil
qui nous avait été fait à Taïti.
Nous nous rendons à terre dans l’après-midi ; nous débarquons
auprès d'un des groupes les plus considérables de maisons, groupe
qui mérite à peine le nom de village. Ce village s'appelle Pahia ;
c'est la résidence des missionnaires et on n’y trouve aucun indi-
gène, sauf des domestiques ou des ouvriers. Il y a en tout 200 ou
300 Anglais dans le voisinage de la baie des Iles; tous les cot-
tages, dont la plupart sont blanchis À la chaux et paraissent
fort propres, sont la propriété des Anglais. Les huttes des indigènes
sont si petites, si insigniflantes, qu'il faut être sur elles pour les
apercevoir. Quel charme de retrouver à Pahia les fleurs anglaises
qui ornent les jardins devant les maisons ! On y voit des roses de
plusieurs espèces, du chèvrefeuille, du jasmin, des giroflées et des
haies entières d’églantiers.
22 décembre. — Je vais faire une promenade dans la matinée,
mais je m'aperçois bientôt qu’il est impossible de parcourir le pays.
Toutesles collines sont recouvertes par d'immenses fougères et par
une plante qui ressemble au cyprès et qui forme de véritables fourrés;
on n’a jusqu’à présent défriché et cultivé que fort peu de terrain.
J’essayai de parcourir le bord de la mer, mais là encore, de quelque
côté que je dirigeasse mes pas, j'étais bientôt arrêté par des cri-
ques d’eau de mer ou par de profonds ruisseaux. Tout comme à
Chiloé, les habitants des différentes parties de la baie ne peuvent
guère communiquer qu'en bateau. Je remarque avec quelque
surprise que presque toutes les collines ont été autrefois plus ou
moins fortifiées. Le sommet est disposé en degrés ou en terrasses
successives, fréquemment défendu en outre par un profond fossé.
J'observai plus tard que les principales collines de l'intérieur ont
pris aussi cette forme artificielle sous la main des habitants. C’est
ce qu’on appelle les pahs, dont le capitaine Cook parle assez sou-
vent sous le nom de Hippak ; cette différence d'appellation pro-
vient de ce que, dans le second cas, l’article est ajouté au sub-
stantif.
448 NOUVELLE-ZÉLANDE.
Les amas de coquillages et les fossés dans lesquels, m'a-t-on dit,
les indigènes avaient coutume de tenir des patates en réserve,
prouvent que les pahs ont été autrefois fort souvent habités. Il
n’y a pas d’eau sur ces collines, les défenseurs ne pouvaient donc
résister à un long siége, mais ils pouvaient tenir devant une atta-
que soudaine et défendre successivement les différentes terrasses.
L'introduction générale des armes à feu a changé tout le système
de la guerre chez ces peuples, car le sommet d’une colline est
actuellement une situation trop exposée; aussi les pahs sont-ils
aujourd’hui (1835) toujours construits dans les plaines. Ils con-
sistent en une double estacade formée par des morceaux de bois fort
épais et assez élevés, placés en zigzag, de sorte qu'on peut toujours
prendre l’ennemi par derrière ou en flanc. A l’intérieur de l’esta-
cade, on élève une colline artificielle derrière laquelle les défen-
seurs du fort peuvent s’abriter. Des petites portes fort basses sont
ouvertes dans la palissade d'enceinte pour permettre aux défen-
seurs d’aller reconnaître leurs ennemis. Le révérend W. Williams,
qui me donne ces détails, ajoute que dans l’un de ces pahs il avait
remarqué des séparations. Il demanda au chef ce à quoi elles
pouvaient servir; celui-ci lui répondit que c'était pour {séparer
les hommes, afin que si quelques-uns d'entre eux sont tués, les voi-
sins ne les voient paset par conséquent ne se découragent pas.
Les Nouveaux-Zélandais considèrent ces pahs comme un moyen
de défense excellent ; leurs ennemis, en effet, ne sont jamais assez
disciplinés pour se précipiter en troupe sur la palissade, l’abattre et
entrer. Quand une tribu fait la guerre, le chef ne peut ordonner à
un homme d'aller ici ou là, chaque homme comhat de la manière
qui lui convient le mieux; or chaque individu doit considérer que
s'approcher d'une palissade défendue par des hommes portant
des armes à feu, c’est s’exposer à une mort certaine. Je ne crois
cependant pas qu'on puisse trouver race plus guerrière que les
Nouveaux-Zélandais. Leur conduite, alors qu'ils virent un vais -
seau pour la première fois, ainsi que le raconte le capitaine Cook,
en est un excellent exemple : il fallait une hardiesse extraordi-
naire pour jeter des pierres à un objet si grand et si nouveau et
pour crier : « Venez à terre, nous vous tuerons et nous vous man-
gerons tous.» La plupart de leurs coutumes, leurs actes même
les plus insignifiants prouvent cet esprit guerrier. Si un Nouveau-
Zélandais reçoit un coup, mème en plaisantant, il faut qu'il le
rende ; j'en ai vu plusieurs exemples.
GUERRES PERPÉTUELLES, 449
Aujourd'hui, grâce aux progrès de la civilisation, les guerres
sont bien moins fréquentes, sauf chez les tribus méridionales. On
m'a raconté sur ces tribus un fait caractéristique qui s’est passé il
y a quelque temps. Un missionnaire arriva chez un chef et trouva
toute la tribu se préparant à la guerre ; les fusils étaient nettoyés
et les munitions prêtes. Le missionnaire fit aux indigènes de longs
raisonnements sur l'inutilité de la guerre, sur les causes futiles
qui les y poussaient. Il parla tant et si bien, que la résolution du
chef en fut ébranlée ; mais tout à coup ce dernier se rappela qu’il
avait un baril de poudre en fort mauvais état et qui ne pouvait guère
se conserver beaucoup plus longtemps. C'était là un argument irré-
sistible démontrant la nécessité d’une guerre immédiate, car c'eût
été dommage de laisser gâter de si bonne poudre; la guerre fut
donc décidée. Les missionnaires m'ont raconté que l’amour de la
guerre a été le seul et unique mobile de toutes les actions de Shongi,
le chef qui a visité l'Angleterre. La tribu dont il était le chef
avait été autrefois fort opprimée par une tribu qui habite les bords
de la rivière Thames. Les hommes jurèrent solennellement que,
dès que leurs fils seraient assez grands et qu'ils seraient devenus
assez puissants, ils n’oublieraient ni ne pardonneraient jamais ce
qu’on leur avait fait souffrir. Le principal motif du voyage de
Shongi en Angleterre avait été de trouver les moyens d’accom-
plir ce serment. Il ne faisait attention aux cadeaux qu'on lui fai-
sait qu’à condition qu’il pit les convertir en armes; il ne s'inté-
ressa qu’à une seule chose, la manufacture des armes. Par une
étrange coincidence Shongi, en passant à Sydney, rencontra chez
M. Marsden le chef de la tribu de la rivière Thames; ils se saluérent
poliment, puis Shongi dit à son ennemi que, dès qu'il serait de
retour à la Nouvelle-Zélande, il lui ferait une guerre sans trêve ni
merci. L'autre accepta le défi; dès son retour, Shongi tint sa pa-
role à la lettre. Il finit par détruire complétement la tribu de la
rivière Thames et par tuer le chef qu'il avait défié. Sauf ce sentiment
si vif de haine et de vengeance, Shongi était, dit-on, une fort
bonne personne.
Dans la soirée je vais, accompagné du capitaine Fitz-Roy et de
M. Baker, un des missionnaires, visiter Kororadika. Nous nous
promenons dans le village, causant avec beaucoup de monde;
hommes, femmes et enfants. On compare tout naturellement les
Nouveaux-Zélandais aux Taïtiens ; ils appartiennent d'ailleurs à
Ja même race. Mais la comparaison n’est pas à l’avantage des Nou-
29
450 NOUVELLE-ZÉLANDE.
veaux-Zélandais : peut-être ont-ils une énergie supérieure à celle des
Taitiens, mais sous tous les autres rapports ils sont inférieurs. On
n'a qu’à les regarder l’un et l’autre pour être convaincu que l’un
est un sauvage, l’autre un homme civilisé. On chercherait en vain
dans toute la Nouvelle-Zélande un homme ayant l'expression et le
port du vieux chef taitien Utamme. Peut-être est-ce parce que les
singuliers dessins du tatouage des Nouveaux-Zélandais leur donnent
un aspect désagréable. On est étonné et tout surpris, quand on n'y
est pas habitué, de voir les dessins compliqués, bien que symétriques,
qui leur couvrent tout le corps; il est probable, en outre, que les
profondes incisions qu'ils so font sur la face détruisent le jeu des
muscles superficiels et leur donnent un air de rigide inflexibilité.
Mais à côté de cela ils ont quelque chose dans le regard qui indique
certainement la ruse et la férocité. Ils sont grands et forts, mais on
ne peut les comparer, sous le rapport de l'élégance, méme aux
classes inférieures de Taïti.
Leur personne et leurs maisons sont très-sales et émettent une
odeur horrible, il semble qu'ils n'aient jamais eu l'idée de se
laver ou de laver leurs effets. J'ai vu un chef qui portait une
chemise toute noire et si couverte d’ordures, qu’elle en était roide;
je lui demandai comment il se faisait qu’elle fût si sale : «Mais ne
voyez-vous pas, répondit-il d’un air tout étonné, que c’est une
vieille chemise ? » Quelques hommes portent des chemises, mais le
costume principal du pays est une grande couverture, ordinaire-
ment couverte d’ordures, qu'ils portent sur l’épaule de la facon la
plus disgracieuse. Quelques-uns des principaux chefs ont des habits
anglais assez propres, mais ils ne les portent que dans les grandes
occasions.
23 décembre. — Les missionnaires ont acheté quelques terrains
pour y établir des cultures à un endroit appelé Waimate, A envi-
ron 45 milles de la baie des îles et à moitié chemin entre la côte
occidentale et la côte orientale. J'avais été présenté au révérend
W. Williams, qui, quand je lui en exprimai le désir, m'invita à lui
rendre visite dans son établissement. M. Bushby, le résident anglais,
m’offrit de me conduire en bateau dans une crique où je verrais une
jolie cascade, ce qui en outre raccourcirait de beaucoup la route
que j'aurais à faire à pied. Il me procura aussi un guide. I] demanda
à un chef voisin de lui recommander quelqu’un pour me guider et
le chef s’offrit à m’accompagner lui-même; ce chef ignorait si com-
plétement la valeur de l'argent, qu’il me demanda d’abord combien
LES INDIGÈNES. . 454
je lui donnerais de livres sterling, il est vrai qu'il se contenta ensuite
de 2 dollars. Quand je lui montrai un petit paquet que je voulais
emporter, il déclara qu'il devait se faire accompagner par un esclave.
Ces sentiments d’orgueil commencent à disparaître, mais, il n'y a
pas longtemps encore, un chef aurait préféré mourir plutôt que de
se soumettre à l’indignité de porter le fardeau le plus petit. Mon
guide était un homme actif, il portait une couverture fort sale et
sa figure était complétement tatouée. Autrefois c'était un grand
guerrier. Il paraissait dans les meilleurs termes avec M. Bushby,
ce qui n’empéchait pas qu'ils n’eussent quelquefois de violentes
querelles. M. Bushby me fit remarquer que le meilleur moyen de
venir à bout de ces indigènes, même au moment où ils sont le plus
en colère, est de se moquer tranquillement d’eux. « Un jour ce
chef était venu dire à M. Bushby en le bravant : Un grand chef, un
grand homme, un de mes amis, est venu me rendre visite, il faut
que vous lui donniez quelque chose de bon à manger, que vous lui
fassiez de beaux présents, etc. » M. Bushby le laissa aller jusqu’au
bout, puis lui répondit tranquillement : «Que faut-il que votre es-
clave fasse encore pour vous ? » Cet homme le regarda, parut
tout étonné et cessa immédiatement ses bravades.
Il y a quelque temps M. Bushby eut à soutenir une attaque beau-
coup plus sérieuse. Un chef accompagné d’une troupe assez nom-.
breuse essaya de pénétrer dans sa maison au milieu de la nuit; ne
pouvant y parvenir, ils commencèrent un feu de mousqueterie extré-
mement vif. M. Bushby fut légèrement blessé, mais il parvint enfin
à repousser les agresseurs. Peu après on découvrit le chef qui avait
commandé la troupe et on provoqua une réunion de tous les chefs
de l’île pour examiner l'affaire. Les Nouveaux-Zélandais considé-
rèrent cet acte comme odieux, parce que l'attaque avait eu lieu
pendant la nuit et que M®° Bushby était malade dans la maison ;
il faut remarquer à leur honneur qu'ils considèrent la présence
d'une personne malade comme une protection. Les chefs convin-
rent de confisquer les terres de l'agresseur pour les remettre au
roi d'Angleterre. On n'avait pas eu, jusque-là, d'exemple du juge-
ment et surtout de la punition d’un chef. L’agresseur fut en outre
dégradé, ce que les Anglais considérèrent comme bien plus impor-
tant que la confiscation de ses terres.
Au moment où le bateau quittait la côte, un second chef y entra;
il désirait seulement passer le temps en venant se promener dans
la crique. Je n’ai jamais vu expression plus horrible et plus féroce
402 . NOUVELLE-ZÉLANDE.
que celle du visage de cet homme. Cependant il me semblait avoir
vu son portrait quelque part ; on le trouvera dans les dessins que
Retzch a faits pour illustrer la ballade de Fridolin par Schiller,
où deux hommes poussent Robert dans la fournaise : c’est celui qui
pose son bras sur la poitrine de Robert. J'avais d'ailleurs sous les
yeux un parfait exemple de physionomie ; ce chef était un fameux
assassin et en même temps la lâcheté personnifiée. Quand nous dé-
barquâmes, M. Bushby m’accompagna pendant quelques centaines
de mètres pour me montrer la route. Je ne pus m'empêcher d’ad-
mirer l’impudence du vieux coquin, que nous avions laissé dans le
bateau, quand il cria à M. Bushby : « Ne soyez pas longtemps, car
je m'ennuie à vous attendre ici. »
La route que nous suivons est un sentier bien battu, bordé de
chaque côté par de hautes fougères, semblables à celles qui cou-
vrent tout le pays. Au bout de quelques milles nous atteignons un
petit village, composé de quelques huttes entourées de champs de
pommes de terre. L'introduction de la pomme de terre à la Nou-
velle-Zélande a été un bienfait pour cette île. Elle est maintenant
beaucoup plus cultivée que n’importe quel légume indigène. La
Nouvelle-Zélande présente un immense avantage naturel, c’est que
les habitants n’y peuvent pas mourir de faim. Le pays tout entier,
je l’ai déjà dit, est couvert de fougères ; or, si les racines de cette
plante ne constituent pas un aliment très-agréable, elles contien-
nent tout au moins beaucoup de principes nutritifs. Un indigène est
sûr de ne pas mourir de faim en se nourrissant de ces racines et des
coquillages extrêmement abondants sur toutes les parties de la côte.
On remarque tout d’abord dans les villages les plates-formes éle-
vées sur quatre pieux à 10 ou 12 pieds au-dessus du sol; on y place
les récoltes pour les mettre à l’abri de toute espèce d’accident. |
Nous nous approchons d’une des huttes et je vois alors un spec-
tacle qui m'amuse beaucoup, c’est la cérémonie du frottement des
nez. Dès que les femmes nous voient approcher, elles commencent
à psalmodier sur le ton le plus mélancolique, puis elles s’assoient
sur leurs talons le visage tourné en l'air. Mon compagnon s’ap-
proche successivement de chacune d’elles, place son nez à angle
droit avec le leur et appuie assez fortement. Cela dure un peu
plus longtemps que notre cordiale poignée de main ; et, de même
que nous serrons la main de nos amis plus ou moins fort, de même
ils appuient plus ou moins fortement. Pendant toute la cérémonie
ils poussent de petits grognements de plaisir qui ressemblent beau-
LE FROTTEMENT DES NEZ. 458
coup aux grognements que font entendre deux cochons qui se
frottent l’un contre l’autre. Je remarque que l’esclave se frotte le
nez avec tous les gens qu'il trouve sur son chemin sans s'inquiéter
de laisser passer son maître le premier. Bien que, chez ces sau-
vages, le chef ait le droit le plus absolu de vie et de mort sur
son esclave, il y a cependant entre eux une absence complète
d’étiquette. M. Burchell a remarqué le méme fait chez les gros-
siers Bachapins qui habitent l'Afrique méridionale. Partout où
la civilisation a atteint un certain degré, on voit se produire
immédiatement un grand nombre de formalités entre les indi-
vidus appartenant à des classes différentes : ainsi, à Taïti, tout
le monde était obligé, en présence du roi, de se découvrir jusqu’à
la ceinture.
Quand mon compagnon eut achevé de se frotter le nez avec tous
les individus présents, nous nous assimes en cercle devant l’une des
huttes ; nous nous y reposons une demi-heure. Toutes les huttes
ont presque la même forme et la même dimension ; mais toutes se
ressemblent sous un autre rapport, c'est-à-dire qu’elles sont toutes
aussi abominablement sales les unes que les autres. Elles ressem-
blent à une étable dont une des extrémités serait ouverte ; à l’in-
térieur se trouve une cloison percée d’un trou carré, ce qui forme
une petite chambre extrêmement sombre. C'est là que les habitants
conservent tout ce qu’ils possèdent et qu'ils vont coucher quand le
temps est froid; mais ils prennent leurs repas et passent la journée
dans la partie ouverte. Nous nous remettons en route quand mes
guides ont fini de fumer leur pipe. Le sentier continue à traverser
un pays ondulé, toujours recouvert de fougères. A notre droite
nous voyons une petite rivière qui fait mille détours; les rives sont
bordées d’arbres et on voit aussi quelques buissons sur le flanc des
collines. En dépit de sa couleur verte, le paysage semble désolé.
La vue de tant de fougères donne l’idée de la stérilité ; c'est là, ce-
pendant, une opinion incorrecte, car, partout où les fougères pous-
sent bien on est sûr que le sol est très-fertile, si on le laboure. Quel-
ques résidents pensent que tout ce pays était autrefois couvert de
forêts qui ont été détruites par le feu. On dit qu’en creusant dans
les endroits les plus découverts on trouve des morceaux de résine
semblable à celle qui coule du pin Kauri. Les indigènes ont évi-
demment eu un motif en détruisant les forêts; la fougère leur
fournissait, en effet, leur principal aliment et cette plante ne pousse
que dans les endroits découverts. L’absence presque entière d’au-
66 NOUVELLE-ZÉLANDE.
tres espèces de graminées, caractère si remarquable de la végéta-
tion de cette île, peut s'expliquer peut-être par le fait que le sol
était autrefois entièrement recouvert par des forêts.
Le sol est volcanique; nous passons dans quelques endroits sur
des coulées de lave et on peut distinguer des cratères sur plusieurs
des collines voisines. Ma promenade me procure beaucoup de plai-
sir, bien que le pays ne soit jamais très-beau ; j’aurais éprouvé
plus de plaisir encore si mon compagnon, le chef, n'avait pas été un
abominable bavard. Je ne savais que trois mots de la langue :ebon,
mauvais et oui. » Je les employais alternativement pour répondre
à tout ce qu'il me disait sans avoir, bien entendu, compris un seul
mot de son discours. Il semblait heureux de trouver quelqu'un qui
prétat une si grande attention à ses paroles, aussi ne cessa-t-il pas
un seul instant de me parler.
Nous arrivons enfin à Waimate. Après avoir traversé un pays in-
habité et inculte pendant tant de milles, rien d'agréable comme de
se trouver tout à coup en présence d'une ferme anglaise, entourée
de champs bien cultivés. M. Williams n’est pas chez lui, mais
M. Davies me reçoit de la façon la plus charmante. Après avoir pris
. le thé avec sa famille, nous allons faire un tour dans les cultures.
ll y a, à Waimate, trois grandes maisons où résident les mission-
paires MM. Williams, Davies ét Clarke ; auprès de ces maisons se
trouvent les huttes des laboureurs indigènes. Sur une colline voi-
sine je vois des champs magnifiques de blé et d'orge ; autre part des
champs de pommes de terre et de trèfle. Mais il m’est impossible
de décrire tout ce que j'ai vu; il y a là de grands jardins où se trou-
vent tous les fruits et tous les légumes de l’Angleterre et beaucoup
d’autres appartenant à des climats plus chauds. Je puis citer comme
exemple l’asperge, le haricot, le concombre, la rhubarbe, la pomme,
la poire, la figue, la pêche, l’abricot, le raisin, l'olive, la groseille
à maquereau, la groseille, le houblon; des bruyères forment les
haies et ca et 1A on voit des chênes; on cultive aussi une ‘grande
quantité d'espèces de fleurs. Autour de la cour de la ferme des
étables, une aire à battre le blé, une machine à vanner, une
forge; sur le sol, des charrues et d'autres instruments agricoles;
au milieu de la cour, des cochons et des volailles paraissant aussi
heureux qu’ils le sont dans une ferme anglaise. A quelques cen-
taines de mètres de distance on a endigué un petit ruisseau et éta-
bli un moulin à eau.
Tout cela est d'autant plus surprenant qu'il v a cinq ans on ne
EXCURSION A WAIMATE. 465
voyait que des fougères en cet endroit. Ce sont des ouvriers indi-
gènes, guidés par les missionnaires, qui ont exécuté ces tra-
vaux. Ce sont des Nouveaux-Zélandais qui ont bâti les maisons,
qui ont fait les fenêtres, qui ont labouré les champs et qui ont
même greffé les arbres. J’ai vu au moulin un Nouveau-Zélandais
tout blanc de farine comme son confrère le meunier anglais. Cette
scène m'a rempli d’admiration. Or cette admiration ne provient
pas tant de ce que je crois revoir l’Angleterre — et cependant, au
moment où la nuit tombe, les bruits domestiques qui frappent mes
oreilles, les champs de blé qui m’entourent rendent l'illusion com-
plète, et j'aurais pu me croire de retour dans ma patrie — elle ne
provient pas tant du légitime orgueil que me cause la vue des pro-
grès obtenus par mes compatriotes, que de l'espoir que ce spectacle
m’inspire pour l'avenir de cette belle ile.
Plusieurs jeunes gens rachetés par les missionnaires sont em-
ployés à la ferme. Ils portent une chemise, une jaquette et un pan-
talon ; ils ont l'air très-respectables. S'il faut en juger par un détail
insignifiant, je crois qu'ils doivent être honnêtes. Un jeune labou-
reur, alors que nous nous promenons dans les champs, s'approche
de M. Davies pour lui remettre un couteau et une vrille qu’il
a trouvés sur la route; il ne sait pas, dit-il, à qui ces objets peuvent |
appartenir ! Ces jeunes gens paraissent fort heureux. Le soir je les
vois jouer au cricket avec les fils des missionnaires, ce qui ne laisse
pas que de m’amuser beaucoup en pensant qu'on accuse ces mis-
sionnaires d’être austères jusqu'à l’absurde. L’aspect des jeunes
femmes qui servent de domestiques à l’intérieur des maisons me
frappe encore davantage, Elles sont aussi propres, aussi bien ha-
billées, paraissent en aussi bonne santé que les servantes de ferme
en Angleterre, ce qui ne laisse pas que de faire un contraste éton-
nant avec les femmes qui habitent les ignobles huttes de Korora- -
dika. Les femmes des missionnaires ont voulu leur persuader de
renoncer au tatouage ; mais, un beau jour, un fameux opérateur
arriva du sud de l’île et elles ne purent résister à la tentation : «Il
faut bien, dirent-elles, que nous nous fassions faire quelques lignes
sur les lèvres, car autrement, quand nous serons vieilles et que nos
lèvres seront ridées, nous serions trop laides.» La mode du ta-
touage tend d’ailleurs à disparaître ; cependant, comme c’est un
signe de distinction entre le maître et l’esclave, il est probable que
le tatouage subsistera longtemps encore. Il est singulier comme
on shabitue rapidement à ce qui peut paraître la chose même la
456 NOUVELLE-ZÉLANDE,
plus extraordinaire : ainsi les missionnaires m'ont dit que, même
pour eux, il manque quelque chose à une figure quand elle n'est
pas tatouée, et qu’elle ne leur représente plus alors la face d'un
gentleman de la Nouvelle-Zélande.
Le soir, je me rends chez M. Williams, où je dois passer la nuit.
J'y trouve une quantité d'enfants, réunis pour fêter le jour de
Noël ; ils sont-tous assis autour d’une table immense et prennent
le thé. Jamais je n’ai vu groupe d’enfants plus jolis et plus gais; on
ressent bien quelque étonnement quand on pense en même temps
qu’on se trouve au milieu d’une île, où le cannibalisme, le meurtre
et tous les crimes les plus atroces règnent en véritables maîtres !
D'ailleurs, les chefs de la mission semblent, eux aussi, jouir de la
gaieté et du bonheur que respirent toutes ces petites figures.
24 décembre. — On dit la prière du matin en Nouveau-Zélandais
en présence de toute la famille. Après déjeuner je vais me pro-
mener dans les jardins et dans la ferme. C’est jour de marché;
les indigènes des hameaux voisins apportent leurs pommes de terre,
leur mais, leurs cochons, qu'ils viennent échanger contre des cou-
vertures et du tabac ; quelquefois, à force de persuasion, les mis-
sionnaires parviennent à leur faire prendre un peu de savon. Le
. fils aîné de M. Davis, qui exploite une ferme, est le grand chef du
marché. Les enfants des missionnaires, qui sont venus demeurer
tout jeunes dans l’île, comprennent la langue indigène bien mieux
que leurs parents, et bien mieux qu'eux aussi se font obéir par les
sauvages.
Un peu avant midi, MM. Williams et Davies me conduisent dans
une forêt voisine pour me montrer les fameux pins Kauris. Je me-
sure un de ces magnifiques arbres ; juste au-dessus des racines il
a 31 pieds de circonférence. Il y en a un autre à une certaine
distance, trop loin pour que j'aille le voir, qui a 33 pieds de cir-
conférence ; on m'en a cité un autre enfin qui a plus de 40 pieds.
Ces arbres sont fort remarquables à cause de leur tronc uni et cy-
lindrique, qui s’élance jusqu’à une hauteur de 60 et même de
90 pieds en conservant presque partout le même diamètre, et sans
une seule branche. La couronne de branches qui se trouve au som-
met est extraordinairement petite comparativement au tronc; les
feuilles sont aussi fort petites comparativement aux branches. Cette
forêt est presque entièrement composée de Kauris; les plus grands
arbres, grâce au parallélisme de leurs côtés, ressemblent A de gigan-
tesques colonnes de bois. Le bois du Kauri est la production la
WAIMATE. 487
plus précieuse de l’île ; il sort en outre du tronc une grande quan-
tité de résine qu’on vendait alors 10 centimes la livre aux Améri-
cains, ilest vrai qu’on n'en connaissait pas l’emploi. Il me semble
que quelques-unes des forêts de la Nouvelle-Zélande doivent être
absolument impénétrables ; M. Matthews m’a raconté, en effet, qu'il
connaît une forêt n'ayant que 34 milles de largeur, qui sépare deux
régions habitées et qu'on venait de traverser pour la première fois.
Accompagné d'un autre missionnaire, à la Lête chacun de cinquante
hommes,il essaya de se frayer un passage à travers cette forêt ; ils
n’y parvinrent qu'après quinze jours de travail. J’ai vu fort peu
d'oiseaux dans les bois. Quant aux animaux, il est très-remarquable
qu'une île aussi grande, ayant plus de 700 milles du nord au sud
et dans bien des endroits 90 milles de largeur, possédant des situa-
tions de toute espèce, un beau climat, des terres situées à toutes les
hauteurs jusqu’à 14 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, ne
renferme qu’un petit rat en fait d’animal indigène Plusieurs espèces
d'oiseaux gigantesques, appartenant à la famille des Dernornis, sem-
blent avoir remnlacé ici les mammifères, de la même facon que
les reptiles les remplacent encore dans l’archipel des Galapagos.
On dit que le rat commun de Norwége a, en deux ans, détruit le
rat de la Nouvelle-Zélande dans toute l’extrémité septentrionale
de l’île. J’ai remarqué, dans bien des endroits, plusieurs espèces de
plantes que, comme les rats, j’ai été forcé de reconnaître pour des
compatriotes. Un poireau a envahi des districts tout entiers; sans
aucun doute il créera bien des embarras, quoiqu’un bâtiment fran-
çais lait-importé ici par grande faveur. La barbane commune est
aussi fort répandue et portera toujours, je le crois, témoignage
de la méchanceté d’un Anglais qui en a donné les graines en échange
de graines de tabac.
J’allai diner avec M. Williams au retour de cette promenade;
il me prêta un cheval pour retourner à la baie des îles. Je quit-
tai les missionnaires en les remerciant vivement de leur gra-
cieuse réception et plein d’admiration pour leur zèle et pour
leur dévouement: il serait très-difficile, je crois, de trouver des
hommes plus dignes qu’ils ne le sont du poste important qu’ils ont
à remplir.
Jour de Noël. — Dans quelques jours il y aura quatre ans que
nous avons quitté l’Angleterre. Nous avons célébré notre première
fète de Noël à Plymouth; la seconde, à la baie de Saint-Martin, au-
près du cap Horn; la troisième, à Port-Desire, en Patagonie ; la
488 NOUVELLE-ZÉLANDE.
quatrième, à l’ancre dans un port sauvage de la péninsule de Tres
Montes; la cinquième ici; nous célébrerons la prochaine, je l'es-
père, en Angleterre. Nous assistons à l'office divin dans la chapelle
de Pahia; partie du service se fait en anglais, partie en langue in-
digène. Pendant notre séjour à la Nouvelle-Zélande nous n’avons
pas entendu parler d’actes récents de cannibalisme ; cependant
M. Stokes a trouvé des ossements humains calcinés, épars auprès
d'un foyer, sur une petite ile près de l'endroit où notre vaisseau
est à l’ancre, Mais les restes de cet excellent banquet étaignt peut-
être la depuis plusieurs années. Il est probable que la moralité du
peuple va s'améliorer rapidement. M. Bushby rapporte un fait plai-
sant comme preuve de la sincérité de quelques-uns tout au moins
des indigénes qui se sont convertis au christianisme. Un de ces jeunes
gens, qui lisait ordinairement les prières aux autres domestiques,
vint à le quitter. Quelques semaines après il eut l’occasion de passer
assez tard dans la soirée auprès d'une maison isolée et il aperçut ce
jeune homme qui, à la lueur du feu, lisait la Bible à quelques
individus qu'il avait réunis autour de lui. Quand la lecture fut finie,
ils s’agenouillérent tous pour prier et citèrent dans leurs prières
M. Bushby, sa famille et tous les missionnaires du district.
26 décembre. — M. Bushby nous offre, à M. Sulivan et à moi, de
nous faire remonter dans son canot quelques milles de la rivière
Cawa-Cawa ; il se propose ensuite de nous conduire au village de
Waiomio, où se trouvent quelques rochers curieux. Nous remon-
tons un des bras de la baie; le paysage est fort joli; nous conti-
nuons notre course en bateau jusqu’à ce que nous arrivions à un
village au delà duquel la rivière n'est plus navigable. Un chef de
ce village et quelques hommes sortent pour nous accompagner jus-
qu'à Waiomio, situé à une distance de 4 milles, Ce chef était quel-
que peu célèbre à cette époque, parce qu’il venait de pendre une
de ses femmes et un de ses esclaves coupables d’adultére. Un des mis-
sionnaires lui fit quelques remontrances à ce sujet; il en parut tout
surpris et lui répondit qu’il croyait suivre absolument la méthode
anglaise. Le vieux Shongi, qui se trouvait en Angleterre pendant
le procès de la reine, ne manquait jamais de dire, quand on lui en
parlait, combien il désapprouvait cette manière de faire. « J'ai cinq
femmes, disait-il, et j'aimerais mieux leur couper la tête à elles
toutes que de me soumettre à de tels embarras À propos d'une
seule. »
Après nous étre reposés quelque temps dans ce village, nous
FUNERAILLES D'UNE INDIGÈNE, 489
nous rendons dans un autre, perché sur une colline à quelque dis-
tance. Le chef, encore païen, avait perdu une de ses filles cinq jours
avant notre arrivée. On avait brûlé la hutte dans laquelle elle était
morte ; son corps, placé entre deux petits canots, était exposé de-
bout sur le sol, enfermé dans une palissade couverte des images de
leurs dieux en bois sculpté ; le tout était peint en rouge de facon à
ce qu'on pôt l’apercevoir de fort loin. La robe de la morte était
attachée au cercueil, ses cheveux, coupés, étaient placés à ses pieds.
Ses parents s'étaient fait des entailles sur les bras, sur le corps et
sur la figure, de telle sorte qu’ils étaient tous couverts de caillots .
de sang ; les vieilles femmes, en cet état, étaient abominables. Quel-
ques officiers visitèrent à nouveau cet endroit le lendemain ; les
femmes continuaient encore à gémir et à se taillader la peau.
Nous continuons notre promenade et nous arrivons bientôt à
Waiomio. On trouve là des masses de grès singulières qui ressem-
blent à de vieux châteaux en ruine. Ces rochers ont servi long-
temps de sépulture et sont, par conséquent, des lieux trop sacrés
pour qu'on ose s’en approcher. Cependant un des jeunes gens qui
nous accompagnent s'écrie : « Soyons braves! » et il s’élance en
avant; toute la troupe le suit, mais, quand ils se trouvèrent à une
centaine de mètres des rochers, ils s’arrétérent tous d’un commun
accord. Je dois ajouter qu'ils nous laissèrent visiter cet endroit
sans nous faire la moindre observation. Nous nous reposons dans
ce village pendant quelques heures; M. Bushby a eu, pendant ce
temps, une longue discussion avec un vieillard à propos du droit de
vendre certaines terres ; le vieillard, qui paraît très-fort sur la généa-
logie locale, indique les possesseurs successifs en enfoncant dans le
sol une série de morceaux de bois. Avant de quitter le village on
nous remet à {chacun un panier de patates rôlies ; selon la cou-
tume, nous les emportons pour les manger en route. Au milieu des
femmes occupées à faire la cuisine, j’ai remarqué un esclave mâle.
Ce doit être chose fort humiliante, chez un peuple si guerrier, que
d'être employé à ce que l’on considère comme un travail pres-
que indigne des femmes. On ne permet pas aux esclaves de faire
la guerre; mais est-ce là une privation bien grande ? J'ai entendu
parler d’un pauvre malheureux qui, pendant une bataille, passa à
l'ennemi. Deux hommes s'emparèrent immédiatement de lui, mais
comme ils ne purent s'entendre sur la question de savoir à qui il
appartiendrait, tous deux le menacaient de leur hache de pierre,
et chacun semblait tout au moins décidé à ce que l’autre ne l'eût
4860 NOUVELLE-ZÉLANDE.
pas vivant. Ce fut la femme d’un chef qui, par son adresse, sauva
ce malheureux à moitié mort de peur. Nous revenons au canot,
mais ce n’est que le soir fort tard que nous remontons à bord de
notre bâtiment. ;
30 décembre. — Dans l’aprés-midi, nous quittons la baie des îles
pour nous rendre 4 Sydney. Nous sommes tous, je crois, fort heu-
reux de quitter la Nouvelle-Zélande. Ce n’est certes pas un lieu
agréable. On n’y retrouve pas chez les indigènes cette charmante
simplicité qui plaît tant à Taiti; d'autre part, la plus grande partie
des Anglais qui habitent cette ile sont l’écume de la société. On ne
peut pas dire non plus que le pays soit attrayant. La Nouvelle-
Zélande ne m’a laissé qu’un heureux souvenir : c'est Waimate et
ses habitants chrétiens.
CHAPITRE XIX
Sydney. — Excursion à Bathurst, — Aspect des forêts. — Bandes d’indigènes.
— Extinction graduelle des indigènes.— Épidémies engendrées par des agglo-
mérations d'hommes en bonne santé.— Montagnes Bleues.— Aspect des grandes
vallées qui ressemblent à des golfes. — Leur origine et leur formation. — Ba-
thurst; politesse des classes inférieures. — État de la société. — Terre de
Van-Diémen. — Hobart Town. — Tous les indigènes bannis. — Mont Wel-
lington. — Détroit du Roi-Georges. — Aspect mélancolique du pays. — Bande
dindigénes. — Nous quittons l’Australie.
Australie.
. 12 janvier 1836. — Un vent favorable nous pousse presque au
point du jour à l’entrée du port Jackson. Au lieu de voir un pays
verdoyant, couvert de belles maisons, des falaises jaunâtres qui
s'étendent à perte de vue nous rappellent les côtes de la Pata-
gonie. Un phare solitaire, bâti en pierres blanches, nous indique
seul que nous approchons d’une grande ville populeuse. Nous
entrons dans le port; il nous paraît grand et spacieux ; il est entouré
de falaises formées de grès stratifiés horizontalement. Le pays, pres-
que plat, est couvert d’arbres rabougris ; tout indique la stérilité.
A mesure que nous avançons, cependant, le pays devient plus
beau ; on commence à apercevoir quelques belles villas, quelques
jolis cottages situés sur le bord de la mer. Plus loin encore, des
maisons en pierre à deux ou trois étages, des moulins à vent situés
sur l’extrémité d’un promontoire, nous indiquent le voisinage de la
capitale de l’ Australie.
Nous jetons enfin l'ancre dans le port de Sydney. Nous y trou-
vons un grand nombre de beaux vaisseaux; le port tout entier est
entouré par des magasins. Dans la soirée, je fais ma première pro-
menade dans la ville; je reviens plein d’admiration pour ce que
j'ai vu. C’est là, sans contredit, une des preuves les plus admi-
rables de la puissance de la nation anglaise. En quelques années,
dans un pays qui ne semble pas offrir autant de ressources que
l'Amérique méridionale, on a fait mille fois plus qu'on n'a fait là-bas
462 AUSTRALIE.
pendant des siècles. Mon premier sentiment est de me féliciter
d’être Anglais. Quelques jours après, quand la ville me fut mieux
connue, mon admiration diminua peut-être bien un peu; cependant
Sydney est une belle ville. Les rues sont régulières, larges, propres
et parfaitement entretenues; les maisons sont grandes, les bouti-
ques bien garnies. On‘peut comparer cette ville aux immenses fau -
bourgs qui entourent Londres et à quelques autres grandes villes de
l'Angleterre ; mais on ne remarque pas, même auprès de Londres et
de Birmingham, une croissance aussi rapide. Le nombre de gran-
des maisons ou d’autres édifices récemment achevés est réellement
étonnant ; néanmoins chacun se plaint de la cherté des loyers et
de la difficulté qu'il y a à se procurer une maison. J’arrivais de
l'Amérique méridionale, où, dans les villes, on connaît immédia-
tement tous les gens riches; aussi rien ne me surprenait-il davan-
tage que de ne pas savoir immédiatement à qui appartenait, par
exemple, la voiture que je voyais passer.
Je loue un homme et deux chevaux pour me conduire à
Bathurst, centre d'une grande région pastorale, situé à environ
120 milles dans l’intérieur. J'espère ainsi me rendre compte de
l'aspect général du pays. Je pars le 16 janvier, au matin. Notre
première étape nous conduit à Paramatta, petite ville qui ne le
cède en importance qu’à Sydney. Les routes sont excellentes; elles
sont faites d’après les procédés indiqués par Mac Adam. Pour les con-
struire, on a fait venir des cailloux de carrières situées à plusieurs
milles de distance. Sous bien des rapports on pourrait se croire en
Angleterre; peut-être seulement les cabarets sont-ils plus nom-
breux ici. Ce qui étonne le plus, ce sont les chaînes des déportés
ou des forcats qui ont commis quelque crime dans la colonie ; ils
travaillent enchainés sous la garde de sentinelles qui ont le fusil
chargé. Je crois qu’une des principales causes de la prompte pros-
périté de cette colonie est que le gouvernement, ayant à sa dispo -
sition des gens condamnés aux travaux forcés, a pu créer immé-
diatement de bonnes routes dans toutes les parties du pays. Je
passe la nuit dans un petit hôtel très-confortable, situé près du bac
d’Emu, à 35 milles de Sydney, au pied des montagnes Bleues. Cette
route est très-fréquentée ; c'est la première qui ait été ouverte dans
la colonie. Toutes les propriétés sont entourées de hautes palis-
sades, car les fermiers ne sont pas encore parvenus à faire pousser
des haies. On rencontre à chaque instant des maisons à l’aspect
extrêmement confortable; beaucoup de pièces de terre sont culti-
ASPECT DES FORETS. 468
vées, mais cependant la plus grande partie reste encore dans l’état
où elles étaient quand on les a découvertes,
L’extréme uniformité de la végétation forme le caractère le plus
remarquable du paysage de la plus grande partie de la Nouvelle-
Galles du Sud. Partout on voit des bouquets d’arbres; le sol est cou-
vert en partie de pâturages assez maigres, et on ne peut pas dire que
la verdure soit très-brillante. Les arbres appartiennent presque tous
à une seule famille; presque tous.aussi ont leurs feuilles placées
dans une position verticale, au lieu de l’être dans une position pres-
que horizontale, comme en Europe. Le feuillage est d’ailleurs assez
rare ; il a une teinte toute particulière, vert pâle, sans aucun reflet
brillant. En conséquence, les bois paraissent ne pas donner d’om-
bre ; c’est 1A une perte de confortable pour le voyageur qui tra-
verse ce pays sous les rayons brûlants d’un soleil d'été ; mais, d’un
autre côté, c’est une chose importante pour le fermier, car l'herbe
pousse jusqu'au pied même de l’arbre. Les feuilles ne tombent pas
périodiquement; ce caractère paraît commun à l’hémisphère méri-
dional tout entier, c’est-à-dire l'Amérique méridionale, l’Australie
et le cap de Bonne-Espérance. Les habitants de cet hémisphère et
des régions intertropicales perdent ainsi un des spectacles les plus
splendides — bien que pour nous ce soit un spectacle très-ordinaire
— que puisse offrir la nature, je veux dire l’éclosion des premières
feuilles. Ils peuvent répondre, il est vrai, que nous payons ce spec-
tacle fort cher, car la terre est recouverte pendant bien des mois par
de véritables squelettes dénudés. Cela est parfaitement vrai; mais
il faut ajouter que nous n'en comprenons que mieux la beauté
exquise de la verdure du printemps, beauté dont ne peuvent jouir
ceux qui vivent entre les tropiques et dont les yeux ont été rassasiés
pendant toute l’année des brillantes productions de ces magnifiques
climats. Le plus grand nombre des arbres, à l'exception de quel-
ques gommiers, n’atteint pas une grosseur considérable, mais
beaucoup sont grands et assez droits. L’écorce de quelques Euca-
lyptus tombe annuellement ou pend le long du tronc en immenses
morceaux agités par le vent, ce qui donne aux forêts un aspect
désagréable et triste. Il est impossible de trouver un contraste plus
complet, sous tous les rapports, que celui qui existe entre les forêts
de Valdivia et de Chiloé et celles de l’Australie.
Dans la soirée, nous rencontrons une vingtaine d’indigènes ;
chacun d'eux, selon la coutume, porte un paquet de javelots
et d’autres armes. Je donne 1 shilling à un jeune homme qui
464 AUSTRALIE.
semble les commander; ils s’arrétent immédiatement et lancent
leurs javelots pour mon amusement. Ils portent quelques véte-
menis, et la plupart d’entre eux savent quelques mots d’anglais.
Leur figure respire la bonne humeur; leurs traits ne sont pas désa-
gréables et ils paraissent bien moins dégradés que je ne le suppo-
sais. Ils savent admirablement se servir de leurs armes. On place
une casquette à 30 mètres de distance, et ils la transpercent avec
une de leurs lances, qu'ils envoient avec leur baton de jet; on dirait
une flèche lancée par l’archer le plus expérimenté. Ils ont la plus
grande sagacité dès qu'il s’agit de poursuivre l’homme ou les ani-
maux ; j'ai entendu plusieurs d’entre eux faire des remarques qui
prouvent beaucoup de finesse. Mais rien ne peut les décider à
cultiver le sol, à bâtir des maisons et à s'établir à poste fixe en
quelque endroit que ce soit; ils ne veulent même pas se donner la
peine de soigner les troupeaux qu'on leur donne. En somme, ils
me paraissent un peu plus élevés que les Fuégiens dans l’échelle
de la civilisation.
ll est très-curieux de voir, au milieu d'un peuple civilisé, une
quantité de sauvages inoffensifs, qui errent de toute part sans
savoir où ils passeront la nuit, et qui se procurent leurs aliments
en chassant dans les bois. A mesure que l’homme blanc s’avance
dans l’intérieur, il envahit des territoires appartenant à plusieurs
tribus. Bien qu’environnées de toutes parts, ces tribus ne se mé-
lent pas les unes aux autres et se font même quelquefois la guerre.
Un engagement a eu lieu dernièrement, les adversaires choisirent
très-singulièrement pour champ de bataille la grande place du
village de Bathurst. C'était une bonne idée d’ailleurs, car les vain-
cus purent se réfugier dans les maisons.
Le nombre des indigènes décroît rapidement. Pendant tout mon
voyage, à l’exception de la troupe dont je viens de parler, je n’ai
rencontré que quelques gamins élevés par des Anglais. Cette dis-
parition provient sans doute de l’usage des spiritueux, des maladies
européennes (les maladies européennes les plus simples, telles que
la rougeole ‘, provoquent chez les sauvages les ravages les plus
‘ Il est fort à remarquer que la mème maladie se modifie trés-considérablement
dans différents climats. A Sainte-Hélène, on redoute autant que la peste l’intro-
duction de la fièvre scarlatine. En différents pays, étrangers et indigènes sont
affectés par certaines maladies contagieuses de façons aussi différentes que s'ils
étaient des animaux distincts. On pourrait citer, à l'appui, des faits qui se sont
produits au Chili et, selon Humboldt, au Mexiqne.
EXTINCTION DES INDIGÈNES. 465
épouvantables) et de l'extinction graduelle des animaux sauvages.
On dit que la vie errante des sauvages fait périr une quantité d’en-
fants pendant les premiers mois de leur vie ; or, à mesure qu’il de-
vient plus difficile de se procurer des aliments, il devient aussi plus
nécessaire d’errer beaucoup. En conséquence, la population, sans
qu'on puisse attribuer la mortalité à la famine, décroit de façon
extrêmement soudaine, comparativement à ce qui se passe dans les
pays civilisés. Dans ces derniers pays, en effet, le père peut ruiner
sa santé en accomplissant un travail au-dessus de ses forces, mais,
en ce faisant, il ne nuit en rien à la santé de ses enfants.
Outre ces causes évidentes de destruction, il parait y avoir ordi-
nairement en jeu quelque agent mystérieux. Partout où l’Euro-
péen porte ses pas, la mort semble poursuivre les indigénes. Consi-
dérons, par exemple, les deux Amériques, la Polynésie, le cap de
Bonne-Espérance et |’Australie, partout nous observons le même
résultat. Ce n’est pas l’homme blanc seul, d’ailleurs, qui joue ce rôle
de destructeur ; les Polynésiens d'extraction malaisienne ont aussi
chassé devant eux, dans certaines parties de l’archipel des Indes
orientales, les indigènes à peau plus noire. Les variétés humaines
semblent réagir les unes sur les autres de la même facon que les
différentes espèces d'animaux, le plus fort détruit toujours le plus
faible. Ce n’était pas sans tristesse que j’entendais, à la Nouvelle-
Zélande, les magnifiques indigènes me dire qu'ils savaient bien que
leurs enfants disparaîtraient bientôt de la surface du sol. Tout le
monde a entendu parler de la diminution inexplicable, depuis l’épo-
que du voyage du capitaine Cook, de la population indigène, si
belle et si saine, de l’île de Taiti; là, au contraire, on aurait pu
s'attendre à une augmentation de population, car l’infanticide,
qui régnait autrefois avec une intensité si extraordinaire, a presque
entièrement cessé : les mœurs ne sont plus aussi mauvaises, et les
guerres sont devenues beaucoup moins fréquentes.
Le révérend J. Williams soutient dans son intéressant ouvrage '
que, partout où les indigènes et les Européens se rencontrent, «il se
produit invariablement des fièvres, des dyssenteries ou quelques
autres maladies qui enlèvent une grande quantité de monde. » IL
ajoute : «Il est un fait certain et qu'on ne peut contester, c’est
que la plupart des maladies qui ont régné dans les îles pendant
ma résidence y ont été apportées par des bâtiments; ce qui rend
1 Narrative of Missionary Enterprise, p. 282.
30
466 AUSTRALIE.
ce fait plus remarquable encore, c’est qu'on ne pouvait constater
aucune maladie dans l'équipage du vaisseau qui causait ces ter-
ribles épidémies ‘. » Cette affirmation n’est pas aussi extraordinaire
qu’elle pourrait le paraître tout d'abord ; on pourrait, en effet, citer
plusieurs cas de fièvres terribles qui se sont déclarées sans que les
gens qui en ont été la cause première en aient été eux-mêmes
affectés. Dans la première partie du règne de Georges III, quatre
agents de police vinrent chercher, pour le conduire devant un ma-
gistrat, un prisonnier qui était resté longtemps enfermé dans un
cachot : bien que cet homme ne fat pas malade, les quatre agents
moururent en quelques jours d'une terrible fièvre putride ; toute-
fois la contagion ne s’étendit à personne autre. Ces faits semble-
raient indiquer que les effluves d’une certaine quantité d'hommes
qui ont été enfermés pendant quelque temps ensemble deviennent
un véritable poison pour ceux qui les respirent, et que ce poison
devient plus virulent encore si les hommes appartiennent à des
races différentes. Quelque mystérieux que paraissent ces faits,
sont-ils en somme plus surprenants que cet autre fait si bien
connu, c'est-à-dire que le corps d’un homme, immédiatement après
sa mort et avant que la putréfaction ait commencé, engendre
quelquefois des principes si délétères, qu'une simple piqûre faite
1 Le capitaine Beechey (chap. rv, vol. I) constate que les habitants de l'Île Pit
cairn sont fermement convaincus qu'après l’arrivée de chaque navire ils seront
atteints d’affections cutanées et d’autres maladies. Le capitaine Beechey attribue
ces maladies au changement de nourriture pendant le séjour des navires. Le
docteur Macoulloch (Western Isles, vol. II, p 84} dit: « On affirme qu’à l'arrivée
d’un étranger (à St. Kilda), tous les habitants attrapent un rhume, pour em-
ployer l’expression vulgaire, » Le docteur Macculloch sembla considérer cette
histoire comme fort risible, bien qu'on l'ait souvent affirmé. Toutefois, il ajoute
qu'il s’est informé auprès des habitants, qui lui ont tous répondu la même chose.
Dans le Voyage de Vancouver, on trouve une affirmation presque semblable, per
rapport à Otaïti. Le docteur Dieffenbach, dans une note qu'il a mise à la traduc-
tion qu’il a faite de ce volume, dit que les habitants des îles Chatham, et que
ceux de quelques parties de la Nouvelle-Zélande, ont la mème conviction. Il serait
i:npossible que cette croyance fût devenue presque universelle dans l’hémisphère
septentrional, aux antipodes et dans le Pacifique, si elle ne reposait pas sur quelques
observations certaines, Humboldt (/'olif. Essay on King. of new Spain, vol. IV) dit
que les grandes épidémies, A Panama et à Callao, éclatent toujours à l'arrivée
de bâtiments venant du Chili, parce que les habitants de cette région lempérée
éprouvent pour la première fois les effets des zones torrides. Je puis ajouter que
j'ai entendu dire moi-mème, dans le Shropshire, que des moutons importés
par des vaisseaux, et bien que se trouvant en parfait état de santé, sont souvent
la cause de maladies, si on les place dans nn tronpean.
EXCURSION A BATHURST. 467
avec un instrument dont on s’est servi pour le disséquer cause
une mort certaine ?
411 janvier, — Nous traversons à l'aube le Nepean dans un bac.
Bien que cette rivière soit, en cet endroit, large et profonde, le cou-
rant est très-peu sensible. Nous débarquons dans une plaine etnous
atteignons bientôt le flanc des montagnes Bleues. La montée n’est
pas très-roide, on a tracé la route avec beaucoup de soin sur le flanc
d'une falaise de grès. Au sommet s'étend une plaine presque plate;
elle s'élève cependant imperceptiblement vers l’ouest et finit par at-
teindre une altitude de plus de 3000 pieds. Un nom si grandiose que
celui de montagnes Bleues me faisait espérer une immense chaîne
de montagnes traversant le pays. Au lieu de cela, une plaine légére-
ment inclinée présente un escarpement peu considérable du côté des
basses terres qui s'étendent jusqu'à la côte. De cette première éléva-
tion, le spectacle des forêts, situées A l’orient, est très-remar-
quable, car les arbres sont magnifiques. Mais, dès qu’on est par-
venu sur le plateau de grès, le paysage devient extrêmement
monotone ; la route est bordée de chaque côté par des arbres
rabougris, appartenant toujours à la famille des Eucalyptus. A
l'exception de deux ou trois petites auberges, on ne rencontre ni
maisons ni terres cultivées; la route est solitaire, c’est à peine si.
l’on voit, de temps en temps, un chariot attelé de bœufs et plein
de balles de laine. .
Nous nous arrétons vers midi, pour faite reposer nos chevaux,
à une petite auberge appelée le Weatherdoard. LA on se trouve
à une altitude de 2800 pieds au-dessus du niveau de la mer. A
environ un mille et demi de cette auberge se trouve un endroit
qui vaut une visite. A l’extrémité d'une petite vallée dans laquelle
coule un petit ruisseau un gouffre immense s’ouvre tout à coup
au milieu des arbres qui bordent le sentier ; ce gouffre a une profon-
deur de (500 pieds à peu près. Si l'on fait quelques mètres de plus,
on sé trouve sur le bord d'un vaste précipice ; l’on découvre À ses
pieds une grande baie ou un golfe, car je ne sais quel autre nom lui
donner, absolument recouvert d'une épaisse forêt. Le ruisseau sem-
ble aboutir à l’entrée d’une baie, car les falaises s'écartent de plus
en plus de chaque côté, et on apercoit une série de promontoires tels
qu’on en voit sur le bord de la mer. Ces falaises sont composées de
couches horisontales de grès blanchâtre ; la muraille est si abso-
lument perpendiculaire, que, en bien des endroits, si l'on se tient
sur le hord et qu’on jette une pierre, on la voit frapper les
168 AUSTRALIE.
arbres dans l’abîime que l’on a au-dessous de ses pieds. Cette mu-
raille est si continue, que, si l’on veut atteindre le pied de la cata-
racte formée par le petit ruisseau, on est obligé de faire un détour
de 46 milles. Devant soi, à environ 5 milles, on voit une autre
ligne de falaises qui paraît complétement fermer la vallée, ce qui
justifie le nom de bare donné à cette immense dépression. Si l'on
s’imagine un port dans lequel on ne peut entrer qu'après de nom-
breux détours et qui est entouré par des falaises taillées à pic, que
ce port ait été desséché, et que l’eau en ait été remplacée par une
forêt, on aura absolument l'idée de cette dépression. C'était la pre-
mière fois que je voyais quelque chose de semblable, et j’ai été
frappé de la magnificence du spectacle.
Dans la soirée nous atteignons le Blackheath (Bruyère noire). Le
plateau de grès a atteint ici une altitude de 3 400 pieds; il est tou-
jours couvert d’arbres rabougris. On aperçoit de temps en temps
une profonde vallée ressemblant à celle que je viens de décrire ;
mais la profondeur de ces vallées est telle, et les côtés en sont si
escarpés, que c’est à peine si on peut en distinguer le fond. Le
Blackheath est une auberge très-confortable tenue par un vieux sol-
dat, elle me rappelle les petites auberges du nord du pays de Galles.
418 janvier.— Dans la matinée je me rends à 3 milles de distance
pour voir le saut de Govett, vallée ressemblant beaucoup à celle
que j'ai décrite auprès du Weatherboard, mais peut-être plus
étonnante encore. A sept heures, cette vallée est remplie de va-
peurs bleues qui, tout en nuisant à l'effet général du spectacle,
font paraître plus grande encore la profondeur à laquelle se trouve
la forêt qui s'étend à nos pieds. Ces vallées, qui ont pendant si
longtemps opposé une barrière insurmontable aux colons les plus
entreprenants qui se dirigeaient vers l’intérieur, sont extrême-
ment remarquables. Des vallons qui ressemblent à de véritables
bras, s’élargissant à leur extrémité supérieure, partent souvent de
la vallée principale et pénètrent dans le plateau de grès; d’autre
part, le plateau forme souvent des promontoires dans ces vallées
et laisse quelquefois au milieu d’elles des masses immenses presque
isolées. Pour descendre dans quelques-unes de ces vallées on est
souvent obligé de faire un détour de 20 milles ; il en est dans les-
quelles on a pénétré tout dernièrement pour la première fois et où
les colons n’ont pas pu encore conduire leurs bestiaux. Mais le
caractère le plus singulier de leur conformation est que, bien qu'elles
aient quelquefois plusieurs milles de largeur à une de leurs extré-
IMMENSES VALLÉES. 469
mités, elles se rétrécissent ordinairement à l’autre extrémité, et
cela de telle façon qu'un homme ne peut en sortir. L’inspecteur gé-
néral Sir T. Mitchell! essaya en vain, en marchant d’abord, puis en
rampant entre des masses de grès, de traverser la gorge par laquelle
la rivière Grose va rejoindre le Nepean; cependant la vallée du
Grose dans sa partie supérieure, où je l'ai vue, forme un magnifique
bassin presque de niveau ayant plusieurs milles de largeur, entouré
de toutes parts par des falaises dont les sommets ne se trouvent
jamais à moins de 3000 pieds au-dessus du niveau de la mer. On a
fait descendre par un sentier que j’aisuivi, sentier en partie naturel,
en partie taillé par le propriétaire dans la vallée du Wolgan, des bes-
taux qui ne peuvent plus en sortir, car cette vallée est, dans toutes
ses autres parties, entourée par des falaises perpendiculaires; 8 milles
plus loin, cette vallée, qui a une largeur moyenne d’un demi-mille,
se rétrécit à tel point, que ni hommes ni bêtes ne peuvent tra-
verser la coupure qui la fait communiquer avec une vallée voisine.
Sir T. Mitchell affirme que la grande vallée qui contient la rivière
Cox et tous ses affluents se rétrécit, à l'endroit où elle rejoint la
vallée du Nepean, de facon à former une gorge ayant 2200 mètres
de largeur et près de 1 000 pieds de profondeur. Je pourrais citer
bien d'autres cas analogues.
La première impression que l’on ressente, en voyant les couches
horizontales se reproduire exactement de chaque côté de ces im-
menses dépressions, est qu'elles ont été creusées, comme toutes
les autres vallées, par l’action des eaux. Mais, quand on réfléchit à
l'énorme quantité de pierres qui, en admettant cette supposition,
aurait dû être entraînée à travers des gorges si étroites qu’un
homme ne peut souvent y passer, on en arrive à se demander si
ces dépressions ne proviennent pas plutôt d’un affaissement. D'autre
part, si l’on considère la forme irrégulière des vallons qui se déta-
chent de la vallée principale, si l’on considère les promontoires
étroits que forme le plateau dans ces vallées, on est forcé de rejeter
cette explication. Il serait absurde d'attribuer ces dépressions à —
l’action des eaux actuelles; ces eaux, provenant du drainage du
plateau, ne tombent pas toujours d’ailleurs, comme je l’ai remar-
qué auprès du Weatherboard, à l'endroit qui forme la tête de ces
1 Travels in Australia, vol. I, p. 154. Je saisis cette occasion pour remercier
Sir T. Mitchell des détails intéressants qu’il m’a donnés sur ces grandes vallées
de la Nouvelle-Galles du Sud,
470 ‘AUSTRALIE.
vallées, mais dans un des vallons de côté. Quelques habitants m'ont
dit qu'ils ne voyaient jamais un de ces vallons, qui ressemblent
à des baies aveo des promontoires s’écartant de chaque côté,
sans être frappés de leur ressemblance avec les côtes de la mer.
Cette remarque est certainement fondée; en outre, sur la côte
actuelle de la Nouvelle-Galles du Sud, les nombreux ports remplis
de baies, ordinairement reliés à la mer par une ouverture fort
étroite, creusée dans la falaise de grès, ouverture variant d’un
mille de largeur à un quart de mille, ressemblent beaucoup, bien
que sur une petite échelle, aux grandes vallées de l’intérieur. Mais
alors se présente immédiatement une difficulté presque insurmon-
table : comment se fait-il que la mer ait creusé ces immenses dé-
pressions dans ce plateau et qu’il ne se trouve à l’ouverture que
des gorges si étroites, au travers desquelles a dû passer immense
quantité de matériaux enlevés par les eaux? La seule explication
que je puisse donner de cette énigme est qu’il semble se former
aujourd'hui des bancs, affectant les formes les plus irrégulières et
dont les côtés sont très-escarpés, dans plusieurs mers, par exemple
dans les Indes occidentales et dans la mer Rouge. J’ai lieu de sup-
poser que ces bancs sont formés par des dépôts de sédiments appor-
tés par des courants violents sur un fond irrégulier. Il est impossi-
ble de douter, après avoir examiné les cartes des Indes occidentales,
que, dans quelques cas, la mer, au lieu de déposer les sédiments
qu’elle contient sous forme de couches uniformes, les entasse autour
de roches et d'îles sous-marines ; j’ai remarqué, en outre, dans bien
des parties de l'Amérique du Sud, que les vagues ont le pouvoir de
former des falaises escarpées, même dans les ports. Pour appliquer
ces notions aux plateaux de grès de la Nouvelle-Galles du Sud, il
faut se figurer que les couches ont été entassées par l'action des
courants violents et des ondulations d’une mer libre sur un fond
irrégulier ; il faut se figurer, en outre, que les espaces que nous
voyons aujourd’hui sous forme de vallées n’ont pas été remplis, et
que leurs flancs se sont façonnés en falaises pendant une lente élé-
vation du sol; dans ce cas, le grès enlevé aurait été emporté par la
mer au moment où elle a ouvert les gorges étroites pour se retirer,
ou plus tard par l’action des pluies.
Peu après avoir quitté le Blackheath, nous descendons du pla-
teau do grès par la passe du mont Victoria. On a dû, pour ou-
vrir cette passe, enlever une quantité énorme de pierres ; cette
EXCURSION A BATHURST. 474
route, par le plan qui a présidé à sa formation, par la façon dont
elle a été axécutée, peut se comparer aux plus belles routes qui
soient en Europe. Nous pénétrons alors dans un pays moins élevé
d’un millier de pieds environ; les rochers sont actuellement en
granite, et, grâce à ce changement, la végétation est plus belle. Les
arbres sont plus éloignés les uns des autres et les pâturages beau-
coup plus verts et beaucoup plus abondants. A Hassan Wallis, je
quitte la grande route; je fais un court détour pour me rendre à
la ferme de Walerawang afin de remettre une lettre que l’on m'a
donnée à Sydney pour le chef de l'établissement, M. Browne m’in-
vite & passer quelques jours avec lui, invitation que j’accepte avec
beaucoup de plaisir. Cette ferme, ou plutôt cet établissement pour
l'élevage des moutons, est une des plus intéressantes de la colonie.
On y trouve cependant plus de bestiaux et de chevaux qu'il n’y en
a d'ordinaire dans ces fermes, cela provient de ce que quelques-
unes des vallées sont marécageuses et que les pâturages y sont un
peu plus grossiers. Près des bâtiments d'habitation on a défriché
une certaine quantité de terrain pour y cultiver du blé ; on faisait
la moisson au moment de ma visite, toutefois on ne cultive en blé
que ce qui est absolument nécessaire pour les besoins des ouvriers
de la ferme. Il y a toujours ici environ quarante convicts comme
travailleurs, actuellement il y en a un peu plus. Bien qu'on trouve
dans cette ferme tout ce qui est nécessaire, elle ne paraît pas être
une résidence confortable, cela tient peut être à ce qu'il n'y a pas
une seule femme. La soirée d’un beau jour donne ordinairement
à tout ce qui est campagne un air de bonheur tranquille; mais ici,
dans cette ferme isolée, les teintes les plus brillantes des bois envi-
ronnants ne peuvent me faire oublier que je me trouve au milieu
de quarante coquins ; ils viennent de cesser leurs travaux. On peut
comparer ces hommes à des nègres, mais sans pouvoir éprouver
pour eux la compassion qu'on ressent pour ces derniers.
Le lendemain matin, M. Archer, le sous-directeur, a la bonté de
me conduire à la chasse au kangourou. Nous passons la plus grande
partie de la journée à cheval, mais sans beaucoup de succès, car nous
ne voyons ni un kangourou, ni même un chien sauvage. Nos lévriers
poursuivent un rat kangourou qui se réfugie dans un arbre creux,
où nous allons le prendre ; cet animal a la taille du lapin, mais il
ressemble au kangourou. Il y a quelques années, le gibier sauvage
abondait dans ce pays, mais actuellement il faut aller fort loin
pour trouver l'émeu et le kangourou devient fort rare; ces deux
473 AUSTRALIE.
animaux ont disparu devant le lévrier anglais. 11 se peut qu'il se
passe encore fort longtemps avant qu'ils soient complétement
exterminés, mais leur disparition est certaine. Les indigènes deman-
dent toujours à emprunter les chiens des fermiers ; ceux-ci les leur
prêtent, leur donnent les morceaux de rebut des animaux qu'ils
peuvent tuer et quelques gouttes de lait, et ce sont 14 les moyens
qu'ils emploient pour pénétrer pacifiquement de plus en plus loin
vers l’intérieur. Les indigènes, aveuglés par ces piètres avantages,
sont heureux de voir s’avancer l’homme blanc qui semble destiné
à s'emparer de leur pays.
Bien que notre chasse soit si malheureuse, la course n'en est
pas moins agréable. Les arbres sont si espacés, qu’on peut facile-
ment galoper à travers les forêts. Le pays est entrecoupé de quel-
ques vallées à fond plat où l’on ne trouve que du gazon, aussi se
croirait-on dans un parc. De toutes parts on voit les marques du
feu ; cela donne au paysage une uniformité désespérante, car
la seule différence consiste en ce que ces traces sont plus ou moins
récentes, en ce que les troncs d’arbres sont plus ou moins noirs.
Il ya fort peu d’oiseaux dans ces bois; j’ai cependant vu de grandes
bandes de cacatois blancs dans un champ de blé, et quelques
magnifiques perroquets; on trouve assez fréquemment des cor-
neilles qui ressemblent à nos choucas et un autre oiseau qui res-
semble un peu à la pie. Dans la soirée je vais me promener auprès
d’étangs qui, dans ce pays si sec, représentent le lit d’une rivière;
j'ai la chance d’apercevoir plusieurs spécimens de ce mammifère
fameux, |’Ornithorhynchus paradoxus. Ils plongeaient ou se jouaient
à la surface de l’eau, mais on voyait si peu leur corps, qu’on aurait
pu facilement les prendre pour des rats d’eau. M. Browne en tua
un; c’est certainement un animal fort extraordinaire, les spéci-
mens empaillés ne peuvent pas donner une bonne idée de la tête
et du bec, car ce dernier se contracte en durcissant.
20 janvier.— Une longue journée à cheval me conduit à Bathurst.
1 J'ai trouvé, en ce même endroit, le trou conique d’un fourmi-lion ou de
quelque autre insecte analogue. J'y vis d’abord tomber une mouche qui dis-
parut immédiatement; puis une grosse fourmi; celle-ci fit les efforts les plus
violents pour s'échapper, et je pus observer alors cette espèce de bombardement
avec des grains de sable dont ont parlé Kirby et Spence (Entomol., vol. 1, p. 425).
Mais la fourmi fut plus heureuse que la mouche; elle échappa aux terribles ma-
choires cachées à la base du trou conique. Ce trou australien n'a & peu près que
la moitié de la grandeur de ceux que fait le fourmi-lion européen.
BATHURST. 478
Nous suivons un sentier a travers la forét pour aller rejoindre la
grande route, le pays est trés-désert. Nous sentons ce jour-la le
vent de l'Australie qui ressemble au siroco, et qui souffle des
déserts de l’intérieur. On voit des nuages de poussière dans toutes
les directions; on dirait que le vent a passé à travers une fournaise.
J'ai su plus tard que le thermomètre, placé à l’extérieur des mai-
sons, avait indiqué 419 degrés F. (48°,3 C.), et dans un appartement
hermétiquement fermé, 96 degrés F. {35°,5 C.). Dans l’après-midi
nous apercevons jes dunes de Bathurst. Ces plaines ondulées, mais
presque plates, sont fort remarquables en ce qu’il ne s’y trouve
pas un seul arbre; elles sont recouvertes par une espéce d’herbe
brune. Nous traversons ces plaines pendant plusieurs milles, et nous
arrivons la ville de Bathurst, située au milieu de ce qu’on pour-
rait appeler une vallée fort large ou une plaine étroite. On m'avait
dit à Sydney de ne pas me faire une trop mauvaise opinion de
l Australie en jugeant le pays par ce que je verrais le longde la route;
on m’avait prévenu aussi de ne pas m’en faire une trop bonne opi-
nion par ce que je verrais à Bathurst ; j'avoue que, sous ce der-
nier rapport, il était parfaitement inutile de me prévenir. Il est juste
de dire cependant que la saison n’était pas favorable, car la séche-
resse était fort grande. La cause de la grande prospérité de Bathurst
est cette herbe brune qui paraît si étrange quand on la voit pour
la première fois, mais qui est excellente pour les moutons. La ville
se trouve à une altitude de 2200 pieds au-dessus du niveau de la
mer sur les bords du Macquarie ; c’est une des rivières qui se diri-
gent vers l’intérieur de ce continent à peine connu. La ligne
de partage qui sépare les rivières se dirigeant vers l'intérieur, de
celles qui se dirigent vers la côte, a une hauteur d'environ
3 000 pieds et s'étend dans la direction du nord au sud à une dis-
tance d’environ 80 à 100 milles de la côte. D’après les cartes, le
Macquarie semble être une rivière fort respectable ; c’est d’ailleurs
la plus grande de celles qui drainent cette région ; à ma grande
surprise cependant, je ne trouve qu’une succession d’étangs sépa-
rés par des espaces presque secs. Ordinairement il y a un petit cou-
rant, quelquefois aussi des inondations considérables. Quelque peu
d’eau qu’il y ait dans cette région, c’est encore beaucoup, paraît-il,
comparativement à ce qu’on trouve un peu plus loin.
22 janvier. — Je me remets en route pour revenir à Sydney ; je
suis une route différente, appelée la ligne de Lockyer, qui traverse un
pays plus montagneux ei plus pittoresque. Nous faisons une longue
474 AUSTRALIE.
: étape ; la maison où nous devions passer la nuit se trouve à quelque
distance de la route et ce n’est pas sans peine que nous parvenons
à la trouver. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres
d’ailleurs, je n’ai qu’à me louer de la politesse des classes infé-
rieures, fait d'autant plus remarquable quand on pense à ce qu'elles
sont et à ce qu’elles ont été. La ferme où je passe la nuit appartient —
à deux jeunes gens qui viennent d'arriver et qui commencent leur
vie de colons. On ne trouve chez eux aucune espèce de confort,
mais cela est compensé pour eux, et au delà, par la certitude d’une
prompte réussite.
Nous traversons le lendemain un pays presque tout en flammes,
d'immenses nuages de fumée traversent à chaque instant la route.
Vers midi, nous rejoignons la route que nous avons déjà suivie et
je fais l’ascension du mont Victoria. Je m'en vais coucher À l’au-
berge du Weatherboard, et, avant qu'il soit nuit, je vais contempler
une dernière fois la vallée dont j’ai parlé. En retournant à Sydney
je passe une soirée fort agréable avec le capitaine King à Dunheved.
C’est ainsi que se termine ma petite excursion dans la colonie de
la Nouvelle-Galles du Sud.
Avant d'arriver ici, les trois points qui m'intéressaient le plus
étaient : l’état de la société chez les classes supérieures, la situa-
tion des convicts et les avantages qui pouvaient déterminer les
colons à venir s'établir dans le pays. Il va sans dire qu'après un
séjour aussi court mon opinion ne saurait avoir un grand poids;
cependant il est aussi difficile de ne pas se faire d'opinion, qu’il est
difficile de juger correctement les choses, En somme, d’après ce
que j'ai entendu dire, beaucoup plus que d’après ce que j'ai vu,
l’état de la société a été un désappointement pour moi. Les habi-
tants me semblent dangereusement divisés sur presque tous les
sujets. Ceux qui, d’après leur position, devraient avoir la conduite
la plus respectable, mènent une vie telle que les honnêtes gens
ne peuvent guère les fréquenter. I] y a beaucoup de jalousie entre
les enfants des émancipés riches ct les colons libres; les premiers
considérent les derniers comme des aventuriers. La population
entière, riches et pauvres, n’a qu'un but, gagner de l'argent.
Dans les classes les plus élevées on ne parle que d’une chose : la
laine et l’élevage des moutons. La vie domestique y est presque
impossible, car on est toujours entouré par des domestiques con-
victs. Combien ne doit-il pas être désagréable d’étre servi par un
ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ. 478
homme qui, la veille peut-être, a été fouetté en public sur votre de-
mande pour quelque faute peu importante! Les domestiques femmes
sont bien pire encore, aussi les enfants se servent-ils des expres- :
sions les plus grossières, et on doit se considérer comme fort heu-
reux Ss ilsne contractent pas des habitudes extrêmement mauvaises.
D'autre part, les capitaux rapportent à leur propriétaire, sans :
qu’il ait à se donner aucune peine, un intérêt triple de celui qu'il
pourrait espérer en Angleterre ; s’il a un peu de prudence, il est
sûr de faire fortune. Il peut se procurer, un peu plus cher qu’en
Angleterre il est vrai, tout ce qui constitue le luxe, mais aussi les
aliments sont meilleur marché que dans la mére patrie. Le climat
est admirable et parfaitement sain ; il me semble toulefois que l’as-
pect peu agréable du pays lui fait perdre une grande partie de son
charme. Les colons ont, en outre, un grand avantage, c’est que leurs
fils, tout jeunes encore, leur rendent des services importants. J]
n’est pas rare de voir des jeunes gens de seize à vingt ans diriger
des fermes lointaines, mais il faut alors que ces jeunes gens restent
constamment dans la société des convicts. Je ne sache pas que le
ton de la société ait‘pris un caractère particulier; mais, étant don-
nées ces habitudes, considérant le peu de travail intellectuel qui se
fait dans la colonie, il me semble que les vertus sociales ne peuvent
aller qu'en dégénérant. En résumé, la nécessité seule pourrait
m’amener à émigrer.
Je ne saurais donner d'opinion, car je ne comprends pas beau-
coup ces sujets, sur l'avenir possible de cette colonie. Les deux
principaux produits d'exportation sont la laine et l’huile de ba-
leine ; or il y a une limite à ces deux produits. Jl est impossible
de creuser des canaux dans ce pays : on ne peut donc pas se livrer
à l'élevage des moutons très-loin dans l’intérieur, car les dépenses
du transport de la laine, ajoutées à celles de l'élevage et de la tonte,
se monteraient beaucoup trop haut. Les pâturages sont partout si
pauvres, que les colons ont été obligés de s’avancer déjà beaucoup
dans l’intérieur; en outre, à mesure qu’on s’éloigne du bord de la
mer, le pays devient plus stérile. L'agriculture ne pourra jamais se
pratiquer sur une grande échelle, à cause des sécheresses. Il me
semble, par conséquent, que l'Australie devra se borner à de-
venir plus tard le centre du commerce de l'hémisphère méridional ;
peut-être aura-t-elle aussi des fabriques, car elle possède du char-
bon de terre et a ainsi à sa disposition tout ce qu’il faut comme
puissance motrice. Le pays habitable s'étendant le long de la côte,
476 AUSTRALIE.
ses colons étant Anglais, elle deviendra certainement une puissance
maritime. Je me figurais que l'Australie pourrait bien devenir
un pays aussi grand et aussi puissant que l'Amérique septentrionale,
mais maintenant que je l’ai vue, j'ai quelque peu laissé de côté ces
rêves de grandeur pour elle.
J’ai eu encore moins l’occasion de juger ce qu’il en est vérita-
blement de la condition des convicts. On se demande tout d'abord
si la transportation est une punition ; personne, dans tous les cas,
n'oserait soutenir que cesoit une peine bien dure. Je pense toute-
fois’ que cela a peu d’importance aussi longtemps que les malfai-
teurs de la méme patrie redouteront ce chatiment. Les convicts ne
manquent de rien ; ils peuvent espérer la liberté et une certaine
aisance; s’ils se conduisent bien, ils sont certains d’y arriver.
Dès qu'un homme est libéré, et il obtient cette libération s'il se
conduit bien après un nombre d’années proportionnel à la longueur
de la peine qu’il subit, il peut circuler librement dans une région
donnée, aussi longtemps qu’on ne le soupçonne d'aucun crime. Quoi
qu'il en soit, sans parler de l’emprisonnement en Angleterre et de la
terrible traversée, les années qu’il doit passer en Australie comme
convict sont extrêmement malheureuses. Comme une personne
fort intelligente me l’a fait remarquer, les convicts n’ont d'autre
plaisir que la sensualité ; or ils ne peuvent satisfaire cette passion.
L’énorme récompense, c’est-à-dire le pardon, que le gouvernement
peut leur donner, l'horreur profonde qu’ont tous les criminels pour
la prison, préviennent certainement les crimes. Mais il ne faudrait
pas croire qu'ils ne redeviennent pas criminels parce qu'ils ont honte
de commettre un crime ; ils ne connaissent pas ce sentiment, et
je pourrais citer des preuves bien curieuses à l’appui de cette
assertion. Tout le monde m'a dit, et j'avoue que c’est 1a un fait
curieux, que presque tous les convicts sont extrêmement laches ;
il s’en trouve qui, entraînés par le désespoir, deviennent indiffé-
rents à la vie, mais ils mettent bien rarement à exécution un plan
qui demande du sang-froid et un long courage. Au résumé, ce qui
me semble le plus triste, c’est que, bien qu’en vertu de ce qu’on
pourrait appeler un progrès légal il se passe dans cette population
de convicts bien peu de choses qui tombent sous l'application de
la loi, il me semble impossible qu’on en arrive à un progrès
moral. Des gens en position de juger m'ont affirmé qu'un convict
qui essayerait de se convertir au bien, ne pourrait pas le faire tant
qu’il reste dans la société de ses compagnons de crime; la vie serait
TERRE DE VAN-DIÉMEN, 477
pour lui une longue suite de misères et de persécutions. Il ne faut pas
oublier non plus le mauvais exemple, les vices engendrés par l’en-
tassement dans les prisons et à bord des transports. En somme, la
transportation n’a pas atteint le but qu’on se proposait, si on l’exa-
mine uniquement au point de vue de la peine ; elle n’a pas non plus
atteint ce but, si on l’examine au point de vue de la moralisation,
mais, dans ce cas, tout autre système aurait sans doute échoué
aussi. Elle a réussi, au contraire, dans une mesure plus grande
qu’on ne pouvait peut-être l’espérer comme moyen de donner à
des criminels l'air d’honnétes gens, et comme moyen de convertir
des vagabonds absolument inutiles dans un hémisphère, en citoyens
si actifs dans un autre hémisphére, qu'ils ont créé un pays magni-
fique et un grand centre de civilisation.
30 janvier 1836. — Le Beagle met à la voile pour se rendre à
Hobart Town dans la terre de Van-Diémen. Le 5 février, après une
‘traversée de six jours, dont la première partie a été belle, mais
dont la seconde a été froide et désagréable, nous entrons dans la
baie des Tempétes ; le temps qu'il fait justifie admirablement cette
terrible appellation. Cette baie devrait plutôt porter le nom
d’estuazre, car elle reçoit les eaux du Derwent. Auprès de l'embou-
chure se trouvent des plateaux de basalte fort élevés; mais plus
loin le sol devient montagneux et est recouvert de forêts peu
épaisses. Le flanc des collines qui entourent la baie est cultivé ; les
champs de blé et de pommes de terre paraissent fort prospères.
Dans la soirée, nous jetons l’ancre dans une jolie petite baie, sur
les bords de laquelle s’élève la capitale de la Tasmanie. L'aspect
de cette ville est bien inférieur à celui de Sydney. Hobart Town
est situé au pied du mont Wellington, montagne s’élevant à
3100 pieds de hauteur, mais fort peu pittoresque. Autour de la
baie on voit de beaux magasins et un tout petit fort. Quand on
quitte les colonies espagnoles, où les fortifications sont ordinaire-
ment si magnifiques, on est frappé malgré soi de l'insuffisance des
moyens de défense de nos colonies. Comparativement à ce que
j'avais vu à Sydney, ce qui m'étonne le plus c’est le petit nombre
des grands édifices existant déjà ou en construction. D'après le
recensement de 1835, Hobart Town contient 13826 habitants et
la Tasmanie entière en contient 36505.
On a transporté tous les indigènes sur une île dans le détroit de
Bass, de telle sorte que la terre de Van-Diémen offre cet immense
_ cm 2.42 —— .
478 TERRE DE VAN-DIEMEN.
avantage qu’elle est débarrassée de toute population indigéne. Cette
cruelle mesure est devenue inévitable comme le seul moyen de
mettre fin à une terrible succession de vols, d’incendies et de
meurtres, commis par les noirs et qui tôt ou tard aurait amené
leur extermination complète. J’avoue que tous ces maux et toutes
leurs conséquences ont été probablement causés par l’infâme con-
duite de quelques-uns de nos compatriotes. Trente années est une
période bien courte pour bannir jusqu'au dernier indigène d’une
Île presque aussi grande que l'Irlande. La correspondance engagée
à ce sujet entre le gouvernement anglais et ses représentants
à la terre de Van-Diémen est fort intéressante. Un grand nombre
d'indigènes avaient été tués ou faits prisonniers dans les combats
continuels qui se succédèrent pendant nombre d’années; rien cepen-
dant ne semble avoir convaincu ces peuplades de notre immense
supériorité autant que la mise en état de siége de l’île entière en 1830
et la proclamation en vertu de laquelle on appelait aux armes toute
la population blanche pour s’emparer de tous les indigènes. Le plan
adopté ressemblait beaucoup à celui des grandes chasses de l’Inde ;
on avait formé une grande ligne s'étendant à travers toute l'Île
dans le but de chasser les indigènes dans un cul-de-sac, sur la pé-
ninsule de Tasman. Ce plan échoua; les indigènes bâillonnèrent
leurs chiens et parvinrent à traverser les lignes pendant une nuit
sombre. Il n’y a pas lieu d’en être surpris, si l’on considère le déve-
loppement extraordinaire de leurs sens et les ingénieux moyens
qu'ils emploient pour surprendre les animaux sauvages. On m'a
assuré qu'ils peuvent se cacher sur un sol presque découvert;
il est même presque impossible de le croire si on ne l’a pas vu;
leur corps noir se confond avec les racines d’arbres noircies que
l'on trouve dans tout le pays. On m’a raconté à ce sujet un pari
qu’avaient fait des Anglais avec un indigène; ce dernier se tenait
debout, parfaitement en vue, sur le flanc d’une colline dénu-
dée ; il pariait que, si les Anglais fermaient les yeux pendant moins
d'une minute, il se cacherait de façon à ce qu’ils ne pussent
plus le distinguer sur le sol, et il gagnait son pari. Les indigènes,
comprenant parfaitement le mode de guerre qu’on leur faisait,
concurent les plus vives alarmes, car ils connaissent admirablement
la puissance des blancs. Bientôt après, treize d’entre eux, apparte-
nant à deux tribus, vinrent se rendre, reconnaissant absolument leur
impuissance. Enfin, grace aux démarches intrépides de M. Robin-
son, homme plein d’activité et de bienveillance, qui ne craignit
CLIMAT. 479
pas de visiter les indigènes les plus hostiles, ils se rendirent tous.
On les transporta alors dans une fle où on leur fournit des vêtements
et des aliments. Le comte Strzelecki constate qu’aa l’époque de
leur déportation en 1838, il restait encore 210 indigènes ; en 1842, il
n’y en avait plus que 54. Ainsi, tandis que toutes les familles de
l’intérieur de la Nouvelle-Galles du Sud, indigènes préservés du
contact des blancs, ont des enfants en quantité considérable, les
indigènes transportés sur l’île Flinders n’ont eu que quatorze en-
fants, pendant une période de huit ans ‘! n
Le Beagle doit rester dix jours à Hobart Town; je profite de ce sé-
jour pour faire plusieurs excursions intéressantes dans le voisinage,
principalement dans le but d'étudier la conformation géologique
de l’île. Un point attire tout d’abord mon attention : ce sont des
couches contenant beaucoup de fossiles appartenant à la période
devonienne ou carbonifére; je trouve la preuve d’un petit soulève-
ment du sol à une date récente, et enfin je découvre une couche
solitaire et superficielle de craie jaunâtre ou de travertin, qui con-
tient de nombreuses impressions de feuilles d’arbre et de coquil-
lages terrestres qui n’existent plus aujourd’hui. Il est assez probable
que cette petite carrière est tout ce qui reste de la végétation de
la terre de Van-Diémen à une époque éloignée.
Le climat est plus humide que celui de la Nouvelle-Galles du Sud,
aussi le sol est-il plus fertile. L'agriculture est très-florissante, les
champs cultivés ont un bel aspect et les jardins sont pleins de
légumes et d'arbres fruitiers. J’ai vu quelques fermes charmantes
situées dans des endroits retirés. L'aspect général de la végétation
ressemble à celui de l’Australie ; peut-être les arbres sont-ils d’un
vert un peu plus gai et les pâturages plus abondants. Je vais une
fois faire une longue promenade sur la côte de la baie en face de
la ville ; je traverse la baie dans un bateau à vapeur dont les ma-
chines ont été entièrement construites dans la colonie ; or il y a à
peine trente-trois ans que les Anglais se sont établis ici ! Un autre
jour, je fais l’ascension du mont Wellington en compagnie de
quelques officiers ; nous avions pris un guide, car les forêts sont
si épaisses, qu'ayant voulu aller seul je m'étais perdu. Malheureu-
sement notre guide est un niais qui nous fait prendre par le ver-
sant méridional de la montagne, versant le plus humide, où la
végétation est plus active et où, par conséquent, la difficulté de
' Physical Description of New South Wales and Van Diemen's Land, p. 864.
480 DETROIT DU ROI-GEORGES.
ascension est beaucoup plus considérable, grace aux troncs d’ar-
bres pourris qui sont là en presque aussi grand nombre qu’à la
Terre de Feu ou à Chiloé. Il nous faut cing heures et demie d’un
véritable travail avant d’atteindre le sommet. Dans bien des en-
droits, les Eucalyptus atteignent une grosseur considérable et for-
ment une magnifique forét. Dans quelques ravins humides on
trouve de magnifiques fougéres arborescentes, j’en ai vu une qui
avait au moins 20 pieds de haut et6 pieds de grosseur. Les branchages
forment des parasols fort élégants, qui répandent une ombre si
épaisse, qu’on peut la comparer au crépuscule. Le sommet de la
montagne, large et plat, est composé d’immenses masses angulaires
de grès. On se trouve alors à 3 100 pieds au-dessus du niveau de la
mer. Le temps était splendide et la vue admirable ; au nord, le
pays se présente sous forme d’une masse de montagnes boisées
ayant à peu près la même hauteur que celle sur laquelle nous
nous trouvons et affectant les mêmes formes ; au sud, le pays est
découpé en baies nombreuses. Nous restons quelques heures au
sommet de la montagne, puis nous redescendons par une route
plus facile, mais il n’en est pas moins huit heures du soir quand
nous arrivons au Beagle.
1 février. — Le Beagle quitte la Tasmanie et, le 6 mars, nous
arrivons au détroit du Roi-Georges, situé au sud-ouest de l’Austra-
lie. Nous y restons huit jours, les plus désagréables de tout notre
voyage. Le pays, vu du sommet d’une colline, n’est qu'une im-
mense plaine boisée; çà et 14 quelques collines de granit absolu-
ment nues. Un jour nous faisons une longue excursion dans l'espoir
de chasser les kangourous. Partout le sol est sablonneux, stérile, il
n’y pousse que des broussailles, des graminées grossières ou des
arbres rabougris ; on se serait cru sur le haut plateau de grès des
montagnes Bleues ; on trouve cependant ici en assez grande quantité
le Casuarina, arbre qui ressemble quelque peu au pin écossais;
l’Eucalyptus se rencontre plus rarement. Dans les parties ouvertes,
on voit beaucoup de graminées arborescentes, plantes qui ressem-
blent un peu aux palmiers, mais qui, au lieu d’être surmontées par
une couronne de belles feuilles, ne portent à leur sommet qu'une
touffe de filaments grossiers. Vue à une certaine distance, la belle
couleur verte des broussailles semble indiquer une grande fertilité,
mais une seule promenade suffit pour dissiper cette illusion.
J’accompagne le capitaine Fitz-Roy au cap Bald Head, cap
DANSE INDIGÈNE. 481
dont ont parlé tant de navigateurs; les uns s’imaginaient y voir
des coraux, les autres des arbres, pétrifiés dans la position où ils
ont poussé. Selon moi, les couches ont été formées par le vent
qui a soulevé des particules de sable excessivement fines, com-
posées de débris de coquillages et de coraux ; ce sable s'est accu-
mulé sur les branches et sur les racines des arbres, ainsi que
sur beaucoup de coquillages terrestres. Des infiltrations calcaires
ont alors consolidé toute la masse, et les cavités cylindriques,
laissées vides par la pourriture du bois, se sont trouvées remplies
par des espèces de stalactites. Le temps a détruit les parties les plus
molles, et, aujourd’hui, les racines et les branches, changées en
pierre dure, s'élèvent au-dessus de la surface du sol, offrant tout
l’aspect d’une forêt de pierres.
Pendant que nous nous trouvions au détroit du Roi-Georges, une
tribu assez considérable d’indigènes, appelés les Cockatoos blancs,
vint nous visiter, nous offrons à ces indigènes, aussi bien qu’à ceux
qui demeurent dans le voisinage, quelques paquets de riz et de sucre
et nous leur demandons de nous donner le spectacle d’un corrobery
ou grande danse. Au crépuscule ils allument des petits feux et les
hommes commencent leur toilette, qui consiste à se couvrir le corps
de lignes et de points blancs. Dès que tout est prêt, on active les
feux, autour desquels s’asseoient les femmes et les enfants pour
assister au spectacle. Les deux tribus forment deux partis distincts
qui dansent généralement l’un en face de l’autre. Cette danse con-
siste à courir de côté ou à marcher en file indienne en marquant
le pas avec soin ; pour ce faire, ils frappent le sol du talon, poussent
une espèce de grognement et frappent l’une contre l’autre leur mas-
sue et leur lance; il est inutile d'ajouter qu'ils font d'autres gestes
extraordinaires, ils étendent les bras et se contortionnent le corps
de toutes les façons possibles. C’est, en somme, un spectacle gros-
sier et barbare et qui n’a pour nous aucune espèce de signification,
mais nous observons que les femmes et les enfants y assistent
avec le plus grand plaisir. Ces danses représentaient probablement,
dans le principe, des actes bien définis, tels que des guerres et des
victoires. Il y en a une appelée /a danse de [ Emeu, pendant laquelle
chaque homme étend le bras de manière à imiter la forme du cou
de cet oiseau ; dans une autre, un homme imite les mouvements
du kangourou, un second s'approche et semble lui porter un coup
de lance.
Quand les deux tribus dansaient ensemble, le sol résonnait sous
31
484 DETROIT DU ROI:GBORGES.
leurs pas ot l'air retentissait de leurs cris sauvages. Tous étaient
fort animés, et ces individus presque nus, vus à la lueur du feu,
s’agitant avec une hideuse harmonie, présentaient certainement le
spectacle complet d’une fête chez les sauvages les plus infimes.
Nousavions vu à la Terre de Feu bien des scènes curieuses de la vie
sauvage, mais nous n’en n'avions jamais vu ung, je crois, qui fût
aussi animée et où les acteurs semblassent aussi à leur aise, Quand
la danse fut terminée, la tribu entière s’accroupit sur le sol en for-
mant un cercle immense; on leur distribua du riz sucré au milieu
de véritables hurlements ds joie.
Après plusieurs retards désagréables causés par le mauvais
temps, nous mettons enfin à la voile le 44 mars ; nous quittons le
détroit du Roi-Georges pour nous rendre à l'île Keeling. Adieu
Australie! Vous n'êtes encore qu'un enfant, mais sans doute
régnerez-vous un jour dans l’hémisphère méridional ; vous êtes
trop grande et trop ambitieuse pour qu'on puisse vous aimer,
mais vous n'êtes pas encore assez puissante pour qu’on vous res-
pecte, Je vous quitte donc sans chagrin et sans rogrets.
CHAPITRE XX
Ile Keeling. = Aspect singulier. = Flore, = Transport de graines, — Oiseaux et
insectes, == Sources, = Champs de corail mort, — Pierres transportées dans
des racines d'arbres, — Grand orabe, — Corail urtiquant. — Poisson mangeant
le corail. — Iles de corail. — Attols. — ‘Profondeur à laquelle peuvent vivre
les coraux. — Vastes superficies où se trouvent les îles basses de corail. —
Affaissement. — Récifs barrières. — Récifs bordures. == Conversion des récifs
bordures et des récifs barrières en attols. — Preuves de changements de ni:
veau, — Ouvertures dans les récifs barrières, — Attols des Maldives; leur
conformation particulière. Récifs morts et submergés.— Aires d’affaissements
et de soulèvements. — Distribution des volcans. — Affaissements lents et
considérables.
fle Keeling. — Îles de corail,
4° avril 1836. — Nous arrivons en vue de l'ile Keeling ou île
des Cocos, située dans l’océan Indien à environ 600 milles de la
côte de Sumatra. C’est un attol, ou île de corail, semblable à ceux
que nous avons déjà vus dans l'archipel Dangereux, Au moment
où le vaisseau entre dans la passe, M. Liesk, résident anglais,
vient à notre rencontre dans son bateau. On peut raconter en
quelques mots l'histoire des habitants de cette ile. Il y a envi-
ron neuf ans, un aventurier, M. Hare, amena de l'archipel Indien
un certain nombre d'esclaves malais qui, aujourd'hui, y compris
les enfants, se montent à environ une centaine. Quelque temps
après un certain capitaine Ross, qui avait déjà visité cos îles, arriva
d'Angleterre, amenant sa famille pour s’établir dans cet endroit ;
avec lui se trouvait M. Liesk, qui lui avait servi de second. Les
esclaves malais quittèrent l’île sur laquelle s'était établi M. Hare
pour aller rejoindre le capitaine Ross, et M. Hare fut obligé de
quitter son fle. |
Les Malais sont actuellement libres au point de vue tout au
moins de leur traitement individuel, mais sous presque tous les
autres rapports on les considère comme des esclaves. Les choses
ne vont pas très-bien et cela provient sans doute du mécontente-
ment de ces Malais, des changements fréquents d’ile à île et peut-
484 ILE KEELING.
être aussi un peu de ce qu'il n’y a pas de chef ayant une volonté assez
énergique. L'ile ne possède aucun quadrupède domestique, excepté
le cochon, le principal produit végétal est le cocotier. Toute la
prospérité de cette île repose sur cet arbre; on exporte de l'huile
de coco, on exporte même les noix à Singapore et à l'île Maurice,
où on les emploie de différentes façons. Les cochons, qui sont
très-gras, les poulets et les canards, se nourrissent presque entiè-
rement de noix de coco; on trouve même sur cette fle un im-
mense crabe de terre auquel la nature a donné les instruments
nétessaires pour ouvrir ces fruits précieux.
L’anneau de corail qui entoure l’île principale est surmonté çà et
là par de petits îlots. Du côté du nord on trouve dans cet anneau
une passe par laquelle les bâtiments peuvent entrer. Quand on pé-
nètre dans cette espèce de lac intérieur le spectacle est curieux
et assez beau; toutefois cette beauté dépend entièrement de la
splendeur des couleurs environnantes. A l’intérieur du lagoon, l’eau,
transparente, tranquille, peu profonde, repose presque partout sur
un fond de sable blanc; quand cette eau est illuminée par les rayons
verticaux du soleil, elle revêt les teintes vertes les plus brillantes;
une ligne de brisants toujours recouverts d’écume, sépare ce lac
tranquille des eaux agitées de l'Océan ; les sommets plats des coco-
tiers tranchent d’autre part sur l’azur du ciel. Qui n'a remarqué
souvent qu'un nuage blanc forme un charmant contraste avec le
bleu foncé du ciel? il en est de même dans ce lac où des groupes
de corail vivant obscurcissent ca et lajles teintes brillantes de l'eau.
Le lendemain je débarque sur I’ile de la Direction. Cette île n’a
que quelques centaines de mètres de largeur ; elle se termine, du
côté du lac, par des rochers calcaires blancs dont la radiation est
insupportable; du côté de l’Océan, elle se termine par un banc
de corail fort épais qui sert à briser la violence des grandes lames.
Le sol se compose entièrement de fragments arrondis de corail,
sauf près du lac, où on trouve un peu de sable. Il faut absolument
le climat des régions intertropicales pour produire une végétation
vigoureuse dans un sol aussi pierreux et aussi aride. Rien de plus
élégant que les bosquets de cocotiers qui croissent sur les petitsîlots
entourés d’une ceinture de sable blanc éblouissant.
Je vais actuellement dire quelques mots de l’histoire naturelle
de ces îles, dont la pauvreté même offre un certain intérêt. Le co-
cotier semble au premier abord composer uniquement les forêts,
cependant on trouve cing ou six autres essences d'arbres. Une de
GRAINES TRANSPORTÉES PAR LA MER. 486
ces espèces atteint une taille considérable: mais le bois en est si
tendre, qu’il est inutile; une autre espéce au contraire fournit
d’excellent bois de construction. En dehors des arbres, le nombre
des plantes est trés-limité et ne consiste qu’en graminées insigni-
fiantes. Dans ma collection qui comprend, je crois, la flore com-
pléte de ces îles, il y a vingt espèces de plantes, sans parler d'une
mousse, d’un lichen et d’un champignon. Il faut ajouter deux arbres
à ce total; l’un n'était pas en fleur lors de mon séjour, et je n’ai pas
vu l’autre. Ce dernier est le seul de son espèce : il pousse près de la
côte, où une seule graine a sans doute été apportée par les vagues.
Une Guilandina se trouve aussi sur l’un des ilots. Je ne comprends
pas dans la liste dont je viens de parler la canne à sucre, la ba-
nane, quelques légumes, quelques arbres fruitiers et quelques gra-
minées qui ont été importés. Ces îles sont entièrement formées par
des coraux, elles ont dû exister à une époque sous forme ‘de sim-
ples récifs, il est donc certain que toutes les productions terrestres
y ont été transportées par les vagues de la mer. Le professeur
Henslow m’apprend que, sur les vingt espèces dont je viens de
parler, dix-neuf appartiennent à différents genres et ceux-ci à seize
familles ‘!
M. A.-S. Keating, qui a résidé un an sur ces îles, indique dans
les Voyages de Holman? les graines et les autres objets qui ont été
apportés par les vagues. « On trouve souvent sur la côte, dit-il, des
graines et des plantes venant de Java et de Sumatra. Parmi elles
jairemarqué le Kimiri, indigène à Sumatra et dans la péninsule de
Malacca ; la noix de coco de Balci, remarquable par sa forme et
par sa grosseur ; le Dadass, que les Malais plantent en même temps
que le poivrier, ce dernier s’enroule autour du tronc du dadass et
s'accroche aux épines qui le recouvrent; l’arbre à savon; le ricin;
des troncs de palmier sagou, et plusieurs espèces de graines in-
connues aux Malais établis dans l’île. On suppose que toutes ces _
graines ont été chassées d'abord par le mousson du nord-ouest
jusque sur la côte de la Nouvelle-Hollande et de là jusqu'aux îles
Keeling par le vent alizé du sud-est. On a trouvé aussi sur la côte de
véritables masses de teck de Java et de bois jaune, outre des troncs
immenses de cèdre blanc et rouge et du gommier de la Nouvelle-
Hollande. Les graines dures, telles que celles des plantes grim-
1 Ces plantes sont décrites dans les Annals of Nat. Hist., vol. I, 1838, p. 337.
3 Holman, Travels, vol. IV, p. 878.
406 ILE KEELING,
pantes, arrivent en parfait état; mais les graines molles, telles que
celles du mangostin, ont perdu leur pouvoir de germer. Enfin
on a trouvé sur la côte des canots de pêche venant probablement
de Java, » Il est fort intéressant de voir combien sont nombreuses
les graines qui, provenant de plusieurs pays, sont transportées
à travers l’immensité de l'Océan. Le professeur Henslow m'af-
firme que presque toutes les plantes que j'ai rapportées de ces îles
sont des espèces qui croissent communément sur la côte dans
l'archipel Indien. Mais la direction des vents et des courants sem-
ble opposer un obstacle insurmontable à ce qu'elles viennent ici en
droite ligne. Si, comme l’a suggéré avec beaucoup de raison
M. Keating, ces graines ont été d’abord transportées sur la côte de
la Nouvelle-Hollande, pour revenir ensuite ici avec les produits de
ce dernier pays, les graines, avant de trouver un terrain propre à
leur développement, ont dû parcourir un espace variant entre
4800 et 2 400 milles.
Chamisso!, en décrivant l'archipel Radack, situé dans la partie oc-
cidentale de l'océan Pacifique, constate que « la mer apporte
sur ces îles les graines et les fruits de bien des arbres inconnus
dans l’archipel. La plus grande partie de ces graines ne semble pas
avoir perdu la faculté de germer. » On dit aussi qu'on a trouvé
sur ces côtes, des palmiers et des bambous, provenant de quelques
pays de la zone torride, et des troncs de pins septentrionaux ; ces
pins doivent avoir parcouru une distance immense. Ces faits sont
très-intéressants; on ne peut douter que, s'il y avait des oiseaux
terrestres pour ramasser les graines dès qu'elles arrivent sur la
côte, et que le sol fût mieux adapté à leur croissance, la plus dé-
solée de ces îles posséderait bientôt une flore beaucoup plus abon-
dante que celle qu'elles ont aujourd’hui.
La liste des animaux terrestres est encore plus pauvre que celle
des plantes. Un rat, apporté dans un bâtiment venant de l'ile
Maurice, qui a fait naufrage ici, habite quelques-uns des îlots,
M. Waterhouse considère ces rats comme identiques avec l'espèce
anglaise, ils sont toutefois plus petits et plus brillamment colorés.
On ne trouve pas de véritables oiseaux terrestres, car une bécasse
et un râle (Rallus Phillippensis), bien que vivant entièrement dans les
herbes sèches, appartiennent à l’ordre des Echassiers. On dit que des
oiseaux de cet ordre se trouvent dans plusieurs petites îles basses
{ Kotzebue, First Voyage, vol. III, p. 158.
ROOLOGIE. 467
du Pacifique. A l'Ascension, ot il n’y a pas d'oiseaux de terre, on
a tué un râle(Porphyrio simplex) auprès du sommet dela montagne;
c'était évidemment un voyageur solitaire. A Tristan d'Acunha
où, selon Carnichael, il n'y a que deux oiseaux terrestres, on trouve
une foulque. Etant donnés ces faits, je crois que les Echassiers sont
ordinairement, après les innombrables espèces à pieds palmés, leg
premiers colons des petites tles'isolées. Je puis ajouter que chaque
fois que j’ai remarqué des oiseaux, qui n’appartiennent pas aux es-
pèces océaniques, à une grande distance en mer, ils appartien-
nent toujours à cet ordre ; il est dono tout naturel qu'ils devien.
nent les premiers colons des terres éloignées.
En fait da reptiles je n'ai vu qu'un petit lésard. J’ai mis beau-
coup de soin à collectionner toutes les espèces d'insectes: il yen a :
treize +, sans compter les araignées, qui sont nombreuses. Sur ces
treize espèces il n'y a qu'un scarabée. Une petite fourmi qu'on
trouve par milliers sous les blocs de corail détachés est le seul in-
secte qui soit véritablement abondant. Mais si les productions de la
terre sont en si petit nombre, on peut dire que les eaux de la mer
environnante regorgent d'êtres organiques en nombre infini.
Chamisso a décrit! l’histoire naturelle d'une fle semblable située
dans l’archipel Radack; il est fort remarquable de voir que ses ha-
bitants, et pour le nombre et pour l'espèce, ressemblent beaucoup
à ceux de l'île Keeling, On y trouve un lézard et deux échassiers,
c'est-à-dire une bécassine et un courlieu ; il y a dix-neuf espèces
de plantes, y compris une fougère; or, quelques-unes de ces es-
pèces sont les mêmes que celles qui croissent lei, bien que ces
deux fles soient séparées par une distance très- considérable, et
se trouvent situées dans un océan différent.
Les longs rubans de terre qui forment les flots sont élevés hors
de l’eau juste assez pour que la vague puisse rejeter sur pux des frag-
ments de coraux et le vent y accumuler des sables calcaires. Le bane
de corail, plat et solide, qui borde l'extérieur, brise la première vio-
lence des vagues, qui, autrement, emporteraient en un jour les {lots
et toutes leurs productions. L’océan et la terre ferme semblent,
1 Ces treize espèces se distribuent dans les ordres suivants : Coléopiéres, un
petit Elater; Orlhoptères, un Gryllus et una Blatla ; Hemipléres, une espèce ;
Homopléres, deux espèces; Névropléres, une Chrysopa: Hyménopières, deux
fourmis ; Lépidoptères noclurnes, une Diopæa et un Plerophorus (?); Dipières,
deux espèces.
2 Kotzebue, First Voyage, vol. IIl, p. 33%.
ES |
—+
488 ILE KEELING.
dans ces endroits, lutter constamment à quil’emportera sur l’autre;
or, bien que la terre ferme ait en quelque sorte remporté la victoire,
les habitants de l’eau ne veulent pas encore abandonner un ter-
rain qu’ils semblent regarder comme leur propriété. De toutes
parts on rencontre des crabes ermites de plus d’une espèce :,
portant sur leur dos des coquillages qu'ils ont volés sur la côte
voisine. Des frégates, des oies et des sternes perchent en grand
nombre sur les arbres ; de toutes parts on ne voit que des nids et
l'atmosphère est empestée par l’odeur de la fiente des oiseaux.
Les oies, posées sur leurs nids grossiers, vous regardent passer d’un
air stupide, mais irrité. Les benéts, comme leur nom l'indique,
sont de petits animaux stupides. Il y a toutefois un charmant oi-
seau, c’est une petite hirondelle de mer, aussi blanche que la neige
qui plane à quelques pieds au-dessus de votre tête ; on dirait que
son grand ceil noir étudie avec curiosité votre physionomie. Il faut
bien peu d'imagination pour se figurer que quelque fée errante ha-
bite ce corps si léger et si délicat.
Dimanche 3 avril. — Après le service divin j’accompagne le ca-
pitaine Fitz-Roy jusqu’à la colonie située à une distance de quel-
ques milles sur la pointe d’un îlot couvert d'immenses cocotiers.
Le capitaine Ross et M. Liesk habitent une espèce de grange, ou-
verte aux deux extrémités, tapissée à l’intérieur de paillassons en
écorce. Les maisons des Malais sont rangées le long de la côte.
Tout ce village offre l'aspect de la désolation, car il n’y a ni jardins
ni traces de culture. Les habitants appartiennent à différentes îles
de l'archipel Indien, mais tous parlent la même langue; nous
voyons là des indigènes de Bornéo, des Célébes, de Java et de Su-
matra. Leur peau a la même couleur que celle des Taïtiens et leurs
traits sont à peu près identiques à ceux de ces derniers. Quelques
femmes, cependant, ont un peu le caractère chinois. En général, je
puis dire que leur physionomie et le son de leur voix m'ont assez
plu. Ils paraissent être fort pauvres, il n’y a aucun meuble dans
leurs maisons ; mais les beaux enfants que j’ai vus n’en prouvent
pas moins que les noix de coco et les tortues forment après tout
une excellente nourriture.
1 Les grandes pinces de quelques-uns de ces crabes sont admirablement adap-
tées pour former au coquillage un opercule presque aussi parfait que celui qui
appartenait originairement au mollusque. On m’a affirmé, et mes observations
tendent à confirmer cette assertion, que diverses espèces d’ermites emploient
toujours ceriaines espèces de coquillages.
PUITS À NIVEAU VARIABLE. 489
C’est sur cette île que sont situées les sources où les bâtiments
peuvent se procurer de l’eau. Il paraît fort singulier tout d’abord
que l’eau douce monte et descende avec la marée; on a été jusqu’à
s’imaginer que l’eau deces puits n’est que de l'eau de mer débarrassée
de son principe salin par la filtration à travers le sable. Les puits
participant aux mouvements de la marée sont très-communs dans
quelques-unes des îles basses des Indes occidentales. L'eau de mer
pénètre dans le sable comprimé ou dans les rochers poreux de corail
comme dans une éponge ; or, la pluie qui tombe à la surface doit
s’abaisser jusqu'au niveau de la mer environnante et s’y accumuler
en déplaçant un volume égal d'eau salée. A mesure que l’eau qui
se trouve dans la partie inférieure de cette grande masse de coraux
qu’on pourrait comparer à une éponge, monte et descend avec la
marée, l’eau située plus près de la surface doit suivre le même mou-
vement ; cette eau reste douce si elle est en masse assez compacte
pour qu'il ne se fasse trop de mélange mécanique. Mais, partout où
le sol est formé de gros blocs de corail, si l’on creuse un puits, on
n'obtient que de l’eau saumatre.
Nous restons après dîner pour voir une scène à moitié supersti-
tieuse que jouent les femmes indigènes. Une grande cuiller de
bois, portant des vêtements, transportée sur la tombe de |!’ un
des leurs, reçoit, disent-elles, des inspirations à la pleine lune
etse met à danser. Après quelques préparatifs, la cuiller, sou-
tenue par deux femmes, s’agita de mouvements convulsifs et se
mit à danser en suivant la mesure du chant des femmes et des en-
fants. C'était un spectacle absurde ; toutefois M. Liesk soutient que
la plupart des Malais croient au mouvement spontané de la cuiller.
La danse ne commence qu'après le lever de la lune; je ne regrettai
pas d’être resté, car c'était un magnifique spectacle que de voir la
lune briller à travers les longues branches des cocotiers, faiblement
agités par la brise du soir. Ces scènes des tropiques sont si déli-
cieuses, qu'elles égalent presque les scènes de la de la patrie, qui nous
sont chères à tant de titres.
Le lendemain, j’étudie l’origine et la formation si simple et ce-
pendant si intéressante de ces îles. La mer étant extrêmement
calme, je m’avance jusqu'aux bancs de coraux vivants sur les-
quelles viennent se briser les grandes lames; je remarque de toutes
parts de magnifiques poissons verts et d’admirables Zoophytes,
admirables au point de vue de la forme et de la couleur. Je
comprends parfaitement qu'on ressente un vif enthousiasme à la
400 co ILE REBLING,
vue du nombre infnj d'êtres organisés qui peuplent les mers des
tropiques ; je dois ajouter, cependant, que les naturalistes, qui ont
décrit en termes bien connus les grottes sous-marines ornées de
mille beautés, ont quelque peu cédé aux entrainements de leur
imagination.
6 avril, — J’accompagne le capitaine Fitz Roy-jusqu’é une fle
située à l'extrémité du lagoon; le canal circule à travers des
champs de corail aux branches délicates. Nous voyons plusieurs
tortues; deux bateaux sont occupés A les poursuivre, L'eau est
si peu profonde, et si transparente, que, bien que tout d'abord la
tortue plonge rapidement, les pêcheurs qui sont dans le canotl’aper-
coivent de nouveau au bout d'un instant. Un homme se tient à la
proue du bateau prêt à s'élancer; dès qu’il aperçoit la tortuo il saute
sur elle, l'empoigne par le cou et se laisse entraîner jusqu’à ce que
l'animal soit épuisé; on s’en empare alors très-facilement. C’était
un spectacle fort intéressant que de voir ces deux bateaux circuler
de toutes parts et les hommes se précipiter dans l’eau la tôte la
première pour saisir leur proie. Le capitaine Moresby m'apprend
qu'à l'archipel des Chagos, dans lo même océan, les indigènes
ént un procédé horrible pour enlever la carapace des tortues vi.
vantes, « On recouvre la tortue de charbons enflammés, la chaleur
fait relever la carapace, on la détache alors avec un couteau du
corps de l'animal et on l’aplatit entre des planches avant qu'ella
soit refroidie. Après ce traitement barbare on laisse la tortue re-
tourner à la mer; au bout d’un certain temps une nouvelle carapace
se forme, mais elle est trop mince pour qu’on puisse s’en servir; la
tortue reste toujours maladive après avoir subi cette opération.»
Arrivés à l'extrémité du lagoon, nous traversons un flot étroit;
les vagues se brisent écumantes sur la côte située au vent. Il me
serait difficile d'expliquer les raisons qui me font trouver tant
de grandeur au spectacle des côtes extérieures de ces flots de co-
rail. Peut-être est-ce à cause de la simplicité de cette grande bar-
rière sur laquelle viennent se briser les vagues furicuses, à cause
peut-être de la beauté de ces verts bosquets de cocotiers, et de la
force apparente de ce mur de corail mort semé ca et là de gros
fragments. L’Océan couvre constamment de ses eaux le large
récif; on comprend que ce doive être un ennemi tout-puissant,
presque invincible; cependant il est vaincu par des moyens qui
nous paraissent tout d’abord singulièrement faibles et inefficaces.
FORCE DE RÉSISTANCE DES RECIFS DE CORAIL. $04
Ce n'est pas que |’Océan épargne le rocher de corail : les im-
menses fragments épars sur le récif, accumulés sur la côte où s’é-
lévent les cocotiers, prouvent au contraire la puissance des vagues.
Cette puissance s'exerce incessamment; la grande vague causéa
par l'action douce, mais constante, des vents alizés soufflant tou-
jours dans la même direction sur une surface considérable, engen-
dre des lames qui ont presque la violence de celles que nous voyons
pendant une tempête dans les régions tempérées; ces lames vien-
nent heurter le récif sans jamais se reposer un instant. Il est impos-
sible de voir ces vagues sans rester convaincu qu’une ile, fût-elle
construite du roc le plus dur, fût-elle composée de porphyre, de
granite ou de quartz, finirait par succomber devant cette irrésistible
pression. Cependant ces insignifiants îlots de corail résistent et
remportent la victoire ; c'est qu'ici une autre puissance vient jouer
son rôle dans le combat. Les forces organiques empruntent un par
un, aux vagues écumantes, les atomes de carbonato do chaux et les
absorbent pour les transformer en une construction symétrique,
Que la tempête les brise, si elle le veut, en mille fragments, qu’im-
porte! et que sera ce déchirement passager relativement au travail
de myriades d'architectes toujours à l’œuvre, nuit et jour, pendant
des mois, pendant dessiècles ? N'est-ce donc pas un magnifique spec-
tacle que de voir le corps mou et gélatineux d’un polype vaincre,
à l'aide des lois de la vie, l'immense puissance mécanique des va-
gues d’un océan, puissance à laquelle ni l'industrie de l’homme,
ni les œuvres inanimées de la nature n’ont pu résister avec succès ?
Nous ne revenons que fort tard, car nous avons passé longtemps
dans notre barque à examiner les champs de corail et les gigan-
tesques coquilles des Chamos ; si un homme s’avisait d'introduire sa
main dans ces coquilles, il ne pourrait pas la retirer tant que vivrait
l'animal. Près de l'extrémité du lagoon j’ai été tout surpris de trouver
un champ immense, ayant plus d’un mille carré, recouvert d’une
forêt de coraux aux branches délicates qui, bien qu'encore debout,
étaient tous morts et tombaient en ruines. I] m’a été difficile d’abord
de comprendre les causes qui avaient amené co résultat ; jo pensai
ensuite que je voyais là le résultat d'une combinaison de circon-
stances curieuses. Je dois commencer par dire que le corail ne peut -
pas survivre à la moindre exposition aux rayons du soleil, aussi la
limite supérieure de sa croissance est-elle déterminée par le
niveau des plus basses eaux. S’il faut on croire quelques vieilles
cartes, la longue ile qui se trouve sous le vent était anciennement
492 ILE KEELING.
séparée en plusieurs flots par des canaux fort larges; le fait que,
dans ces parties, les arbres sont plus jeunes et plus verts, prouve
la véracité de la carte. Dans les conditions anciennes du récif, une
forte brise, en jetant plus d’eau par-dessus la barrière, tendait à
élever le niveau de l’eau qui se trouve dans le lagoon. Aujourd’hui,
tout agit en sens contraire ; en effet, non-seulement l’eau du lagoon
n'est plus augmentée par des courants venant de l'extérieur, mais
encore elle est repoussée par la force du vent. Ainsi, on a observé
que la marée, près de l'extrémité du lagoon, ne s'élève pas aussi
haut par un vent assez fort que par un temps calme. Gette dif-
férence de niveau, bien que certainement fort petite, a, je crois,
causé la mort de ces buissoiis de corail qui avaient atteint la limite
supérieure de leur croissance dans l’ancienne condition du récif
extérieur.
À quelques milles au nord de Keeling, se trouve un autre petit
attol, dont le lagoon est presque rempli par de la boue de corail.
Le capitaine Ross a trouvé, enfoui dans le conglomérat, sur la côte
extérieure, un morceau de grès arrondi, un peu plus gros que la
tête d’un homme; cette trouvaille lui causa tant de surprise, qu’il
emporta cette pierre et la conserva comme une curiosité. Il est
fort extraordinaire, en effet, qu’on ait trouvé cette unique pierre
à un endroit où tout ce qui est solide est composé de matières cal-
caires. Cette île n’a été visitée que très-rarement ; il est peu pro-
bable qu’un vaisseau y ait fait naufrage. Faute de meilleure expli-
cation, j'en vins à la conclusion que ce bloc de grès devait avoir été
transporté dans les racines de quelque gros arbre. D'autre part, en
considérant l'immense distance a’laquelle se trouve la terre la plus
rapprochée, en pensant à toutes les chances qu'il y a pour qu’une
pierre ne soit pas ainsi emprisonnée, pour que l'arbre ne tombe
pas à la mer, puis qu’il aille flotter aussi loin, qu’il arrive heureu-
sement, et que la pierre vienne se placer de facon 4 ce qu’on puisse
la découvrir, je me disais que, sans aucun doute, j’imaginais une
explication fort improbable. J’ai donc été fort heureux de voir cette
explication confirmée par Chamisso, le savant naturaliste qui a
accompagné Kotzebue. 11 constate que les habitants de l'archipel
Radack, groupe d’iles de corail situées au milieu du Pacifique, se
procurent les pierres nécessaires pour aiguiser leurs outils en cher-
chant dans les racines d’arbres amenés par les vagues sur les côtes
de leurs îles. I] est évident qu'on a dû en trouver plusieurs fois,
puisque la loi du pays ordonne que ces pierres appartiennent aux
GROS CRABE. 498
chefs, et quiconque s’en approprie une est puni. Quand on consi-
dére la situation isolée de ces petites îles au milieu d’un immense
océan, — la grande distance à laquelle elles se trouvent de toute
terre autre que des iles de corail, ce qui est attesté par la valeur
que les habitants, qui sont de hardis navigateurs, attachent à la
possession d’une pierre! — la lenteur des courants de l’Océan —
il semble réellement étonnant que des pierres puissent être ainsi
transportées. Il se peut toutefois que ces transports soient plus
fréquents que nous ne pensons; en effet, si le sol sur lequel elles
viennent atterrir n’était pas composé uniquement de corail, c’est à
peine si elles attireraient l'attention et, en outre, on ne s’ima-
ginerait certainement pas leur origine. Enfin, il se peut qu’on n’ait
pas la preuve directe de ces transports pendant fort longtemps,
car il est probable que les troncs d’arbres, surtout ceux qui sont
chargés de pierres, flottent au-dessous de la surface. On remarque
à chaque instant, sur les bords des canaux qui traversent la Terre
de Feu, des quantités de bois flotté ; cependant il est trés-rare de
voir un arbre dans l’eau. Ces faits peuvent servir à expliquer la
présence des pierres anguleuses ou arrondies qu’on trouve quel-
quefois enfouies dans des dépôts de sédiment.
Un autre jour, j'allai visiter l’tlot occidental; sur cet îlot, la végé-
tation est peut-être plus luxuriante que sur tous les autres. Les
cocotiers poussent généralement à une certaine distance les uns des
autres ; mais ici, les jeunes croissent à l’ombre de leurs immenses
parents et forment les retraites les plus ombragées. Ceux-là seuls
à qui il a été donné de le faire, savent combien il est délicieux de
se reposer à l'ombre de ces arbres et de boire le lait si frais et si
agréable du coco. Dans cette île, il y a une espèce de baie ; le sol
de cette baie est du plus beau sable blanc; il est parfaitement de
niveau et n’est couvert d'eau qu'à la marée haute ; de petites
criques pénètrent en outre dans les bois environnants. C'est un
charmant spectacle que de voir ce champ de sable blanc éblouis-
sant environné par ces admirables cocotiers.
J'ai déjà fait allusion à un crabe qui se nourrit de noix de coco ;
il est fort commun dans toutes les parties de la terre sèche, et il
atteint une grosseur monstrueuse ; il est très-proche parent du
1 Des indigènes de ces tles, emmenés par Kotzebue au Kamtschatka, recueil-
laient des pierres pour les emporter avec eux,
404 ILE KEELING.
Birgus latro, ou même identique avec lui. La première paire de
pattes de ce crabe se termine par des pinces extrémement fortes
et extrêmement pesantes ; la dernière paire porte des pinces plus
faibles et beaucoup plus effilées. 11 semble tout d’abord impossible
qu’un crabe puisse ouvrir une grosse noix de coco couverte de
son écorce; mais M. Liesk m'affirme le fait. Le crabe déchire
d’abord l'écorce fibre par fibre, en commencant par l'extré-
mité où se trouvent les trois ouvertures de la noix; quand il @
enlevé toutes les fibres, il se sert de ses grosses pinces comme
d'un marteau et frappe sur les ouvertures jusqu’à ce qu'il les ait
brisées. Il se retourne alors et, à l’aide de ses pinces effilées, il
extrait la substance blanche albumineuse qui se trouve à l'inté-
rieur de la noix. C’est 14 un exemple d’instinct très-curieux : c’est
aussi un exemple d'une adaptation de conformation entre deux ob-
jets aussi éloignés l’un de l’autre dans le plan général de la nature,
qu'un crabe et un cocotier. Le Birgue ne sort que le jour ; on dit
cependant qu'il se rend toutes les nuits à la mer, sans doute pour
se baigner. Les jeunes naissent sur la côte, Ces crabes habitent de
profonds terriers qu’ils creusent sous les racines des arbres; ils y
accumulent des quantités surprenantes de fibres qu'ils ont enle-
vées aux noix de coco et s’en font un véritable lit sur lequel ils se
couchent. Les Malais recueillent ces masses fibreuses qu'ils em-
ploient en guise d'étoupe. Ces crabes sont très-bons à manger;
on trouve, en outre, sous la queue des plus grands une grosse
masse de graisse que l’on fait fondre et qui produit quelque-
fois un bon litre d'huile limpide. Quelques voyageurs ajoutent que
les Birgues grimpent aux cocotiers pour cueillir les noix; j'avoue
que je doute beaucoup qu'ils puissent le faire. M. Liesk m'a affirmé
que, sur ces îles, les Birgues se nourrissent uniquement des noix
tombées sur le sol.
Le capitaine Moresby m’apprend que ce crabe habite l'archipel
des Chagos et celui des Séchelles, mais qu'il ne se trouve pas dans
l'archipel voisin des Maldives. On le trouvait autrefois en quan-
tité considérable à l'ile Maurice, mais il n’y en a plus aujourd'hui
que quelques-uns, et ils sont trés-petits. Dans le Pacifique, cette
espéce ou une espéce aux habitudes analogues habite, dit-on, une
seule ile de corail, située au nord de l'archipel de la Société. Je puis
ajouter, pour prouver la force extraordinaire des pinces qui ter-
minent les pattes de devant, que le capitaine Moresby en avait
enfermé un dans une forte boîte de fer-blanc qui avait servi à trans-
CORAIL URTIQUANT. 406
porter des biscuits; on avait assujetti le couvercle avec du fil de
fer, Le crabe rabattit les bords de la boîte et s’échappa; il avait
percé le métal d’une quantité de petits trous.
J'ai été fort surpris de trouver deux espèces de corail du genre
Millépore (Millepora complanata et alcicornts) qui ont la faculté d’ur-
tiquer. Les branches pierreuses de ces espèces, quand on les sort de
l’eau, sont dures au toucher, au lieu d'être onctueuses ; elles émet-
tent une odeur forte et désagréable. La faculté d’urtiquer semble
varier dans les différents spécimens ; quand on se frotte la peau du
visage ou des bras avec un morceau de ce corail, on ressent
ordinairement une espèce de sensation de brûlure qui se produit
après l'intervalle d'une seconde et qui ne dure que quelques mi-
nutes. Un jour, cependant, en touchant simplement ma figure avec
une de ces branches, je ressentis une douleur immédiate; cette
douleur augmenta comme à l'ordinaire après quelques secondes,
continua assez vive pendant quelques minutes et était encore per-
ceptible une demi-heure après. La douleur était aussi vive que celle
que l’on ressent quand on a été piqué par une ortie, mais elle res-
semble beaucoup plus à celle qui est produite par la brûlure de la
Physalie ; sur la peau du bras apparurent de petits boutons rouges
qui semblaient devoir se transformer en pustules, ce qui n'arriva
pas. M. Quoy mentionne ces piqûres faites par les Millépores ; j'ai
aussi entendu parler de coraux urtiquants aux Indes occidentales.
Beaucoup d'animaux marins semblent posséder cette faculté de
piquer ; outre la Physalie, plusieurs poissons gélatineux et l'Aplysia
ou limaco de mer des îles du Cap-Vert, on lit dans le Voyage de
{Astrolabe qu'une Actinie ou Anémone de mer, ainsi qu'un Zoo-
phyte flexible, parent des Sertulaires, possèdent aussi cette arme
offensive ou défensive. On trouve aussi, dit-on, dans la mer des
Indes une Algue armée de la méme facon.
Deux espèces de poissons du genre Scarus sont fort communs
ici et se nourrissent exclusivement de corail ; tous deux sont d'un
bleu verdâtre magnifique; l’un habite invariablement le lagoon,
l'autre los écusils de l’extérieur. M. Liesk m'affirme qu'il en a vu
souvent des bandes entières brouter le sommet des branches de
corail ; j'en ai ouvert plusieurs et j'ai trouvé leurs intestins dis-
tendus par une espèce de sable calcaire jaunâtre. Les Holothuries
(parents de notre Etoile de mer), ces poissons visqueux ct dé-
goûtants qu’aiment tant les gourmets chinois, se nourrissent aussi
de corail, si toutefois il faut en croire le docteur Allan ; d’ailleurs
496 ILES DE CORAIL.
l'appareil osseux qui se trouve à l’intérieur de leur corps semble
parfaitement adapté à ce but. Les Holothuries, les poissons dont
nous venons de parler, les nombreux coquillages fouisseurs, les
vers néréides, qui transpercent tous les blocs de corail mort, doi-
vent être les agents producteurs du beau sable blanc qui se trouve
au fond et sur les côtes du lagoon. Le professeur Ehrenberg a
reconnu toutefois qu’une partie de ce sable, qui ressemble beaucoup
à de la craie écrasée quand il est mouillé, est composée d'infu-
soires à carapace de silice.
12 avril. — Nous quittons l’île Keeling dans la matinée pour nous
rendre à l'Île de France; je suis heureux que nous ayons visité ces
îles, car de semblables formations méritent presque le nom de
merveilles du monde. Le capitaine Fitz-Roy n’a pas trouvé de fond
avec une ligne de 7200 pieds de longueur à la distance de
2000 mètres seulement de la côte. Cette île forme donc une mon-
tagne sous-marine élevée, dont les flancs sont plus abrupts que
ceux du cône volcanique le plus escarpé. Le sommet, en forme de
soucoupe, a près de 40 inilles de largeur ; or, chaque atome de
cet immense édifice, depuis le plus petit morceau de rocher jus-
qu'au plus gros, porte la preuve qu'il résulte d’arrangements orga-
niques, et, quelque considérable que soit cet entassement, il est
insignifiant comparativement à beaucoup d’autres que l’on connaît.
Nous ressentons quelque surprise quand les voyageurs nous par-
lent des dimensions des pyramides et de quelques autres grandes
ruines, mais les plus grandes de ces ruines sont bien insigni-
fiantes quand on les compare à ces montagnes de pierres accu-
mulées par de petits animaux! Ces merveilles sont telles, qu’elles
ne frappent pas tout d’abord les yeux et qu’il faut la réflexion
pour qu'on puisse arriver à en saisir toute la grandeur.
Je vais discuter brièvement les trois grandes classes de récifs
de corail, c'est-à-dire les attols, les récifs barrières et les récifs
bordures et expliquer en quelques mots mon opinion sur leur
formation*. Presque tous les voyageurs qui ont traversé le Paci-
1 J'en excepte, bien entendu, quelques terrains qui ont été importés de Ma-
lacca et de Java et quelques petits fragments de pierre ponce apportés par les
vagues. J’en excepte aussi le bloc de grés dont j’ai parlé.
* Ce sujet a fait l’objet d'une communication que j'ai lue à la Société géolo-
gique en mai 1837 ; j’ai depuis développé ces vues dans un volume séparé sur
la Slructure et la Distribution des récifs de corail.
ILES DE CORAIL. . 497
fique ont exprimé l'étonnement que leur a causé la vue des îles de
corail, ou, comme je les appellerai pour l'avenir en leur donnant
leur nom indien, des aftols ; presque tous aussi ont essayé quelque
explication. Déjà, en 4605, Pyrard de Laval s'écriait avec raison :
« C’est une merveille de voir chacun des atollons, environné d'un
grand banc de pierre tout autour, n'y ayant point d'artifice hu-
main. » Le dessin ci-dessous, qui représente l’île de la Pentecôte
dans le Pacifique, dessin emprunté à l'admirable Voyage du capitaine
Beechey, donne une faible idée du singulier aspect que présente un
altol ; c’est un des plus petits et les îlots étroits qui l’environnent
forment un anneau complet. L’immensité de l'Océan! la fureur des
vagues qui viennent se briser sur les récifs, forment, avec le peu
d’élévalion de la terre et la tranquillité de la belle eau verte à l'in-
térieur de l'anneau, un contraste que l'on ne saurait comprendre
quand on ne l’a pas vu.
Les premiers voyageurs croyaient que les animaux construisant
le corail bâtissaient instinctivement de grands cercles de façon à
habiter tranquillement la partie intérieure. Mais cette explication
est si loin de la vérité, que les Polypes grossiers, dont le travail
sur le côté extérieur assure l’existence même du récif, ne peu-
vent vivre à l’intérieur, où fleurissent d’autres espèces qui élaborent
des branches délicates. En outre, si on se place à ce point de vue,
il faut supposer que beaucoup d'espèces, appartenant à des genres
et à des familles distinctes, combinent leurs efforts dans un but
commun; or il est impossible de trouver dans la nature entière
un seul exemple de semblables combinaisons. La théorie la plus
généralement adoptée est que les attols sont basés sur des cratères
sous-marins ; mais si l’on considère attentivement la forme et la
grandeur de quelques-uns de ces attols, le nombre, la proximité
et les positions relatives de beaucoup d’autres, il est difficile de se
32
498 ÎLES DE CORAIL,
contenter de cette explication. Ainsi l’attol de Suadivia a 44 milles
géographiques de diamètre dans une direction et 34 milles dans
l’autre ; l’attol de Rimsky a un diamètre de 54 milles sur 20 milles et
un bord étrangement sinueux ; l’attol de Bow a 30 milles de lon-
gueur et n’a en moyenne que 6 milles de largeur; l'attol de Menchi-
koff consiste en trois attols reliés les uns aux autres. En outre, cette
théorie est totalement inapplicable aux attols septentrionaux des
Maldives dans l'océan Indien (l'un d’eux a 88 milles de longueur et
entre 10 et 20 milles de largeur); car ils ne sont pas entourés, comme
les attols ordinaires, par des rectifs étroits, mais par un grand
nombre de petits attols séparés ; d’autres petits attols s'élèvent, en
outre, dans l'intérieur des grands espaces qui représentent le
lagoon central. Chamisso a proposé une troisième théorie qui me
semble plus acceptable ; il soutient, et cela est prouvé, que les
coraux croissent plus vigoureusement quand ils sont exposés à la
vague de l'Océan, par conséquent les côtés extérieurs croftraient
plus rapidement que toutes les autres parties, ce qui expliquerait
la structure en forme d’anneau et en forme de coupe. Mais nous
allons voir tout à l'heure que dans cette théorie, aussi bien que
dans celle qui prend un cratère pour point de départ, on a négligé
une considération fort importante : sur quoi les Polypes construc-
teurs de récifs qui ne peuvent vivre à une grande profondeur ont-
ils basé leurs constructions massives ?
Le capitaine Fitz Roy a fait avec beaucoup de soin de nombreux
sondages sur le côté extérieur escarpé de l’attol Keeling ; il a trouvé
que, jusqu’à 10 brasses de profondeur, le suif placé sous le plomb
rapporte invariablement les empreintes de coraux vivants, mais
qu'il reste aussi parfaitement propre que si on l'avait fait des-
cendre sur un tapis de gazon. À mesure que la profondeur aug-
mente, les empreintes deviennent de moins en moins nombreuses,
mais les particules de sable adhérentes au suif augmentent, jus-
qu'à ce qu’enfin il devienne évident que le fond consiste en une
couche sablonneuse ; pour continuer la comparaison que j'ai faite
avec le gazon, les brins d'herbe diminuent graduellement jus-
qu'à ce qu’enfin le sol devienne si stérile, que rien n'y pousse
plus. Ces observations, confirmées par beaucoup d’autres, nous
permettent de conclure que l'extrême profondeur à laquelle les
Polypes peuvent vivre se trouve entre 20 et 30 brasses. Or il y
a d'énormes superficies dans l'océan Pacifique et dans l’océan
Indien dans lesquelles on ne trouve que des îles de corail, et ces
ILES DE CORAIL. 499
îles ne sont élevées au-dessus de l'eau qu'à une hauteur telle
que celle où les vagues peuvent rejeter des fragments et les vents
accumuler des sables, Ainsi, le groupe d’attols de l’archipel des
Radack forme un carré irrégulier ayant 520 milles de long et 240
de large; l'archipel Dangereux affecte une forme elliptique dont
l’axe le plus long a 840 milles et l’axe le plus court 420. ly a
d’autres petits groupes, d’autres îles isolées fort basses, entre ces
deux archipels, comprenant un espace linéaire de plus de 4000 milles
de longueur dans lequel aucune fle ne s'élève au-dessus de la
hauteur que nous venons d'indiquer. En outre, dans l'océan Indien,
il y a un espace de 1500 milles en longueur dans lequel on trouve
trois archipels où toutes les îles sont basses et formées de co-
raux. Comme il est prouvé que les polypes constructeurs ne peu-
vent pas vivre à de grandes profondeurs, 11 est absolument cer-
tain que, partout où il y a aujourd'hui un attol, dans ces vastes
espaces, il a dû se trouver une base à la profondeur de 20
ou 30 brasses de la surface. Il est extrêmement improbable que
des dépôts de sédiments larges, élevés, isolés, aux flancs abrupts,
disposés en groupes et en lignes ayant des centaines de lieues de
longueur, aient pu se déposer dans les parties centrales les plus
profondes de l'océan Pacifique et de l'océan Indien, à une distance
immense de tout continent, où l’eau est parfaitement limpide.
Il est également improbable que des forces de tension aient sou-
levé dans ces immenses espaces d'innombrables bancs de rochers
jusqu’à 20 ou 30 brasses, c’est-à-dire jusqu’à 120 ou 180 pieds de
la surface de la mer, et qu’un seul point ne se soit pas élevé au-
dessus de ce niveau. Où pourrions-nous trouver, en effet, sur toute
la surface du globe, une seule chaîne de montagnes n’ayant même
que quelques centaines de milles de longueur, dont les nombreux
sommets s’élévent tous au méme niveau sans qu'un seul pic les
domine ? Si donc les fondations sur lesquelles se sont établis les
Polypes constructeurs d’attols ne sont pas formées par dos sédi-
ments, si elles n’ont pas été soulevées à ce niveau nécessaire, il
faut bien qu’elles se soient affaissées jusqu’à ce niveau; or ceci
résout immédiatement le problème. En effet, à mesure que mon-
tagnes après montagnes, îles après îles, disparaissaient lentement
sous la surface de l’eau, de nouvelles bases se formaient sur les-
quelles venaient s'établir les Polypes. Il est impossible d'entrer ici
dans tous les détails nécessaires, mais j’ose défier qui que ce soit
d’expliquer d’une autre façon l’existence des nombreuses iles dis-
800 ILES DE CORAIL.
tribuées dans ces vastes espaces, toutes ces îles étant basses, toutes
ces îles étant formées de coraux dont les constructeurs avaient
besoin d'un point d’appui à une petite profondeur '.
Avant d'expliquer la cause de la forme particulière des attols, il
faut examiner la seconde classe des récifs de corail, c'est-à-dire
les récifs barrières. Ces récifs s'étendent en droite ligne devant les
côtes d'un continent ou d'une grande ile, ou bien ils entourent de
petites îles ; dans les deux cas ils sont séparés de la terre par un
canal large et assez profond qui ressemble au lagoon qui se trouve
à l'intérieur de l'attol. 1] est extraordinaire qu'on ait si peu étudié
les récifs barrières, car ce sont véritablement des constructions ex-
traordinaires. La gravure ci-dessous représente une partie du récif
environnant l'île de Bolabola dansle Pacifique, telle qu'on l'aperçoit
du pic central de l'île. Dans ce cas, le récif tout entier s'est con:
verti en terre ferme ; plus ordinairement une ligne de grands récifs
sur lesquels se brisent constamment les vagues et, çà et là, un
petit îlot couvert de cocotiers, sépare les eaux agitées de l'Océan
des eaux vertes et tranquilles du canal. Ce canal baigne ordinai-
rement une bande de sol d’alluvion qui se trouve au pied des
abruptes montagnes centrales, bande couverte de toutes les plus
magnifiques productions des tropiques.
Ces récifs, qui entourent entièrement une île, affectent toutes les
grandeurs, depuis 3 milles jusqu’à 44 milles de diamètre ; celui
qui se prolonge sur une des faces et qui entoure les deux extrémités
1 Il est remarquable que M. Lyell même, dans la première édition des Prin=
cipes de géologie, ait remarqué que les aflaissements, dans le Pacifique, ont di
excéder les soulévements, et cela paree que la superficie des terres est fort petite,
relativement aux agents qui tendent à former des terres, c'est-à-dire les coraux
et l'action volcanique.
ILES DE CORAIL. 504
de la Nouvelle-Calédonie, a 400 milles de longueur. Chaque récif
entoure une, deux ou plusieurs îles rocheuses de différentes hau-
leurs et, dans un cas, jusqu’à douze iles séparées. Le récif se trouve
à une distance plus ou moins grande de l’île qu'il entoure ; dans
l'archipel de la Société il est situé ordinairement à une distance
variant entre {, 2 ou 4 milles. A Hogoleu, le récif se trouve à 20 milles
de l’île centrale, du côté sud, et à 14 milles, du côté nord. La
profondeur du canal varie beaucoup aussi; on peut dire qu’elle
atteint, en moyenne, de 10 à 30 brasses, mais à Vanikoro il y a des
endroits où l’on trouve, dans ce canal, des profondeurs de 56 brasses
ou 336 pieds. Intérieurement, le récif descend en pente douce dans
le canal ou bien se termine par un mur perpendiculaire ayant quel-
quefois une profondeur de 200 ou 300 pieds sous l’eau. Extérieure- ‘
ment, le récif s'élève perpendiculairement, comme un attol, des
profondeurs de l'Océan. Peut-il y avoir rien de plus singulier que ces
formations ? Nous voyons une île, que l'on peut comparer à un
château situé au sommet d'une haute montagne sous-marine pro-
tégée par un grand mur de corail, mur toujours taillé à pic exté-
rieurement et quelquefois intérieurement, dont le large sommet est
plat et dans lequel se trouvent ca et Ià des portes étroites, au travers
desquelles cependant peuvent passer les plus grands vaisseaux;
ces passes donnent accès dans Je canal, que l'on peut comparer
à un immense fossé.
En tant qu’il s’agit du récif de corail lui-même, il n'existe pas la
plus petite différence au point de vue de la grandeur, de l'aspect,
du groupement et même des moindres détails de structure entre
un attol et un récif barrière. Le géographe Balbi a fait remarquer
avec beaucoup de raison qu'une île entourée par un récif est un
attol dans le lagoon duquel s'élève une montagne ; enlevez la
montagne et l’attol est parfait.
Mais pourquoi ces récifs se sont-ils élevés à une aussi grande
distance des côtes des îles qu'ils entourent ? Ce ne peut être parce
que les coraux ne peuvent pas se former tout près de la terre ; en
effet, les côtes, à l’intérieur du canal, quand elles ne sont pasrecou-
vertes de sol d’alluvion, portent souvent des récifs vivants ; nous
verrons d’ailleurs bientôt qu'il y a toute une classe de récifs
attachés aux côtes des continents et des îles et que, pour cette rai-
son, j’ai nommés récifs bordures. On peut encore se demander sur
quoi les Polypes, qui ne peuvent pas vivre à de grandes profon-
deurs, ont basé les constructions qui environnent les îles, Cela
508 ILES DE CORAIL,
est un point important que l’on a ordinairement négligé ; nous en
avons déjà parlé lorsque nous avons traité des attols. On com-
prendra mieux la difficulté du problème en jetant les yeux sur les
coupes suivantes, coupes réelles prises dans la direction du nord
au sud, à travers les îles de Vanikoro, de Gambier et de Maurua, y
compris les récifs qui les entourent; ces coupes sont dessinées
verticalement et horizontalement à la même échelle d'un quart de
pouce par mille.
Les hachures horizontales indiquent les récifs barrières et les
canaux ; les hachures inclinées, placées au-dessus du niveau de la
mer (A A), indiquent la forme actuelle de la terre ; les hachures
inclinées au-dessous de cette ligne indiquent la prolongation pro-
bable des terres au-dessous de l’eau.
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_...
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4. Vanikoro; 32. Ile Gambier; 8. Maurua.
Il faut observer que ces coupes auraient pu être faites dans quel-
que direction que ce soit, à travers ces îles, ou à travers beaucoup
d'autres îles entourées par des récifs ; les traits généraux eussent
été exactement les mêmes. Or, si on se rappelle que les Polypes
constructeurs ne peuvent vivre à plus de 20 ou 30 brasses de pro-
fondeur et que l’échelle de notre dessin est si petite, que le petit
signe placé à droite de la gravure indique une profondeur de
200 brasses, on peut se demander sur quoi reposent ces récifs ?
Faut-il supposer que chaque île est entourée par une espèce de col-
lier de roches sous-marines ou par d'immenses couches de sédiment
qui se terminent abruptement là où se termine le récif? Si la mer
avait profondément rongé ces fics avant qu’elles fussent proté-
gées par des récifs, ct qu'elle eût ainsi disposé autour d’elles une
ILES DE CORAIL. 508
sorte de plate-forme 4 une petite profondeur, les cétes actuelles
seraient certainement bordées par de grands précipices; or cela
est fort rare. En outro, si l’on adopte cette supposition, il n’est
pas possible d’expliquer pourquoi le récif de corail se serait élevé
comme un mur au bord extrême de cette plate-forme, laissant
souvent entre lui et l’île un espace d’eau considérable, trop pro-
fond pour que les Polypes puissent .se développer. L’accumula-
tion d’un immense dépôt de sédiment tout autour de ces îles,
dépôt ordinairement d’autant plus large que les îles sont plus
petites, est aussi chose fort improbable, surtout si l’on considère
que ces îles sont situées dans les parties les plus centrales et les
plus profondes de l'Océan. Prenons, par exemple, le récif de la
Nouvelle-Calédonie, qui s’étend à 180 milles au delà de l’extré-
mité septentrionale de l'île, simple prolongement de la ligne droite
qui borde la côte occidentale. Est-il possible de croire que des sédi-
ments aient pu se déposer en ligne droite en face d’une île élevée,
et que ces dépôts se soient prolongés bien au delà de son extrémité?
Enfin, si nous examinons d’autres îles océaniques, ayant à peu près
la même altitude et une constitution géologique analogue, mais qui
ne sont pas entourées de récifs de corail, nous chercherons en vain
autour d'elles cette profondeur de 30 brasses, sauf dans le voisinage
immédiat de leurs côtes. Ordinairement, en effet, les îles dont les
côtes sont très-escarpées, comme le sont celles de presque toutes
les îles océaniques entourées ou non de récifs, se prolongent
aussi abruptement au-dessous de l’eau. Sur quoi donc, je le
répète, reposent ces récifs barrières ? Pourquoi ce profond canal
intérieur ? Pourquoi ces récifs sont-ils si éloignés de la terre qu'ils
entourent ? Nous allons voir tout à l'heure qu'il est bien facile de
résoudre ces problèmes.
Mais examinons d’abord notre troisième classe de récifs ou récifs
bordures; peu de mots suffiront. Partout où la terre s'enfonce
abruptement dans la mer, ces récifs n’ont que quelques mètres de
largeur et forment une simple bordure ou une frange autour des
côtes ; partout où la terre entre sous l’eau en pente douce, le récif
s'étend plus loin, il s’étend même quelquefois jusqu’à 4 mille de la
terre; dans ce dernier cas, les sondages faits au-delà du récif prou-
vent toujours que la prolongation sous-marine de l’île descend en
pente douce. Enun mot, les récifs s'étendent seulement jusqu’à cette
distance de la côte où ils trouvent la base requise à une profon-
deur de 20 ou 30 brasses. Quant au récif lui-même, il n’y a pas de
304 ILES DE CORAIL.
différence essentielle entre lui et ceux qui forment une ceinture
ou un altol ; toutefois, il est ordinairement moins large et par con-
séquent peu d’ilots se sont formés sur lui. Comme les coraux
croissent plus vigoureusement à l'extérieur, comme du côté de l’île
ils sont gênés par les sédiments qui se déposent constamment, le
côté extérieur du récif est plus élevé et il se trouve ordinairement
entre lui et la terre un petit canal sablonneux ayant quelques pieds
de profondeur. Partout où les couches de sédiments se sont accu-
mulées près de la surface, comme dans quelques parties des Indes
occidentales, elles se trouvent quelquefois entourées de coraux,
aussi ressemblent-elles un peu à des attols de la même manière
que les récifs bordures entourant des iles qui s’enfoncent en pente
douce ressemblent un peu à des récifs barrières.
Toute théorie sur la formation des récifs de corail doit, pour
être satisfaisante, expliquer les trois grandes classes que nous
é if Le
in are f À fe TPE]
see lbp
AA, bords extérieurs du récif bordure au niveau de la mer. BB, côtes de l'Île,
A’A’, bords extérieurs du récif après sa croissance pendant une période d’affais-
sement; ce récif forme actuellement un récif barrière et porte des ilots.
B’B’, côtes de l’île actuellement entourées par un récif. CC, canal. (Dans cette
gravure ct dans la suivante, on n’a pu représenter l’affaissement des terres que
par un soulèvement apparent du niveau de la mer.)
venons d'indiquer. Nous avons vu que nous sommes forcés de
croire à l'affaissement de ces immenses superficies, entrecoupées
d'îles basses, dont pas une ne s'élève au-dessus de la hauteur à
laquelle le vent et les vagues peuvent rejeter des sables ou des
blocs de rochers et qui, cependant, ont été construites par des
animaux ayant besoin d’un point d’appui, avec cette condition,
que ce point d'appui ne se trouve pas à une grande profondeur.
Examinons une ile entourée par des récifs bordures dont l’explica-
tion n'offre aucune difficulté ; supposons que cette île, avec ses
récifs représentés par les lignes pleines de la gravure ci-dessus, s’af-
faisse lentement. Or, à mesure que l'ile s'affaisse, soit de quelques
ILES DE CORAIL. 8085
pieds à la fois, soit insensiblement, nous pouvons conclure, d'après
ce que nous savons des conditions favorables à la croissance du
corail, que les masses vivantes baignées par l’écume sur le bord
du récif atteindront bientôt la surface. Cependant l’eau gagnera
peu à peu sur la côte, l'île se rétrécissant de plus en plus, et l’espace
compris entre le bord intérieur du récif et la côte de l’île augmen-
tant continuellement. Les lignes pointillées de la gravure repré-
sentent le récif et Vile dans cet état, aprés un affaissement de plu-
sieurs centaines de pieds. On suppose que des îlots se sont formés
sur le récif et qu'un vaisseau est à l’ancre dans le canal. Ce canal
sera plus ou moins profond selon que l’affaissement aura été plus
ou moins rapide, selon que la quantité de sédiment qui s'y est
accumulée sera plus ou moins considérable, selon que le corail
aux branches délicates s’y développera plus ou moins bien. La
gravure dans cet état ressemble, sous tous les rapports, à la coupe
d’une île entourée par un récif; en somme, c’est la coupe réelle de
l’île Bolabola, dans le Pacifique, à l'échelle de 0,517 de pouce par
mille. On s'explique actuellement pourquoi les récifs barrières se
trouvent si loin des côtes qu’ils environnent. On comprend aussi
qu'une ligne perpendiculaire allant du sommet du bord extérieur
du nouveau récif jusqu'aux rochers qui} se trouvent au-dessous
du vieux récif bordure aura autant de pieds en plus de la petite
profondeur à laquelle peuvent vivre les Polypes qu'il y a eu de pieds
d’affaissement; à mesure que l’ensemble de l'île s’affaisse, les petits
architectes continuent d’édifier leur grande digue en prenant pour
point d’appui les coraux déjà construits et leurs fragments conso-
lidés. Ainsi disparaît la difficulté qui paraissait si grande de ce chef.
Si au lieu d'une île nous avions étudié la côte d’un continent
bordé de récifs, si nous avions supposé que ce continent se soit
affaissé, il en serait évidemment résulté une grande barrière
droite comme celle de l’Australie ou celle de la Nouvelle-Calé-
donie, séparée de la terre ferme par un canal large et profond.
Examinons actuellement notre récif barrière, dont la coupe est
maintenant représentée par :es lignes pleines de la gravure suivante,
qui, comme je l’ai dit, est une coupe réelle de Bolabola; supposons
que l’affaissement continue. À mesure que le récif ceinture s’en-
fonce, les coraux se développent vigoureusement, remontant tou-
jours vers la surface; mais, à mesure aussi que l'île s’affaisse, l’eau
recouvre le sol; les montagnes isolées forment d’abord des îles sé-
parées à l’intérieur-d’un grand récif, puis enfin le point le plus élevé
806 ILES DE CORAIL.
de l'tle disparatt. Dès l'instant de cette disparition nous avons un
attol parfait. J’ai dit tout à l'heure : qu’on enlève l'île du milieu d’un
récif barrière et il restera un attol ; or l'île a été enlevée. On
peut comprendre actuellement comment il se fait que les attols,
bâtis sur les récifs barrières leur ressemblent sous le rapport de
la forme, de la manière d’après laquelle ils sont groupés et de
leur disposition en lignes simples ou doubles. On peut, en un mot,
les regarder comme de grossiers modèles des fles affaissées sur
lesquelles ils reposent. On peut comprendre, en outre, comment
il se fait que les attols de l'océan Pacifique et de l'océan Indien
s'étendent en ligne parallèle aux espaces où les îles élevées font
défaut dans ces océans. J’ose donc affirmer que l’on peut simple-
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A’A', bords extérieurs du récif barrière portant des tlots au niveau de la mer.
B'B', côtes de l'ile environnée. CC, canal. AA”, bords extérieurs du récif
converti actuellement en attol. C’, le lagoon du nouvel attol. (Les profondeurs
du canal et du lagoon sont très-exagérées, relativement au reste du dessin.)
ment expliquer par la théorie de la croissance continue des co-
raux pendant l'affaissement du sol‘ tous les caractères principaux
des attols, ces constructions étonnantes qui ont depuis si longtemps
excité l’attention des voyageurs, aussi bien que ceux des récifs
barrières, formations non moins étonnantes, soit qu’elles entourent
des petites îles, soit qu'elles s'étendent pendant des centaines de
milles le long des côtes d’un continent,
1 J'ai été fort heureux de trouver le passage suivant dans un mémoire de
M. Couthouy, un des naturalistes attachés à la grande expédition antarctique
organisée par les États-Unis : « Ayant personnellement examiné un grand nom-
bre d'îles de corail et résidé pendant huit mois dans dos Îles volcauiques en
partie entourées de récifs, je n’hésite pas à dire que mes observations m'ont
amené à adopter la théorie de M. Darwiu. » Cependant les naturalistes de cette
expédition diffèrent avec moi sur quelques points relatifs à la formation des
iles de corail.
ILES DE CORAIL, 607
On me demandera peut-être si je peux donner une preuve di-
recte de l'affaissement des récifs barrières ou des attols; il faut se
rappeler à cet égard combien il est difficile de remarquer un mou-
vement dont la tendance est de cacher sous l’eau la partie affec-
tée. Néanmoins, à l'attol de Keeling, j'ai observé tout autour
du lagoon de vieux cocotiers minés par les eaux et sur le point
de tomber ; dans un autre endroit, j’ai vu les fondations d’une
grange qui, d’après les habitants, était, il y a sept ans, juste
au-dessus de l'atteinte de la marée haute, et qui sont actuellement
recouvertes d’eau à toutes les marées ; j’ai appris, en outre, que,
pendant les dix dernières années, on a ressenti ici trois tremble-
ments de terre dont l’un a été fort grave. A Vanikoro, le canal est
remarquablement profond ; il s’est accumulé très-peu de terrain
d’alluvion au pied des hautes montagnes et fort peu d'ilots se
sont formés sur les récifs qui l'entourent ; ces faits, et quelques
autres analogues, m'ont porté à croire que cette île a dû derniè-
rement s’affaisser et le récif s’élever ; ici encore les tremblements
de terre sont fréquents et très-violents. D'autre part, dans l’ar-
chipel de la Société, où les canaux sont presque encombrés, où
beaucoup de terrains d’alluvion se sont accumulés et où, dans quel-
ques cas, de longs tlotsse sont formés sur des récifs — faits qui prou-
vent que ces îles ne se sont pas récemment affaissées — on ressent
très-rarement des tremblements de terre et ils sont extrêmement
faibles. Dans ces îles de corail, où la terre et l’eau semblent inces-
samment se disputer la victoire, il sera toujours trés-difficile de
décider entre les effets d’un changement dans la direction des cou-
rants et ceux d’un léger affaissement. Il est certain que beaucoup
de ces récifs et de ces attols sont soumis à divers changements ; sur
quelques attols les flots semblent s’être considérablement accrus
récemment ; sur d'autres, les flots ont été enlevés en partie ou en
totalité. Les habitants de certaines parties de l’archipel des Mal-
dives se rappellent l’époque de la formation de quelques flots ;
dans d’autres endroits, les Polypes vivent aujourd'hui sur des récifs
lavés par les lames et où, en creusant des tombes, on trouve la
preuve de l'existence d’une ancienne terre habitée. Il estdifficile de
croire à des changements fréquents dans’ les courants du Grand
Océan ; alors que, d'autre part, les tremblements do terre qui se
produisent sur quelques attols, les immenses fissures que l'on
observe sur d’autres, indiquent clairement des changements et des
troubles perpétuels dans les régions souterraines.
908 ILES DE CORAIL.
Il est évident, d'après ma théorie, que les côtes qui sont bor-
dées par des récifs n'ont pas dd s’affaisser et que, par conséquent,
depuis la croissance de ces coraux elles ont dd rester stationnaires
ou être un peu soulevées. Or il est remarquable que l’on peut
presque toujours prouver par la présence de restes organiques
soulevés que les iles bordées de coraux ont été soulevées ; cette
preuve indirecte est nécessairement en faveur de ma théorie. J'ai
été particulièrement frappé de ce fait quand j'ai vu, à ma grande
surprise, que les descriptions faites par MM. Quoy et Gaimard
s'appliquent non pas aux récifs en général, comme ils le prétendent,
mais seulement à la classe des récifs bordures; toutefois ma sur-
prise a cessé quand je me suis apercu plus tard que, par un hasard
assez singulier, toutes les îles visitées par ces éminents natura-
listes ont été soulevées depuis une période géologique récente et
qu'on trouve la preuve de ce soulèvement dans leurs assertions
mêmes.
La théorie de l’affaissement, théorie que nous sommes forcés
d'adopter pour les superficies dont il s'agit, par la nécessité de
trouver un point d'appui pour le corail à la profondeur voulue,
explique non-seulement les grands caractères qui distinguent la
conformation des récifs barrières de celle des attols, et leur analogie
de forme et de grandeur, mais, aussi, bien des détails de conforma-
tion et quelques cas exceptionnels qu'il serait presque impossible
d'expliquer autrement. Je n'en donnerai que quelques exemples.
On a souvent remarqué avec surprise que les ouvertures qui se
trouvent dans les récifs sont situées exactement en face des vallées
de la terre ferme, mème lorsque le récif est séparé de la terre par
un canal fort large et plus profond que l'ouverture elle-même,
de telle sorte qu'il semblerait impossible que la petite quantité
d'eau et de sédiment déversée par la vallée puisse nuire aux Po-
lypes. Or tous les récifs qui appartiennent à la classe des récifs
bordures sont interrompus en face du plus petit ruisseau, en
admettant même que ce ruisseau soit à sec pendant la plus grande
partie de l’année ; en effet, la boue, le sable ou le gravier, amenés
de temps en temps par le ruisseau, tuent les Polypes. Conséquem-
ment, quand une île ainsi bordée de coraux vient à s’affaisser,
bien que la plupart de ces étroites ouvertures doivent se fermer
bientôt par la croissance des coraux, celles qui ne se ferment
pas, et il faut bien que les sédiments et les eaux se déversent dans
la mer, continuent à rester exactement en face des parties supé-
(ILES DE CORAIL. | 509
rieures de ces vallées à l'embouchure desquelles la bordure origi-
nelle de corail se trouvait interrompue.
Il est facile de comprendre comment il se fait qu'une île dont un
côté seulement et les deux extrémités sont bordés par des récifs,
puisse, après un affaissement longtemps continué, se convertir soit
en un seul récif ressemblant à un mur, soit en un attol ayant un
grand éperon, soit en deux ou trois attols reliés ensemble par des
récifs droits; or tous ces cas exceptionnels se présentent. Les
Polypes qui construisent le corail ont besoin de nourriture,
ils sont exposés à être dévorés par d’autres animaux ou à être
tués par des sédiments, ils ne peuvent pas se fixer sur un fond
peu solide et ils peuvent être entraînés dans des profondeurs où
ils ne peuvent plus vivre, il n'y a donc pas lieu d'être surpris que
quelques parties des attols et des barrières soient imparfaites. Le
grand récif de la Nouvelle-Calédonie est imparfait et brisé en bien
des endroits ; aussi, après un long affaissement, ce grand récif ne
produirait pas un grand attol ayant 400 milles de longueur, mais
une chaîne ou un archipel d’attols ayant presque les mêmes di-
mensions que ceux de l'archipel des Maldives. En outre, dès qu’un
attol est interrompu, il est plus que probable que, la marée et les
courants océaniques passant à travers ces ouvertures, les coraux ne
peuvent pas, surtout si l’affaissement continue, réunir les deux
côtés de l'ouverture pour former un cercle complet ; dans ce cas,
à mesure que l’ensemble s’affaisse, cet attol se trouve divisé en
plusieurs. Dans l’archipel des Maldives on trouve plusieurs attols
distincts dont la position indique certainement un rapport tel, -
qu'il est impossible de ne pas croire qu'ils ont été autrefois réunis;
ils se trouvent cependant séparés les uns des autres par des
canaux extrémement profonds; ainsi, par exemple, le canal qui
sépare les atlols de Ross et d'Ari a 150 brasses de profondeur, et
celui qui sépare l'attol septentrional de Nillandoo de l’attol méri-
dional a 200 brasses de profondeur. Dans ce même archipel l’attol
Mablos-Mahdoo est divisé par un canal ayant plusieurs bifurca-
tions, profond de 100 à 132 brasses, de telle façon qu’il est presque
impossible de dire si ce sont trois attols séparés ou si c’est un seul
grand attol dont la séparation n'est pas encore terminée.
Je ne donnerai pas beaucoup d’autres détails ; je dois faire
remarquer, cependant, que la curieuse conformation des attols
septentrionaux des Maldives, si l’on prend en considération le
libre accès de la mer dans leurs bords déchiquetés, s'explique faci-
840 ILES DE CORAIL.
lement par la croissance de coraux ayant pris pour point d'appui
les petits récifs qui se produisent ordinairement dans les lagoons
et les parties brisées du récif marginal qui borde tous les attols
ayant la forme ordinaire. Je ne peux m'empêcher de faire re-
marquer une fois de plus la singularité de ces constructions com-
plexes : un grand disque sablonneux et ordinairement concave
s'élève abruptement des profondeurs de l'Océan, ses parties cen-
trales sont couvertes cd et là de coraux, ses bords sont revêtus
symétriquement de récifs de corail qui atteignent juste la surface
de la mer, mais qui, quelquefois, sont couverts d'une magnifique
végétation ; chacun d'eux enfin contient un lac d’eau limpide !
Un autre point encore : comme il se trouve que, dans deux archi-
pels voisins, les coraux croissent parfaitement dans l’un et pas
dans l’autre, comme tant de conditions que nous avons déjà énu-
mérées doivent affecter leur existence, il deviendrait inexplicable
que, au milieu des changements auxquels sont soumis la terre, l'air
et l’eau, les Polypes constructeurs de corail continuassent de vivre
pendant toute éternité dans un même endroit. Or, comme en vertu
de ma théorie les superficies sur lesquelles se trouvent les attols et
les récifs barrières s’affaissent continuellement, on devrait de temps
en temps trouver des récifs morts et submergés. Dans tous les récifs
les sédiments s’écoulent du lagoon ou du canal-lagoon du côté placé
sous le vent, ce côté est donc moins favorable à la croissance long-
temps continuée des coraux ; en conséquence, on trouve assez sou-
vent des parties de récifs morts de ce côté des îles; ces récifs, bien
‘que conservant encore leur apparence de muraille, se trouvent
dans divers cas à plusieurs brasses au-dessous de la surface. Le
groupe des Chagos semble, en raison de quelque cause, peut-être par
suite d’un affaissement trop rapide, se trouver actuellement bien
moins favorablement situé pour la croissance des coraux qu'il ne
l'était anciennement. Dans un des attols de ce groupe, une partie
du récif marginal ayant 9 milles de longueur est morte et submer-
gée ; dans un second, il n’y a plus que quelques petits points vivants
qui s'élèvent jusqu'à la surface ; un troisième et un quatrième sont
entièrement morts et submergés; un cinquième est un amas de
ruines dont la conformation a presque disparu. Il est remarquable
que, dans tous ces cas, les parties de récif ou les récifs morts se
trouvent à la même profondeur à peu près, c’est-à-dire à 6 ou
8 brasses au-dessous de la surface, comme s'ils eussent été entrat-
nés par un mouvement uniforme. Un de ces attols à demi noyés,
ILES DE CORAIL. 61
pour employer l'expression du capitaine Moresby, a une étendue
considérable : 90 milles nautiques de diamètre dans une direction
et 70 milles dans l’autre; cet attol est trés-curieux sous bien des
rapports. Il résulte de ma théorie, que de nouveaux attols doivent,
en règle générale, se former partout où il y a affaissement; on aurait
donc pu me faire deux objections fort graves : 4° que les attols doi-
vent indéfiniment s’accroître en nombre; 2° que, dans les endroits
où l'affaissement se continue depuis longtemps, chaque attol
séparé doit s'accroitre indéfiniment en épaisseur. Les preuves que
je viens de donner de la destruction accidentelle des coraux vivants
répondent victorieusement à ces deux objections. Voilà, en quel-
ques mots, l'histoire de ces grands anneaux de corail depuis leur
origine, en passant par les changements qu'ils subissent, par les
accidents qui peuvent interrompre leur existence, jusqu’à leur
mort et à leur disparition finale,
Dans mon ouvrage sur les îles de corail, j’ai publié une carte
sur laquelle j'ai fait colorier tous les attols en bleu foncé, les
récifs barrières en bleu clair et les récifs bordures en rouge. Ces
derniers récifs se sont formés pendant que le sol est resté station-
naire ou, s’il faut en croire la présence fréquente de restes orga-
niques soulevés, pendant que le sol se soulevait lentement ; les
attols et les récifs barrières, au contraire, se sont formés pendant
un mouvement d’affaissement, mouvement qui a dû être fort gra-
duel et, dans le cas des attols, assez considérable pour faire dispa-
raître tous les sommets des montagnes sur un espace considérable.
Or nous voyons, d'après cette carte, que les récifs teintés en bleu
clair ou foncé, produits par le même ordre de mouvement, se
trouvent, en règle générale, assez rapprochés les uns des au-
tres. Nous remarquons, en outre, que les aires qui portent des
traces des deux teintes bleues ont une étendue considérable et
qu'elles sont situées fort loin des longues lignes de côtes colorées
en rouge. Ces deux circonstances découlent naturellement d’une
théorie qui attribue la formation des récifs à la nature des mou-
vements de la croûte terrestre. Il est bon de remarquer que, pres-
que partout où des cercles isolés rouges et bleus se rapprochent
les uns des autres, je puis prouver qu’il y a eu des oscillations de
niveau; car, dans ce cas, les cercles rouges représentent des
attols formés originellement pendant un mouvement d’affaisse-
ment, mais qui, depuis, ont été soulevés; d'autre part, quelques-
519 ILES DE CORAIL,
unes des îles bleu pâle sont formées par des rochers de corail qui
ont dû être soulevés à leur hauteur actuelle avant le mouvement
d’affaissement qui a permis la formation des récifs barrières qui les
entourent.
Quelques auteurs ont remarqué avec surprise que, bien que
les attols soient les édifices de corail les plus communs dans
d'énormes espaces océaniques, ils font entièrement défaut dans
d’autres mers, aux Indes occidentales par exemple. Il est facile
actuellement d'expliquer la cause de ce fait : partout où iln’y a pas
eu affaissement, les attols n’ont pas pu se former. Or nous savons
que les Indes occidentales et une partie de l'archipel indien ont
participé à un mouvement de soulèvement pendant la période ré-
cente. Les grandes superficies colorées en rouge et en bleu ont
toutes une forme allongée; ces deux couleurs semblent alterner,
comme si le soulèvement de l’une avait contre-balancé l'affaisse-
ment de l'autre. Si l’on prend en considération les preuves de
soulèvements récents, et sur les côtes bordées de corail, et sur quel-
ques autres dans l'Amérique méridionale, par exemple, où il n'y a
pas de récifs, on en arrive à la conclusion que les grands conti-
nents cèdent pour la plupart à un mouvement de soulèvement, et
que les parties centrales des grands océans s'affaissent continuel-
lement. L'archipel indien, l'endroit le plus bouleversé qu'il y ait
au monde, se soulève dans quelques parties ; mais il est entouré et
pénétré même, dans bien des endroits, par de petites aires d’af-
faissement.
J'ai indiqué par des points de vermillon les nombreux volcans
actifs connus qui se trouvent dans les limites de la même carte. I]
est fort remarquable qu'ils fassent entièrement défaut dans toutes
les grandes aires d'affaissement colorées soit en bleu clair, soit
en bleu foncé. Il est une coïncidence non moins remarquable :
c'est le rapprochement des principales chaînes volcaniques et des
parties colorées en rouge, ce qui signifie que ces parties sont
longtemps restées stationnaires ou que, plus ordinairement, elles
ont été récemment soulevées. Bien que quelques volcans se trou-
vent à une distance peu considérable de cercles isolés teintés
en bleu, il ne se trouve cependant pas de volcan actif dans un
rayon de plusieurs centaines de milles d'un archipel ou même
d'un petit groupe d’attols. Il est fort extraordinaire par conséquent
que, dans l'archipel de la Société, qui se compose d’un groupe
d'attols soulevés et depuis détruits en partie, on sache que deux
ILES DE CORAIL. 548
volcans et peut-étre plus ont été en activité. D’autre part, bien que
la plupart des iles du Pacifique entourées de récifs aient une ori-
gine volcanique et qu’on puisse encore y discerner des restes de
cratères, aucun de ces volcans n’a été en activité dans une période
récente ; il semble donc que l’action volcanique se produise ou dis-
paraisse dans les mêmes endroits, selon que les mouvements de
soulèvement ou d’affaissement ont le dessus. On pourrait citer des
faits innombrables tendant à prouver que l’on trouve de nombreux
restes organiques soulevés partout où il y a des volcans actifs; mais
il aurait été hasardeux de soutenir, bien que ce fait soit probable en |
lui-même, que la distribution des volcans dépend du soulèvement
ou de l'affaissement de la surface de la terre, jusqu’à ce qu'on ait
pu prouver que, dans les aires d’affaissement, les volcans n'existent
pas, ou tout au moins sont inactifs. Je pense que nous pouvons
actuellement admettre cette importante déduction.
Si nous jetons un regard sur la carte, en ayant soin de nous rap-
peler ce que nous avons dit relativement aux restes organiques sou-
levés, nous devons ressentir un profond étonnement en voyant l’é-
tendue des aires qui ont subi un changement de niveau, soit comme
affaissement, soit comme soulèvement, pendant une période géo-
logiquement peu ancienne. Il semblerait aussi que les mouve-
ments de soulèvement et d’affaissement obéissent presque tous
aux mêmes lois. L’affaissement a dû être considérable dans ces
immenses espaces où se trouvent les attols et où il n’y a plus un
seul pic au-dessus du niveau de la mer. Cet affaissement, en outre,
qu'il ait été continu ou qu'il se soit reproduit à des intervalles suf-
fisamment longs pour permettre aux coraux d'élever leurs édifices
vivants jusqu’à la surface, a dû nécessairement être très-lent.
Cette conclusion est probablement la plus importante que l'on
puisse déduire de l’étude des îles de corail; c’est une conclu-
sion à laquelle il eût été difficile d’arriver autrement. Je ne peux
pas non plus passer tout à fait sous silence la probabilité de
l’existence d'immenses archipels composés d’iles élevées, 14 où se
trouvent seulement aujourd’hui quelques anneaux de corail, en ce
qu'elle jette quelque lumière sur la distribution des habitants des
autres îles, situées maintenant si loin les unes des autres au milieu
des grands océans. Les polypes constructeurs de corail ont élevé
d’étonnants témoignages des oscillations souterraines du niveau ;
chaque récif nous prouve que, à l'endroit où il est situé, le sol
s’est affaissé, et chaque attol est un monument élevé sur une île
33
Em ee
b14 ILES DE CORAIL.
actuellement disparue. Nous pouvons donc, comme un géologue
qui aurait vécu dix mille ans, en ayant soin de tenir note des
changements qui se seraient effectués pendant sa vie, apprendre
à connaître le grand système en vertu duquel la surface du globe
s'est si profondément modifiée, et la terre et. les eaux changé si
souvent de place.
CHAPITRE XXI
Magnifique aspect de l’île Maurice. — Montagnes cratéréiformes. — Indous. —
Sainte-Hélène. — Histoire des changements de la végétation de cette tle. —
Causes de l’extinction des coquillages terrestres. — Ile de l’Ascension. — Va-
rialions chez les rats importés. — Bombes volcaniques. — Couches d'infu-
soires. — Bahia. — Brésil. — Splendeur des paysages tropicaux. — Pernam-
bouc. — Singulier récif. — Esclavage. — Retour en Angleterre. — Coup d'œil
sur notre voyage.
De l'ile Maurice en Angleterre.
29 avril 1836. — Dans la matinée, nous doublons l’extrémité
septentrionale de l’île Maurice ou ile de France. De ce point, l'as-
pect de l'île ne dément pas l'idée qu’on s’en est faite quand on a
lu les nombreuses descriptions de son magnifique paysage. Au
premier plan, la belle plaine des Pamplemousses, couverte çà et la —
de maisons et colorée en vert brillant par d'immenses champs de
cannes à sucre. L’éclat de cette verdure est d'autant plus re-
marquable, que le vert ordinairement n’est beau qu’à une très-
courte distance. Vers le centre de l'ile, un groupe de montagnes
boisées borne cette plaine si bien cultivée. Le sommet de ces
montagnes, comme il arrive si souvent dans les anciennes roches
volcaniques, est déchiqueté en pointes aiguës. Des masses de nua-
ges blancs recouvrent ces aiguilles, dans le but, dirait-on, d'offrir
un contraste agréable au voyageur. L’ile entière, avec ses mon-
tagnes centrales et la plaine qui s’étend jusqu’au bord de la mer,
a une élégance parfaite; le paysage est harmonieux au plus haut
degré, si je puis employer cette expression.
Je passe la plus grande partie du lendemain à me promener
dans la ville et à rendre visite à différentes personnes. La ville est
trés-grande; elle contient, dit-on, 20 000 habitants ; les rues sont
propres et régulières. Bien que l'île appartienne depuis tant d’an-
nées à l'Angleterre, le caractère français y règne toujours. Les
résidents anglais emploient le français pour parler à leurs domes-
tiques. Toutes les boutiques sont françaises; on pourrait même
516 . ILE MAURICE.
dire, je crois, que Calais et Boulogne sont devenus beaucoup plus
anglais que l’île Maurice. Il y a ici un joli petit théâtre où on joue
fort bien l'opéra. Ce n’est pas sans quelque surprise que nous
voyons de grandes boutiques de libraires aux rayons bien garnis.
La musique et la lecture nous indiquent que nous nous rappro-
chons du vieux monde, car l'Australie et l'Amérique sont des
mondes nouveaux dans toute la force du terme.
Un des spectacles les plus intéressants qu'offre la ville de Port-
Louis, c’est de voir des hommes de toutes les races circuler dans
les rues. On amène ici les Indiens condamnés à la transportation ; il
y en a actuellement huit cents, employés à différents travaux pu-
blics. Avant de voir ces gens, je ne me figurais pas que les habi-
tants de l’Inde aient un aspect aussi imposant; ils ont la peau
extrêmement foncée; beaucoup de vieillards portent de grandes
moustaches et toute leur barbe est aussi blanche que la neige. Cette
barbe, ajoutée au feu de leur physionomie, leur donne l'aspect le
plus noble. Le plus grand nombre d’entre eux a été transporté à la
suite de meurtres ou d'autres crimes; d’autres pour des causes
qu'on peut à peine considérer comme une infraction à la morale :
pour n'avoir pas, par exemple, obéi aux lois anglaises en raison de
motifs superstitieux. Ces hommes, ordinairement fort tranquilles,
se conduisent très-bien ; leur conduite, leur propreté, leur fidèle
observation de leur étrange religion, tout concourt à en faire
une classe toute différente de celle de nos misérables convicts de
la Nouvelle-Galles du Sud.
4° mat, dimanche. — Je vais faire une promenade sur le bord de
la mer, au nord de la ville. De ce côté, la plaine n’est pas cultivée;
elle consiste en un champ de laves noires recouvertes de graminées
grossières et de buissons. Les arbres qui composent ces derniers
sont presque tous des mimosées. On peut dire que le paysage a un
caractère intermédiaire entre celui des Galapagos et celui de Taiti;
mais je crains bien que cette description n’apprenne pas grand’chose
à personne. C'est en somme un pays fort agréable, mais qui n’a ni les
charmes de Taïti, ni la grandeur du Brésil. Le lendemain, je fais
l'ascension de la Pouce, montagne ainsi appelée parce qu’elle est
surmontée d’un rocher qui ressemble à un pouce; elle s'élève der-
rière la ville, et atteint une altitude de 2 600 pieds. Le centre de
l'ile consiste en un grand plateau entouré de vieilles montagnes
basaltiques en ruines, dont les couches s'inclinent vers la mer.
Le plateau central, formé de coulées de lave comparativement
ILE MAURICE. 647
récentes, est ovale; son axe le plus court a 43 milles géographi-
ques de longueur. Les montagnes qui le bordent à l'extérieur ap-
partiennent à cette classe que l’on appelle des cratères d’élénation;
on suppose qu'ils n’ont pas été formés comme les cratères ordinai-
res, mais qu'ils sont le résultat d’un soulèvement soudain et consi-
dérable. Il me paraît y avoir des objections insurmontables à cette
explication ; d'autre part, je ne suis guère plus disposé à croire que,
dans ce cas et dans quelques autres, ces montagnes cratéréiformes
marginales ne soient que la base d'immenses volcans dont les som-
mets ont été emportés ou ont disparu dans les abimes souterrains.
De cette position élevée, on aperçoit toute l'ile. Le pays pa-
rait bien cultivé, divisé qu’il est en champs et en fermes; on
m'a affirmé cependant qu’une moitié seulement de l’île est cul-
tivée; s’il en est ainsi, et que l’on considère quel est déjà le chiffre
des exportations de sucre, cette île, quand elle sera plus peuplée,
aura une valeur incalculable. Depuis que l’Angleterre en a pris
possession, l’exportation du sucre a augmenté, dit-on, dans la pro-
portion de 4 à 75. Une des grandes raisons de cette prospérité
est l'excellent état des routes. Dans l’île Bourbon, qui est toute
voisine, et qui appartient à la France, les routes sont encore
dans le même état misérable qu’elles l’étaient ici lors de notre
prise de possession. Bien que cette prospérité ait dû considérable-
ment profiter aux résidents français, je dois dire que le gouver-
nement anglais est loin d’être populaire.
3 mat. — Dans la soirée, le capitaine Lloyd, inspecteur général
des ponts et chaussées, qui a étudié avec tant de soin l’isthme de
Panama, nous invite, M. Stokes et moi, à aller visiter sa maison de
campagne, située sur le bord des plaines Wilheim, à environ
6 milles de la ville. Nous restons deux jours dans cette habitation
délicieuse ; l’air y est toujours frais, située qu’elle est à près de
800 pieds au-dessus du niveau de la mer ; je fais plusieurs prome-
nades charmantes. Tout auprès se trouve un grand ravin, creusé
à une profondeur d’environ 500 pieds dans ‘les coulées de lave qui
proviennent du plateau central.
3 mat. — Le capitaine Lloyd nous conduit à la rivière Noire,
située à quelques milles plus au sud, afin que je puisse examiner
quelques rocs de corail soulevés. Nous traversons des jardins char-
mants, de beaux champs de canne à sucre qui poussent au milieu
d'immenses blocs de lave. Des mimosées bordent les routes, et près
de la plupart des maisons se trouvent des avenues de manguiers,
$18 ILE MAURICE.
Rien de pittoresque comme le contraste des collines escarpées et
des champs cultivés; à chaque instant on est tenté de s’écrier :
Comme je serais heureux de passer ma vie ici! Le capitaine Lloyd
possède un éléphant, il le met à notre disposition pour que nous
puissions faire un voyage à la mode indienne. Le fait qui me sur-
prend le plus, c’est que cet animal ne fasse aucun bruit en mar-
chant. Cet éléphant est le seul qui se trouve actuellement dans l’île,
mais on dit qu’on va en faire venir d’autres.
9 mat. — Nous quittons Port-Louis, nous faisons escale au cap de
Bonne-Espérance, et, le 8 juillet, nous arrivons en vue de Sainte-
Hélène. Cette île, dont on a si souvent décrit l’aspect désagréable,
s'élève abruptement de l'Océan comme un immense château
noir. Près de la ville, comme si on avait voulu compléter la défense
naturelle, des forts et des canons remplissent tous les interstices
des rochers. La ville s'élève dans une vallée plate et étroite ; les
maisons ont une assez bonne apparence, et çà et là on trouve
quelques arbres. Quand on approche du port, on voit un château
irrégulier, perché sur le sommet d'une haute colline, entourée de
quelques pins qui se détachent vigoureusement sur l'azur du ciel.
Le lendemain, je parviens à me loger à une très-petite distance
du tombeau de Napoléon‘. C’est une excellente situation centrale
d’où je peux faire des excursions dans toutes les directions. Pen-
dant les quatre jours que je reste ici, je consacre tous mes instants
à visiter l’île entière, afin d'étudier son histoire géologique. La
maison que j'habite est située à une altitude d'environ 2000 pieds.
Il y fait froid, il y vente presque constamment, il tombe de fré-
quentes averses, et, de temps en temps, on se trouve enveloppé de
nuages fort épais.
Auprès de la côte, la lave est tout à fait nue ; dans les parties
centrales les plus élevées, les roches feldspathiques ont, par leur
décomposition, produit un sol crayeux, qui affecte des couleurs
brillantes partout où il n’est pas recouvert par la végétation.
A cette époque de l’année, le sol, arrosé par des averses constantes,
se recouvre de pâturages admirablement verts, qui se fanent et dis-
paraissent à mesure que l'on descend. Il est fort surprenant de trou-
1 Après les volumes qui ont été écrits à ce sujet, il est presque dangereux de
parler même du tombeau. Un voyageur moderne donne en douze vers, à cette
pauvre petite fle, les 6pithètes suivantes : Tombeau, Pyramide; Cimetière, S‘pul-
cre, Catacombes, Sarcophage, Minaret et Mausolée!
SAINTE-HÉLÈNE, 549
ver une végétation ayant un caractère véritablement anglais par
16 degrés de latitude et à la petite altitude de 4 500 pieds. Des
plantations irrégulières de pins écossais couronnent les collines,
dont les flancs sont recouverts de buissons de bruyère portant de
brillantes fleurs jaunes. On trouve de nombreux saules pleureurs
sur le bord des ruisseaux, et les haies sont formées de cassis qui
produisent leurs fruits bien connus. On s'explique d’ailleurs facile-
ment le caractère anglais de la végétation quand on pense qu’il y a
maintenant dans l'île sept cent quarante-six espèces de plantes,
dont cinquante-deux seulement sont des espèces indigènes, et dont
presque toutes les autres ont été importées d'Angleterre. Beaucoup
de ces plantes anglaises paraissent pousser mieux que dans leur
pays natal; on peut faire la même remarque pour des plantes
importées d'Australie. Les espèces importées ont dû détruire quel-
ques espèces indigènes, car c’est seulement dans les vallées les
plus élevées et les plus solitaires que domine aujourd’hui la flore
indigène. |
Des cottages nombreux, des petites maisons blanches, les unes
enterrées au fond des plus profondes vallées, d’autres perchées sur
la crête des plus hautes collines, donnent au paysage un caractère
essentiellement anglais. On a quelques échappées de vues très-inté-
ressantes, quand on se trouve, par exemple, auprès de l'habitation
de Sir W. Doveton ; on aperçoit de [a un pic hardi appelé le Lot,
qui s'élève au-dessus d'une sombre forêt de pins, et auquel les mon-
tagnes rouges de la côte méridionale servent de repoussoir. Si on
se placesur un point élevé et qu'on examine l’île, [a première chose
qui vous frappe, est le nombre des routes et des forts ; les travaux
publics semblent hors de toute proportion avec l'étendue ou la
valeur de l’île, si on oublie son caractère de prison. Il s’y trouve si
peu de terre cultivable, qu'on éprouve quelque surprise à ce que
cinq mille personnes puissent vivre dans cette île. Les classes
inférieures, ou esclaves émancipés, sont, je crois, extrêmement
pauvres ; on se plaint du manque de travail. La pauvreté a aug-
menté à cause du départ d'un trés-grand nombre de fonction-
naires, et de l’émigration de presque tous les gens riches, dès
que la Compagnie des Indes orientales a eu abandonné cette fle.
Les classes pauvres se nourrissent principalement de riz et d’un peu
de viande salée ; or, comme aucun de ces articles n’est le pro-
duit de l’île, il faut les acheter en argent, et les salaires sont si
minimes qu’il y a beaucoup de souffrances. Aujourd’hui que la
520 SAINTE-HÉLÈNE,
liberté .est complète, droit que les habitants estiment à sa juste
valeur, il est probable que la population va augmenter ; s’il en est
ainsi, que deviendra cette petite île de Sainte-Hélène ?
Mon guide, homme assez âgé, avait été dans sa jeunesse gardeur
de chèvres: il connaît admirablement les moindres recoins des
rochers. Appartenant à une race croisée bien des fois, et bien
qu'ayant une peau fort bronzée, il n’a pas l'expression désa-
gréable du mulâtre. IL est très-poli, très-tranquille, caractère qui
semble distinguer la plupart des habitants de cette tle. Ce n'est
pas sans une étrange sensation que j'entendais cet homme, pres-
que blanc, habillé de façon convenable, me parler avec indiffé-
rence du temps où il était esclave. IL porte mon diner et une
corne remplie d’eau, ce qui est indispensable, car on ne trouve
que de l’eau saumâtre dans les vallées inférieures, et je fais chaque
jour avec lui de longues promenades.
Au-dessous du plateau central, élevé et couvert de verdure, les
vallées sont absolument sauvages, arides et inhabitées. Le géologue
trouve là des scènes du plus haut intérêt, car elles indiquent des
changements sucessifs et des troubles extraordinaires. Selon moi,
Sainte-Hélène a existé comme île depuis une période très-an-
cienne; on retrouve encore cependant quelques preuves du soulè-
vement des terres. Je crois que les pics élevés du centre de l’île font
partie d’un immense cratère dont le côté méridional a été entiè-
rement balayé par la mer; il y a, en outre, un mur extérieur de
roches noires basaltiques, ressemblant aux montagnes de l'île Mau-
rice, plus ancienñes que les coulées centrales volcaniques. Sur les
parties les plus élevées de l'île on trouve en nombre considérable,
enfoui dans le sol, un coquillage qu'on alongtemps regardé comme
une espèce marine. C’est un Cochlogena, coquillage terrestre d’une
forme toute particulière‘. J’ai trouvé six autres espèces de coquil-
lages, et dans un autre endroit une huitième espèce. Fait remar-
quable, on ne trouve plus ces coquillages vivants. Leur extinction
provient probablement de la destruction des forêts, qui a eu lieu
au commencement du siècle dernier, ce qui leur a fait perdre et
leurs aliments et leurs abris.
Le général Beatson, en écrivant l’histoire de l’île, consacre un
1 Tl est à remarquer qué les nombreux spécimens de ce coquillage trouvés par
moi en un endroit diffèrent, comme variété distincte, d’autres spécimens trouvés
dans un autre endroit.
SAINTE-HELENE. 524
chapitre trés-curieux aux changements qu'ont subis les plaines éle-
vées de Longwood et de Deadwood. Ces deux plaines, dit-on, étaient
autrefois recouvertes de forêts qui portaient le nom de Grandes
roréts. En 1710 il y avaitencore beaucoup d'arbres ; mais en 1724 les
vieux arbres étaient presque tous tombés, et tous les jeunes arbres
avaient été tués par les chèvres et les cochons que l’on avait laissé
errer de toutes parts. S’il faut en croire les documents officiels, la
forêt a été presque tout à coup remplacée, quelques années plus
lard, par des herbages grossiers quise sont emparé de presque toute
la surface‘. Le général Beatson ajoute que cette plaine est aujour-
d’hui couverte par de beaux pâturages, les plus beaux de l’île. On
estime à 2 800 acres au moins la superficie qui était autrefois cou-
verte par laforét; on ne trouve plus aujourd’hui un seul arbre dans
tout cet espace. On dit aussi qu’en 1709 il y avait une grande
quantité d’arbres morts dans la baie Sandy; cet endroit est
aujourd'hui si aride, qu'il m'a fallu voir un document officiel pour
que je puisse croire que des arbres y eussent jamais poussé. En
résumé, il semble prouvé que les chèvres et les cochons ont détruit
tous les jeunes arbres à mesure qu'ils poussaient, et que les vieux
arbres, qui étaient à l’abri de leurs attaques, disparurent les uns
après les autres. Les chèvres ont été introduites dans l’île en 1502;
quatre-vingt-six ans plus tard, à l'époque de Cavendish, elles étaient
devenues extrémementnombreuses. Plus d’un siècle après, en 1734,
alors que le mal était complet et irrémédiable, on fit détruire tous
les animaux vagabonds. 1l est fort intéressant de voir que l’arrivée
des animaux à Sainte-Hélène, en 1501, n’a pas modifié l’aspect de
l'île; ce changement ne s’est effectué qu'après une période de deux
cent vingt ans, car les chèvres ont été introduites en 1502, et c'est
en 1724 que l’on s'aperçut que les vieux arbres étaient presque tous
tombés. Il est certain que ce grand changement de végétation a
non-seulement affecté les coquillages terrestres en causant l’extinc-
tion de huit espèces, mais a affecté aussi une multitude d'insectes.
Sainte-Hélène excite notre curiosité en ce que, située si loin de
tout continent, au milieu d’un grand océan, elle possède une flore
unique. Les huit coquillages terrestres, bien qu’éteints aujourd’hui,
et une Succinea vivante sont des espèces particulières qu'on ne
trouve nulle part ailleurs. Toutefois, M. Cuming m’informe qu’une
Héliz anglaise y est aujourd'hui commune; il est plus que pro-
1 Beatson, Santa-Helena, Introduction, p. 4.
533 SAINTE“HELENE.
bable que ses œufs ont été apportés en même temps qu'une des
nombreuses plantes qu'on a introduites dans l’île. M. Cuming a
trouvé sur la côte seize espèces de coquillages marins, dont sept,
pense-t-il, sont particulières à cette fle. Les oiseaux et les insectes !
sont naturellement en fort petit nombre ; je crois même que tous
les oiseaux ont été introduits récemment. On trouve une assez
grande quantité de perdrix et de faisans ; l’île est bien trop anglaise
pour que les lois sur la chasse n’y aient pas été appliquées dans
toute leur rigueur. On m'a dit même qu’on avait fait à ces lois un
sacrifice plus grand qu'aucun de ceux qu'on ait faits en Angleterre.
Les pauvres gens avaient autrefois l'habitude de brûler une plante
qui pousse sur le bord de la mer; ils emportaient la soude qu'ils
1 Parmi ces quelques insectes, j'ai été fort surpris de trouver un petit Apho-
dius (nov. spec.) et un Orycles, qui se trouvent en nombre considérable sous la
bouse. Quand on a découvert l'île, {l ne s'y trouvait certainement aucun quadru-
pède, excepté peul-dire une souris ; il est donc fort difficile de savoir si ces insec-
tes ont été depuis importés par accident, ou, s'ils sont indigènes, de quoi ils se
vourrissaient anciennement. Sur les burds de la Plata, où, en raison du graud
nombre des bestiaux et des chevaux, les belles plaines de gazon sont couvertes
d'engrais, on cherche en vain les nombreuses espèces d'insectes se nourrissant
d’excréments qui se trouvent si abondamment en Europe. Je n'ai observé qu'un
Oryctes (les insectes de co genre,en Europe, se nourrissent ordinairement de ma-
tières végétales en décomposition) et deux espèces de Phanœus. Sur le côté opposé
de la Cordillére, à Chiloé, on trouve en grande quantité une autre espèce de Pha-
nœus qui recouvre de terre les excréments des bestiaux. Il y a raison de croire
que ce genre de Phanœus, avant l'introduction des bestiaux, se nourrissait des ex-
créments de l'homme. En Europe, les insectes qui se nourrissent des matières
qui ont déjà contribué à soutenir la vie d'autres animaux plus grands sont en si
grand nombre, qu'il y a certainement plus de cent espèces différentes. Cette
considération, le fait qu'une si grande quantité d'alimentation de cette sorte se
perd sur Jes plaines de la Plata, m'ont fait penser que l’homme avait brisé 1a
cette chaîne qui relie tant d'animaux les uns aux autres dans leur pays natal. Ce-
pendant, à la Terre de Van-Diémen, j’ai trouvé dans la bouse des vaches un grand
nombre d'individus appartenant & quatre espèces d'Unthophagus, deux espèces
d'Aphodius et une espèce d’un troisième geure ; cependant les vaches n'ont été
introduites dans ce pays que depuis trente-trois ans. Avant ectte époque, le kan-
gourou et quelques autres petits animaux étaient les seuls quadrupèdes de l'Île;
or la qualité des excréments de ces animaux est toute différente de la qualité des
excréments des animaux introduits par l’homme. En Angloterre, le plus grand
nombre des insectes stercovores ont des appitils distincts, si je puis m’exprimer
ainsi, c'est-à-dire qu'ils ne sc nourrissent pas indifféremment des excréments de
tous les animaux. Par conséquent, le changement d’habitudes qui s’est produit à
la Nouvelle-Zélande est très-remarquable. Le révérend F.-W. Hope, qui, je l'es-
père, voudra bien me permettre de l'appeler mon maitre en entomologie, m'a
donné le nom des insectes dont je viens de parler.
SAINTEHÉLÈNE. | 688
en tiraient; or on a publié une ordonnance défendant de toucher
à ces plantes, en donnant pour seule raison que les perdrix, sion
les détruisait, ne tronveraiont plus où faire leurs nids!
Dans mes promenades, je passe plus d’une fois sur les plaines
gazonnées, bordées par de profondes vallées, où se trouve Long-
wood. Vue à ‘une courte distance, cette habitation ressemble à la
maison de campagne d’un homme aisé. Devant la maison, quel-
ques champs cultivés ; par derrière, une colline formée de rochers
colorés appelée le Mat, et la masse noire déchiquetée de la Grange.
En somme, la vue est triste et peu intéressante. Les vents impé-
tueux qui règnent sur ce plateau m'ont beaucoup fait souffrir pen-
dant mes promenades. J'ai remarqué un jour une circonstance
curieuse : je me tenais sur le bord d'un plateau terminé par un
grand précipice ayant environ 4 000 pieds de profondeur; je vis,
à la distance de quelques mètres, des oiseaux luttant contre un
vent trés-fort, alors que l'air était parfaitement calme à l'endroit
où je me trouvais. Je m’approchai jusqu’au bord même du préci-
pice, dont la muraille semblait arréter le courant d’air, j’étendis la
main, et je sentis immédiatement la force du vent. Une barrière
invisible, ayant à peine 2 mètres de largeur, séparait un air parfai-
tement calme d’un vent très-violent.
Mes promenades au milieu des rochers et des montagnes de
Sainte-Hélène m'avaient causé tant de plaisir, que ce fut presque
avec un sentiment de regret que, le 14, je redescendis à la ville.
Avant midi j'étais à bord, et le Beagle mettait à la voile.
Le 19 juillet nous atteignons l’Ascension ; ceux qui ont vu une
île volcanique, située sous un ciel de feu, pourront immédiatement
se figurer ce que c’est que l’Ascension. Ils se représenteront des
collines coniques, rouge vif, aux sommets ordinairement tronqués
et qui s'élèvent séparément d’un plateau de lave noire et rugueuse.
Une montagne principale, située au centre de l’île, semble la mère
do tous les cônes plus petits. On l’appelle la colline Verte; elle a
requ ce nom en raison d’un peu de verdure qui la recouvre, mais
qu’on aperçoit à peine, pendant cette saison de l’année, du port
où nous avons jeté l’ancre. Pour compléter cette scène désolée, les
rochers noirs qui forment la côte sont incessamment recouverts
par une mer toujours agitée. °
La colonie est située sur la céte; elle consiste en plusieurs mai-
sons et en casernes placées irrégulièrement, mais bâties en pierre
NE
bag L ASCENSION.
blanche. Les seuls habitants sont des troupes de marine et quel-
ques nègres mis en liberté à la suite de la capture de négriers ; ces
nègres reçoivent une pension du gouvernement. Il n’y a pas un
seul particulier dans l’île. La plupart des soldats paraissent contents
de leur sort; ils pensent qu'il vaut mieux faire leur congé de vingt
et un ans à terre, quelle que soit d’ailleurs cette terre, que dans un
vaisseau, et j'avoue que je partage absolument leur opinion.
Le lendemain je fais l’ascension du mont Vert, qui a 2840 pieds
de hauteur ; de là je traverse l’île pour me rendre à la côte située
sous le vent. Une bonne route carrossable conduit de l’établisse-
ment de la côte aux maisons, aux jardins et aux champs, situés
près du sommet de la montagne centrale. Sur le bord de la route
on trouve des citernes remplies de fort bonne eau où les voyageurs
peuvent se désaltérer. Dans toutes les parties de l’île, on a amé-
nagé les sources de façon à ce qu’il ne se perde pas une seule
goutte d’eau ; on peut, en somme, comparer l'île entière à un grand
vaisseau tenu dans l'ordre le plus parfait. Je ne pouvais m’empé-
cher, tout en admirant le talent qu’on a dépensé pour obtenir de
tels résultats avec de tels moyens, de regretter en même temps
que tout cela soit inutile. M. Lesson a fait remarquer avec beau-
coup de justesse que la nation anglaise seule a pu penser à faire
de l’Ascension un endroit producteur; tout autre peuple en aurait
‘ tout simplement fait une forteresse au milieu de l'Océan.
Rien ne pousse auprès de la côte ; plus loin, à l’intérieur, on ren-
contre de temps en temps un plant de ricin et quelques sauterelles,
ces véritables amies du désert. Sur le plateau central on trouve ca
et là un peu d’herbe; en somme, on se croirait dans les parties les
plus pauvres des montagnes du pays de Galles. Mais, quelque
maigres que puissent paraître ces pâturages, ils n’en suffisent pas
moins pour nourrir environ six cents moutons, beaucoup de chè-
vres, quelques vaches et quelques chevaux. En fait d’animaux indi-
gènes, on trouve une quantité considérable de rats et de crabes
terrestres. On peut douter que le rat soit réellement indigène ;
M. Waterhouse en a décrit deux variétés : l’une, noire, ayant une
belle fourrure brillante, vit sur le plateau central ; l’autre, brune,
moins brillante, ayant des poils plus longs, habite le village près
de la côte. Ces deux variétés sont un tiers plus petites que le rat noir
commun ( Mus Ratus ); elles diffèrent, en outre, du rat commun et
par la couleur et par le caractère de leur fourrure, mais il n’y a pas
d'autre différence essentielle, Je suis disposé à croire que ces rats,
L'ASCENSION. bab
comme la souris ordinaire, qui est aussi devenue sauvage, ont été
importés et que, comme aux îles Galapagos, ils ont varié en raison
des effets des nouvelles conditions auxquelles ils ont été exposés ;
en conséquence, la variété qui se trouve au sommet de l’île diffère
de celle qui se trouve sur la côte. Il n’y a pas d’oiseaux indigènes
dans cette ile; cependant la poule de Guinée, qui a été importée
des îles du Cap-Vert, est fort commune et, comme les volailles ordi-
paires, est aussi redevenue sauvage. Des chats qui avaient été ancien-
nement importés pour détruire les rats et les souris, se sont mul-
tipliés à tel point, qu'ils causent de grands dommages. Il n’y a pas
un séul arbre dans l'ile et, sous ce rapport, comme sous beaucoup
d'autres, elle est de beaucoup inférieure à Sainte-Hélène.
Une de mes excursions me conduisit vers l’extrémité sud-ouest
de l'île. Il faisait très-beau el très-chaud et je vis alors l’île non pas
dans toute sa beauté, mais dans toute sa nudité et dans toute sa
laideur. Les coulées de lave sont rugueuses à un point qu'il est
difficile d'expliquer géologiquement. Les espaces qui les séparent
disparaissent sous des couches de pierre ponce, de cendre set de tufs
volcaniques. A notre arrivée, et pendant que de la mer nous aper-
cevions cette partie de l’île, je ne pouvais me rendre compte de ce
qu’étaient les taches blanches que je voyais de toutes parts; j’eus
alors l'explication de ce fait: ce sont des oiseaux de mer qui dor-
ment si pleins de confiance, qu’un homme peut aller se promener
au milieu d’eux en plein jour et en attraper autant qu'il veut.
Ces oiseaux sont les seules créatures vivantes que j’aie vues pendant
toute la journée. Sur le bord de la mer, bien que le vent fat très-
faible, les lames se brisaient avec fureur sur les laves.
La géologie de cette île est intéressante sous bien des rapports.
J'ai remarqué dans bien des endroits des bombes volcaniques, c’est-
a-dire des masses de laves projetées en l'air à l’état fluide et qui
ont en conséquence pris une forme sphérique. Leur forme exté-
rieure et, dans bien des cas, leur structure intérieure prouvent, de la
facon la plus curieuse, qu'elles ont tourné sur elles-mêmes pendant
leur voyage aérien. Le dessin ci-dessous représente la structure
intérieure d’une de ces bombes. La partie centrale est gros-
sièrement cellulaire. La grandeur des cellules décroit vers l’exté-
rieur ; on trouve alors une espèce de coquille en pierre compacte,
ayant environ un tiers de pouce d'épaisseur, recouverte à son
tour d’une croûte de lave cellulaire. On ne peut douter que la
croûte extérieure s’est rapidement refroidie pour se solidifier dans
526 L’ASCENBION.
l'état où nous la voyons aujourd’hui; et, secondement, que la lave
encore fluide à l'intérieur a été refoulée, par la force centrifuge
engendrée par la révolution de la boule, vers cette enveloppe exté-
rieure, et a ainsi produit la couche de pierre solide; enfin, que la
force centrifuge, en diminuant la pression à l’intérieur de la bombe,
a permis aux vapeurs d’écarter les parcelles de laves et de produire
la masse cellulaire que nous remarquons aujourd'hui.
Une colline formée d'une série de vieilles roches volcaniques,
colline qu'on a à tort considérée comme le cratère d’un volcan, est
remarquable en ce sens, que son sommet large, légèrement creusé
et circulaire, a été rempli par bien des couches successives de
cendres et de scories fines. Ces couches, en forme de soucoupe,
s'étendent jusqu'au bord et forment des anneaux parfaits de dif-
férentes couleurs, donnant au sommet une apparence véritable-
ment fantastique; un de ces anneaux, assez épais et tout blanc,
ressemble à un champ de course autour duquel des chevaux au-
raient longtemps couru ; aussi a-t-on donné à cette colline le nom
de manége du Diable, J'ai apporté des spécimens de l’une de ces
couches tufacées de couleur rose et, fait fort extraordinaire, le
professeur Ehrenberg‘ trouve qu'elle est presque entièrement
4 Alonals. der Konig. Akad. d. wis. su Berlin. Avril 4846,
BAHIA.-BRÉSIL, 627
composée de matiéres qui ont été organisées; il y retrouve des
infusoires d’eau douce à la carapace siliceuse et vingt-cinq espèces
différentes de tissus siliceux de plantes, principalement de grami-
nées. En raison de l’absence de toute matière charbonneuse, le pro-
fesseur Ehrenberg croit que ces corps organiques ont subi l’action
des feux volcaniques, et ont été rejetés en l’état où nous les voyons
aujourd'hui. L'aspect des couches m'a porté à croire qu’elles ont
été déposées sous l’eau, bien qu'en raison de l’extrême sécheresse
du climat j'aie été forcé d'imaginer que des torrents de pluieavaient
probablement accompagné quelque grande éruption et qu’un lac
temporaire s'était ainsi formé, dans lequel les cendres se sont dé-
posées. Peut-être aurait-on lieu de croire aujourd’hui que le lac
n'était pas temporaire. Quoi qu'il en soit, nous pouvons être
certains qu'à quelque période antérieure le climat et les pro-
ductions de l’Ascension ont été tout différents de ce qu’ils sont
à présent. Où, en effet, pouvons-nous trouver, à la surface de
la terre, un endroit où il serait impossible de découvrir les traces
de ces changements perpétuels auxquels la croûte terrestre a été
soumise ?
En quittant l’Ascension nous mettons à la voile pour Bahia, sur
la côte du Brésil, afin de compléter nos observations chronomé-
triques autour du monde. Nous y arrivons le 1** août et nous y
restons quatre jours, pendant lesquels je fais de longues prome-
nades. Je suis heureux de voir que ce n’est pas seulement le sen-
timent de la nouveauté qui m'a fait admirer la nature tropicale.
Or les éléments de cette nature sont si simples, qu'il est réelle-
ment utile de les mentionner comme preuve des circonstances
insignifiantes qui, réunies, forment ce qu'on peut appeler le beau
dans toute la force du terme.
On peut dire que ce pays est une plaine ayant environ 300 pieds
d'altitude, entrecoupée de toutes parts de vallées à fond plat. Cette
conformation est remarquable dans un pays granitique, mais elle est
presque universelle dans toutes les couches plus tendres qui com-
posent ordinairement les plaines. La surface entière est couverte
de plusieurs espèces d'arbres magnifiques; ca et là des champs cul-
tivés, au milieu desquels s'élèvent des maisons, des couvents et des
chapelles. ll est bon de se rappeler que, sous les tropiques, le luxe
brillant de la nature ne disparaît pas, même dans le voisinage des
grandes villes ; en effet, les travaux artificiels de l'homme disparais-
sent sous la puissante végétation des haies. Aussi y a-t-il fort peu
538 BAHIA.-BRÉSIL.
d’endroits où le sol, rouge brillant, vienne former un contraste
avec le revêtement vert universel. De cette plaine on aperçoit
soit l'Océan, soit la grande baie entourée d'arbres qui plongent
leurs rameaux dans la mer, et où on voit de nombreux bati-
ments et des canots couverts de voiles blanches. Si on en excepte
ces endroits, l'horizon est trés-borné; on n’a guère que quel-
ques échappées sur les vallées. Les maisons et surtout les églises
ont une architecture singulière et assez fantastique. Elles sont
toutes blanchies à la chaux, de telle sorte que, quand elles sont
éclairées par le soleil brillant du jour, ou qu’on les voit se détacher
sur l’azur du ciel, on dirait plutôt des palais féeriques que des
édifices réels.
Tels sont les éléments du paysage, mais il serait inutile d'essayer
de peindre l’effet général. De savants naturalistes ont essayé de dé-
peindre ces paysages du tropique en nommant une multitude
d'objets et en indiquant quelques traits caractéristiques de chacun
d'eux. C'est là un système qui peut donner quelques idées définies
à un voyageur qui a vu; mais comment s’imaginer l'aspect
d'une plante dans le sol qui l’a vue naître, quand on ne l’a vue
que dans une serre? Qui donc, après avoir vy quelque plante de
choix dans une serre, peut s’imaginer ce qu’elle est quand elle
atteint la dimension d’un arbre fruitier ou qu'elle forme des bos-
quets impénétrables ? Qui pourrait, après avoir vu dans la collection
d'un entomologiste de magnifiques papillons exotiques, de singu-
lières cicadées, associer à ces objets sans vie la musique incessante
que produisent ces derniers, le vol lent et paresseux des premiers?
Or ce sont 1a les spectacles que l’on voit tous les jours sous les tro-
piques. C'est au moment où le soleil a atteint sa plus grande hau-
teur qu'il faut considérer ce spectacle ; alors le magnifique feuil-
lage du manguier projette une ombre épaisse sur le sol, tandis
que les branches supérieures resplendissent du vert le plus brillant
sous les rayons d'un soleil de feu. Dans les zones tempérées le cas
est tout différent ; la végétation n'a pas des couleurs si foncées ni
si riches, aussi les rayons du soleil couchant, teintés de rouge, de
pourpre ou de jaune brillant, sont ceux qui ajoutent le plus aux
beautés du paysage.
Combien de fois n'ai-je pas désiré trouver des termes capables
d'exprimer ce que je ressentais quand je me promenais à l'ombre de
ces magnifiques foréts! Toutes les épithétes sont trop faibles pour
donner à ceux qui n'ont pas vu les régions intertropicales la sen-
PERNAMBOUC. 599
sation des jouissances que l’on éprouve. J'ai déjà dit qu'il est impos-
sible de se faire une idée de ce qu’est la végétation des tropiques
en voyant les plantes enfermées dans une serre; il faut cependant
que j’insiste sur ce point. Le paysage tout entier est une immense
serre luxuriante créée par la nature elle-même, mais dont l'homme
a pris possession et qu'il a embellie de jolies maisons et de ma-
gnifiques jardins. Tous les admirateurs de la nature n’ont-ils pas
désiré avec ardeur voir le paysage d’une autre planète ? Eh bien!
on peut dire en toute vérité que l’Européen peut trouver, à quel-
que distance de sa patrie, toutes les splendeurs d’un autre monde.
Pendant ma dernière promenade, je tachai de m’enivrer pour ainsi
dire de toutes ces beautés, j’essayai de fixer dans mon esprit une
impression qui, je le savais, devait un jour s'effacer. On se rap-
pelle parfaitement la forme de l’oranger, du cocotier, du palmier,
du manguier, du bananier, de la fougère arborescente, mais les
mille beautés qui font de tous ces arbres un tableau délicieux doi-
vent s’effacer tôt ou tard. Cependant, comme une histoire qu'on a
entendue pendant son enfance, elles laissent en vous une impres-
sion semblable à celle que laisserait un songe traversé de figures
indistinctes, mais admirables.
6 aout. — Nous prenons la mer dans l'après-midi avec l’inten-
tion de nous rendre directement aux îles du Cap-Vert. Des vents
contraires nous retiennent et, le 19, nous entrons à Pernambouc,
grande ville située sur la côte du Brésil par 8 degrés de latitude
sud. Nous jetons l'ancre en dehors de la barre, mais peu de temps
après un pilote vient à bord et nous conduit dans le port intérieur;
là nous sommes tout près de la ville.
Pernambouc est construit sur quelques bancs de sable étroits et
peu élevés, séparés les uns des autres par des canaux d’eau salée
peu profonds. Les trois parties dont se compose la ville sont reliées
les unes aux autres par deux ponts très-longs, bâtis sur pilotis.
Cette ville est dégoûtante, les rues sont étroites, mal pavées, en-
combrées d’immondices, les maisons sont hautes et tristes. La saison
des pluies venait à peine de finir, aussi tout le pays environnant,
très-peu élevé au-dessus du niveau de la mer, était-il entièrement
couvert d’eau; je ne pus donc faire aucune promenade. La plaine
marécageuse sur laquelle est construit Pernambouc est entourée,
à la distance de quelques milles, par un demi-cercle de collines
peu élevées, extrême bordure d’un plateau qui s'élève à environ
200 pieds au-dessus du niveau de la mer. La vieille ville d'Olenda.
31
530 PERNAMBOUC.
se trouve située & une des extrémités de cette chaine. Un jour je
prends un canot et je me rends dans cette ville, qui, en raison de
sa situation, est plus propre et plus agréable que Pernambouc. Je
dois rapporter ici un fait qui se présente pour la première fois
depuis près de cing ans que je suis en voyage, c'est-à-dire que je
trouve des gens peu aimables et peu polis; on me refuse de la façon
la plus grossiére, dans deux maisons différentes, la permission de
traverser des jardins pour me rendre à une colline non cultivée
afin de voir le pays; c’est avec grande peine que j'obtiens cette
permission dans une troisième maison. Je suis heureux que cela
me soit arrivé au Brésil; je n’aime pas ce pays, parce que c’est une
terre où règne l'esclavage. Un Espagnol aurait été honteux de re-
fuser une semblable demande et de se conduire aussi impoliment
envers un étranger. Le canal qui conduit à Olenda est bordé de
chaque côté de palétuviers qui croissent sur les bancs de boue et
qui forment une espèce de forét en miniature. Le vert brillant de
ces arbres me rappelle toujours les herbes si vertes des cimetières ;
ces dernières rappellent la mort, les autres indiquent trop souvent,
hélas! la mort qui va nous surprendre.
L'objet le plus curieux que j'aie vu dans ce voisinage est le récif
qui forme le port. Je ne crois pas qu'il y ait dans le monde entier
une autre formation naturelle qui ait un aspect aussi artificiel.
Ce récif s'étend sur une longueur de plusieurs milles en ligne
absolument droite, à peu de distance de la côte. Sa largeur varie
entre 30 et 60 mètres, son sommet est plat et uni, il est formé de
grès fort dur, dans lequel il est à peine possible de distinguer les
couches. A la marée haute les vagues se brisent sur ce récif; à
la marée basse, le sommet est à sec et on pourrait le prendre pour
un brise-lames élevé par des cyclopes. Sur cette côte les courants
tendent à rejeter les sables sur la terre et c’est sur des sables ainsi
rapportés qu'est construite la ville de Pernambouc. Un long dépôt
de cette nature semble s’étre consolidé anciennement par l'adjonc-
tion de matières calcaires; soulevées graduellement plus tard, les
parties friables semblent avoir été enlevées par les vagues et le
noyau solide est resté tel que nous le voyons aujourd'hui. Bien que
les eaux de l'Atlantique, chargées de détritus, viennent se briser
nuit et jour contre le flanc escarpé de ce mur de pierre, les plus
vieux pilotes ne peuvent remarquer aucun changement dans son
aspect. Cette durée est un des faits les plus curieux de son histoire;
elle est due à un revêtement fort dur de matières calcaires n’ayant
L'ESCLAVAGE. sl
| que quelques pouces d'épaisseur et entièrement formées par la
croissance et la mort successives de petits tubes de Serpules,
d’Anatifes et de Nullipores. Ces Nullipores, qui sont des plantes ma-
rines dures et trés-simplement organisées, jouent un rôle analogue
et tout aussi important pour protéger les surfaces supérieures des
récifs de coraux sur lesquels viennent se briser les lames quand les
vrais coraux ont été tués par suite de leur exposition à l’air et au
soleil. Ces êtres insignifiants et surtout les Serpules ont rendu de
grands services aux habitants de Pernambouc. Sans leur interven-
tion en effet, il y a longtemps que ce récif de grès aurait été détruit,
et sans le récif il n’y aurait pas de port.
Le 49 août, nous quittons définitivement les côtes du Brésil, je
remercie Dieu de n’avoir plus à visiter un pays à esclaves. Au-
jourd’hui encore, quand j'entends un cri dans le lointain, cela
me rappelle qu’en passant auprès d'une maison de Pernambouc,
j'entendis des gémissements ; l’idée me frappa immédiatement, et
ce n’était que trop vrai, que l'on était en train de torturer un pauvre
esclave, mais je comprenais en même temps qu'il m'était impos-
sible d'intervenir. A Rio de Janeiro, je demeurais ‘en face de la
maison d’une vieille dame qui possédait des vis pour écraser les
doigts de ses esclaves femmes. J’ai habité une maison où un jeune
mulâtre était à chaque instant insulté, persécuté, battu, avec une
rage qu'on n’emploierait pas contre l’animal le plus infime. Un
jour j'ai vu un petit garçon, âgé de six ou sept ans, recevoir, avant
que j'aie pu m'interposer, trois coups de manche de fouet sur la
tête, parce qu’il m'avait présenté un verre qui n'était pas propre ;
le père assistait à cette véritable torture, il baissait la téte sans oser
rien dire. Or ces cruautés se passaient dans une colonie espagnole
où, affirme-t-on, les esclaves sont mieux traités qu'ils ne le sont par
les Portugais, par les Anglais ou par les autres nations européennes.
J'ai vu à Rio de Janeiro un nègre, dans la force de l’âge, ne pas oser
lever le bras pour détourner le coup qu'il croyait dirigé contre
sa face. J'ai vu un homme, type de la bienveillance aux yeux du
monde, sur le point de séparer pour toujours des hommes, des
femmes et des enfants qui formaient des familles nombreuses. Je
ne ferai même pas allusion aux atrocités dont j'ai entendu parler et
qui n'étaient, hélas! que trop vraies; je n’aurais même pas cité les
faits que je viens de rapporter, si je n'avais vu bien des gens
qui, trompés par la gaieté naturelle du nègre, parlent de l'escla-
vage comme d'un mal supportable. Ces gens-là n'ont ordinaire-
533 RETOUR EN ANGLETERRE.
ment visité que les habitations des hautes classes, où les esclaves
domestiques sont ordinairement bien traités; ils n’ont pas eu
comme moi l'occasion de vivre au milieu des classes inférieures.
Ces gens-là, en outre, s'adressent ordinairement aux esclaves pour
savoir quelle est leur condition, mais ils semblent oublier que bien
insensé serait l'esclave qui ne penserait pas que sa réponse arri-
vera tôt ou tard aux oreilles de son maître.
On soutient, il est vrai, que l'intérêt suffit à empêcher des cruau-
tés excessives. Or, je le demande, l'intérêt a-t-il jamais protégé
nos animaux domestiques, qui, bien moins que des esclaves dégra-
dés, ont l’occasion de provoquer la fureur de leurs maîtres? C’est
là un argument contre lequel l’illustre Humboldt a protesté avec
énergie. On a souvent essayé aussi d’excuser l'esclavage en com-
parant la condition des esclaves à celle de nos pauvres paysans,
Grande est certainement notre faute, si la misère dé nos pauvres
découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions; mais
je ne peux guère comprendre quel rapport cela a avec l'escla-
vage; prétend-on excuser dans un pays, par exemple, l’emploi
d'instruments disposés de façon à écraser le pouce des esclaves,
parce que, dans un autre pays, des homme sont sujets à de terri-
bles maladies? Ceux qui excusent le propriétaire d’esclaves et qui
restent froids devant la position de l’esclave semblent ne s'être
jamais mis à la place de ce dernier ; quel terrible avenir, sans l’es-
poir du moindre changement! Figurez-vous quelle serait votre vie,
si vous aviez toujours présente à l’esprit cette pensée, que votre
femme et vos enfants — ces êtres que les lois naturelles rendent
chers même à l’esclave — vont vous être enlevés et vendus, comme
des bêtes de somme, au plus fort enchérisseur! Or ce sont des
hommes qui professent un grand amour pour leur prochain, qui
croient en Dieu, qui répètent tous les jours que sa volonté soit
faite sur la terre, ce sont ces hommes qui excusent, que dis-je? qui
accomplissent ces actes! Mon sang bout quand je pense que nous
autres Anglais, que nos descendants américains, que nous tous
enfin qui nous vantons si fort de nos libertés, nous nous sommes
rendus coupables d’actes semblables! Mais j'ai tout au moins cette
consolation de penser que nous avons fait, pour expier nos crimes,
un sacrifice plus grand que jamais nation ait fait encore.
Le 3! août, nous jetons l’ancre pour la seconde fois à Porto-
Praya, dans l’archipel du Cap-Vert: de là nous nous rendons aux
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF. 633
Acores, où nous restons six jours. Le 2 octobre, nous saluons les
côtes d'Angleterre ; à Falmouth, je quitte le Beagle, après avoir
passé près de cinq ans à bord de ce charmant petit vaisseau.
Notre voyage est terminé ; il ne me reste plus qu’à jeter un rapide
coup d'œil sur les avantages et les désavantages, sur les fatigues et
les jouissances de notre navigation autour du monde. Sion me
demandait mon avis avant d'entreprendre un long voyage, ma
réponse dépendrait entièrement du goût qu’aurait le voyageur
pour telle ou telle science, et des avantages qu’il pourrait trouver
- au point de vue de ses études. Sans doute, on éprouve une vive
satisfaction à contempler des pays si divers, à passer en revue,
pour ainsi dire, les différentes races humaines, mais cette satisfac-
tion est loin de compenser les fatigues. Tl faut donc que l’on ait un
but, que ce but soit une étude à compléter. une vérité à dévoiler,
que ce but, en un mot, vous soutienne et vous encourage.
Il est évident, en effet, que l’on fait d'abord des pertes nom-
breuses : on se trouve séparé de tous ses amis; on quitte les lieux
où vous rattachent tant et de si chers souvenirs. L’espoir du retour
vous soutient, il est vrai, dans une certaine mesure; car sifla vie est
un songe, comme le disent les poëtes, je suis certain que les visions
du voyage sont celles qui, de toutes, aident à traverser le plus rapi-
dement une longue nuit. D’autres privations, que l’on ne ressent
pas tout d’abord, laissent bientôt un vide extrême autour de vous:
c’est le manque d’une chambre à soi, où l’on puisse se reposer et
se recueillir; c’est le sentiment d'une hâte perpétuelle; c’est la
privation de certains petits conforts, l’absence de la famille, le
manque absolu de la musique et des autres plaisirs qui frappent
l'imagination. Il va sans dire qu’en parlant de choses aussi insigni-
fiantes je suppose qu'on est déjà habitué aux ennuis réels de la vie
de marin et qu'on ne redoute plus rien, sauf les accidents inhérents
à la navigation. Pendant ces soixante dernières années, les voyages
lointains sont devenus, il est vrai, bien plus faciles. A l’époque de
Cook, un homme qui quittait son foyer pour entreprendre de pa-
reilles expéditions s’exposait aux privations les plus dures. Aujour-
d’hui, on peut faire le tour du monde dans un yacht où l’on trouve
tous les conforts. Outre les progrès accomplis dans la construction
des navires, outre les progrès des ressources navales, toutes les côtes
occidentales de l'Amérique sont bien connues, et l'Australie est
devenue un pays civilisé. Quelle différence entre un naufrage dans
bs4 COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF.
le Pacifique, aujourd'hui et à l'époque de Cook ! Depuis les voyages
de ce dernier, un hémisphère entier est entré dans la voie de la
civilisation.
Si l’on est sujet au mal de mer, que l'on y regarde à deux fois
avant d'entreprendre un long voyage. Ce n'est pas là une maladie
dont on puisse se débarrasser en quelques jours; j'en parle par
expérience. Si, au contraire, on aime la mer, si on s'intéresse à la
manœuvre, on a certes de quoi s'occuper, mais il n’en faut pas
moins se rappeler combien peu de temps on passe dans le port
comparativement aux longs jours passés sur mer. Et que sont,
après tout, les beautés si vantées de l’immense Océan ? L’Océan,
c’est une solitude fatigante, un désert d’eau, comme l’appellent les
Arabes. Sans doute ce désert offre quelques spectacles admirables.
Rien de beau, par exemple, comme un magnifique clair de lune,
alors que d'innombrables étoiles brillent au ciel, et que les dou-
ces effluves des vents alizés gonflent les blanches voiles du vais-
seau; puis le calme parfait, alors que la mer est polie comme un
miroir, que tout est tranquille, et que c’est à peine si un souflle
agite de loin en loin les voiles qui pendent inutiles contre les
mats. Il est beau aussi d'assister au commencement d’une tem-
péte, alors que le vent soulève les vagues en véritables montagnes;
mais, dois-je le dire? je m'étais figuré quelque chose de plus gran-
diose, de plus terrible. Une tempête vue de la côte, où les arbres
tordus par le vent, où les oiseaux luttant avec peine, où les om-
bres profondes, où les éclats de lumière, où le bruit des torrents,
indiquent la lutte des éléments, présente certainement un bien
plus beau spectacle. En mer, les albatros et les pétrels semblent
parfaitement à leur aise; l’eau s'élève et s’abaisse comme si elle
remplissait sa tâche accoutumée ; seuls le vaisseau et ses habitants
semblent être l'objet de la fureur des éléments. Sans doute le
spectacle est tout différent quand on le contemple du haut d’une
côte sauvage, mais il vous cause certainement alors une impres-
sion bien plus profonde.
Tournons actuellement les yeux vers les côtés les plus agréables
du tableau. Le plaisir que nous a causé l’aspect général des diffé-
rents pays que nous avons visités a été sans contredit la source la
plus constante et la plus vive de nos jouissances. Il est plus que
probable que la beauté pittoresque de bien des parties de l’Europe
excède de beaucoup tout ce que nous avons vu. Mais on éprouve
un plaisir toujours nouveau à comparer les caractères de différents
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF. 4386
pays, sentiment qui, dans une certaine mesure, diffère de l’admi-
ration que l’on éprouve pour la simple beauté. Ce sentiment dé-
pend principalement de la connaissance que l’on peut avoir des
parties individuelles de chaque paysage, si je peux m’exprimer
ainsi. Je suis, quant à moi, très-disposé à croire qu’une personne
assez savante musicienne pour saisir chaque note, saisit mieux
l’ensemble, à condition toutefois qu'elle possède un goût parfait;
de même, quiconque peut remarquer en détail toutes les parties
d'un beau paysage est plus à méme de saisir l’ensemble. Aussi
un voyageur doit-il être botaniste, car, dans tous les paysages, les
plantes forment, après tout, le plus bel ornement. Des groupes
de roches nues, affectant même les formes les plus sauvages, of-
frent pendant quelques instants un spectacle sublime, mais ce spec-
tacle a le défaut de devenir bientôt monotone. Revétez ces rochers
de couleurs splendides, comme au Chili septentrional, et le spec-
tacle deviendra" fantastique; couvrez-les de végétation, vous ob-
tenez un tableau admirable.
Quand je dis que le paysage de bien des parties de l'Europe est
probablement plus pittoresque que tout ce que nous avons vu, j'en
excepte, bien entendu, les zones intertropicales. Ce sont là paysa-
ges que l’on ne peut comparer; mais j'ai déjà essayé d'indiquer
fort souvent quelle est la grandeur de ces régions. La force, la
vivacité des impressions dépend, la plupart du temps, des idées
préconcues. Je puis ajouter que j’ai puisé mes idées dans la narra-
tion personnelle de Humboldt, dont les descriptions surpassent de
beaucoup en mérite tout ce que j’ai lu. Cependant, malgré les
illusions que j'avais cru me faire, je n’ai pas éprouvé le moindre
désappointement quand j’ai débarqué au Brésil.
Parmi les scènes qui ont fait une profonde impression sur mon
esprit, aucune n'est plus sublime que l'aspect des forêts vierges qui
ne portent pas encore la trace du passage de l’homme ; que ce soient,
d'ailleurs, les forêts du Brésil, où domine la vie dans toute son exu-
bérance ; que ce soient celles de la Terre de Feu, où la mort règne en
souveraine. Ce sont là deux véritables temples remplis de toutes les
splendides productions du dieu nature. Personne, je crois, ne peut
pénétrer dans ces vastes solitudes sans ressentir une vive émotion
et sans comprendre qu'il y a chez l’homme quelque chose de plus
que la vie animale. Quand j’évoque les souvenirs du passé, les plaines
de la Patagonie se présentent fréquemment à ma mémoire, et ce-
pendant tous les voyageurs sont d'accord pour affirmer qu’elles sont
586 COUP D'ŒIL RETROSPECTIF.
de misérables déserts. On ne peut guère leur attribuer que des ca-
ractères négatifs ; on n’y trouve, en effet, ni habitations, ni eau, ni
arbres, ni montagnes ; à peine y rencontre-t-on quelques arbustes
rabougris. Pourquoi donc ces déserts — et je ne suis pas le seul qui
ait éprouvé ce sentiment— ont-ils fait sur moi une si profonde im-
pression ? Pourquoi les Pampas, encore plus plats, mais plus verts,
plus fertiles et qui tout au moins sont utiles à l’homme, ne m'ont-
ils pas produit une impression semblable ? Je ne veux pas essayer
d'analyser ces sentiments, mais ils doivent provenir en partie du
libre essor donné à l'imagination. Les plaines de la Patagonie sont
illimitées ; c’est à peine si on peut les traverser, aussi sont-elles
inconnues; elles paraissent être depuis des siècles dans leur état
actuel et il semble qu’elles doivent subsister pour toujours sans
que le moindre changement s’accomplisse à leur surface. Si,
comme le supposaient les anciens, la terre était plate et entourée
d’une ceinture d’eau ou de déserts, véritables fournaises qu'il serait
impossible de traverser, qui n'éprouverait une sensation profonde,
mais mal définie, au bord de ces limites imposées aux connais-
sances humaines ?
Il me reste à signaler, au point de vue du pittoresque, le pano-
rama qui se déroule aux pieds du voyageur parvenu au sommet
d’une haute montagne. A certains égards, le tableau n’est certaine-
ment pas beau, mais le souvenir que l’on en emporte dure long-
temps. Quand, parvenu, par exemple, au sommet de la plus haute
crête de la Cordillére, on regarde autour de soi, on reste stupéfait,
débarrassé que l’on est de la vue des détails, des dimensions colos-
sales des masses qui vous entourent.
En fait d'êtres animés, rien ne cause peut-être autant d’éton-
nement que la vue du sauvage, c’est-à-dire de l’homme à l'état
le plus infime. L'esprit se reporte vers le passé et on se demande
si nos premiers ancêtres ressemblaient à ces hommes, à ces hommes
dont les'signes et la physionomie nous sont moins intelligibles que
ceux des animaux domestiques ; à ces hommes qui ne possèdent
pas l'instinct de ces animaux et qui cependant ne semblent pas
avoir en partage la raison humaine, ou tout au moins les arts qui
en découlent. Je ne crois pas qu'il soit possible de décrire la dif-
férence qui existe entre le sauvage et l’homme civilisé. On peut
dire cependant que c’est à peu près celle qu’il y a entre l'animal
sauvage et l'animal domestique. Une grande partie de l'intérêt que
l’on éprouve en voyant un sauvage est ce sentiment qui vous pousse
COUP D'ŒIL RETROSPECTIF. 537
à désirer voir le lion dans son désert, le tigre déchirant sa proie
dans le jungle, ou le rhinocéros errant dans les plaines sauvages
de l'Afrique.
On peut aussi compter au nombre des scènes magnifiques qu'il
nous a été donné de contempler, la croix du Sud, le nuage de Ma-
gellan et les autres constellations de l'hémisphère austral — les
glaciers s’avancant jusqu’à la mer et quelquefois la surplombant—
les îles de corail construites par des coraux vivants — les volcans
en activité — les effets stupéfiants d’un tremblement de terre. Ces
derniers phénomènes ont peut-être pour moi un intérêt tout parti-
culier, en ce sens qu'ils sont intimement reliés à la structure géo-
logique du globe. Cependant le tremblement de terre doit être pour
tout le monde un événement qui produit la plus profonde impres-
sion. On s’est habitué depuis l’enfance à considérer la terre comme
le type de la solidité et elle se met à osciller sous nos pieds comme
le ferait une croûte fort mince. En voyant les plus solides, les
plus magnifiques ouvrages de l’homme renversés en un instant,
qui ne sentirait la petitesse de cette prétendue puissance dont nous
sommes si flers? .
On dit que l’amour de la chasse est une passion inhérente à
l’homme, la dernière trace d’un instinct puissant. S’il en est ainsi,
je suis sûr que le plaisir de vivre en plein air, avec le ciel pour
toiture et le sol pour table, fait partie de ce même instinct ; c’est
le sauvage revenu à ses habitudes natives. Je pense toujours à mes
excursions en bateau, à mes voyages à travers des pays inhabités,
avec un bonheur que n'aurait produit aucune scène civilisée. Je
ne doute pas que tous les voyageurs ne se rappellent avec un im-
mense plaisir les sensations qu'ils ont éprouvées, quand ils se sont
trouvés au milieu d'un pays où l’homme civilisé n’a que rarement
ou jamais pénétré.
Un long voyage offre, en outre, bien des sujets de satisfaction
d’une nature plus raisonnable. La carte du monde cesse d’être une
vaine image pour le voyageur ; elle devient un tableau couvert des
figures les plus animées et les plus variées. Chaque partie de cette
carte revêt, en outre, les dimensions qui lui appartiennent ; on ne
regarde plus les continents comme de petites îles et les îles comme
de simples points, alors que beaucoup d’entre elles sont réellement
plus grandes que bien des royaumes de l’Europe. L'Afrique, l’Amé-
rique septentrionale ou l'Amérique méridionale, voilà des noms
sonores et que l'on prononce facilement ; mais ce n'est qu'après
688 COUP D'ŒIL RETROSPECTIF.
avoir navigué pendant des semaines entières le long de leurs côtes
que l’on arrive à bien comprendre quels immenses espaces ces
noms impliquent sur ‘notre globe.
Quand on considère l’état actuel de l'hémisphère austral, on ne
peut qu’avoir le plus grand espoir relativement à ses progrès futurs.
On ne saurait, je crois, trouver dans l’histoire aucun parallèle aux
progrès de la civilisation dans l’hémisphère austral, progrès qui
ont suivi l'introduction du christianisme. Le fait est d'autant plus
remarquable que, il y a soixante ans à peine, un homme dont on
ne peut mettre en doute l'excellent jugement, le capitaine Cook,
ne prévoyait aucun changement semblable. Et, cependant, ces
progrès ont été accomplis par l'esprit philanthropique de la nation
anglaise.
L'Australie, dans le même hémisphère, devient un grand centre
de civilisation, et, dans peu de temps sans contredit, elle deviendra
la reine de cet hémisphère. Un Anglais ne peut visiter ces loin-
taines colonies sans ressentir un vif orgueil et une profonde satis-
faction. Hisser où que ce soit le drapeau anglais, c’est être assuré
d'attirer en cet endroit la prospérité, la richesse et la civilisation.
En résumé, il me semble que rien ne peut être plus profitable
pour un jeune naturaliste qu’un voyage dans les pays lointains. I]
aiguise, tout en la satisfaisant en partie, cette ardeur, ce besoin de
savoir qui, selon sir J. Herschel, entraîne tous les hommes. La nou-
veauté des objets, la possibilité du succés, communiquent au jeune
savant une nouvelle activité. En outre, comme un grand nombre
de faits isolés perdent bientôt tout intérêt, il se met à comparer et
arrive à généraliser. D'autre part, il faut bien le dire, comme le
voyageur séjourne bien peu de temps dans chaque endroit, ses des-
criptions ne peuvent comporter des observations détaillées. Il s’en-
suit, et cela m’a souvent coûté cher, que l'on est toujours disposé
à remplacer les connaissances qui vous font défaut par des hypo-
thèses peu fondées.
Mais ce voyage m'a causé des joies si profondes, que je n'hésite
pas à recommander à tous les naturalistes, bien qu'ils ne puis-
sent espérer trouver des compagnons aussi aimables que les
miens, de courir toutes les chances et d'entreprendre des voya-
ges par terre, s’il est possible, ou sinon de longues traversées.
On peut ôtre certain, sauf dans des cas extrômement rares, de
ne pas avoir de bien grandes difficultés à surmonter et de ne pas
courir de bien grands dangers. Ces voyages enseignent la pa-
COUP D'ŒIL RETROSPECTIF. 589
tience et font disparaître toute trace d’égoisme; ils apprennent à
agir par soi-même et à s’accommoder de tout; ils donnent, en un
mot, les qualités qui distinguent les marins. Les voyages ensei-
gnent bien un peu aussi la méfiance, mais on découvre en même
temps combien il y a de gens à l’excellent cœur, toujours prêts à
vous rendre service, bien qu'on ne les ait jamais vus ou qu’on ne
doive jamais les revoir.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES
A
Apsotr. Sur les araignées, 87.
ABOYEUR, Oiseau, 810.
ABROLHOS (Îles), 15.
Aconcaaua (Volcan de), 263, 818.
ActTINies (Espèce urtiquante d'), 495.
AFFAISSEMENTS (Aires d’) dans l'océan
Pacifique et l'océan Indien, 519.
— des récifs de corail, 510.
— delile Keeling, 507.
— de la Patagonie, 184.
— de la côte du Pérou, 395.
— des Cordilléres, 844,857.
— dela «dte du Chili, 370.
— de Vanikoro, 507.
— Causes de distinction entre lea dif-
férentes périodes tertiaires, 370.
AFRIQUE, la partie méridionale, presque
un désert, nourrit cependant de
grands animaux, 90.
AGoOuTI! (Habitudes de I’), 78.
Aires d'affaissements et de souléve-
ments dans locéan Pacifique et
l'océan Indien, 512.
ALBEMARLE (lle), 408.
Alcedo taguensis, 2.
ALGUES formant des brise- lames, 258.
— (Croissance des), 257.
ALLAN (Dr). Sur le Diodon, 48.
— Sur les Holothuries, 495.
ALLUVIONS salines au Pérou, 390.
— stratifiées, dans les Andes, 889.
Amblyrhynchus, 413, 493.
Anas magellanica; 214.
— Antarctica, 214.
— Brachyptera, 215.
ANDES (Alluvions
les), 339.
ANIMAUX composés, 218.
— (Cruauté envers les), 168.
— urticants, 495.
ANTARCTIQUES (Iles), 267.
— — Climat, 268.
ANTIPODES, 446.
Aphodius, 522.
stratifiées dans
APIRES, Ou Mineurs, 368.
APLYSIE, 7.
Aptenodytes demersa, 214.
ARAIGNÉES (Abbott), 87.
— (Azara), 38, 40.
_ Hubitudes” 179.
Habitudes des), 87-40.
— tuées par les guépes et les tuant,
37-89,
— de l'île Keeling, 487.
— de l'ile Saint-Paul, 11.
ARBRES changés en silice, verticaux,
— fruitiers (Limite méridionale des),
_ (Absence d’) dans les Pampas, 49.
— fottants, transportent des pierres,
92.
— ,zemps qu'il leur faut pour pourrir,
ARCS ET FLECHES (Azara), 1192.
ASCENSION (Ile de |’), 528-527.
— Incrustations calcaires sur les ro-
chers, 10.
Aspaax (Cécité de I’), 55.
Athene cunicularia, 74, 134.
ATMOSPHÈRE (Transparence de |’) dans
les Andes, 846.
—-— À San lago, 5.
Atraais, 100.
ATTOLS, 497.
Atwater (M.). Sur les prairies, 126.
AuDuBoON (M.). Sur l'odorat des vau-
tours, 198.
AUSTRALIE, 461.
— (Indigènes de |’), 468.
— cap Bald-Head, 480.
— Bathurst, 473.
AUTRUCHE (Œufs d’), (Azara), 97.
Burchell}, 96.
— (Habitudes de’), 93.
Azana. Sur les araignées, 38, 40.
— Sur les pluies à la Plata, 49.
— Sur l'habitat des vautours, 63.
— Sur les habitudes des vautours, 60.
— Sur un orage, 65.
$42
Azara. Sur les œufs d’autruche, 97.
— Sur les arcs et les fléches, 112.
— Sur l'apparition de nouvelles plan-
tes, 127.
— Sur les grandes sécheresses, 143.
— Sur l'hydrophobie, 379.
Bacuman. Sur les vautours, 199.
Bania (Bresil), 12.
— (Paysage autour de), 527.
Banta Bianca, 80-112.
BAIE DE LA REUSSITE, 219.
Bale DES fLes (Nouvelle-Zélande), 446.
Bast. Sur les récifs de corail, 501.
Ban Heap (Cap), Australie, 480.
BALEINES, huiles, 18.
— sautent hors de l'eau, 240,
BacLeNaR, Chili, 373.
BANDA ORIENTAL, 42, 152 et suiv.
Banks (Colline de), 226.
BEAGLE}(Canal du), Terre de Feu, 234.
BEC-EN-CISEAUX (Habitudes du), 146.
BEHRING, détroit (Fossiles trouvés
dans le), 141.
BENCHUCA, 354.
BERKELEY (Détroit de), 202,
BenxgLey (Rév. J.). Sur les conferves,
45
— — Sur la Cyttaria, 253.
BETAIL, effet produit par sa présence
sur la végétation, 126,
— tué par les grandes sécheresses,
442, 157.
— Les individus composant un trou-
peau se connaissent, 155.
— alle race de), 456.
Gaspillage du), 159.
— sauvage aux Îles Falkland, 204.
Brsron (\f.), 409, 413, 493.
BIEN TE VEO, oiseau, 57.
Birgus latro, 493.
BLackwaLL(M.).Surles araignées, 172.
BLOCS ERRATIQUES, 200, 267.
— — Mode de transport, 868. ’
— — (Absence de) dans les pays in-
tertropicaux, 267.
— — de le Terre de Feu, 266.
BOLABOLA, 600,
Boras (Manière d’employer les), 47,
Bomes volcaniques, 598.
Bonne-EspERANCE (Cap de), 98.
Bory SAINT-ViNCENT. Sur les gre-
nouilles, 409.
Bouse ressemblant à de la craie, 496.
BraMapor (El), 387.
BRési, fourmis, 86.
— paysage autour de Bahia, 527.
— superficie considérable de granite,
TABLE ALPHABÉTIQUE
Brewster (Sir D.) Sur les dépôts cal-
caires, 11.
BRisr-LAMES, formés par des algues,
258.
BuckLanD (Dr\. Surles fossiles, 141.
Buenos AYRES, 129.
Burron. Sur les animaux de l'Amé-
rique, 186.
Buuncs, se trouvent dans les déserts,
372.
BurCHELL (M.), Sur l’alimentation des
quadrupèdes, 92.
— Sur les œufs d’autruche, 96.
— Sur les pierres perforées, 288.
Button, Jemmy, 222.
Byron. Sur le renard des tles Falkland,
208.
— Surun Indien tuant son enfant, 232.
Cactus, 176, 281, 401.
CACTORNIS, bos, 423.
CaILtoux perforés, 288.
— transportés dans les racines des
arbres, 493.
CALASOMA volant en pleine mer, 169.
Caccairnes (Sur les dépôts), (Sir D.
Brewster), 11.
— Racines et branches d'arbres recou-
vertes de dépôts, au détroit du Roi-
Georges, 484.
— (Incrustations) sur les rochers de
l Ascension, 10.
CALLAO, 304.
Calodera maculata, 138,
Camarhynchus, 404, 498.
Canis antarclicus, 208.
Canis fulvipes, 301.
Cap pe Bonne-Espérance, 98.
Cap Horn, 227.
CAPYBARA, ou carpincho, 52, $09.
— (Fossile allié au), 87.
CARACARA, ou carrancha, 88.
Carpons (Champs de), 147, 159.
CASARITA, 101.
Castro, Chiloé, 209, 816.
CASUCHAS, 859.
Cathartes atratus, 62, 305.
— aura, 108.
CAUQUENES (Sources thermales de),
3. |
Cavia palagonica, 73.
Cervus campestris, 61.
Cerele Americana, 147
Cxacao, Chiloé, 296.
Cracos (Iles), 540.
CHAMES (Coquilles gigantesqnes de),
Cuamisso. Sur le transport des graines
et des arbres, 492.
— Sur les récifs de corail, 501.
DES MATIÈRES,
CHAMPIGNON, comestible, 258.
CHARLES (Ile), archipel des Galapagos,
02.
CHATHAM (Ile), 400.
CHATS, redevenus sauvages, 128.
— bons à manger, 124.
— écorc:.ent les arbres, 445.
— leurs cruautés envers les souris, 214.
Cuaux changée par la lave en roches
cristallines, 6.
CHEUCAU, 309.
Cuevaux, difficiles à conduire, 147.
— déposent leurs excréments sur les
sentiers, 127.
— tués par les grandes sécheresses,
42.
— (Multiplication des), 128.
— Dressage, 161.
— savent fort bien nager, 153.
— sauvages aux fles Falkland, 204,
— fossiles, 87, 189.
CHèvres, détruisent la végétation à
Sainte-Hélène, 521.
— (Ossements de), 179.
CHIENS-BERGERS, 160.
Casi, 272-293, 337-387.
— {Changement de climat au), 883,
— (Transparence de l'air dans les
Andes au), 346,
CHILOE, 294-320.
Chionis alba, 100.
Cnonos, archipel, 802
—— (Ornithologie de |’), 309.
CAUPAT, rio, 114.
CLADONIA, 390.
CLimaT de la Terre de Feu et des tles
Falkland, 260.
— des îles Antarctiques, 267.
— de l'archipel des Galapagos, 400, 404.
— {Changement de), au Chili, $88.
CLocne de Quillota, 275.
Cochlogena, 520.
CoLÉoPTÈRES sous les tropiques, 36.
— vusen mer, 169.
— vus au jarge de Saint-Julian, 182.
Colias edusa (Troupeaux de), 169.
ConErTr (Capitaine). Sur le frai en
mer, 48.
— Sur un lézard marin, 448.
— Sur le transport des graines, 421.
Cot.onia del Sacramicnto, 154.
CoLoraDo, rio, 74.
COLORATION DE La MER (Causes de la),
45.
Concepcion, Chili, 325.
Connor (Habitudes du),495-200, 290.
Conrerves (Rév. J. Berkeley), 15.
— marines, 16.
ConGLoMÉRATS sur le Ventana, 446.
— dans la Cordillère, 344.
Conurus murinus, 147.
Coxvicrs à l’île Maurice, 516,
548
Convicts ,Condition des) dans la Nou-
velle -Galles du Sud, 478.
Cook, capitaine. Sur le Macrocystis
pyrifera , 257.
Coprapo (Rivière et vallée de), 376.
— (Ville de), 380.
CoquizLaces terrestres, fort nombreux,
372.
— — à Sainte-Hélène, 520.
— fossiles, de la Cordilière, 344.
— des fles Galapagos, 619.
— soulevés, 90, 138, 185, 274, 868, 895.
— (Formes tropicales de), se rencon-
trent fort loin vers le Sud, 264.
— (Décomposition des), 398.
Coquiu8o, 374.
Corait (Sur les récifs de), (Balbi), 501.
— (Passes dans les récifs de), 501.
— (Sur les récifs de}, (Chamisso), 498.
Espèces urtiquantes de), 498.
— mort, 510.
— (Sur les récifs de), Couthouy), 506.
Corcovapo (Nuages sur le), 80.
— volcan, 813.
ConpiLLÈères (Aspect des), 278, 296, 840.
— Productions différeutes sur le flanc
oriental et sur le flanc occidental, 850.
— (Traversée des), 886.
— (Structure des vallées des), 338.
— (Géologie des), 848, 856.
— (Fleuves des), 889,
— de Copiapo, 380.
— (Sécheresse de l’air dane les), 350.
CoRMORAN attrapant despoissons, 214.
Corps couservés dans la glace, 94,268.
Corrat, où l’on égorge les animaux à
Buenos Ayres, 129.
Cosecuina (ruption du), 313.
COULÉES DE PIERRES, aux iles Falk-
land, 211. a
Coutuouy (M.). Sur les récifs de co-
rail, 506.
CRABES, espèces de crabes ermites,
488
— à l'île Kecling, 498.
— à Saint-Paul, 11.
CRAINTE (La), un instinct acquis, 429.
Crapaup (Ilabitudes du), 103.
— ne se trouve pas dans les fles océa-
niques, 609.
Caatétags (Nombre des) dans l’archi-
pel Galapagos, 401.
— de soulèvement, 547.
Carsia, 217.
CRUAUTÉ envers les animaux, 163.
CRUSTACÉS marins, 172.
Clenomys brasiliensis, 53.
— (Espèce fossile de), 87.
Cucao, Chiloé, 317.
CUENTAS (Sierra de las), 159.
Cumare de la Cordillére, 359.
CumixG (M.). Sur les coquillages, 419,
===
544
Cuvier. Sur le Diodon, 15.
Cynara, 127.
Cyttaria Darwinii, 254.
Dais, 51, 140.
DasyPus (Trois espèces de), 101.
DéGRavATION des formations tertiaires,
369.
DÉSERTS, 374, 888.
— (Bulimus sur les), 372.
Desmodus d'Orbignyi, 24.
DespoB.Lapo (Vallée du), 380.
Dierrensacg. Sur les Îles Auckland,
268, 466.
Dinonnis, 457.
Dionon (Habitudes du), 44.
DistriBuTion des mammifères en Amé-
rique, 140.
— des animaux sur les versants opposés
de la Cordillére, 351.
— des grenouilles, 409.
— de la faune des Galapagos, 421.
Dosaizaorren. Sur l’autruche, 99.
— Sur un orage de grèle, 128.
D'Onsiany. Voyages dans l’Amérique
méridionale, 82, 99, 127, 138, 160,
79.
Doris (OEufs de), 215.
DousBtepay (M.). Sur un bruit causé
par un papillon, 85.
Dis (Tubes produits par la foudre à),
62
Du Bois, 409, 429.
Dunes de sable, 79.
Eau, se vend à Iquique, 388.
— douce flottant sur l’eau salée, 489.
Ecnassiers, les premiers colons des
îles éloignées, 408, 487.
EFFLORESCENCES salines, 82.
EHRENBERG, prof. Sur la poussière
atlantique, 6.
— Sur les infusoires des Pampas, 88,
138.
— Sur les infusoires trouvés en pleine
mer, 174. -
— Sur les infusoires de la Patagonie,
483.
— Sur les infusoires de la Terre de
Feu, 238.
— Sur les infusoires dans la boue de
corail, 496.
— Sur les infusoires dans le tuf à
l'Ascension, 527. °
— Sur la phosphorescence de la mer,
— Sur des bruits produits par une col-
line, 887.
TABLE ALPHABÉTIQUE
Ermeo (Vue de), 435.
Evecrnicité de l'atmosphère dans les
Andes, 350.
ELéPHANT (Poids de 1’), 92.
ENTOMOLOGIE des fles Galapagos, 408,
420.
— du Brésil, 33.
— de la Patagonie, 182, 354
— dela Terre de Feu, 256.
— de l’île Keeling, 487.
— de Sainte-Hélène, 523.
Entre Rios (Géologie de |’), 137.
Eveire (Habitudes de |’), 38-40.
ESCLAVAGE, 21, 25.
Espèces (Distribution des), 139.
— (Extinction des), 186.
Estancia (Valeur d'une), 155.
EXTINCTION des coquillages à Sainte-
Hélène, 521.
— des espèces (Causes de |’), 186.
— del’homme dans la Nouvelle-Galles
du Sud, 464, 478.
FALCONER (Dr).Sur le sivatherium, 156.
FALCONER, jésuite. Sur les Indiens, 140.
— Sur les fleuves des Pampas, 144.
— Sur les enclos naturels, 124.
FALKLAND (Iles), 202-218.
— (Oiseaux apprivoisés aux), 498.
— (Absence d'arbres aux), 50.
— (vautours des), 64.
— Bétail et chevaux sauvages, 204.
— (Climat des), 260.
— (Tourbe des), 308.
— (Byron sur le renard des), 208.
— Coulées de pierres, 214.
Februa Hoffmanseggi, 35.
FenouiL, devenu sauvage, 127.
Fer (Oxyde de) sur les rochers, 44.
FERGUSON (D'). Sur les miasmes, 898.
FERNANDO NoRONHA, 42, 401.
FEU fait avec des ossements, 209.
— (Art de faire le), 209, 438.
Feurses (Chute des), 258,
— fossiles, 479.
FIEVRES communes au Pérou, 392.
FLAMANTS, 70.
FLÈCHES (Pointes de) antiques, 114, 382.
— (Azara), 112.
FLEUVES, rapidité avec laquelle ils se
creusent un lit, 193.
— {Lite de) desséchés en Amérique,
14.
— de pierres aux îles Falkland, 212.
FLORE des îles Galapagos, 404, 420, 424.
— de l'île Keeling, 485.
— de Sainte-Hélène, 519.
Flustra avicularia, 216.
Foréts (Absence de) à la Plata, 50.
— de la Terre de Feu, 225, 262, 807.
DES MATIÈRES.
Forêrs de Chiloé, 262, 302, 307, 345.
— de Valdivia, 324, 324.
— de la Nouvelle-Zélande, 456.
— de l'Australie, 463.
Fossiies (Dr Buckland), 141.
— mammifères, 84, 136, 138, 165, 185.
— poteries, 397.
FoucÈRres arborescentes, 263, 480.
— — (Limite méridionale des), 263.
Fourmis à l’île Keeling, 487.
— au Brésil, 36.
— lion, 473.
FRaï à la surface de la mer, 18.
FROMAGE (Sel convenable pour le), 69.
Fucus giganteus, 251.
Fuecia BASKET, 222.
FUÉGIENS, 219-260.
FULGURITES, 62.
Furnanius, 100.
GALAPAGOS ( rchipel des), 399-430.
— — climat, 400, 404.
— — nombre des cratères, 401,
— — histoire naturelle, 405 et suiv.
— — sa faune appartient à la faune
américaine, 422.
GALLEGOS, fleuve (Ossements fossiles
" au), 179.
GALLINAZO, 58,
GaucHos, 45, 165.
— (Caractère des), 167.
— se nourrissent de viande, 125.
Gay (M.). Sur les îles flottantes, 285,
— Sur les coquillages de l’eau sau-
mâtre, 23.
GéoLociE des Cordilléres, 343, 856.
— de la Patagonie, 189, 193.
— de San lago, 6.
— de Saint-Paul, 9.
— de Bahia Blanca, 86.
— des Pampas, 137.
— du Brésil, 18.
Geonces (Détroit du Roi-), incrustations
calcaires, 481.
GÉORGIE (Climat de la), 267.
Geospiza, 407.
Gizz (M.). Sur des lits de fleuves sou-
levés, 384.
Gitues (D'). Sur les Cordilléres, 347,
GLace (Structure prismatique de la),
848.
— (Montagnes de), 242, 263-271.
erre de Feu, 241,
GLacrers de la
264.
— des Cordillères, 348.
— par 46040’ de latitude, 265.
Gorrre, 387.
GouLD (M.). Sur le Calodera, 184.
— Sur es Oiseaux des Îles Galapagos,
06.
545
GRAINES transportées par la mer, 421,
Granite (Montagnes de), Tres Montes,
— des Cordilléres, 348.
Grapsus, 11.
Gravier {Transport du), 445.
— dela Patagonie, 78, 483.
GRENOUILLES (Bruit fait par les), 34.
— (Vessie des), 444.
— ne se trouvent pas plus que les cra-
pauds sur les Îles océaniques, 409.
— (Bory Saint-Vincent), 409.
Grylius migralorius, 354.
Guanaco (Habitudes du), 177.
— (Genre fossile allié au), 185.
GUANTAJAYA (Mines de), 889.
GUARDIA DEL MONTE, 126.
Guasco, 373.
Guasos du Chili, 278.
Guava importé à Talti, 482.
Gunnera scabra, 304.
Gypse (Grandes couches de), 849.
— dans un lac salé, 69.
— dans les couches tertiaires de la
Patagonie, 183.
— à Iquique avec du sel, 390.
— à Lima avec des coquillages, 896.
Hacnuetre (M.). Sur les tubes produits
par la foudre, 64.
HALL, capitaine Basil. Sur les terrasses
de Coquimbo, 368.
HauTEUR de la ligne des neiges dans
les Cordilléres, 268,
Heap, capitaine. Sur les champs de
chardons, 132.
Henstow, prof. Sur la pomme de
terre, 307.
— Sur les plantes de l’île Keeling, 486.
HÊTREs, 258.
Hipou des Pampas, 74, 134.
Himantopus nigricollis, 122.
Hozman. Sur le transport des graines,
483.
Hovotnaunies (Dr Allan), 495.
— se nourrissent de corail, 495.
Homme (Antiquité de |’), 383.
— restes fossiles, 397.
— conservé dans la glace, 268.
— (Crainte de |’), un instinct acquis,
429.
— (Extinction des races de |’), 464,
8
478.
Hooker (Dr J.-D.). Sur une algue, 257.
— Sur la flore des Îles Galapagos, 420,
424. .
Hooker (Sir J.) Surle cardon, 127.
Hoan (Cap), 227. |
Horner (M.). Sur un dépôt calcaire, 14.
35
b46
Huacas, 395. -
Hurrres gigantesques, 182.
HumsoLot. Sur les rocs polis, 18.
— Sur l'atmosphère des pays intertro-
picaux, 33.
— Sur le sol glacé, 94.
— Sur l’hivernage, 105.
— Sur la pomme de terre, 807.
— Sur les tremblements de terre et la
pluie, 376.
— Sur les miasmes, 392.
Hydrochærus capybara, 52.
HyproPHOBIE (Azara), 879.
Hy 1a, 31.
HYMENOPHALLUS, 84.
Isis, 177.
ILes océaniques, volcaniques, 9.
…— flottantes, 285.
— antarctiques, 267.
Incas (Pont des), 359.
INCRUSTATIONS sur des rochers, 10.
INDES occidentales (Banc des}, 470.
— — (Zoologie des), 140.
INDIENS (Attaque des), 67, 84, 437.
— patagoniens, 249.
— araucariens, 323.
— des Pampas, 107.
— de Valdivia, 322.
— (Pierres perforées employées par
les), 288.
— (Tombeaux d’), 181, 201.
— (Ruines de maisons d’), dans la Cor-
dillére, 382, 395.
— (Antiquités des) à la Plata, 48, 111.
— décroissent en nombre, 4110.
INFECTION, 465.
INFUSOIRES dans de la poussiére dans
Atlantique, 5.
— dans la mer, 17,474.
— dans les Pampas, 88, 138.
— en Patagonie, 183.
— dans de la peinture blanche, 238.
— dans la boue de corail, 496.
In à l’Ascension, 527.
INONDATIONS après les sécheresses, 143.
| sectes, les premiers colons à l'tlot
de Saint-Paul, 44.
— emportés en mer par le vent, 169.
— de Patagonie, 177.
— de la Terre de Feu, 256.
— des iles Galapagos, 409, 420.
— de l’île Keeling, 487.
— de Sainte-Héléne, 522.
InsTincrs des oiseaux, 427.
ODE mélangée u sel à Iquique, 394.
IQUIQUE, 888. quique, 394
TABLE ALPHABÉTIQUE
J
Jackson (Col.). Sur la neige congelée,
3
49.
Jacuan (Ilabitudes du), 145.
JasueL (Mines de), 279.
James (Ile), archipel Galapagos, 403.
Juan Fernanpez (Volcan de), 382.
— (Flore de}, 421.
Juments tuées pour le cuir, 165.
— (Chair de) mangée par les troupes,
108.
KATER (Pic de), 227.
Kauni, pin, 456.
Keerana (lle), 483-496.
— — affaissement, 507.
— — (Oiseaux de 1’), 487.
— — (Entomologie de I’), 487.
— — (Flore de 1’), 485. |
KENDALL, Lieut. Sur un corps congelé,
268.
L
Lasoureurs (Condition des) au Chili,
287.
Lac saumâtre près de Rio, 23.
— avec des îles flottantes, 285.
— formé pendant un tremblement de
terre, 397.
— salé, 68, 182, 404.
Lagostumus trichodactylus, 132.
Lamarck. Sur la cécité acquise, 56.
LAMPYRIDÉS, 34.
LANCASTER, capitaine. Sur un arbre de
la mer, 106.
Lapins sauvages aux îles Falkland, 207.
La PLaTA (Sur les pluies à), (Azara),
49.
Lasso, 46.
LAVAGE de l'or, 286.
Lepus magellanicus, 207.
Lesson (M.).Surle bec-en-ciseaux, 147.
— Sur le lapin des îles Falkland, 207.
LÉZARDBS, 104.
— (Espèce marine de), 409.
Licuen sur du sable, 390.
LICHTENSTEIN. Sur l'autruche, 97.
Lrèvre de l'Amérique arctique, 48.
Lima, 394.
— (Soulèvement d’un fleuve près de),
385.
LiMnés dans de l’eau saumitre, 23.
LLAMA ou Guanaco (Habitudes du), 477.
LonGéviTÉ des espèces de mollusques,
88.
Lorenzo (San) (Ile de), 893.
LouTRE, 806.
Lun» (M). Sur l'antiquité de l’hom-
me, 384,
DES MATIÈRES.
Lunp et CLAUSEN., Sur les fossiles du
Brésil, 139.
Luxan, 353.
Lycosa, 87.
LYELL. Sur les terrasses de Coquimbo,
368.
— Sur lalongévité des mollusques, 88.
— Sur des affaissements dans le Paci-
fique, 500.
— Sur des changements de végétation,
128
28.
— Sur des dents de cheval fossile, 139.
— Sur la distribution des animaux, 354.
— Sur la neige congelée, 349.
— Sur des mammifères éteints et sur
la période glaciale, 186.
— Sur des pierres tordues par des
tremblements de terre, 331.
— Sur des troupeaux de papillons, 170.
Mac CuLocu. Sur l'infection, 466.
MaACcQUARIE (Fleuve), 473.
MACRAUCHENIA, 87, 185.
Macrocystis pyrifera, 257.
MapRINA, ou marraine d’une troupe
de mules, 338.
MAGDELEINE (Détroit de), 259.
MAGELLAN (Détroit de), 248.
Maccozmson (Dr). Sur la gréle, 128.
MALDIVES, 509
MaLDONADO, #1.
Mammirères fossiles, 84, 136, 4138,
465, 185. ;
— (Causes de l’extinction des), 186.
MARTINS-PÊCHEURS, 2.
MASTODONTE, 136, 188.
Maurice (Ile), 515.
— (Convicts al’), 516.
MavpPu, fleuve, 283.
MEGALONYX, 87, 140.
MEGATHERIUM, 86, 88, 139.
MENDoza (Climat de), 355.
Mer (Habitants de la), 173.
_— one i de la), 174,
— (Mugissements de la), 318.
Mexico (Soulévement de), 139.
MILLEPORES, 495. |
MIMOSEES, 27.
Mimus orpheus, 51.
— palagonica, 58.
— trifascialus, 428.
— parvulus, 423.
Mines, 280, 365, 371.
— Comment découvertes, 340.
Mineurs (Condition des), 280, 286,
868, 371.
MISSIONNAIRES à la Nouvelle-Zélande,
454
MITCHELL (Sir T.). Sur les vallées de
l'Australie, 469.
847
Mo.tna, omet la description de cer-
tains oiseaux, 293
Mocorarus (Habitudes du), 53.
MonraGNEs (Soulévement des), 335.
MONTEVIDEO, 42, 152.
MORESBY, capit. Sur un grand crabe,
— Sur les récifs de corail, 511.
MOULINS pour écraser les minerais,
286.
MuLes, 338.
Muniz. Sur la race niata, 156.
Murray (M.). Sur les araignées, 179.
My opon, 87, 140, 166.
Myopolamus coipus, 309.
NÉGRESSE ayant un goître, 537.
NEGRO, rio, 65, 157.
NEIGE rouge, 346.
— (Effets de la) surles rochers, 342.
— (Structure prismatique de la), 349.
— (Ligne des) sur les Cordillères, 263.
Nez (Coutume de se frotter le), 452.
Nata, bostiaux, 156.
Nothura major, 48.
Noropopa, crustacés, 172.
NouveLLe-CALÉDONIE (Récif de la),509.
NOUVELLE-ZÉLANDE, baie des Iles, 446
NuacEs sur le Corcovado, 30.
— descendant fort bas, 893.
— descendant fort bas sur la mer, 434.
— de vapeurs aprés la pluie, 26.
Nu eyo (Incrustations ressemblant
es), 9. -
— protégeant les récifs, 531.
Octopus (Habitudes de |’), 7.
Ores aux Îles Falkland, 214.
Oiseau à four, 101.
Orseau-Mogueur, 57, 406, 423.
OLFERSIA, 41.
Opetiorynchus, 310.
Opuntia galapageia, 401.
— Darwinii, 176.
— 9281.
Or (Minerais da’), 286.
— (Lavage de |’), 286.
ORANGERS poussant naturellement, 128.
ORNITHOLOGIE des Îles Galapagos, 406
Ornithorynchus, 472.
Osorno (Volcan d’), 294, 296, 313.
OsseMENTS (Feu fait avec des), 209.
— du Guanaco réunis en certains en-
droits, 179.
— récents dans les Pampas, 143.
— fossiles, 84, 136, 138, 165, 185.
548
Owen, capit. Sur une sécheresse en
Afrique, 14424. -
Owen, profess. Sur le Capybara, 52.
— — Sur les quadrupédes fossiles, 87,
138, 165.
— — Surl'odorat des Gallinazzos, 198.
Oxyurus, 810,
Paus, forteresses de la Nouvelle-Zé-
lande, 447.
PALLAS. Sur la Sibérie, 70. :
PALMIERS à la Plata, 49.
— au Chili, 276.
— (Limite méridionale des), 262.
— absents aux fles Galapagos, 402.
Pampas (Absence d'arbres dans les), 49.
— (Ossements récents dans les), 148.
— (Punaise des), 354.
Changements de végétation dans
les), 127.
— (Limite méridionale des), 79.
— (Changements dans les), 125.
— Ne sont pas tout à fait de niveau,
435.
— Géologie des), 137.
— (Vue des) du sommet des Andes,
352.
Papilio feronia, 35.
PAPILLONS (Bandes de), 169.
— faisant entendre un cliquetis, 35.
Parana, rio, 131, 147.
— (Iles du), 148.
Parisa (Sir W.). Sur une grande sé-
cheresse, 142.
Park (Mango). Sur le sel, 148.
PATAGONES, 68.
PATAGONIE (Géologie de la), 182, 193.
_ ntorent de a, 176, 182.
Entomologie de la), 182, 351.
PATAGONS, 249.
PATURAGES changent de nature quand
les bestiaux les broutent, 126.
PAYPOTE (Ravin de), 885.
Pays malsains, 392.
Peaux (Pont en), 283.
Pécuers, se reproduisent naturelle-
ment, 128.
Pelacanoïdes Berardii, 312.
Penas (Golfe de), 266.
Pepsis (Habitudes du), 37.
PERDRIX, 48.
PEnLes (Colline de), 159.
PERNAMBUCO /Récif de), 530.
PERNETY. Sur des collines en ruine,
— Sur les oiseaux apprivoisés, 428.
PEROU, 888-398.
— (Alluvions salines au), 890.
— (Fièvres communes au), 399.
TABLE ALPHABÉTIQUE
PERROQUETS, 147.
PÉTRELS (Habitudes des), 311.
PEUQUENES (Passe de), 345.
Paoques (Nombre des), 305.
PHOSPHORESCENCE de la mer, (74.
— d’un zoophyte, 174.
— d'insectes terrestres et d'animaux
marins, 175.
Phryniscus nigricans, 103.
Prernres perforées (Burchell), 288.
— transportées dans des racines d’ar-
bres, 492.
PrnGouin (Habitudes du), 214.
Pins dela Nouvelle-Zélande, 456.
PLAINES au pied des Andes au Chili,
282.
— presque horizontales prés de Santa-
> 135.
PLANAIRES (Espèces terrestres de), 28.
PLANTES des îles Galapagos, 420.
— de l’île Keeling, 485. |
— de Sainte-Hélène, 519.
— fossiles en Australie, 479.
PLATA (Fleuve de la), 41.
— (Orages de la), 65.
PLutes à Coquimbo, 368, 877.
— à Rio, 31.
— et tremblements de terre, 877.
— au Pérou, 891
— au Chili, anciennement plus abon-
dantes, 388.
— Effets sur la végétation, 366.
PLUME de mer (Habitudes de la), 105,
2
Piuvier à longues pattes, 122.
Porntes de flèches antiques, 111.
Porneaux importés à la Nouvelle-Zé-
lande, 457.
Poissons mangeant le corail, 495.
— desiles Galapagos, 418.
— faisant entendre des sons, 4145.
Polyborus chimango, 60.
— Nove Zelandia, 60.
— Brasiliensis, 58.
POMMES DE TERRE sauvages, 306.
PomMiers, 820.
Ponsonsy (Détroit de), 234.
Pont en peaux, 283.
— des Incas, 359.
Port-Desinrg, 176.
— Saint-Julian, 190.
— Famine, 251,
PORTILLO (Passe du), 349.
Ponto-Praya, 2.
Potrero Seco, 375.
PRAIRIES (M. Atwater), 426.
—(Végétation des), 127.
Prevost (M.). Sur les coucous, 56.
Priestcey (Dr). Sur les tubes formés
par la foudre, 63.
Procelaria gigantea (Habitudes du),
° ‘DES MATIERES. 549
Proctolrelus multimaculatus, 104.
Proteus (Cécité du), 55,
Protococcus nivalis, 846.
Preroprocnos (Deux espèces de), 294.
— (Espèce de), 810.
Puces, 370.
Puffinus cinereus, 311.
Puts suivant les mouvements de la
marée, 489.
— à Iquique, 390.
Puma (Habitudes du), 289.
Puna, ou difficulté de respiration, 848.
Punaise des Pampas, 854.
Punta Alla, Bahia Blanca, 84.
— Gorda, 138.
Pyrophorus luminosus, 82.
Q
Quaprupéves (Sur l’alimentation des),
(Burchell), 92.
— les gros n’ont pas besoin d’une vé-
gétation luxuriante, 90.
— leur poids, 92.
— fossiles, 84, 136, 138, 165, 188.
Quartz de Ventana, 115. .
— de Tapalguen, 124.
— des fles Falkland, 211.
Quepivs, 41.
QUEUE en ciseaux, 148.
Quittota (Cloche de), 278.
— (Vallée de), 274.
QuINTERO, 274.
QuIRIQUINA, fle, 325.
Quoy ET GarmarD. Sur les coraux urti-
quants, 495.
— — Sur les récifs de corail, 508.
Rana mascariensis, 409.
RAT, seul animal indigène de la Nou-
velle-Zélande, 457.
Rats aux Îles Galapagos, 405.
— al Ascension, 525.
— à l’tle Keeling, 486.
Récir de grès à Pernambuco, 530.
Récrrs de corail, 496.
— barrières, 500.
— bordures, 503.
Repuvius, 354.
Reexs (M.). Analyse du sel, 69.
— — Analyse des os, 166.
— — Analyse du sel et descoquillages,
896.
RENARD des Îles Falkland, 208.
— de Chiloé, 301.
ReNGGer. Sur le cheval, 260.
Reptites (Absence de) à la Terre de
Feu, 255.
RepPTiLEs aux!les Galapagos, 409.
REQUIN tué par un Diodon, 45.
RESPIRATION difficile dans les Andes,
45.
RÉvoLuUTIONS à Buenos Ayres, 150.
RHINOGÈROS, habite des pays déserts,
— glacé, 94.
Rhynchops nigra, 146. .
R:crarDson (Df). Sur les souris de
l'Amérique septentrionele, 406.
— — Sur les rocs polis, 271.
— — Sur le sol glacé, 94, 268.
— — Sur la graisse dans l’alimenta-
tion, 1925.
— — Surla distribution géographique
des animaux, 139.
Rio de Janeiro, 20.
_- Plata, 44 .
— Negro, 66, 187.
— Colorado, 75.
— Santa Cruz, 190.
— Sauce, 113.
— Salado, 126.
Rocs, recouverts de matiéres ferrugi-
neuses polies, 43. .
RONGEURS (Nombre de) en Amérique,
2, 186.
_ (Espaces fossiles de), 89.
Rosas (Général), 74, 107, 150.
Runes de Callao, 895.
— d'édifices indiens dans les Cor-
dilléres, 382, 394.
SABLE échauffé par les rayons du soleil
aux fles Galapagos, 404.
— (Bruit du) résultant d’une friction,
387
BSAINTE-HÉLÈNE (Changements de vé-
gétation à), 519. .
— (Introduction des spiritueux à), 519.
SAINT-PAUL (Ilot de), 8.
— — crabes, 11.
SALADO, rio, 136.
SALINES aux Îles Galapagos, 404,
— en Patagonie, 68, 182.
— efflorescences, 82.
SANDWICH (Pas de grenouilles aux îles).
409.
— (Terre de), 267.
SAN Iaco, Îles du cap-Vert, 1.
— pays malsain, 392.
San Pepro (Forêts du) 304.
SANTA Cruz (Fleuve de), 190. .
SANTA-FEÉ, 137.
SANTA Maria soulevée, 338, 885. 7.
SANTIAGO, Chili, 282. - wo
SARMIENTO, Mont, 250, 259.
SAUCE, rio, 118.
Saurophagus sulphuralus, 57.
SAUTERELLES (Nuée de), 853.
ScARABÉES vivant dans la mer, 169.
— se nourrissant d’excréments, 522.
— à Saint-Julian, 182.
— dans de l’eau saumatre, 23.
— sur un champignon, 34.
SCARUS se nourrissant de coraux, 495.
Sce'idotherium, 87.
Scornessy (M.). Effet de la neige sur les
rochers, 342.
Scorpions cannibales, 177.
Scrope (M.). Sur les tremblements de
terre, 377.
Scytalopus fuscus, 311.
SECHERESSE à San Iago, 4.
— des vents à la Terre de Feu, 248.
— del’atmosphère dans lez Cordillères,
850.
SÉCAERESSES (Grandes), (Azara), 143.
dans les Pampas, 141.
SEL avec l’alimentation végétale, 118.
— (Croûte superficielle de), 390.
— avec des coquillages soulevés, 396.
SERPENT venimeux, 102
— à sonnettes, espèce ayant des habi-
tudes semblables, 108.
SERPULES, protégent des récifs, 534.
SHAW (Dr). Sur la chair du lion, 136.
SHELLEY. Vers sur le mont Blanc, 180
SIBÉRIE comparée à la Patagonie, 70.
— (Zoologie de la) comparée à celle
de l'Amérique septentrionale, 141.
— (Animaux de la) conservés dans la
glace, 269.
— — Alimentation nécessaire pendant
leur existence, 94.
SILURIENNES (Couches) aux îles Falk -
land, 341.
SiLURUS (Habitudes du), 148.
SINGES ayant une queue prehensile, 30.
SMITH (Dr Andrew). Sur l’alimentation
des grands quadrupèdes, 90.
— — Sur les cailloux perforés, 160.
Socréreé (Etat de la)à la Plata, 43, 167.
— — en Australie, 474.
— (Archipel de la), 434.
— — (Phénomènes volcaniques à |’),
513.
SOULÈVEMENT (Aires de) dans l’océan
Pacifique et l’océan Indien, 519.
— des côtes du Chili, 274, 819, 330,
833, 362, 369, 883.
— aBahia Bianca, &9.
— de la Patagonie, 183, 398.
— des Pampas, 4138.
— des chafnes de montagne, 333.
— de la Cordillère, 889, 344, 387.
— du Pérou, 895.
— depuis la période humaine, 397.
Sources thermales de Cauquenes, 283.
— chaudes, 284.
TABLE ALPHABETIQUE
Souris, habitent les endroits stériles,
885
— (Nombre de) en Amérique, 52.
— comment transportées, 309, 405.
— différentes sur les versants opposés
des Andes, 350.
— des îles Galapagos, 405.
— de Ascension, 525.
STEVENSON (M.). Sur la croissance des
algues, 257.
STRONGYLUS, 34.
Struthio Rhea, 99.
— Darwinii, 99.
Swainson (M.). Sur les coucous, 56.
Sypney, 461.
TABANUS, 182.
T'arTi, 434.
— Trois zones de fertilité, 435.
TALCAHUANO, 325.
TAMBILLOS (Ruines de), 382.
TAPACOLO (El), 291.
TAPALGUEN (Sierra de), collines plates
de quartz, 124.
Tarn, mont, 232.
TASMANIE, 477.
Tarou (Habitudes du), 104.
— (Animaux fossiles alliés au), 87, 138,
166 | .
TATOUAGE, 438, 455.
TEMPÉRATURE de la Terre de Feu et
des îles Falkland, 361.
— des îles Galapagos, 404.
TERCERO, rio (Fossiles sur les bords
du), 135.
Terraces dans les vallées des Cor-
dillères, 839. …
— de Coquimbo, 367.
— de la Patagonie, 184, 194.
TERRE DE FEU, 219-271.
— climat ct végétation, 260.
— zoologie, 255.
— entomologie, 256.
— canal du Beagle, 234.
— (Sécheresse des vents à la), 248.
TERTIAIRES (Couches) des Pampas, 88,
138, 166.
— — de la Patagonie, 182, 351.
— — du Chili, 369.
TERU-TERO (Habitudes du), 422.
Testupo, habitudes, 410.
Theristicus melanops, 177.
Tinamus rufescens, 120.
Tinochorus rumicivorus, 99.
TorRENTS dans les Cordilléres, 339.
Tortves (Habitudes deb 410.
— (Moyen d’attraper les), 490.
TourRBE (Formation de la), 308.
Toxopon, 87, 135. 138, 165.
DES MATIÈRES.
Transpont des graines, 425, 488.
— des blocs erratiques, 200, 267.
— des pierres dans les racines des
arbres, 493.
— de fragments de rochers sur les
rives du fleuve Santa Cruz, 193.
TRAVERTIN, mélangé de feuilles d'arbres
à la terre de Van-Diémen, 479.
TREMBLEMENT DE TERRE, accompagné
par un soulèvement, 333.
— accompagné par des pluies, 376.
— à Callao, 395.
— à Concepcion, 825.
— à Coquimbo, 367.
— à l’île Keeling, à Vanikoro et aux
îles de la Société, 807.
— à Valdivia, 324.
— (Causes des), 334.
— (Effets des) sur les sources, 284.
— (Effets des) sur le fond de la mer,
329
— (Effets des) sur les rochers, 277,
326.
— (Effets des) sur la mer, 325, 397,
328.
_ (Effets des) sur le lit d’un fleuve,
384.
— (Ligne de vibration des), 330.
— sur la côte sud-ouest de l’Améri-
que, 265.
— enlevant des fragments du sol, 213.
— (Mouvement tournant des), 331.
Tres Montes, 304.
Trichodesmium erythreum, 151.
Trigonocephalus, 102.
TRISTAN d’Acunha, 429.
TROCHILUS, 292.
Tsnupt (M.). Sur les affaissements,
395.
Tuses siliceux, formés par la foudre,
2
Tucuruco (Cécité dui, 54.
— (Habitudes du), 53.
— (Espèce fossile de), 87.
Tur (Cratères de), 401.
— (Infusoires dans le), 527.
TUPUNGATO (Chaine de), 348.
Turco (El), 291.
Tyrannus savane, 148.
Uttoa Sur l’hydrophobie, 379.
— Sur les édifices indiens, 382.
UXxaNuE (Dr). Sur l’hydrophobie, 379.
Urucuay, rio, 153,
— — n'est pas traversé par la Visca-
che, 132.
UspaLLATA (Chaine et passe d’), 358.
$64
V
Vacas, rio, 358.
Vau ES causées par la chute des glaces,
242.
— — par des tremblements de terre,
325, 32
VALDIVIA, 820.
— (Forêts de), 324.
VALLÉE du Santa Cruz, comment elle a
été creusée, 194.
— sèche, à Copiapo, 380.
VALLEES (Excavation des) au Chili,
339, 380.
— de Talti, 436, 440.
— des Cordillères, 339.
— de la Nouvelle-Galles du Sud, 467,
VALPARAISO, 272, 336.
VAMPIRES, 24.
Van-DIEMEN (Terre de), 477.
— — Indigénes expulsés, 478.
Vanellus cayanus, 192.
Vanessa (Troupeaux de), 170.
VANIKO:0, 507.
Vaurours (Sur l’odorat des), (M. Au-
dubon), 198.
— (Sur l'habitat des) (Azara), 62.
— (Sur les habitudes des), 60.
— (Bachman), 199.
VEGETATION ( Modification de la) à
Sainte-Hélène, 519.
VENTANA, Sierra, 114,
Conglomérats sur la), 416.
VENTS secs de la Terre de Feu, 248.
Verbena melindres, 43.
VILLA VICENCIO, 355.
Virgularia palagonica, 105.
Viscacue (Habitudes de la), 139.
VoLcans près de Chiloé, 294, 296.
— Leur présence dépend du soulé-
vement ou de l’affaissement du sol,
513.
Vultur aurea, 61, 298, 305.
Ww
Warmarte. Nouvelle-Zélande, 454.
WaLckENÆR. Sur les araignées, 40.
WALLEECHU (Arbre de), 71.
WaTERHOUSE (M.). Sur les rongeurs,
52, 403
— Surle bœuf niata, 156.
— Sur les insectes de la Terre de Feu,
256.
— Sur les insectes des iles Galapagos,
408, 420.
WELLINGTON, mont, 479.
Wicwams des Fuégiens, 228.
WiLuams (Rev.). Sur les maladies con.
tagieuses, 465,
552 TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES.
Witue (M.). Sur les araignées, 37.
Woop, capitaine. Sur l’agouti, 73.
WooLLya, 242.
Y
Yaquit, 289.
Yeso (Vallée de |’), 342.
York MINSTER, 222.
ZONOTRICAIA, 55.
ZooLoaie des Îles Galapagos, 405.
— de I’tle Keeling, 486
— de la Terre dé Feu, 255.
— des îles Chonos, 309.
— de Sainte-Hélène, 519.
— de la Patagonie, 176, 182.
Zoopxyres, 105, 218.
— aux îles Falkland, 218.
ZORILLO, ou mouffette, 85.
PARIS, — TYPOGRAPHIE A. HENNUYER, 7, RUE D ARCET.